Funérailles de Claude Farrère, en la chapelle du Val-de-Grâce

Le 26 juin 1957

Alphonse JUIN

Funérailles de M. Claude Farrère

EN LA CHAPELLE DU VAL-DE-GRACE
Paris, le 26 juin 1957

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. Le Maréchal ALPHONSE JUIN
Directeur de l’Académie française

 

Avec Claude Farrère, membre de l’Académie Française, c’est un écrivain de grand talent qui disparaît en laissant derrière lui une œuvre originale et abondante tirée d’une veine aussi riche et aussi variée que celle de Kipling. Une œuvre exaltante en vérité dont les Français survivants d’une génération, qui n’a connu, depuis près d’un demi-siècle, que tumultes guerriers, sont restés fortement marqués.

Il s’appelait de son vrai nom Frédéric Charles Bargone et était né à Lyon le 27 avril 1876 d’un père corse, officier d’infanterie coloniale qui devait terminer sa carrière comme colonel, et d’une mère d’origine anglaise. On ne s’étonnera pas, lui connaissant cette ascendance, qu’il ait eu, dès son jeune âge, la vocation de la mer et des voyages lointains.

Entré « au Borda », notre Ecole Navale de l’époque, à l’âge de dix-huit ans, il devait être promu lieutenant de vaisseau, au choix, douze ans après, à la suite de nombreuses campagnes au Maroc et en Extrême et Proche-Orient.

Promu au choix ! Cela signifiait qu’on le considérait comme un excellent officier, encore qu’il eût déjà commencé d’écrire des contes et nouvelles fort remarqués, comme Fumée d’Opium, et reçu en 1906 le Prix Goncourt pour un étrange et audacieux roman Les Civilisés, qui aurait bien pu le disqualifier devant une commission d’avancement composée d’austères et sourcilleux vieux loups de mer.

Deux hommes de lettres, aux noms inoubliables, semblent avoir exercé une influence prépondérante sur la vocation d’écrivain de Claude Farrère, c’est d’une part, Pierre Loti qui fut son chef à Constantinople, son « pacha », comme l’on dit dans la Marine, sur l’aviso le Vautour où le sort avait voulu qu’il fût embarqué, et Pierre Louÿs, d’autre part, qui l’avait encouragé dès ses premiers essais, et avec lequel il s’était tout de suite lié d’amitié.

Loti fut certainement son initiateur en matière d’exotisme. Il lui insuffla le goût et sans doute aussi sa manière de le sentir et de le traduire. Mais les deux hommes différaient dans leur sensibilité profonde, dans leur « subjectivité », oserai-je dire, et il apparaît bien que Pierre Louÿs se soit trouvé à cet égard plus proche de Farrère et en communication plus directe et plus confiante avec lui.

On découvre des traces de cette affinité dans l’évocation de certaines déviations d’esprit liées à des perversités, celles-là mêmes qui ont fait dire à mon éminent confrère, le Professeur Mondor, que les Civilisés lui avaient paru, en leur temps, « hiérarchiser, avec beaucoup de talent narratif, quelques-unes des capiteuses délectations d’un voluptueux ».

Fort heureusement, Claude Farrère n’était pas qu’un voluptueux. Son âme n’allait point à la dérive, retenue qu’elle était par une ancre solidement affermie sur un fond d’espérance et de foi chrétienne.

Une fois dissipée la fumée de ses rêves ou la griserie de ses bordées à terre en des lieux corrupteurs, il retrouvait à son bord, avec l’air vivifiant de la mer et les responsabilités de son métier, sa vraie nature de marin chevaleresque, attentif à maintenir son pavillon haut et à ne jamais déchoir.

