Messe du Bicentenaire
Homélie prononcée
par Son Éminence le Cardinal Jean-Marie Lustiger,
Archevêque de Paris
en l’église Saint-Germain-des-Prés
à Paris
le Mardi 17 octobre 1995
PEUT-ÊTRE avez-vous relevé la dernière phrase de saint Paul dans le passage de sa lettre aux Colossiens que nous avons entendu : « Il n’y a plus de Grec et de Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre ; mais le Christ : en tous, il est tout. »
Pensant à l’attentat qui vient de se produire et aux victimes pour lesquelles je vous invitais à prier, nous pouvons nous demander si les frontières de la barbarie ont été supprimées ! En vérité, saint Paul nous fait dépasser l’illusion que la civilisation aurait une frontière géographique, au-delà de laquelle vivent les barbares. L’Apôtre désigne une autre frontière, celle qui, intérieure à tout homme, oppose la vie selon l’Esprit et la vie selon la part « limoneuse » (χοϊκός cf. I Co. XV, 47) de lui-même. Car Dieu a façonné l’homme du limon de la terre en lui donnant son Esprit, ainsi que nous le décrit le livre de La Genèse.
Ainsi, cet étrange animal est tiraillé non pas entre son corps et son âme comme on a pu le dire, mais entre ce qui en lui n’est pas encore humanisé et ce qui en lui est déjà divin, puisqu’il est créé à l’image et la ressemblance de Dieu. C’est pourquoi toute la question est d’humaniser l’homme, de faire en sorte qu’il vive selon la dignité qui est la sienne, reçue du Créateur. Que l’homme soit vraiment homme : il le devient en accomplissant la vocation de sa liberté.
Corrélativement, il nous faut réfléchir au crime, à l’agression contre l’humanité de l’homme, au mal moral que la Bible désigne sous le nom de péché, si nous voulons par notre vie et notre action travailler de toutes nos forces à l’ambition qui habite l’humanité, ambition non seulement du savoir, mais du savoir utile à la dignité des hommes, en un mot : ambition de la sagesse.
Deuxième centenaire de la fondation de l’Institut qui assume et poursuit l’histoire plus ancienne des Académies : le dessein initial d’une totalisation du savoir en la personne de ceux qui en sont les dépositaires, est une ambition très belle, me semble-t-il ; même si, il y a deux siècles, elle a pris la figure, naïve sans doute, d’une possible encyclopédie qui résumerait la totalité des connaissances et, par là même, assurerait le triomphe de la raison pour le bien des hommes.
Ce disant, je me garde d’ironiser. Le livre de la Sagesse ne trace-t-il pas la même ambition ? Cet écrit admirable est déjà le témoin de la rencontre singulière et forte entre la tradition d’Israël, sa foi en Dieu, le seul qui ne puisse pas être compté parmi les dieux, l’Unique, Créateur de toutes choses, et l’ambition de la sagesse, telle que le monde grec a pu l’entrevoir, la vouloir, la promouvoir.
L’ambition de la connaissance de toutes choses est ramenée à une source personnifiée, la Sagesse, par respect pour la transcendance divine. « C’est Dieu, dit l’auteur biblique, qui guide la Sagesse et dirige les sages. Il tient en son pouvoir et nous-mêmes et nos paroles, tout savoir et toute science des techniques. » Ainsi, dans la diversité des connaissances auxquelles l’homme peut appliquer son esprit et se consacrer, l’unité du savoir n’est pas dans la somme des connaissances, mais dans la source du savoir : la Sagesse divine à laquelle l’homme peut participer.
Il serait cependant naïf de penser que communier à la Sagesse divine, « artisane de l’univers, qui instruit le savant », donne à celui-ci la somme des connaissances, le dispense de cette recherche indéfinie par laquelle l’homme s’empare de l’univers que Dieu lui confie pour le dominer. Mais, comme l’expriment ces mots du récit de la Création — « Dieu a créé l’homme à son image et à sa ressemblance » ou encore « Il lui insuffle son Esprit » —, il existe une affinité divine entre l’homme et son Créateur. Participant à la Sagesse divine, l’homme entre dans le dessein de son Créateur dont il reçoit sa vocation. Voilà ce qui lui permet d’unifier les savoirs qu’il acquiert.
