HOMMAGE
À
Mme Florence DELAY
rédigé par
Mme Danièle SALLENAVE
Directeur en exercice
dans la séance du jeudi 3 juillet 2025
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Il y a un an déjà que la présence de Florence nous avait été retirée, non par sa volonté, mais par la maladie, une maladie qui a eu raison finalement de celle qui l’avait combattue avec une audace et un courage dont nous avons à plusieurs reprises été les témoins émerveillés et émus. C’en est fait maintenant ; nous ne la verrons plus, en ces débuts de matinée du jeudi, gagner la salle Romilly pour la séance du Dictionnaire. Elle s’installait, grave, concentrée, au haut bout de la longue table. Le Dictionnaire est un combat. Nous avons tous nos habitudes, nos manies, nos engagements. Nos ennemis. Ceux de Florence s’appelaient le point-virgule, l’abus des pronoms relatifs dans les définitions, l’encyclopédisme et la pédanterie… Tout est dit, ou presque.
Mais que faire, lorsque le coup violent vient de nous être porté, sinon tâcher de rassembler les traces éparses de ce qui fut ? Dans un de ses plus beaux livres, Un été à Miradour, Florence convoque, pour ne pas les perdre, des moments de vie de ceux qu’elle a aimés. C’est ce que je vais tenter de faire, ne pensant pas pouvoir lui rendre un hommage plus juste qu’en donnant à l’émotion personnelle la seule place qu’elle eût estimée convenable : en retrait, afin que sa violence colore tout mais n’oblitère rien.
Nos routes, nos amitiés, nos rencontres se sont croisées à maintes reprises, mais elle m’a précédée partout, largement, et au meilleur sens du terme. Je ne suis en avance sur elle que par la naissance, et d’une demi-année. Je n’ai fait que la suivre, publiant mon premier livre deux ans après qu’elle eut publié le sien, partageant avec elle l’amour du théâtre et de la poésie, membre après elle du jury du prix Femina, membre comme elle du comité de lecture de la Comédie-Française… Tout nous rapproche, jusqu’au Pays basque où j’ai moi aussi des racines ─ tout, sauf son amour de la tauromachie. Après l’échec de ma première candidature à l’Académie, son encouragement à retenter l’expérience tenait tout entier en ces mots : « Tu verras comme on est bien à l’Académie. » Magie du temps d’un verbe, délicatesse de ce futur. Florence est là tout entière.
La retrouver dans ce grand cénacle de la langue française, c’était retrouver le sens le plus élevé du mot contemporain, qui fut dans les années quatre-vingt le nom d’un mouvement poétique, L’Extrême contemporain. Nous en avons fait partie l’une et l’autre, moi un peu en retrait ; sa définition était claire : le langage est contemporain, la langue est même la seule chose contemporaine ; la poésie, dans la verticalité de son élan, est l’extrême contemporanéité. Comme le dit Michel Chaillou : « La poésie, c’est l’alouette des choses. » Il y avait là Michel Deguy, Dominique Fourcade, Jacques Roubaud. Avec Jacques Roubaud, disparu récemment, et qui se disait « compositeur de mathématiques et de poésie », Florence travaillera à une œuvre monumentale, le Graal Théâtre (2005). Suite et résultat d’un projet entrepris trente ans plus tôt, deux versions antérieures ayant paru en 1977 puis 1981. Face au Graal, qui est, dit-elle, un « trésor épique et féerique, source d’un merveilleux qui enchanta l’Europe entière pendant des siècles », Roubaud et elle se présentent modestement comme deux « scribes de langue française ». Cette traversée des textes médiévaux est aussi une traversée des langues, le français, le gallois, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le portugais, l’italien. Les entreprises de grande envergure n’ont jamais fait peur à l’exploratrice qu’elle était. En 2000, Florence accepte de rejoindre Frédéric Boyer, alors directeur des « éditions adultes » chez Bayard, qui veut réaliser une traduction intégrale de la Bible en associant des écrivains à des exégètes exigeants.
