Épître à M. Despréaux

Le 14 août 1855

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

Épître à M. Despréaux,

Lu dans la séance publique des cinq Académies

le 14 août 1855

par M. Viennet

 

 

C’en est fait, Despréaux, le mauvais goût l’emporte ;
La langue de ton siècle est une langue morte ;
Et si, pour le malheur des nouveaux Chapelains,
Pluton te renvoyait au séjour des humains,
De vingt jargons divers le mélange bizarre
Te ferait de stupeur regagner le Tartare.
Des ossements blanchis de ces pauvres auteurs
Qu’ont chassés d’Hélicon tes sarcasmes vengeurs,
S’élève, d’heure en heure, une race éphémère,
Qui, d’un art inconnu poursuivant la chimère,
Aboie à tes pareils, et, d’un air triomphant,
Du nom de rococo flétrit qui les défend.
La loi de ces pandours est de n’en pas connaître.
Chacun, libre en sa marche, est son juge et son maître,
Et ta langue, impuissante à les glorifier,
N’a pu même suffire à les qualifier.
Il faut des noms nouveaux pour ces nouveaux artistes.
Ils se nomment entre eux bohèmes fantaisistes,
Ils ont, pour se louer, des termes inconnus,
Que la tour de Babel n’a pas même entendus,
Supercoquentieux, chicandard, titanesque ;
Et si, leur reprochant ce langage burlesque,
Un honnête lecteur interdit à ses fils
Les livres, les journaux par ces mots envahis,
Des novateurs sur lui s’acharne la furie.
Ils traitent sa raison de pudibarderie ;
Mettent au ban du siècle et de l’humanité
L’ennemi du progrès et de la liberté
Et le Néologisme, en conquérant vandale,
Poursuit impunément sa course triomphale.
Ainsi les mots nouveaux nous pleuvent par milliers.
Philosophes, savants, voleurs et boutiquiers,
Artistes, prosateurs, poëtes, tout s’en mêle.
Chacun fait son argot, sa grammaire nouvelle.
Chacun peut à son gré, sans crainte d’un revers,
Dégingander sa prose, et déhancher ses vers,
Barbariser son style, empenner son génie,
Et comme ses lecteurs flouer la prosodie.
Des critiques charmés viendront le lendemain
Vanter de ses écrits le lyrisme et l’entrain.

 

Viens lire à ces Ronsards ton code poétique.
Nous sommes trois à peine, en ce siècle anarchique,
Qui, te prenant pour guide, au risque de broncher,
Sur tes pas glorieux essayons de marcher.
Eh ! quels cris sont les leurs ! Dieu sait comme on nous traite !
Quels brocards sont tombés sur mon dos et ma tête !
Mais Dieu d’un triple airain les avait cuirassés,
Et leurs traits à mes pieds retombent émoussés.
Par cinquante ans de lutte, à toute heure, exercée,
Ma muse, Despréaux, n’est point encor lassée ;
Et, jeune encor de verve, au déclin de mes ans,
Défendra jusqu’au bout le goût et le bon sens.

 

Je maudis ces auteurs dont le vocabulaire
Nous encombre de mots dont nous n’avons que faire ;
Qui sur de vains succès basant un fol orgueil,
D’un œil ambitieux fixent notre fauteuil
Qui pour utiliser leur frivole existence,
Des corrupteurs du goût activent la licence,
Formulent leur pensée en style de Purgon,
Ou qui, gardant au cœur la foi de Saint-Simon,
S’indignant que la femme à l’homme soit soumise,
Demandent que l’État la désubalternise.

