Fragment d’une étude sur le XVIIIe siècle

Le 25 octobre 1880

Elme-Marie CARO

FRAGMENT D’UNE ÉTUDE SUR LE XVIIIe SIÈCLE

PAR M. CARO

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1880.

 

MESSIEURS,

On se trompe quand on parle de l’esprit du XVIIIe siècle comme d’une chose unique, ayant une réalité définie et son essence propre. Il s’y mêle bien des nuances de sentiment et même des oppositions d’idée qu’on ne saurait confondre sous un nom identique. On y distingue très nettement deux sociétés qui se développent à la même époque, mêlées par la vie, mais profondément séparées par l’esprit qui les anime : l’une marque la fin d’un monde, l’autre annonce un monde nouveau.

Nous avons essayé de retracer, dans les pages qui suivent, l’un des aspects de cette civilisation si complexe. Mais les idées abstraites ne laissent qu’une impression confuse, et la meilleure manière de les graver dans l’esprit, c’est de leur donner une figure et un nom. C’est dans Mme du Deffand que l’on peut le mieux analyser le XVIIIe siècle finissant, et particulièrement cette décadence raffinée, l’abus de la vie de salon, l’épuisement d’une société à laquelle manquent le grand air, les grands horizons, le long espoir et les vastes pensées.

Pendant plus de trente années, Mme du Deffand représenta une de ces puissances de l’opinion qui se forment par l’accord d’une personne privilégiée avec une époque donnée et le milieu social dans lequel elle vit. Il y avait en effet comme une harmonie préétablie entre la spirituelle marquise et cette partie de la société française qui, sans se piquer de philosophie ni d’opposition, faisait la même œuvre que les philosophes ou les frondeurs par son indifférence railleuse. C’est là le trait spécial de la société qui se réunit chez la marquise du Deffand. Les salons de Mme Geoffrin et de Mlle de Lespinasse offraient aux philosophes une sorte de tribune dont le retentissement portait loin. Mme Geoffrin était véritablement une mère de l’église des encyclopédistes. Tout autre s’offre à nous le salon de Mme du Deffand. Il n’y avait là d’engouement ni pour les hommes ni pour les idées du temps. Sauf Voltaire, les philosophes y étaient médiocrement goûtés ; on leur trouvait un air de pédants et de déclamateurs qu’on était bien aise de tenir à distance. Certes on n’y était guère chrétien ; mais on n’était pas davantage philosophe. On était royaliste par habitude ; de tout le reste, on se moquait volontiers.

La marquise avait été mariée à vingt ans. « Tout était parfaitement assorti, excepté les caractères, qui ne se convenaient pas du tout. » Quelques mois après, elle devenait la maîtresse du Régent. Elle garda l’emploi quinze jours. La durée de cette liaison n’est-elle pas déjà le signe du temps, un symptôme de cette impuissance de passion aussi marquée dans cette singulière personne que l’absence de vertu ? Elle se sépare de son mari, puis elle essaie de se réconcilier avec lui : fantaisie bizarre qui n’aboutit qu’à une rupture définitive et presque scandaleuse. Dans l’intervalle de quelques années, elle ébauche à tort et à travers quelques liaisons nouvelles, plutôt par mode que par goût. À l’âge de trente-trois ans, elle se fixe dans la petite cour de Sceaux, où elle rencontre précisément le genre de divertissements et de société qui lui conviennent. Une intimité quelque peu orageuse avec la duchesse du Maine occupe, pendant dix-sept années, son imagination curieuse d’intrigues. Il y faut joindre, pour souvenir, une de ces faciles liaisons, acceptées par l’opinion, et dont le nœud léger ne pouvait jamais devenir un joug : c’est à la cour de Sceaux qu’elle connut le président Hénault, le plus grave des hommes frivoles, qui lui resta jusqu’à sa mort attaché sans enthousiasme, après avoir été pendant quelques années à peu près fidèle sans illusion.

