Inauguration de la statue de Joachim du Bellay, à Ancenis

Le 2 septembre 1894

José-Maria de HEREDIA

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

INAUGURITION DE LA STATUE DE JOACHIM DU BELLAY

À ANCENIS

Le dimanche 2 septembre 1894.

DISCOURS

DE

M. DE HEREDIA

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Celui que nous glorifions en cette journée de fête où j’ai l’honneur de représenter l’Académie Française est un des fondateurs de notre poésie. De cette brillante troupe de la Pléiade que commandait le grand Ronsard, il fut le porte-enseigne, le héraut, et son éclatant manifeste de la Défense et Illustration de la langue française proclame notre renaissance poétique.

Il était issu de cette illustre maison Du Bellay d’où sont sortis ordinairement, dit Brantôme, de très grands personnages soit pour la guerre, soit pour l’Église et les lettres. Il naquit à Liré, sur ce coteau désormais fameux devant lequel se dresse aujourd’hui sa figure idéale que le bronze fait vivre d’une vie nouvelle et durable, réalisant ainsi sa poétique prophétie :

De mourir ne suis en esmoy
Selon la loi du sort humain,
Car la meilleure part de moy
Ne craint point la fatale main :
Craigne
, la mort, la fortune et l’envie,
À qui les Dieux n’ont donné qu’une vie.

Orphelin, son enfance privée de tendresse fut morose et solitaire. Son œuvre en a gardé, avec l’amour du terroir natal et de la belle douceur des horizons familiers, un regret, passionné, je ne sais quel amer parfum. Entré dans son âge viril, il hésita longtemps entre l’épée et la plume, car il ne pensait point, dit-il, que tel exercice des lettres dérogeât à l’état de noblesse. De hauts exemples s’offraient à lui dans sa propre famille. D’une part, Guillaume Du Bellay, seigneur de Langey et vice-roi de Piémont, si excellent homme de guerre que Charles-Quint disait qu’il lui avait fait plus de mal que toute une armée ; de l’autre, le cardinal Jean Du Bellay, évêque d’Ostie et doyen du Sacré-Collège, prélat savant et lettré, négociateur subtil. La mort de Langey et une longue et cruelle maladie, durant laquelle son seul allégement fut la lecture des écrivains grecs et latins, déterminèrent son choix. Il partit pour Poitiers afin d’y commencer ses études juridiques. C’est en revenant de cette ville, alors célèbre par son Université, qu’il fit la rencontre, dans une hôtellerie, de Pierre de Ronsard. Ce gentilhomme vendômois avait quitté sa maison paternelle de la Possonnière et gagnait Paris pour s’aller mettre au collège et y recommencer, à 23 ans passés, ses études mal achevées. Les deux jeunes hommes étaient du même âge, ils avaient la même foi, le même amour, les mêmes espérances. Ils se découvrirent quelques liens de parentage, se plurent et s’aimèrent. Joachim ne tarda guère à rejoindre Ronsard à Paris. C’est, là, dans le collège de Coqueret, qu’avec la bonne doctrine et sous la discipline de maîtres tels que Lazare de Baïf, Dorat, Muret et Turnèbe, fut savamment ourdie et préparée cette révolution, la plus prodigieuse de toute notre histoire littéraire.

Le belliqueux discours de la Défense et Illustration est le coup de clairon qui l’annonce. Dès que paraissent l’Olive, les Odes et les premiers sonnets de Ronsard, la poésie lyrique française est née. Elle a jailli, semble-t-il, brusquement, tout armée, de ces cerveaux divins. À ce coup, Marot et Saint-Gelais ont vieilli de cent ans. Qui ne les croirait antérieurs de plus d’un siècle à Ronsard et à Du Bellay ? Leur art a je ne sais quoi de neutre, de mièvre et de mesquin, d’un symbolisme suranné, d’une raideur étriquée et maniérée. Leur langue est abstraite, pauvre et décharnée, sans nombre et sans couleur. Avec la Pléiade, tout renaît, C’est la jeunesse, jeunesse exubérante, érudite et hardie. C’est le réveil de l’Antiquité morte que ravive un sang généreux. Non, le grand Pan n’était pas mort ! Les poètes nouveaux, à travers les vieux poètes grecs et latins, ont retrouvé le sentiment de la nature. La Nature est éternelle, immuable, toujours jeune. Ils ont ouvert les yeux, ils l’ont vue, aussi belle qu’à l’aurore du monde. Ils ont compris la beauté des choses. Ce fut pour leurs âmes un éblouissement et comme une floraison de leurs esprits. C’est la Renaissance.

