INSTITUT DE FRANGE.
ACADÉMIE FRANÇAISE.
DISCOURS
DE
M. C. ROUSSET
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE
M. SAINT-MARC GIRARDIN
Le mardi 15 avril 1873.
Il y a moins de trois ans, dans une cérémonie douloureuse comme celle qui nous rassemble, une voix éloquente s’associait aux solennels hommages que recevait M. Villemain pour la dernière fois. Cette voix, nous ne l’entendrons plus, Messieurs. Celui dont les accents émus ont encore leur écho dans nos âmes, Dieu vient de le retirer soudainement de ce monde, et c’est sa dépouille mortelle chue nous allons confier à la terre.
Villemain ! Saint-Marc Girardin ! ces deux noms doivent, être rapprochés dans la mort, comme ils l’ont été dans la vie, et je suis assuré de complaire aux plus sincères affections de mon vénéré maître en évoquant sur sa tombe la mémoire de celui qu’il aimait à nommer le sien. « Professeurs et écrivains, disait-il, nous avons tous travaillé à soutenir, chacun selon sa force, l’œuvre de nos glorieux devanciers. Nous avons tenu. Droit le drapeau qu’ils .nous avaient confié et nous le remettrons honorablement à ceux qui nous suivent. » Vous, Messieurs qui avez entendu à la Sorbonne M. Saint-Marc Girardin et qui avez lu ses livres. Je vous prends à témoin, vous attesterez la vérité de ces nobles paroles.
Les convictions qui les lui dictaient ont rempli sa tout entière : soit qu’il s’occupait de politique ou de littérature, journaliste, professeur, député, conseiller de l’instruction publique, académicien, il a été partout, constant avec lui-même. Esprit sincèrement libéral et résolûment conservateur, il s’est toujours refusé à confondre le désordre avec le progrès et à reconnaître force de loi à tout ce qui n’était pas la loi. C’est ainsi qu’en littérature il défendait la grande langue du XVIIe siècle et la bonne langue du XVIIIe contre les témérités de nos réformateurs.
L’Académie française l’avait apprécié de bonne hem’« et adopté comme un des siens. Avant de lui appartenir tout à fait, M. Saint-Marc Girardin avait, plusieurs fois mérité ses couronnes. Lorsqu’il y entra, en il y rejoignit l’émule. Je me trompe, l’ami avec lequel il avait partagé, en 1827 pour l’Éloge de Bossuet le prix d’éloquence, M. Patin. L’enseignement public, d’abord dans les colléges, puis à la Sorbonne, les avait affectueusement unis. Après 1830, un de ces grands initiateurs dont M. Saint-Marc Girardin était fier de suivre les leçons, celui dont il admirait, il y a quelques jours encore, dont nous admirons, pour emprunter ses propres paroles, la glorieuse et persévérante vieillesse, M. Guizot lui avait confié sa chaire d’histoire à la Faculté des lettres. Il occupa peu de temps, mais avec assez d’autorité pour que, nommé quelques années plus tard au Conseil royal de l’instruction publique, ait pu y prendre la direction de l’enseignement historique, au grand avantage des maîtres et des élèves. Toutefois c’est dans la chaire de poésie française où, depuis 1834, il n’a pas, pour ainsi dire, cessé, pendant plus de trente ans, de se faire entendre, qu’il a conquis, comme professeur, sa grande et légitime renommée. « Qu’ils étaient beaux ces jours où la jeunesse et battre mûr couraient d’un même élan à la Sorbonne, nous remplissions la salle du frémissement de notre attente, où nous accueillions le maître avec tant d’applaudissements ! Qu’elles étaient vives, éloquentes, fécondes, ces leçons de littérature, et quels nouveaux aspects ouverts aux esprits ! » Messieurs, ce n’est pas moi qui parle, c’est M. Saint-Marc Girardin lui-même cet hommage est celui qu’il a rendu de si grand cœur à M. Villemain : mais je m’en empare et le lui adresse à mon tour, persuadé que, même avertis de l’emprunt, vous ne me désavouerez pas.
Les grands esprits ne cherchent pas la popularité ; si M. Saint-Marc Girardin a toujours eu la faveur de son auditoire, il ne l’a jamais achetée par des complaisances. Je le dis à l’honneur de l’auditoire autant que du. Maître ; l’un était digne de recevoir les leçons que l’autre lui donnait avec la seule préoccupation de lui être moralement utile. Lisez ses livres, le Cours de littérature dramatique, les Études sur La Fontaine, sur Jean-Jacques Rousseau, les Souvenirs d’un journaliste, pour ne citer que ceux-là, il y a dans tous un mérite encore supérieur à l’attrait du style, le souci de la vérité morale. M. Saint-Marc Girardin avait infiniment d’esprit, mais il ne sacrifiait pas tout à l’esprit : loin même de le faire passer d’abord. Il le mettait à la suite et au service de la raison et du bon sens. Le bon sens, Messieurs, voilà sa faculté maîtresse ; mais quel charme et quel tour il savait lui donner ! Comme il employait l’ironie, au sens qu’entendaient les anciens ! Comme il serrait son adversaire, tranquillement, sans précipitation, sans éclat, le débusquant de poste en poste, et finissant par l’acculer à l’absurde !
Je me figure M. Saint-Marc Girardin dans les dernières années de ce seizième siècle dont il nous a tracé une esquisse littéraire si piquante et si vraie. Il n’aurait été ni ligueur ni huguenot : il aurait été un catholique modéré, un de ces hommes de bien à qui, par excellence, on a donné le nom de politiques, disciples du chancelier de l’Hôpital et bons serviteurs de Henri IV ; à coup sûr, il aurait pris sa part et dit son mot dans l’œuvre de la Ménippée. Mais qu’ai-je besoin de cette imagination ? Quarante années durant il a écrit sa Ménippée dans un journal célèbre, et il a été un politique dans nos assemblées délibérantes.
Voici que nous touchons, Messieurs, au terme de cette carrière si brillamment parcourue et qui paraissait avoir de l’espace encore. Je n’ai pas à vous dire comment, porté par un vote spontané du département de la Haute-Vienne à l’Assemblée nationale, M. Saint-Marc Girardin y a occupé tout de suite une grande place et acquis sans recherche une influence considérable ; mais, hélas ! il y a rapidement consumé sa vie. L’année dernière, au mois de septembre, il avait reçu une atteinte qui devait être un avertissement. Ses amis lui conseillaient le repos, au sein d’une famille admirablement dévouée, dans cette douce et calme retraite de Morsang qui avait pour lui tant de charmes ; nous-mêmes nous faisions une fête de le revoir plus souvent dans nos réunions intimes de l’Académie : tout entier à son devoir, il faisait passer le bien public avant ses satisfactions personnelles. Placé par la confiance de ses collègues à un poste d’honneur, il attendait d’y être relevé : on peut dire qu’il y a été frappé par la mort.
Adieu, cher et vénéré maître : l’Académie gardera pieusement la mémoire d’une vie consacrée au service des lettres et de la grande tradition française. Qui m’eût dit, à la dernière séance où j’ai eu le bonheur de vous voir, que, désigné par votre suffrage et par celui de vos confrères, j’aurais, le plus humble de tous, l’accablante mission de parler sitôt, au nom d’un grand corps, sur une tombe illustre, et que cette tombe serait la vôtre ?