En 1750, un fait non sans importance se produisit dans sa vie : M. du Deffand mourut. Non pas qu’elle eût à souffrir de ce modèle des maris du XVIIIe siècle, de ce mari honoraire, le moins gênant des maris trompés, qui avait vécu loin d’elle, excepté pendant les six mois qu’avait duré la tentative de réconciliation et de qui elle ne pouvait se plaindre autrement qu’en disant que, pendant ces six mois, le pauvre homme avait été aux petits soins pour déplaire. Mais enfin le titre légal du pauvre homme était une gêne, et sa mort qui fut une dernière politesse, un dernier petit soin, agréable celui-là, pour sa veuve, la laissa libre d’ouvrir un salon. Elle restait avec quelques héritages et deux pensions obtenues on ne sait trop à quel titre gracieux, l’une sur la ville, l’autre sur la cassette de la reine, une fortune modeste, mais convenable, qu’elle consacra entièrement aux frais du culte de l’esprit, aux soupers du dimanche et du lundi, bientôt célèbres à Paris et dans l’Europe entière. Elle eut enfin un salon, ce qui était l’ambition de toutes les femmes d’esprit de cette époque, et un salon particulièrement recherché, ce qui était la gloire.

Mme du Deffand mérite d’être étudiée non pas assurément comme un type de passion, mais comme un des plus rares et des plus précieux modèles de l’esprit de finesse. Ce qu’elle possède au plus haut degré, ce qui attache à sa correspondance, malgré tant de lacunes d’âme et de vraie sensibilité, c’est la précision, la légèreté dans le trait, un des styles les plus naturels et les plus vifs de ce siècle, qui en a produit tant d’excellents ; c’est aussi une sorte de génie d’observation appliqué aux nuances de la vie mondaine et des caractères qui s’y développent. Je ne pense pas qu’il y ait en ce genre de littérature beaucoup de morceaux qui puissent être mis en comparaison avec des portraits comme celui-ci : — « On dirait que l’existence de la divine Émilie (Mme du Châtelet) n’est qu’un piège. Elle a tant travaillé à paraître ce qu’elle n’est pas, qu’elle ne sait plus ce qu’elle est en effet. Ses défauts mêmes ne lui sont peut-être pas naturels : ils pourraient tenir à ses prétentions, son impolitesse à l’état de princesse, sa sécheresse à celui de savante, et son étourderie à celui de jolie femme... Quelque célèbre qu’elle soit, elle ne serait pas satisfaite, si elle n’était pas célébrée. C’est à M. de Voltaire qu’elle devra de vivre dans les siècles à venir. En attendant, elle lui doit ce qui fait vivre dans le siècle présent. » Et Mme la duchesse de Chaulnes, qui peut l’avoir oubliée, si on l’a une seule fois rencontrée dans la galerie de Mme du Deffand ? « Son esprit est si singulier qu’il est impossible de le définir : il ne peut être comparé qu’à l’espace ; il en a pour ainsi dire toutes les dimensions, la profondeur, l’étendue et le néant il prend toutes sortes de formes et n’en conserve aucune c’est une abondance d’idées toutes indépendantes l’une de l’autre, qui se détruisent et se régénèrent perpétuellement : il ne lui manque aucun attribut de l’esprit, et l’on ne peut dire cependant qu’elle en possède aucun : raison, jugement, habileté, on aperçoit toutes ces qualités en elle ; mais c’est à la manière de la lanterne magique, elles disparaissent à mesure qu’elles se produisent... Mme la duchesse est un être qui n’a rien de commun avec les autres êtres que la forme extérieure ; elle a l’usage et l’apparence de tout, elle n’a la propriété ni la réalité de rien. Je crois qu’en cherchant bien on trouverait encore quelque belle dame qui ressemble suffisamment à ce portrait ; mais où trouverait-on la plume capable de l’enlever en traits si légers et si vifs ?