 

Je veux qu’un philosophe, en termes nets et clairs,
M’explique, s’il le peut, Dieu, l’âme et l’univers.
Lorsque, se dépouillant de science et de guide,
Du doute et du néant s’élançant dans le vide,
Descartes, pas à pas, refoulant l’horizon,
Est monté jusqu’au Dieu que cherchait sa raison,
Il n’a point, affectant des formules obscures,
A mon intelligence imposé des tortures.
Son style, ferme et noble en sa simplicité,
Fait sans peine à mes yeux luire la vérité ;
Et c’est en m’expliquant ces augustes mystères
Qu’il découvre ta langue et ses formes sévères.
Pascal, dans cette voie à son tour entraîné,
Fixe en l’assouplissant la langue de René ;
Et le grand Bossuet, sondant le même abîme,
Sans nuire à sa clarté, la fait grande et sublime.

 

Mais la clarté répugne aux modernes penseurs.
Le Nord nous a lâché de terribles docteurs,
Qui des épais brouillards de leur métaphysique,
Des termes nébuleux de leur style algébrique,
Nous voilent la lumière et nous rendent la nuit,
Le doute désolant par Descartes détruit.
Si mon esprit, troublé d’une double doctrine,
Veut de l’idée enfin connaître l’origine,
Un Welche me répond que l’objectivité
A fait passer l’idée à la réalité ;
Et qu’en son propre sein, par la même entremise,
Cette idée à son tour enfin se réalise.

J’écoute ; et mon docteur, me croyant convaincu,
En cherchant l’idéal, se perd dans l’absolu,
Subjective, objective ; et tirant de ces verbes
Un flot de substantifs, d’adjectifs et d’adverbes,
M’accable enfin des mots d’extériorité,
De téléiologie et de passivité,
Qu’au siècle d’Abailard on eût traités d’infâmes,
Et qu’avec leur auteur on eût livrés aux flammes.

 

Ces Welches, cependant, des adeptes vantés,
Sont au sein de Paris traduits et colportés.
Qui m’en fera justice ? Irai-je en ma colère
Déférer au parquet traducteur et libraire ;
Et du tort qu’à ma langue ils auront pu causer,
Du temps que j’ai perdu me faire indemniser ?
Hélas ! les novateurs m’ont fermé ces refuges ;
Et leur néologisme a perverti les juges.
Ce n’était point assez de ce patois grossier,
Que voulait t’imposer ta race de greffier,
Qu’au mépris de tes vers et des vers de Racine,
À nous jeter au nez la pratique s’obstine.
Le juge, au lieu d’arrêts, prononce des verdicts.
Les bandits condamnés deviennent des convicts.

 

La rage de ces mots à faces étrangères
Gagne au Palais-Bourbon nos chambres légifères.
Leurs actes sont des bills, et la votation
Est le terme obligé de la discussion.
Dans ce métier, qu’alors on soldait en outrages,
Nous avons revêtu vingt fois de nos suffrages
Des lois où figuraient, près du sucre ou du rack,
Le tudesque thalweg et le saxon drawback.

 

Là, pour le mot budget importé d’Angleterre,
J’ai vu gronder trente ans une effroyable guerre,
Le centre sous le feu prêt à se disloquer,
Les côtés gauche et droit s’unir pour l’attaquer,
Lancer incessamment sur le banc des ministres
Mensonges, démentis et présages sinistres.
Impuissantes fureurs ! Ce mot victorieux
Seul de tant de combats est sorti glorieux ;
Laissant sur le carreau rois et chartes royales,
Gorgeant de millions ses colonnes fiscales,
Grossi de règne en règne, et toujours affamé,
Se riant des tribuns qui l’avaient réformé,
Le traître nous revient sans bruit et sans esclandre,
Comme un phénix muet qui renaît de sa cendre.

 

Son palais vainement a changé de patrons :
J’ai vu de Février les apprentis Solons,
Frappant du même coup le trône et le lexique,
Par le verbe acclamer ouvrir leur république ;
Et comme eux en hurlant le peuple l’acclamait ;
Et dans ce peuple immense aucun ne réclamait
Contre un chef qui, prenant sa place dans l’histoire,
D’un affreux barbarisme entachait sa mémoire ;
Et de tant de bonheur, de gloire, de plaisir,
Qu’à la France, à l’Europe, au monde, à l’avenir,
Avait de ces Solons promis le manifeste,
Ce verbe, Despréaux, est tout ce qui nous reste.

