Funérailles de M. Édouard Pailleron

Le 22 avril 1899

Ferdinand BRUNETIÈRE

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. ÉDOUARD PAILLERON

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le samedi 22 avril 1899

DISCOURS

DE

M. BRUNETIÈRE

DIRECTEUR DE LACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Au lendemain de la mort du galant homme et du très distingué confrère à qui nous rendons, en ce moment même, les derniers devoirs, je ne saurais avoir la prétention de louer ou d’apprécier dignement son œuvre ; et nous sommes encore trop près d’elle, et de lui. Faut-il aussi le dire ? je me sentirais gêné, parlant sur une tombe encore ouverte, si je voulais évoquer, avec trop de précision, les souvenirs de l’Age ingrat, du Monde où l’on s’ennuie, de la Souris, de Cabotins et de tant d’autres pièces, dont les titres eux seuls sonnent, pour ainsi parler, le rire et la gaîté. Ce n’en est pas ici le lieu. Et ce ne l’est pas davantage, Messieurs, d’accumuler ces détails chronologiques, biographiques, et anecdotiques qui sont peut-être la chose du monde dont Édouard Pailleron avait le plus d’horreur. Ayant fait de sa vie deux parts, il n’en a livré qu’une à la publicité. Je ne crois pas qu’il ait jamais essayé d’attirer à la personne d’autres applaudissements, ni d’une autre nature, que ceux qui s’adressaient à son œuvre. Il ne s’est pas conté lui-même, ou expliqué dans des Préfaces. Et nous, qui ne voyons pas dans cette discrétion un peu hautaine, disons même un peu ombrageuse, le moindre trait ni le moins louable d’une âme un peu fière, et même un peu farouche, nous lui rendrons d’abord cet hommage de ne pas abuser de ce qu’il n’est plus là, pour forcer son intimité.

Mais ce que nous pouvons faire, Messieurs, et ce que nous lui devons, c’est d’essayer au moins de caractériser brièvement son œuvre, et trois mots y suffiront peut-être : l’œuvre de Pailleron fut bien française ; elle est bourgeoise ; et elle est parisienne.

Elle est française, de l’ancienne marque et de la bonne veine, avec beaucoup de cette bonne humeur et un peu de cette gauloiserie dont nous faisons moins d’estime aujourd’hui qu’autrefois, mais que nous ne saurions pourtant renier sans quelque ingratitude. Disons-le bonnement : c’est un théâtre gai que le théâtre d’Édouard Pailleron ; et si de graves questions s’y trouvent parfois posées l’auteur lui-même ne l’a pas voulu, ou à peine, mais il y a été conduit, comme quelques-uns de ses prédécesseurs classiques, par la justesse de son observation. Ajoutez l’art bien français de combiner ingénieusement l’intrigue, sans se priver du plaisir de se moquer de soi-même quand l’artifice est trop apparent ; l’art de tirer des « situations presque tout ce qu’elles contiennent ; et l’art encore, et surtout le désir de plaire.

Ce théâtre si français n’a d’ailleurs rien d’aristocratique, —à moins que ce ne soit de loin en loin quelques touches de préciosité, — mais il est bien bourgeois, et ce n’est pas ce qui en fait la moindre originalité. Car il est facile, Messieurs, de faire la critique de l’esprit bourgeois, mais il ne l’est pas moins d’en faire l’éloge, et je n’entreprends point ici de comparaison, mais Émile Augier, mais Eugène Scribe, mais Regnard, mais Boileau, mais Molière ne furent en somme que des bourgeois. L’esprit bourgeois, c’est l’esprit d’ordre et de modération, c’est un esprit ennemi des excès et du paradoxe. Il manque un peu de fantaisie, d’élévation, de poésie. Mais il ne manque en revanche ni d’équilibre, ni de santé, ni de force ; et, même en littérature, ce sont là des qualités. Elles n’excluent pas l’esprit, la finesse, le « sentiment », l’émotion. Je l’observais hier encore, en parcourant l’œuvre d’Édouard Pailleron, et, à vrai dire, Messieurs, je m’étonnais qu’on n’eût pas mieux mis en lumière ce qu’il y a dans son théâtre de discrète, et timide, et naïve, mais réelle sentimentalité. Aussi a-t-il tracé quelques très délicates figures de jeunes femmes et de jeunes filles. C’est qu’il avait le sens très vif de certaines convenances, d’une certaine décence, d’un certain agrément ; et cela encore est très bourgeois. Ce qui ne l’est pas moins est de croire que beaucoup de préjugés ne laissent pas d’envelopper un peu de vérité. Nous ne vivons pas de « nouveautés », et on ne nous a pas attendus pour réfléchir sur la vie. Les opinions communes ne sont pas toujours si dépourvues de valeur, et peut-être même qu’elles seraient moins communes, si elles étaient moins raisonnables. Ainsi, Messieurs, pense l’esprit bourgeois ; ainsi pensait un peu notre confrère ; et je ne suis pas éloigné de penser, en ce point, comme lui.

C’était enfin un bourgeois de Paris, né à Paris, je crois, de parents parisiens, et comme tel né moqueur et frondeur, qui respectait les préjugés, mais qui s’en amusait. Il respectait les préjugés et il s’amusait de ceux qui les représentaient. C’est sans doute qu’il y a des gens qui les représentent mal. Mais c’est peut-être aussi que le besoin de railler lui était naturel. D’autres ont eu l’ironie plus déliée, plus subtile, plus indulgente : Édouard Pailleron l’a eue, lui, plus spontanée, plus directe, plus forte. N’a-t-il pas plaisanté quelquefois avec plus de verve que de justesse ou de justice, plus de bonne humeur que de droit ? C’est à la postérité, Messieurs, qu’il appartiendra de le dire ; et elle ne lui en voudra pas, s’il la fait rire ; et, s’il ne la fait pas rire, son théâtre ne lui en survivra pas moins comme un témoin des mœurs et de l’esprit parisiens de son temps.

Le Monde où l’on s’ennuie suffira-t-il alors, lui tout seul, pour soutenir la réputation de notre confrère ? On l’a dit ; et des juges un peu pressés ont déjà réduit on œuvre entière à ces trois actes qui ont fait le tour du monde. Ce ne serait pas si peu de chose ! et dans l’histoire du théâtre français combien sont-ils qui aient laissé trois actes derrière eux ?

Ce qu’en tout cas on peut toujours dire, — et ce que je tenais à dire— c’est qu’en vérité ces trois actes ne donnent pas la mesure d’Édouard Pailleron, et, brièvement, très imparfaitement, j’ai tâché de le montrer. Un autre, quelque jour, le montrera mieux que moi, étudiera de plus près son œuvre, l’analysera, portera sur elle un jugement définitif. Je n’ai voulu, Messieurs, dans ces quelques mots, qu’apporter l’expression de nos regrets à la mémoire d’un homme, dont votre empressement autour de cette tombe dit assez combien l’amitié vous était précieuse ; d’un écrivain qui n’a vécu que pour son art ; et d’un confrère dont le nom était une parure pour notre Compagnie.