En certain sens, l’ambition décrite dans ce livre sapientiel me semble proche de l’ambition de ceux qui, voilà deux siècles, rêvaient d’un Institut qui serait non pas un substitut à la Sagesse divine, mais une société capable de remplir le programme tracé au chapitre septième de ce livre grec de la Bible.
Saint Paul nous fait basculer dans une autre perspective, à peine suggérée par le livre de la Sagesse. II concentre la lumière non plus sur le savoir, sa cohérence, sa source, mais sur l’homme. L’homme n’est plus présenté comme celui qui reçoit le savoir et participe à la sagesse du Créateur, mais comme celui qui doit, en lui-même, entreprendre un combat : « Faites donc mourir en vous... » Il le peut puisque, désormais, les parties en présence sont identifiées, le champ du combat est clairement dessiné et la victoire est d’avance proposée à ceux qui veulent bien s’engager à la suite du Vainqueur.
Ce combat, je l’appelle d’une manière plus paulinienne qu’il n’y paraît « l’humanisation de l’homme ». En effet, l’Apôtre des nations mène toute une réflexion sur la condition humaine. Il parle de l’Adam « à venir » (μέλλοντος cf. Rm. V, 14) et de l’homme « céleste » (έπουράνιος cf. I Co., XV, 48) opposé à l’homme terrestre : « Lhomme nouveau (νέος), avons-nous lu, celui que le Créateur refait toujours neuf à son image » (Col. III, 10 ; Eph. II, 15 et IV, 24, καινός). Il s’agit de l’humanisation de l’homme par sa divinisation.
Cette intuition prodigieuse, loin d’être prométhéenne, se trouve à l’origine de toute la tradition spirituelle, tant du judaïsme que du christianisme. Elle trace un chemin qui peut parfois conduire à des impasses, des errances ou des contradictions. Mais cette voie royale qui nous relie à tant et tant de saints, de grands esprits comme d’humbles chercheurs, de pauvres comme de riches, de Grecs comme de Juifs, d’esclaves comme d’hommes libres, nous montre le chemin nouveau qui traverse l’histoire des hommes et met constamment en question toute sagesse.
Saint Paul, le batailleur, n’a pas la sérénité de l’auteur du livre de la Sagesse, puisqu’il oppose la sagesse selon le monde et la folie de la Croix (cf. I Co. I, 18 sq.). Paradoxalement, il nomme folie ce qui est un défi pour l’ambition de la sagesse grecque : « Nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes. » Oui, ce qui est folie aux yeux des hommes est sagesse suprême aux yeux de Dieu.
Ce paradoxe ne doit pas se comprendre comme un jeu de l’esprit, mais comme l’enjeu d’un combat. Ce qui paraît un problème moral de conduite raisonnable — à savoir, chasser les vices et encourager la vertu — a en réalité une tout autre profondeur. Comme si cette science morale était reprise en une anthropologie, une théologie que nous, disciples du Christ, pouvons entrevoir en toute son ampleur.
En effet, après avoir tracé ce programme des vices à repousser et des vertus à pratiquer, saint Paul ajoute : « Débarrassez-vous des manières d’agir de l’homme ancien qui est en vous et revêtez l’homme nouveau. » L’ambition contemporaine de créer un nouvel homme a parfois pris des tours sinistres quand elle n’avait pour seules ressources que celles de l’homme ancien ; elle a abouti aux monstruosités que nous avons connues.
L’ambition d’une humanité à nouveau recréée trouve, ici, un tout autre équilibre. Elle nous est proposée, cartes sur table, franchement par l’Apôtre : « Revêtez l’homme nouveau. » Quel est-il ? Saint Paul répond en nous situant au cœur de la foi chrétienne : « L’homme nouveau : celui que le Créateur refait toujours neuf à son image pour le conduire à la vraie connaissance » ajoute-t-il.
Ainsi cette connaissance de Dieu (έπίγνωσις), qui est sagesse suprême, est le chemin royal dans lequel l’homme trouve sa vérité et sa nouveauté, sa grandeur et son humanité.