Le désenchantement perce à travers ces ivresses superficielles de l’esprit ; c’est l’impression qui ressort de cette correspondance, image de tant d’existences de ce temps, dévorées d’un mal profond, incurable : le sentiment de l’inutilité, le tourment du vide. Voilà donc à quoi se réduit, vue de près, une destinée si brillante ! Avec cette souveraineté de l’esprit, la plus flatteuse pour une femme qui n’est plus jeune, royauté reconnue par la déférence de Voltaire, consacrée par la colère même de Jean-Jacques Rousseau, qui n’avait pas eu le don de plaire et s’en vengea par une boutade grossière, saluée par les princes et les souverains de passage à Paris, qui ne manquaient pas de faire leur cour à la célèbre marquise, — avec toutes ces amitiés illustres des Choiseul, des Luxembourg, des Boufflers, de cent autres grands seigneurs ou femmes charmantes qui se disputaient ses lettres et son affection, dans cette vie qui ne fut qu’une fête en apparence, et dont l’éclat ne diminua pas un instant jusqu’au voisinage de la mort, pas un jour, pas une heure où l’on ne sente au fond de cette âme un secret dégoût de vivre, une lassitude infinie de soi et des autres. Quel flot d’amertume se répand à travers les pages de cette correspondance ! « Vous voulez. s’écrie-t-elle quelque part, que j’espère vivre quatre-vingt-dix ans ? Ah ! bon Dieu ! quelle maudite espérance ! Ignorez-vous que je déteste la vie, que je me désole d’avoir tant vécu, et que je ne me console pas d’être née ? Je ne suis point faite pour ce monde-ci ; je ne sais pas s’il y en a un autre. En cas que celui-ci soit, quel qu’il puisse être, je le crains. On ne peut être en paix ni avec les autres ni avec soi-Même ; on mécontente tout le monde, les uns parce qu’ils croient qu’on ne les aime pas assez, les autres par la raison contraire. Il faudrait se faire des sentiments à la guise de chacun. Ou du moins les feindre, et c’est ce dont je ne suis pas capable... On connaît tout cela, et malgré cela on craint la mort, et pourquoi la craint-on ? Ce n’est pas seulement pour l’incertitude de l’avenir, c’est par une grande répugnance qu’on a pour sa destruction, que la raison ne sau­rait détruire. Ah ! la raison ! la raison ! Qu’est-ce que c’est que la raison ? Quel pouvoir a-t-elle ? quand est-ce qu’elle parle ? quand est-ce qu’on peut l’écouter ? quel bien procure-t-elle ? — Elle triomphe des passions ? Cela n’est pas vrai, et, si elle arrêtait les mouvements de notre âme, elle serait cent fois plus contraire à notre bonheur que les passions ne peuvent l’être ; ce serait vivre pour sentir le néant, et le néant (dont je fais grand cas) n’est bon que parce qu’on ne le sent pas. »

C’est la note habituelle de ses lettres quand la mar­quise pense pour son propre compte, quand elle nous entretient d’elle-même, de la vie, du monde, de l’impression qu’elle en reçoit. « Quel monde que ce monde-ci ! » tel est le refrain de chaque lettre, La Rochefoucauld ne nous offre pas de plus désolantes peintures. Pourquoi, connaissant le monde ainsi, l’attire-t-elle autour de son fauteuil ? pourquoi va-t-elle le trouver quand il ne vient pas ? pourquoi lui donne-t-elle toute sa vie ? Elle nous le dit : c’est pour se fuir elle-même : elle ne peut rester en tête à tête une heure avec ses réflexions. Rien ne l’accable plus que la solitude. Elle est de ces personnes qui ont besoin des autres pour faire du bruit autour d’elles, pour empêcher leur pensée de se recueillir. Voilà pourquoi elle se disperse dans le tumulte, elle se perd avec une sorte de frénésie dans les dehors de la vie. Elle fait de la nuit une conversation agitée qui trompe l’insomnie ; elle réserve le jour pour le sommeil. Le soir arrivé, elle reçoit ses visites, et le souper couronne cette inutile et active journée. Dernière et grave occupation ! N’est-ce pas Mme du Deffand qui disait du souper « qu’il était une des quatre fins de l’homme » ? Elle a raison pour l’homme de son temps, je veux dire la seule espèce d’hommes qu’elle connût et dont pas un seul ne manque un jour aux règles de cette théologie facile.

La marquise elle-même ne transgressa jamais ce premier précepte de sa morale. Quand elle ne reste pas chez elle, on est sûr de la retrouver auprès de Mme de Luxembourg, chez qui elle veille jusqu’à quatre heures du matin, au Temple chez le prince de Conti, chez Mme de Mirepoix, chez Mme de La Vallière, chez le président, chez Mme de Valentinois. Quand M. de Choiseul sera revenu à Paris de son long exil, auquel Mme du Deffand aura eu la gloire de rester fidèle, elle sera des petits et des grands soupers. On disposait pour la spirituelle aveugle une petite table à côté de la grande, et trois ou quatre amis venaient s’y asseoir près d’elle. Elle va à la comédie ; elle ne perd aucune occasion de se distraire. Si tel jour, tel soir, elle n’est pas à Paris, c’est qu’elle est en visite à Montmorency chez M. de Luxembourg, à Roissy chez les Caraman, à Rueil chez les d’Aiguillon, à Versailles chez les Beauvau, à Auteuil chez Mme de Boufflers. Elle est aveugle, elle est d’une complexion délicate, qu’importe ? Elle ne perdra pas un soir, pas une heure pour le plaisir. À toutes ces fêtes, il faut qu’elle paraisse. Sa faiblesse d’Hercule, comme elle disait d’elle-même, suffit à toutes ces fatigues qui tueraient une autre femme. Ce qui la tuerait, elle, ce serait sa propre pensée. Avant tout, à tout prix, c’est sa pensée qu’elle veut fuir.