Qu’on relise les dernières pages des Civilisés, celles où son héros, dégrisé lui aussi, engage, après avoir descendu la Rivière de Saigon, son torpilleur à l’attaque d’un cuirassé ennemi, avec l’intention ferme de ne lâcher sa torpille qu’à bonne distance d’efficacité. Il n’en est pas de plus belles ni de plus exaltantes pour un soldat. Qu’on relise aussi La Bataille, cette admirable fresque où l’on ne voit que des ressorts tendus par une interrogation anxieuse sur le destin de la Patrie, et des personnages hors série qui savent se décider et se sacrifier, tout en demeurant profondément humains. On en est tout saisi comme on l’est également à la lecture de cet autre chef-d’œuvre qu’est L’Homme qui assassina où le cas de conscience soulevé par la révolte devant la lâcheté et l’ignominie est délibérément tranché par la notion d’une justice qui ne s’embarrasse pas de savoir si ses moyens sont légitimes ou non.

Tout Claude Farrère est là dans cette individualisation du courage généreux et désintéressé chez des êtres d’exception. Et c’est bien par ce côté que son œuvre a séduit et enflammé en France, avant l’heure des grands holocaustes, des légions de futurs combattants, prolongeant ainsi sur le plan de l’énergie individuelle l’effort entrepris par Maurice Barrès sur celui de l’énergie nationale.

Lui-même s’est efforcé, dans bien des circonstances graves, de se conduire comme ses personnages. Au cours de la première guerre mondiale, ayant été débarqué pour raisons de santé du cuirassé Bouvet qui devait avoir, peu -de temps après, un sort si tragique lors du forcement des Dardanelles, il prit, à peine remis, du service à terre dans les chars d’assaut du général Estienne. Il se distingua à la bataille de la Malmaison, en 1917, où il refusa tout un jour, malgré la violence du bombardement ennemi, d’abandonner son char immobilisé en plein combat, ce qui lui valut une magnifique citation.

On se souvient aussi que, recevant, le 6 mai 1932, le Président de la République Paul Doumer, lors de la vente annuelle de l’Association des Ecrivains Combattants dont il était le président, il n’hésita pas à se jeter au-devant des balles d’un assassin pour appréhender celui-ci ; geste courageux et payé cette fois de deux graves blessures.

En 1935, l’Académie Française, sensible à son talent, le porta au fauteuil du Président Barthou. Ce ne fut à la vérité que par une élection obtenue de justesse où deux « connaissances de l’Est », la sienne et celle d’un compétiteur de taille, Paul Claudel, s’étaient affrontées.

Il fut un académicien modèle, assidu et soucieux de ses devoirs, et acharné à produire, des œuvres d’histoire notamment, comme ce maître ouvrage sur la Marine Française qui a aujourd’hui sa place dans toutes les bibliothèques.

Hélas ! à l’Académie où il était hautement considéré et aimé, il ne paraissait plus guère depuis quelques années. Un mal implacable et douloureux, encore qu’il n’en laissât rien paraître, avait fini par désarticuler petit à petit son corps naguère si vigoureux. Ce n’était plus qu’un grand arbre ployé et tordu par les vents de la mer ; mais son visage avait conservé son expression de mâle noblesse avec sa barbe coupée drue, sa crinière léonine argentée et son regard de feu.

Il devait s’éteindre doucement il y a cinq jours en ce Val-de-Grâce, en pleine sérénité.

N’est-ce point lui qui, l’an dernier, à l’occasion de son 80e anniversaire célébré par ses nombreux amis comme un glorieux jubilé, avait écrit ces lignes empreintes d’une sage philosophie : « J’ai vu trop d’hommes, sur terre et sur mer, et de trop grands, trop de choses aussi, belles parmi les plus belles, pour ne pas remercier Dieu, et reconnaître, avec le plus cher de nos poètes, qu’il convient à un octogénaire :

« De sortir de la vie ainsi que d’un banquet, Remerciant son hôte, et faisant son paquet. »

Autant dire qu’il est mort comme il eût certainement souhaité de mourir sur sa passerelle, en sentant son navire se dérober sous ses pieds.

Au nom de l’Académie Française qu’il illustra, j’adresse à Claude Farrère un dernier adieu. Notre Compagnie gardera fidèlement le souvenir de cet écrivain de haute volée qui fut aussi un grand Français et par d’autre voies que celles de l’écriture : celles du cœur et de l’action.