Funérailles de M. Saint-Marc Girardin

Le 15 avril 1873

Albert de BROGLIE

INSTITUT DE FRANGE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

DISCOURS

DE

M. le duc de BROGLIE

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE

M. SAINT-MARC GIRARDIN

Le mardi 15 avril 1873.

 

 

MESSIEURS,

Même après les nobles paroles que vous venez d’entendre, quelques mots encore peuvent être permis à ceux qui, comme moi, formés sur les bancs de l’école par les leçons de l’homme éminent que nous pleurons, sont devenus avec le cours des années, d’abord ses amis, puis ses collègues, puis les associés des derniers travaux de sa vie politique. Leur témoignage a valeur pour rappeler aux générations nouvelles quelle unité de sentiments a présidé, depuis le premier jusqu’au dernier jour, à l’activité variée de cette belle intelligence.

Oui, Messieurs, chacun de nous peut l’attester, tout se tient, tout s’enchaîne dans la vie de M. Saint-Marc Girardin. L’homme de lettres dont l’éloquence a ravi notre jeunesse, l’homme public dont le premier corps de l’État déplore aujourd’hui la perte, c’était, ce fut toujours, sur tous les théâtres, le même homme. Dans toutes les phases de sa double carrière, il a été dévoué aux mêmes principes : il a mis au service de la même cause, — celle de la vérité et du bien. — les qualités riches et délicates que Dieu lui avait prodiguées.

Son enseignement littéraire avait déjà ce caractère d’une lutte courageuse pour la vérité. Ce qui en faisait le mérite original, ce qui en assurait la légitime influence, ce n’était pas seulement une sûreté de jugement qui, dans le naufrage de nos vieilles traditions classiques, le maintenait constamment fidèle aux règles éternelles de l’art et du goût : c’était avant tout un souffle moral, chaleureux et pénétrant, dont chaque leçon était animée. Pour M. Saint-Marc Girardin, la littérature et la morale ne pouvaient un instant être séparées. Leur progrès, leur déclin, marchaient, à ses yeux, toujours du même pas. La corruption des mœurs était toujours cause ou conséquence (habituellement l’une et l’autre) de la corruption du goût. C’est le point de vue qui revient sans cesse dans ses écrits, et qu’on retrouverait, par exemple, à toutes les pages clans ces fines analyses des sentiments du cœur humain qu’il a éclairées par la comparaison des théâtres ancien et moderne. Aussi quel soin chez lui, quel effort constant, pour ramener sans affectation, sans emphase, par des insinuations tour à tour douces ou piquantes, lecteurs et élèves au respect du bien, à travers l’admiration du beau !

Quelle critique hardie adressée même aux écrivains les plus favorisés par l’opinion publique, dès qu’ils s’écartent de la rectitude morale qui fait, pour lui, partie essentielle de l’idéal de l’artiste! Quel que fût l’auditoire auquel M. Saint-Marc Girardin s’adressât, — qu’il se fit entendre dans le vieil amphithéâtre de la Sorbonne à une jeunesse studieuse, ou qu’il haranguât une foule plus mélangée dans des conférences populaires dont il avait pris un jour la courageuse initiative, les acclamations ont presque toujours répondu à sa voix. Mais il n’eût jamais consenti à acheter un seul de ces applaudissements au prix de l’abandon de ses principes, au prix d’une faiblesse pour les vices du jour, ou d’une flatterie pour les égarements de la multitude.

Tel nous l’avons vu dans sa chaire, tel nous l’avons retrouvé dans les rangs de l’Assemblée nationale. Il y arrivait, comme nous tous, au lendemain d’affreux malheurs, à la veille de crimes encore plus affreux. À un esprit réfléchi comme le sien, une telle série de désastres matériels et moraux ne pouvait paraître seulement le résultat d’un concours funeste de circonstances, des fautes d’un homme d’État ou d’un général. Il y voyait la suite douloureuse d’un trouble profond jeté dans notre esprit national, par les fausses doctrines de tout genre, philosophiques, religieuses, sociales, dont l’atmosphère de notre société est depuis trop longtemps imprégnée. Aussi est-ce à combattre ces doctrines perverses que M. Saint-Marc Girardin résolut de consacrer la juste autorité dont il jouissait auprès de ses collègues. Il l’a fait courageusement pendant deux années, livrant, sans hésiter, son nom aux outrages de la presse et à l’injustice des partis.

Mais il l’a fait à sa manière, sans rien perdre de la sérénité de son âme, sans rien changer même au tour enjoué qu’il donnait habituellement à sa pensée : toujours doux, même quand il demandait plus d’énergie à la politique; toujours conciliant, même quand il engageait les luttes parlementaires. Il l’a fait aussi, sans abdiquer les convictions de toute sa vie, ces convictions à la fois conservatrices et libérales qui ont été la foi de nos pères, à l’aurore de 89, et qui expriment encore le vœu véritable de la France, toutes les fois qu’entre les extrémités révolutionnaires de tout genre qu’elle a successivement subies, entre la dictature et l’anarchie, elle trouve quelques jours de repos pour se reconnaître.

Dirai-je, enfin, que, pas plus dans la vie littéraire que dans la vie politique, l’aménité de son caractère ne s’est jamais démentie ? Dépourvu de vanité comme d’ambition. Il échappait par là aux rivalités qui sont l’écueil de la carrière de l’homme de lettres, aux inimitiés qui sont le triste partage de la carrière politique. Aussi le coup qui nous l’enlève inopinément, au milieu de luttes vivement engagées, n’a-t-il presque, dans tous les rangs, causé que des regrets. Il a fini en paix avec ses adversaires presqu’autant qu’avec ses amis, en paix aussi avec sa conscience qui, sévèrement examinée sous l’œil de Dieu, dans toute la rigueur de la foi chrétienne, n’a point été surprise par la dispensation imprévue qui l’a frappé.