J’ai tenu, Messieurs, à expliquer, trop longuement peut-être, les origines de ce grand mouvement littéraire, auquel Du Bellay prit part et par le conseil et par l’action. Son rôle y fut considérable. C’est son vrai titre à la gloire et à notre gratitude. Je ne vous ferai point le détail de sa vie et de ses ouvrages. D’autres l’ont fait avec autant d’érudition que de goût.

Vers 1550, appelé par son oncle le Cardinal, le poète passa en Italie pour y chercher fortune. Il séjourna plusieurs années à Rome. Longues années d’ennui, de chagrin, de soucis et d’amour. Il oublia cette belle Viole, pour laquelle il avait rimé l’Olive et célébra la superbe et moins chaste Faustine, en vers latins, par pudeur sans doute. Mais c’est en français qu’il écrivit les Reqrets et les Antiquitez de Rome, et si longtemps que durera notre langue, quelques-uns de ses sonnets demeureront, monuments plus impérissables que ceux qu’a bâtis l’orgueil romain.

Le sonnet, par la solide élégance de sa structure et par sa beauté mystique et mathématique, est sans contre dit le plus parfait des poèmes à forme fixe. Elliptique et concis, d’une composition logiquement déduite, il exige du poète, dans le choix du peu de mots où doit se concentrer l’idée et des rimes difficiles et précieuses, un goût très sûr, une singulière maîtrise. Or nul, ni même Ronsard, n’a su faire tenir, dans le cadre étroit de ces quatorze vers, des tableaux d’un art si accompli, aussi puissant que délicat, où l’ingéniosité la plus raffinée s’unit à la plus mâle et à la plus exquise simplicité. Dans les Regrets, que, par une orgueilleuse modestie, il qualifie de papiers-journaux ou de commentaires, Du Bellay nous a peint toute vive la Rome de son temps, une Rome avilie, saccagée et déchue, qui avait été jadis la Rome des tribuns et des Césars, et du contraste des appétits grossiers, des intérêts, des passions et des vanités vulgaires se mouvant au milieu des décombres du monde antique, le poète a su tirer un haut enseignement d’une amère et grandiose mélancolie.

En 1556, il repassa les Alpes. Il était las de l’Italie.

Plus que le marbre dur me plaît l’ardoise fine,

disait-il en un vers le plus délicatement français qui soit. Il espérait recevoir en France le juste loyer des services qu’il avait rendus au Cardinal. Il n’y trouva que déboires, disgrâces et querelles de famille. Il avait hâte, comme par un pressentiment de la mort, de recueillir ses poésies. Son œuvre était achevé, car il était de ceux qui,

Pour allonger leur gloire, accourcissent leurs ans.

Dans la seule année 1558, il donna ses Poésies latines, les Jeux rustiques et les Regrets. La publication de ce chef-d’œuvre lui suscita de nouveaux ennuis. Le Cardinal s’alarma de cette cruelle satire de la cour de Rome. La mort de Henri II, le mariage et le départ pour la Savoie de la princesse Marguerite, son appui le meilleur, ruinaient ses espérances à la cour de France. Aussi prit-il alors cette si triste devise : Espoir et Fortune, adieu ! Il était d’humeur ombrageuse, droite et fière. Les déceptions l’avaient aigri. De précoces infirmités l’accablaient. Le 1er janvier de l’an 1560, après avoir soupé dans la maison claustrale du chantre Claude de Bize, il fut frappé d’apoplexie et mourut cette nuit même. Il fut enterré à l’instar des chanoines, dit l’acte mortuaire, à Notre-Dame, dans la chapelle des saints Crépin et Crépinien, au côté droit du chœur. On n’a pu retrouver ses restes. Son cercueil ne portait aucun signe qui le distinguât.

Ainsi finit Joachim Du Bellay. Il n’a pas de tombeau. Et néanmoins, je puis redire aujourd’hui, en les appliquant au noble poète qui les a jadis dites, ces paroles héroïques : « — Espère le fruit de ton labeur de l’incorruptible et non envieuse postérité : c’est la gloire, seule eschelle par les degrés de laquelle les mortels, d’un pied léger, montent au ciel et se font compagnons des dieux. » — Vous avez, Messieurs, réalisé le vœu du poète. Il aimait par-dessus tout son pays et la gloire. Grâce à vous, après plus de trois siècles, son monument s’élève en face de ce Liré où il naquit et qui lui inspira le plus délicieux peut-être de ses poèmes, sur le bord de cette royale Loire dont ses vers ont chanté les louanges et qui semble élargir encore sa nappe immense pour mieux refléter, en un miroir plus splendide, les coteaux aimés de Bretagne et d’Anjou.