Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Léopold Sédar Senghor

Le 10 janvier 2002

René RÉMOND

Hommage à M. Léopold Sédar Senghor*

PRONONCÉ PAR
M. René RÉMOND

Dans la séance du jeudi 10 janvier 2002

     Avec la disparition de Léopold Sédar Senghor, la France a perdu un ami, l’Afrique une figure prestigieuse, le monde politique un homme d’État, l’humanité un sage, la littérature un poète, notre langue un de ses défenseurs les plus ardents, l’Académie un membre qui lui faisait honneur.

     Quelle destinée singulière que celle de ce fils de paysans sérères, appelé à succéder ici au descendant de l’une des plus anciennes familles de l’aristocratie française, dont lui-même disait, dans son discours de réception, que la lignée avait été tissée dans l’histoire de France ! De ce rapprochement entre le duc de Lévis-Mirepoix et l’originaire de l’une de nos plus vieilles colonies, quel parti Victor Hugo n’aurait-il pas tiré ! Quel symbole aussi du dialogue des cultures, miracle d’une civilisation ouverte sur l’universel !

     La France a perdu un ami et l’un des siens, car de son histoire passée et de son présent il a tout partagé pendant un demi-siècle. En préparant le concours d’entrée à la rue d’Ulm, il s’est approprié avec l’héritage des humanités classiques cette combinaison si originale de l’amour des grands textes littéraires, de la connaissance de l’histoire et de la réflexion philosophique. Reçu à l’agrégation de grammaire, il est appelé à dispenser à son tour à d’autres ce que lui-même a reçu : il enseigne d’abord dans le jardin de la France, au lycée Descartes de Tours, puis au lycée de Saint-Maur-les-Fossés.

     La guerre survenant, il est mobilisé. La croix du combattant reconnaît son courage. Fait prisonnier, il partage le malheur de ces tirailleurs sénégalais dont il chantera les douleurs dans le poème liminaire d’Hosties noires. Libéré pour raison de santé, il prend part à la Résistance.

     En 1945, ses concitoyens sénégalais l’envoient les représenter à la première Assemblée constituante. Ils lui renouvelleront régulièrement leur confiance à toutes les élections en 1946, 1951, 1956. Par deux fois, il a été associé à l’élaboration des textes qui régiront nos institutions. Membre de la Commission constitutionnelle des deux Assemblées constituantes, il participe même en raison de sa qualification de grammairien à la rédaction du texte. En 1958, il fait partie du Comité consultatif constitutionnel qui a examiné le projet de constitution. Membre de la délégation à l’Assemblée générale des Nations-Unies, il a été une voix de la France. Edgar Faure, qui le recevra sous la Coupole, le fait entrer comme secrétaire d’État à la Présidence du Conseil dans le gouvernement qu’il forme en février 1955 et il fera encore partie en 1958 comme ministre-conseiller du dernier gouvernement de la IVe République présidé par le général de Gaulle.

     Après ces treize années où il a été associé étroitement à la destinée politique de la France, une autre carrière s’ouvre à lui. Il lui a été donné de guider les premiers pas de son peuple sur le chemin de l’indépendance, de façonner ses institutions, de modeler la pratique de la vie politique. Il parachève cette initiation à la démocratie par l’exemple de sagesse — combien rare ! — qu’il donne en quittant de lui-même le pouvoir et en mettant fin à sa fonction présidentielle.

     Cette exceptionnelle carrière politique, qui suffirait à assurer à son nom une durable célébrité, n’a pas fait obstacle à l’édification d’une œuvre poétique, fruit de la rencontre de deux cultures, expression réussie de leur dialogue. Cette œuvre qui a enrichi la littérature universelle a d’emblée été reconnue comme faisant partie de notre propre patrimoine. Récemment, Éthiopiques était avec Le Chevalier à la charrette de Chrétien de Troyes et La Chute d’Albert Camus, un des trois textes inscrits au programme de l’épreuve de français pour tous les candidats au baccalauréat. Conçoit-on exemple plus accompli de rencontre harmonieuse des cultures ?

     C’est en étudiant nos écrivains que Senghor a pris conscience de son appartenance à une civilisation différente mais non inférieure. De cette différence, il a fait une richesse. À partir de la notion de négritude, il a fait l’apologie du métissage. Sa fierté d’être africain n’a fait qu’aviver son amour de la langue française. À la question « Pourquoi écrivez-vous en français ? », il répond dans Éthiopiques : « parce que nous sommes des métis culturels, parce que, si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle ».

     De cet attachement à notre langue, il a donné des gages nombreux. Dans la notice que lui-même a rédigée pour un annuaire biographique, il a tenu à mentionner son appartenance à la Commission du Dictionnaire. Lors de la séance publique des cinq Académies en 1988 où il était le délégué de notre Compagnie il choisit pour thème de son discours l’enseignement du français. On sait la part qu’il prit à l’affirmation de la francophonie.

     S’il a heureusement fait dialoguer les cultures, c’est aussi qu’il a raisonné dans la perspective de l’universel : il a réfléchi aux rapports entre négritude, francité et civilisation de l’universel. On sait qu’il rêvait pour l’Afrique d’un autre destin que celui de la parcellisation des territoires et qu’il aurait souhaité préserver les liens d’un ensemble fédéral. Il a été l’homme de l’universel. Dans son éblouissant discours de réception, Edgar Faure le définit comme l’homme de l’universel : « Vous, dit-il, qui incarnez la dialectique des ethnies et le métissage des cultures, vous êtes une loi d’humanisme parmi les humanités. Votre loi est celle de la gravitation vers l’universel. » Il est vraisemblable que son appartenance à la catholicité a contribué à l’ouvrir à l’universel comme sa familiarité avec la pensée de Teilhard de Chardin.

     Le voici rendu à la terre d’Afrique. La présence sur son cercueil de son bicorne, symbole modeste et touchant, rappelait son appartenance à l’Académie. Dans le silence indifférent des pouvoirs constitués, il est heureux que notre Secrétaire perpétuel, par sa présence, ait témoigné de notre fidélité à la mémoire du Président Senghor. Qu’elle en soit remerciée !

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* décédé le 20 décembre 2001.