Ne la croyez pas un instant dupe de cette foule brillante où elle cherche l’oubli de soi. Rien n’égale l’amertume de ses jugements généraux sur le monde, sinon celle qui éclate dans ses jugements particuliers sur les amis dont elle vit entourée. Quelle impitoyable maîtresse de maison ! Voyez plutôt cette esquisse de son salon, tracée par elle-même, avec les noms propres au bas des portraits, de peur qu’on ne s’y trompe : « J’admirais hier au soir la nombreuse compagnie qui était chez moi ; hommes et femmes me paraissaient des machines à ressorts qui allaient, venaient, parlaient, riaient, sans penser, sans réfléchir, sans sentir. Chacun jouait son rôle par habitude : Mme la duchesse d’Aiguillon crevait de rire, Mme de Forcalquier dédaignait tout, Mme de La Vallière jabotait sur tout. Les hommes ne jouaient pas de meilleurs rôles, et moi j’étais abîmée dans les réflexions les plus noires ; je pensais que j’avais passé ma vie dans les illusions, que je m’étais creusé à moi-même tous les abîmes dans lesquels j’étais tombée, que tous mes jugements avaient été faux et téméraires, et toujours trop précipités, et qu’enfin je n’avais parfaitement bien connu personne... À qui puis-je donc avoir recours ? » (20 octobre 1766.)

Ces plaintes, ces retours désolés sur soi, et en même temps cette fuite perpétuelle hors de soi, cette crainte de se retrouver et ce sentiment du rien dont est fait ce monde où elle cherche en vain à s’étourdir, quelle éloquente justification de la pensée de Pascal ! « On ne recherche la conversation et les divertissements que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir... Quand j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près... De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois, sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude est dans l’argent qu’on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu’on court. On n’en voudrait pas, s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible, et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition, qu’on recherche ; mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit... De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. »

Ces belles paroles de Pascal pourraient être placées, par un rapprochement bien inattendu, au frontispice de la correspondance de Mme du Deffand. L’ennui dans le monde serait le vrai titre de cette étude. Personne, durant un si long cours d’années, ne s’est plus sincèrement ennuyé que la marquise en faisant plus d’efforts pour échapper à sa destinée ; d’elle aussi on peut dire qu’elle a bâillé sa vie, comme plus tard Chateaubriand le dira de lui-même, bien qu’à vrai dire il n’y ait que des analogies superficielles entre ces deux formes de la tristesse : l’ennui de la société blasée du XVIIIe siècle, sans foi, sans idéal, et la mélancolie du commencement de ce siècle, car de René, chez qui le doute se complique de véritables tourments d’âme, de romanesque et de passion.

L’amitié, on peut estimer de quel prix elle était pour la marquise, si l’on se souvient du jugement qu’elle porte sur ses amis, à part les Choiseul, qui sont les privilégiés. Peur les autres, que de railleries implacables Encore peut-on dire qu’il s’agit là d’amis mondains. Soit ; mais le président Hénault avait été pour elle, à ce qu’on assure, un peu plus qu’un ami du monde, et voyez comme elle parle de sa mort prochaine : « Le président ne va pas bien ; il a de la fièvre, un gros rhume : je ne crois pas qu’il passe l’hiver. Sa perte me causera du chagrin et fera un changement dans ma vie. » Mme de Lespinasse lui avait donné de graves sujets de plainte, j’en conviens. Elle avait mortellement offensé son amour-propre en se permettant une rivalité, d’esprit tout près d’elle, et plus tard quand la rupture arriva, en lui enlevant une partie de ses amis, décidés à suivre dans sa retraite l’aimable exilée ; mais enfin, lorsqu’elle mourut, c’était l’heure de se souvenir de tant de dévouement pendant dix années, d’une si grande intimité, de cette mutuelle adoration dont on avait fait grand fracas. Voici, en trois lignes, son oraison funèbre : « Mlle de Lespinasse est morte cette nuit, à deux heures après minuit : ç’aurait été pour moi autrefois un événement, aujourd’hui ce n’est rien du tout. »