Dans ce combat, disciples de Jésus, nous devons partager l’amour que nous recevons du Christ-Messie. Lui-même nous donne la force souveraine, l’Esprit Saint qui nous fait communier au mystère même de Dieu. De la sorte, l’homme n’est plus seulement celui que Dieu, par un amour sans mesure, crée à son image et sa ressemblance, mais il est celui en qui Dieu demeure comme en un temple. Il est habité par l’esprit de sainteté qui se joint à la faiblesse de la créature pour lui permettre d’agir avec l’amour même de son Créateur.
Pour les disciples de Jésus, l’histoire apparaît à la fois dans toute sa splendeur et toute son obscurité. Elle est le lieu de ce combat par lequel les hommes, riches du don de l’Esprit, peuvent désormais agir en conformité avec l’homme nouveau, le Christ lui-même. L’humanité est ainsi christifiée, consacrée, ointe, rendue semblable au Fils alors qu’elle est faite d’hommes pécheurs que tout divise ou oppose — selon les lieux et les temps, leurs ambitions et leurs passions, leur ignorance et leurs faiblesses, voire leurs haines. Pourtant, jamais ne doit céder l’intensité de ce combat qui repose sur la lumière et la grâce, le pardon et l’amour, sur la Sagesse qui vient d’En Haut.
Les disciples de Jésus ont la mission de partager ce que lui-même a fait et ne cesse d’accomplir dans l’offrande de sa vie, par amour, pour nous faire vivre. De la sorte, loin de nous enfermer dans le dilemme que saint Paul traçait entre la sagesse du monde et la sagesse de Dieu, le Seigneur nous demande de mettre à l’œuvre la sagesse de Dieu pour que la sagesse du monde elle-même puisse trouver son accomplissement.
Ne nous étonnons pas que dans l’intime de notre prière nous voulions, comme l’Apôtre nous y invite, donner et fortifier tout ce qui est bien, beau, digne de l’homme et qui plaît à Dieu : « Tout ce qu’il y a de vrai, tout ce qui est noble, juste, pur, digne d’être aimé, d’être honoré... portez-le à votre actif » (Ph., IV, 8).
Cette ambition de l’homme conforme à son humanité n’est pas pour nous un rêve, mais l’objet d’un combat spirituel et de l’offrande de nos propres vies. Dès lors (et je vous fais revenir à la plus cruelle actualité), les barbares ne sont plus dehors ; il n’y a plus de barbare. La vision du monde que nous avons reçue de Dieu nous montre que tout homme est un homme et qu’en tout homme se joue ce combat pour lequel il faut l’aider, l’armer, lui donner la force et, s’il se peut, lui permettre d’y parvenir. L’ennemi est en chaque homme, en tout homme ; mais aussi le plus fort, le Messie qui donne la grâce de l’Esprit.
Telle est la source d’un optimisme d’autant plus résolu et indestructible qu’il est plus réaliste. Car, loin de masquer le mal, il lui fait face avec l’assurance de pouvoir en triompher, fût-ce au prix de sa propre vie. Non pas en haïssant, mais en aimant, même l’ennemi (Mt., V, 44).
Ces paroles, parmi les plus paradoxales de Jésus, résument en un certain sens la conduite qui nous est proposée.
Nous prions ce matin pour que l’Institut, dépositaire de l’ambition de la sagesse au service de la nation et de l’humanité, sache s’acquitter de sa mission en reconnaissant où passe la frontière de l’ignorance, mais aussi de la faiblesse humaine et du mal, pour pouvoir aider au triomphe de la sagesse, du savoir, du bien.
Nous le demanderons à Dieu, le Bien suprême de l’homme ; au Christ qui nous a révélé qu’« un seul est bon, Dieu » (Mc., X, 18) ; à l’Esprit, source de toute vérité et de toute connaissance « qu’Il ouvre votre cœur à sa lumière pour que vous sachiez quelle espérance vous donne Son appel, quelle est la richesse de Sa gloire, de l’héritage qu’Il vous fait partager avec les saints » (Ép., I, 17-18).