Funérailles de M. le vicomte François de Curel

Le 30 avril 1928

Abel HERMANT

FUNÉRAILLES DE M. LE VICOMTE FRANÇOIS DE CUREL

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le lundi 30 avril 1928

DISCOURS

DE

M. ABEL HERMANT
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Lorsque, subissant la fatalité commune et le dénouement que nul n’échappe, disparaît l’un de ces génies créateurs d’âmes qui n’ont pas craint de faire monter leurs créatures sur la scène, pour le divertissement des hommes, celui qui doit leur rendre un dernier hommage est parfois cruellement gêné. La frivolité profane du théâtre, même tragique, jure avec la majesté de la mort. C’est par leurs œuvres qu’il faut bien louer les artistes que nous avons applaudis, quand ils nous quittent, et il est des titres qui sonnent étrangement, soit dans le champ de repos ou sur le parvis d’une église.

Je ne connaîtrai point cet embarras aujourd’hui en apportant à François de Curel l’adieu de l’Académie française. Un esprit de cette hauteur n’est incommensurable avec rien, même avec la dignité des choses éternelles ; et sa marque justement, dans la pratique d’un art tenu à réaliser l’immatériel même, n’est-elle pas d’avoir su toujours nous faire sentir que les plus matérielles réalités de cette vie, les plus médiocres, les plus vulgaires, peuvent, doivent être envisagées sous l’aspect de l’éternité ?

Quelle noblesse, Messieurs ! À ceux qui dénigrent le théâtre et lui assignent dans la hiérarchie un rang inférieur, il suffit de citer son nom : il est sans réplique.

On a prétendu refuser aux auteurs dramatiques le droit de penser, qui est cependant, ce me semble, l’un des premiers droits de l’homme, encore que la plupart n’en abusent pas : François de Curel a inventé, un théâtre riche de substance spirituelle, qu’il s’est bien gardé d’ailleurs d’appeler le théâtre d’idées ; il a laissé à d’autres le soin et la responsabilité de cet orgueilleux parrainage.

On a refusé aux auteurs dramatiques le droit au style ; la honte de bien écrire est pour eux, paraît-il, quelque chose comme ce que l’on a ironiquement appelé « la honte d’être beau ». François de Curel n’a point hésité de faire parler à ses personnages, sur les tréteaux de la comédie, une langue souvent égale en magnificence à celle de Chateaubriand. Si bien qu’un fameux critique disait de lui à ses débuts : « Grand écrivain, certes ! Homme de théâtre, jamais. » Le public, lentement conquis, subjugué, a répondu. L’Académie française, permettez-moi de vous le rappeler, Messieurs, a répondu tardivement, salis doute, mais il n’en faut accuser que la guerre. La postérité répondra.

En face de toutes les timidités, François de Cruel a eu toutes les ambitions; en face de toutes les pruderies et de tous les cynismes, qui semblent choses contraires et qui ne sont qu’une même chose vile, François de Curel a eu toutes les franchises saines.

Il a voulu obstinément voir grand, à une époque où tout se rapetisse et où l’art du théâtre s’ajuste aux proportions de la scène diminuée. Aucun sujet ne paraît aujourd’hui assez menu : aucun ne lui parait assez étoffé. On n’ose toucher à rien : il touche à tout. L’amour, ni dans ses excès ni dans ses erreurs, ne l’effraie ; et il a coutume de dire sans ménagement, avec une crudité superbe, ce qu’il voit, rien que ce qu’il voit, tout ce qu’il voit : mais ce qu’il voit, Messieurs, parmi les plus pitoyables faiblesses de la chair, c’est toujours l’âme — l’âme en folie !

Il est particulièrement recommandé aux auteurs dramatiques de ne point dépasser la surface des choses et de ne point trop lever leurs regards vers le ciel : François de Curel — n’étant pas homme de théâtre, Messieurs — a toujours regardé le plus haut possible et le plus profondément. Il a revendiqué, pour son art, les deux dimensions de l’abîme, en hauteur et en profondeur.

Poussé profondément par l’esprit de contradiction ou par le démon de la perversité, il a toujours témoigné une prédilection pour les sujets qui ont la fâcheuse renommée de n’être point scéniques. Il s’est attaqué à la question sociale ; et comme ce n’était pas la mode en ce temps-là d’être aristocrate, il a écrit le Repas du lion.

Il a été curieux de tous les grands problèmes, mais singulièrement de ceux que l’on sait d’avance qui ne seront jamais résolus. Car il avait le goût et le sens du mystère.

Un célèbre philosophe a dit qu’il faut comprendre l’incompréhensible comme tel. C’est ainsi que François de Curel comprenait et aimait le mystère ; il l’aimait mystérieux, il se plaisait à en considérer toutes les facettes innombrables, miroitantes et décevantes ; même s’il avait eu ce miraculeux pouvoir, il se fût bien gardé de rompre le charme en perçant les secrets qui ne sont plus rien dès qu’ils ne sont plus secrets.

Il n’y ajoutait pas non plus de nuages, il y projetait, à rebours, tout ce que le mystère peut souffrir de clarté française pour en être pénétré et pour devenir lumineux, sans toutefois se dissiper parmi trop d’éblouissement.

Mais son point de perspective n’était pas le nôtre, et tous ces mystères qui nous environnent, mystère de la science et de la religion, mystère de la moralité indécise, mystère de la sensualité morose, qui pour nous sont des objets, des objets de curiosité ou d’étude, n’étaient pour lui que le prolongement, l’indivisible prolongement de son mystère intérieur; car il n’était point celui qui, comme parlent les philosophes, « se pose en s’opposant ». Homme des champs et des bois, non pas homme de cabinet, il demeurait trop mêlé à la nature pour imaginer, pour concevoir qu’il pût se détacher d’elle et se rendre indépendant. C’est apparemment pourquoi, si haut que s’élevât sa pensée, elle ne se perdait point : il demeurait toujours en communication avec l’humble terre, avec le sol nourricier ; si altier que fût son verbe, il gardait toujours un accent de rude et paysanne familiarité.

Messieurs, je ne sais rien du livre qu’il était en train d’écrire; mais ce titre de la Forêt vivante me fait croire que ce devait être une sorte de testament, la plus intime, la plus littéralement sincère, la plus personnelle de ses œuvres. La plume lui est tombée des mains, il a brusquement renoncé à faire de la littérature avec tout ce qu’il avait aimé, et il est allé demander à cette forêt vivante, non plus l’inspiration, mais un asile suprême; il est allé se reposer parmi ses frères les arbres, se dissiper avec les senteurs âpres et les souffles, et connaître enfin, peut-être, — l’envers du mystère — du mystère de la mort, qui est le même que le mystère de la vie.