L’humanité n’est pas ce qui la touche. Ce que le XVIIIe siècle avait de meilleur dans sa philosophie est pour elle lettre close. La partie des sentiments la plus élevée, la plus désintéressée, lui demeure comme étrangère. Il faut lire l’incroyable lettre où elle raconte avec une si cruelle désinvolture, sans un trait d’émotion, le supplice de Lally, les outrages du peuple, les odieuses inventions par lesquelles on voulut déshonorer même sa mort. « Le public, dit-elle, craignant que Lally n’obtînt sa grâce ou qu’on ne commuât sa peine, voulait son supplice, et on a été content de tout ce qui l’a rendu plus ignominieux, du tombereau, des menottes, du bâillon ; ce dernier a rassuré le confesseur qui craignait d’être mordu. » Et quand Walpole indigné s’écrie : « Ah ! madame, madame, quelles horreurs me racontez-vous là ?... Qui, oui, vous êtes des sauvages, vous autres ! Non Dieu ! que je suis aise d’avoir quitté Paris avant cette horrible scène ! Je me serais fait déchirer ou mettre à la Bastille ; » il faut voir avec quel sang-froid on lui répond : « Vous êtes étonnant, avec votre Lally... À l’égard du bâillon et du tombereau, je les désapprouve ; mais ne croyez point qu’il y ait été sensible ; il a fini en enragé. »

Une sorte de dureté de cœur, un égoïsme presque féroce, c’est la conséquence et le terme du mal qui se révèle. Mme du Deffand finit par ne plus s’intéresser à rien, ni aux personnes, ni aux choses, ni à elle-même. Je me trompe : une seule fois, elle s’intéressa vivement à quelqu’un, à Horace Walpole, mais trop tard pour ne pas recevoir de ce sentiment presque posthume une légère teinte de ridicule.

Si maintenant nous cherchons la raison de ce grand ennui, dont souffrit si cruellement la marquise, outre les causes générales et vraiment humaines que Pascal a marquées d’un trait si profond, nous en trouverons une toute particulière et personnelle dans cette vie si stérilement, agitée ; ce mal qui la dévore, au fond, n’est l’abus, c’est l’excès de l’esprit. — Quelle erreur cruelle pour soi et pour les autres, de penser que l’on puisse fonder sur l’esprit tout seul le bonheur et même l’agrément d’une vie entière ! S’il ne s’y joint quelque intérêt supérieur qui nous force à nous occuper d’autre chose que de notre propre divertissement, c’est-à-dire encore de nous-mêmes, le châtiment de cet égoïsme intellectuel, si délicat, si raffiné qu’on le suppose, ne se fait vis attendre : c’est le désenchantement irrémédiable des autres et de soi-même. En ne vivant que pour son esprit et par lui, on arrive peut-être à développer en soi une sagacité extraordinaire, une justesse de vues pratiques, une pénétration incomparable. Est-ce là un élément de bonheur ? Je ne le crois pas. On court moins de risque d’être dupe, cela est vrai ; mais n’est-ce pas une autre manière d’être dupe que de l’être de sa propre finesse, et n’a-t-on pas vu souvent une pénétration excessive aboutir à ce triste résultat, un scepticisme absolu sur la sincérité ou la grandeur des motifs par lesquels s’honore la volonté de l’homme ? Cette faculté fatale de l’analyse à outrance, on la voit ainsi se retourner contre celui même qui aime à s’en servir. Que de ravages ce mal fait dans certaines âmes ! Comme il épuise vite le fond de la vie, comme il en tarit les sources et en décolore les aspects ! Comme tout devient terne et froid sous sa mortelle atteinte, comme tout s’attriste et se dessèche en nous et autour de nous ! Rien n’est monotone comme l’esprit tout seul, réduit à lui-même. Cela vibre, cela brille, mais de quel éclat peu varié ! On se fatigue vite de ce qui n’est qu’ingénieux sans être autre chose, sans provoquer en nous quelque noble émotion, sans exciter quelque haute idée. L’esprit n’a vraiment tout son lustre, il ne produit tout son effet et son agrément, que lorsqu’il s’emploie au service de quelque chose qui soit supérieur à lui, la vérité, l’humanité, la justice. Par lui-même, il ne peut nous donner ni une joie profonde ni un plaisir durable, — à peine une minute d’éblouissement qui laisse notre âme plus dénuée et plus pauvre qu’auparavant.

