Inauguration de la rue Fernand Gregh, à By-Thomery

Le 14 octobre 1962

Maurice GENEVOIX

INAUGURATION DE LA RUE FERNAND GREGH

à BY-THOMERY (S.-et-M.), le 14 octobre 1962

 

 

Madame, Monsieur,
Mesdames, Messieurs,

 

Lorsque vous m’avez fait l’honneur et l’amitié de m’associer à cette cérémonie, vous m’avez dit qu’elle revêtirait un caractère de simplicité, d’intimité affectueuse, de discrétion, de recueillement dans le souvenir.

Cela ne m’a point surpris. Car tout cela, d’avance, me paraissait... comment dire ? ressemblant ; en accord profond et secret avec l’homme que nous avons connu, si simple, si attentif, si délicat, d’une qualité si rare, où la culture, l’âme, le cœur se fondaient indissolublement, donnaient ainsi à ceux qui avaient le privilège de l’approcher le sentiment très vif d’une personnalité non commune, fière au-dedans de soi comme il convient aux hommes bien nés, mais inclinée vers les autres hommes, curieuse des autres hommes, tendue naturellement vers la confrontation, l’échange, l’enrichissement mutuel promis à ceux qui, comme lui, dans la générosité, la bonne foi (je cite ses propres paroles) « aiment la société de leurs semblables ».

Et c’est pourquoi, si vous le voulez bien, je n’entreprendrai pas aujourd’hui de rappeler ce qu’aussi bien nous savons tous, d’évoquer le poète, fervent, scrupuleux, exigeant, toujours en quête de soi-même, de cette façon unique de réagir au monde, à la joie, à la souffrance, à l’amour, à la beauté des choses, au mystère qui de toute part nous presse, à ce message que porte en lui l’artiste et que son chant, enfin, délivre. Cela aussi, vous le savez. Même chez les plus ombrageux, l’artiste et l’homme ne font jamais qu’un. Et ainsi, c’est toujours à l’œuvre qu’il faut en définitive revenir, dans ce qu’elle est, telle qu’elle nous fut donnée, et sur laquelle le créateur sera jugé.

Je crois que ce jugement, notre ami, l’âme de notre ami peut l’attendre avec sérénité. Je dis cela pour moi, mais aussi pour notre compagnie, où l’œuvre de Fernand Gregh, son œuvre de poète, de critique, de mémorialiste était mise à sa juste et haute place. Ma propre ferveur hugolienne se plaît à rappeler ici le jugement d’un homme difficile, l’un des nôtres, disant que son Victor Hugo était un livre « magnifique ». Certes. Et pareillement ses autres livres, dont j’aimerais, après tant de bons juges, redire l’originalité, la densité harmonieuse, durable aussi, rappelant au gré de la mémoire un mot du même Victor Hugo qui vaut pour tous les vrais poètes, « échos sonores » accordés au monde et dont l’avenir, toujours, sait reconnaître la fidélité et l’aloi.

Mais encore une fois, je veux rester, Mesdames et Messieurs, dans l’esprit de cette réunion. Pas de «costume », vous le voyez. Par conséquent, pas de discours. Une présence, pour d’autres présences mais un même élan d’amitié.

Fernand Gregh me disait parfois : « Nous sommes presque voisins, savez-vous ! Il faudra bien qu’un jour, de votre maison du Loiret, vous veniez jusqu’à notre maison de Thomery. » Et j’entends sa voix même, un peu voilée, et je retrouve l’accent presque tendre dont il prononçait ces syllabes, comme le nom d’un être, un prénom : « Thomery »... Hélas ! Nous sommes toujours trop loin, trop pressés de besognes, trop prisonniers. Pour courir vers des buts incertains, on se refuse les joies qui sont là.

Du moins, nous avions nos jeudis. Il y a peu, il n’y a pas, à l’Académie, de réfractaires irréductibles. Même les plus repliés d’entre nous, les plus retranchés dans leur bogue se plaisent à reconnaître l’agrément de ces rencontres, cet agrément serait-il même inaperçu. À la longue, cela agit cela crée une solidarité, un lien de fait, plus solide qu’on ne pense. Mais chez beaucoup, chez la plupart, ce plaisir est parfaitement conscient, ce lien joyeusement consenti.