Très tôt reconnue, et couronnée, Florence portait en elle, avec elle, le poids, la force et la tradition d’un noyau familial ─ ses parents, et une sœur aimés, admirés. Quittant à regret une institution catholique pour entrer au lycée, elle se remémore avec nostalgie la dernière kermesse, en mai, où « tandis que les grandes jouent le soir L’Annonce faite à Marie, nous, les petites, donnons en matinée La Revanche de Cadichon. Je tiens le rôle-titre dans une pièce inspirée de la comtesse de Ségur. Je dois braire de façon déchirante, sauf quand je chante : “Hi han hi han belle musique ! Hi han hi han pas compliquée !” […] Quand on m’a distribué le rôle de l’âne, je n’étais pas contente. Mais sœur Anne Monique a expliqué que Jésus avait choisi un ânon pour entrer dans Jérusalem. »
Le plus difficile, et le plus inspirant, c’est sans nul doute l’héritage d’un père, Jean Delay, qui fut membre de l’Académie, écrivain et savant médecin, à qui l’on doit l’une des grandes découvertes du siècle dernier : l’impact des outils chimiques sur les symptômes psychiques et comportementaux des maladies mentales. La force de leur lien se dit dans ce merveilleux extrait de son livre La Vie comme au théâtre, de 2015. « Bonne nuit, Papa ? Je ne l’appelle quasiment jamais ainsi, sauf en colère. Et lui ne dit jamais, sauf en colère, Bonne nuit Florence. La liste est infinie des petits noms qui changent avec les saisons, les années, certains dérivés des flots, Flotte, Flottille, d’autres de ma rondeur à l’époque des rondes, Rondolo, Petit Point, Tête d’Épingle, d’autres de mes lectures, Pilou Pilou Service Secret à l’époque où j’étais détective. »
Mais la grande affaire qui traverse et organise toute la vie de Florence, qui colore toute son œuvre et ses engagements, c’est la langue espagnole : ou, plus exactement, l’hispanité. Membre correspondant en France de la Real Academia Española depuis 2016, elle est hispaniste de formation, agrégée d’espagnol, se disant plutôt « littéralement agrégée à l’Espagne ». Ce qu’on pourrait résumer dans son amour de Cervantès, si grand qu’elle veut n’avoir qu’une connaissance incomplète de son œuvre, s’interdisant le plus longtemps possible de l’avoir lu en entier. Mais le grand révélateur de cette passion, c’est son attachement à l’œuvre de Ramon Gomez de la Serna, qu’elle a traduit. Gomez de la Serna, l’avant-gardiste madrilène des années vingt du siècle dernier, à qui l’on doit une encyclopédique autobiographie, Automoribundia, et de merveilleuses lettres aux hirondelles : « L’hirondelle signe d’immortalité notre passage sur terre et appose son joyeux cachet sur notre passeport qui ne sera valide à son heure que s’il porte trace de cette parenthèse volante. » Tout donc, Florence, sauf « riche et légère », qui lui valut son prix Femina, inspiré en fait par la publicité d’une marque de cigarettes ? Oui. Mais elle reprend l’équivoque pour se jouer de nous dans une autre affaire espagnole : en 2018, dans un roman intitulé Haute Couture, à Velázquez elle oppose Zurbarán, le peintre des saints et des saintes. Lequel n’a d’yeux que pour elles, leur fait porter des robes à mille lieues de leur condition et rejoint ainsi, par un dessein secret, le couturier Balenciaga, autre génie silencieux. Florence n’abandonnera jamais la grande aventure transhistorique de la langue espagnole : elle donne toute la mesure de son talent de passeur quand elle traduit en 1989 La Célestine de Fernando de Rojas, pour une mise en scène d’Antoine Vitez.
À dire le vrai, et au demeurant, elle et moi, elle et nous, avons-nous vécu véritablement dans le même temps ? Il y a des êtres qui sont de ce temps et d’un autre. Sont d’un monde, et font signe vers un autre, ce que du reste elle a pris à la lettre. Ayant été choisie à l’aube de ses vingt ans pour être la Jeanne d’Arc de son film par Robert Bresson, elle était entrée invisiblement dans un autre univers ; elle continua de vivre comme marquée de ce sceau ─ au théâtre, dans la littérature et dans la vie. Rien ne le dit plus clairement qu’un petit film tourné il y a quelques années où Florence déambule dans les dédales de la prison de Jeanne, à Rouen ; le pas, le mot, le ton, le regard renvoient au monde invisible dont Jeanne était porteuse, jusque dans la rigueur de ses propositions. L’Académie avait donc fait un choix des plus judicieux en attribuant à Florence, pour son installation, le commentaire du mot « rampe » : mot qui « se dit, dans les théâtres, du rebord qui limite le devant de la scène, et de la rangée de lumières qui est placée le long de ce rebord ». C’est cela. Elle avait franchi la rampe, dans un sens, puis dans l’autre, et ne cessa de le faire. C’est dans cette division du monde qui unit irréversiblement ses deux parts qu’elle trouva sa vérité.
Porteuse de ce monde double, ayant trouvé une mesure, qui n’appartenait qu’à elle, entre l’humour, des colères secrètes et un goût sensuel des choses, Florence a donné à l’Académie ce qu’on pourrait appeler son timbre, et son ton, pendant tout le temps de son active et fidèle présence. Portée par l’élégance de son geste, de son regard, elle savait nous ramener à l’essentiel : l’amour de la langue, son service, avec une justesse sans défaillance comme sans ostentation.
« Comme c’est vain une idée ! écrivait-elle dans Zigzag en 2023. Sans la phrase, j’irais me coucher. »