C’est la loi : on n’échappe au sentiment du néant humain que par les nobles affections qui étendent ou multi­plient notre être en y associant quelque autre, soit ce large et puissant amour de l’humanité qui nous tire hors de nous-mêmes, soit les enthousiasmes virils de la science ou les espérances enchantées de la foi. Cela seul donne du prix à notre vie qui la ravit à elle-même par la grandeur de l’idée ou du sentiment. Le moi ne peut jouir légitimement de son être qu’à la condition de le transformer dans quelque chose de plus grand que lui. Admirable principe qui résume toute morale humaine et toute religion, qui à lui seul contient la formule du bonheur et de la dignité de l’homme. — Cette loi violée nous explique tout ce qu’il y eut de lacunes et de vide dans l’existence de Mme du Deffand. Au vrai, elle ne vécut que pour elle-même, ne cherchant son triste bonheur que dans les jouissances de l’analyse et de l’ironie. À cette passion exclusive elle n’en ajouta pas une autre qui pût en agrandir ou en varier le cours. Elle est le témoignage éclatant que l’esprit qui ne se nourrit que de lui-même est condamné à périr d’inanition.

C’est l’expiation et la moralité de cette triste histoire, où se peint tout un monde, toute une civilisation qui se décompose et qui va mourir d’impuissance et d’ennui.

Pendant ce temps-là, une nouvelle génération grandissait. Des théories germaient, des influences et des courants d’idées se formaient de toutes parts. Au-dessus de cette indifférence où s’arrêtaient Mme du Deffand et ses amis, s’élevait un esprit nouveau, grave, passionné pour l’idée d’une réforme sociale. Certes, cet esprit n’était pas exempt de défauts ni de périls : il était rempli d’inexpérience, gâté par l’imitation d’une antiquité chimérique, mal étudiée et mal comprise ; il condamnait justement un état social artificiel, et le remplaçait dans ses rêves par l’idéal d’une nature qui n’était guéri moins artificielle : sorte de stoïcisme rajeuni, essayant de fonder le droit nouveau en dehors de toute tradition : cherchant, comme le stoïcisme antique, à réformer la vie individuelle et la politique sur la règle de la raison pure, mais différant profondément des austères doctrines de Zénon et d’Épictète par une perpétuelle préoccupation des émotions du cœur, qu’on prenait depuis Rousseau pour la vertu même, et par une affectation de sensibilité dont les vieux stoïciens de la Grèce ou de Rome auraient souri.

Ce mélange de l’esprit nouveau, vérité et paradoxe, nobles idées, espoirs sublimes gâtés par la déclamation, passions fortes et utopie, voilà ce que ne comprirent jamais, ce que ne connurent même pas ni Mme du Deffand, ni le monde sur lequel elle régna si longtemps, et qui tenait tout entier dans un salon. Il y avait quelques années à peine que la célèbre marquise était morte dans son fauteuil, la voix éteinte et le cœur enveloppe », lorsque Mme Roland entrait dans tout l’éclat de son rôle et d’une destinée si brillante et si tragique. Ainsi se présentent à nous, dans le même temps, ces deux sociétés si voisines et profondément étrangères l’une à l’autre : l’une, cultivée jusqu’au raffinement, avec son charme frivole, ayant poussé l’analyse jusqu’à ce point où l’analyse a tout desséché ; — l’autre, prenant pour guide le sentiment, avec ses élans désordonnés, mais puissants et sincères, vers une justice idéale dont le rêve seul était assez beau pour que ce fût la peine de vivre, avec ses aspirations confuses vers un avenir indéterminé et ses générosités d’enthousiasme, dans la flamme et le feu de ses orageuses chimères. De tels rapprochements et de tels contrastes sont les drames de l’histoire, l’objet de la curiosité de l’artiste, l’enseignement du philosophe et du moraliste.