On arrive. De la cour à la salle des séances, les rencontres s’échelonnent. On échange des poignées de main. Les plus lestes gravissent l’escalier. On est deux dans l’ascenseur. Je revois ainsi Fernand Gregh, l’œil vif, le feutre en juste inclinaison, la moustache bien ventilée. On entre en séance, on s’assied. Vient le moment du dictionnaire. On parle, on discute, on s’accroche. Les spécialistes se mettent d’accord (c’est le plus dur). Mais il y a aussi ces bavardages entre voisins (pour la damnation du Perpétuel. Aussi bien, avant de l’être, je ne m’en suis pas privé. Et même maintenant, je le confesse... avec le Directeur en exercice).

Pendant des années, j’étais ainsi le voisin de Fernand Gregh. Nous écoutions, nous commentions. Son regard brillait de jeunesse, parfois d’une lueur de malice. « Vous n’avez pas l’humeur malicieuse, lui disait naguère Jules Romains ou plutôt, vous vous défendez de l’avoir. » « Ou plutôt », oui, c’est cela. Car il avait de la malice. De la bonne sorte : jamais dupe, mais indulgente, sans discrimination tendancieuse inspirée par l’antipathie, à l’occasion ne s’épargnant pas lui-même. À la bonne heure ! Mais ce qui comptait d’abord, ce qui rayonnait de, lui, c’était le charme. Pardonnez-moi, Madame, Monsieur. Dire qu’il avait du charme, ce n’est rien dire. Du moins si l’on ne pense à lui, à lui vivant, même au soir extrême de sa vie, même lorsque la souffrance physique, si courageusement supportée, amenuisait, pâlissait graduellement son visage. À l’inquiétude que nous ressentions, je découvrais notre attachement, j’en mesurais la force, je décelais enfin le charme dont il nous avait liés.

Il était fait, tout simplement, de la qualité de l’homme, celle de son intelligence, de son âme et de son cœur. Je pense à sa compagne très aimée, très aimante, à cette mutuelle et tranquille sûreté qui les appuyait l’un à l’autre. J’imagine, grâce à lui, ce qu’il a été pour vous, ce qu’il continue d’être pour vous. C’est à cela, très discrètement, un peu en retrait bien sûr, mais dans ce sentiment de présence dont je parlais dès mes premiers mots, que je voudrais associer notre compagnie. Grâce à lui, grâce à lui toujours : car je suis sûr qu’il nous aimait bien.

Un mot encore, voulez-vous ? Je suis venu d’une bourgade du Loiret, de ma maison du Val de Loire. Et me voici enfin à Thomery, seulement un peu en retard au rendez-vous où lui-même m’avait invité. Je sais... Ce rendez-vous aurait pu être parisien, dans ce quartier de la Chaussée d’Antin où il est né, par un de ces soirs de Paris qu’il se plaisait à évoquer en prononçant sous la Coupole l’éloge du Comte de Chambrun, « un de ces soirs de Paris où l’on respire une douceur, une facilité, une légèreté, pour tout dire : la liberté dans l’air ». Je sais. Mais nous sommes à Thomery. Là encore, je recours à lui. Je l’entends qui me redit : « Thomery »... Et je pense qu’il est bien que cet hommage lui soit rendu ici, dans sa campagne d’élection, au cours de cette cérémonie qui ressemble à l’homme qu’il était, plus émouvante d’être plus discrète, près de sa maison toujours vivante, maison de ses tendresses humaines, de son travail, de ses méditations, de son bonheur, de son angoisse « au bord de la grande énigme », mais aussi, — je le cite après qu’il eût cité lui-même le speravit anima mea que Lamartine fit graver sur sa tombe, — mais aussi de l’espérance qui fut la sienne, son espérance finale (et puisse cette foi avoir été prescience !) « dans une raison mystérieuse du monde ».