 

Ta langue trouve ainsi, parmi ses corrupteurs,
Ceux même que la loi lui donnait pour tuteurs.
Que dis-je ! au moment même où ma muse indignée
Repousse de ces mots l’adultère lignée,
Un de nos immortels, et des plus glorieux,
Du verbe fluctuer vient d’affliger mes yeux.
Que dire à l’ouvrier qui, pour son industrie,
Fait les mots de boulange ou de droguisterie,

Qui, rougissant des noms de linger, de tailleur,
Se nomme chemisier et confectionneur ?
Que dire au jeune auteur qui, pour former son style,
Voudra collaborer au quart d’un vaudeville ?
Quel reproche adresser à l’un de nos shérifs,
Qui, d’un chemin de fer revisant les tarifs,
Oubliant que sous l’eau tout moisit et se rouille,
Affranchit le transport des risques de la mouille ?

 

Mais quels termes nouveaux nous portent ces chemins ?
C’est là que l’étranger les verse à pleines mains.
La vapeur, renversant douanes et barrières,
Les fait entrer sans droits par toutes nos frontières.
On n’entend que des mots à déchirer le fer,
Le rail-way, le tunnel, le ballast, le tender,
Express, trucks et wagons. Une bouche française
Semble broyer du verre et mâcher de la braise.
Eh ! qu’avons-nous besoin de ces termes bâtards,
Pour peindre ces chemins, merveille de nos arts,
Ce fer qui, sur le sable, allongeant ses lanières,
En rayons accouplés dessinant leurs ornières,
Court sous les monts fendus ou de voûtes percés,
Sur les fleuves soumis, les vallons rehaussés,
Ces longs convois de chars, d’élégantes voitures,
Glissant comme le vent sur leurs doubles nervures,
Emportant dans leur course arsenaux et greniers,
Escadrons, bataillons et des peuples entiers ;
Et ce gaz, qui, doublant, triplant la force humaine,
Dans l’espace accourci les pousse ou les entraîne,
Et l’effrayant cylindre où l’onde, en bouillonnant,
Produit cette vapeur qui s’échappe en grondant !

 

Non, la nature et l’art n’offrent point de merveille
Qu’on ne puisse chanter sans m’écorcher l’oreille.
Je renie un auteur qui vient par vanité
Rejeter sa misère et sa stérilité
Sur la langue où Corneille et Pascal et Molière
De leur œuvre immortelle ont puisé la matière.
Sera-t-elle plus riche, alors que nos marins
Auront du nom de docks baptisé leurs bassins ;
Si, pour me garantir d’un cheval qui galope,
Au lieu de l’arrêter, il faut que je le stope ?
Pour nommer ces vaisseaux que pousse la vapeur,
Le grec nous façonnait un mot plein de douceur. ;
Mais ce mot, dont ma muse admirait l’euphonie,
A, pour venir à nous, passé par la Russie.
La guerre le repousse, et les coureurs des mers
Laissent le pyroscaphe et prennent des steamers.

 

Certes de nos voisins l’alliance m’enchante ;
Mais leur langue, à vrai dire, est trop envahissante,
Et, jusque dans nos jeux, nous jette à tout propos
Les substantifs sifflants des Saxons et des Scots.
Passe encor pour le whist, il vient des trois royaumes ;
Mais le monde avant eux courait aux hippodromes.
Faut-il, pour cimenter un merveilleux accord,
Changer l’arène en turf et le plaisir en sport,
Demander à des clubs l’aimable causerie,
Flétrir du nom de grooms nos valets d’écurie ;
Traiter nos cavaliers de gentlemen-riders ;
Et, de Racine un jour parodiant les vers,
Montrer, au lieu de Phèdre, une lionne inglèse,
Qui, dans un handicap ou dans un steeple-chase,
Suit de l’œil un wagon de sportsmen escorté,
Et fuyant sur le turf par un truck emporté ?

 

Voilà, cher Despréaux, de quelle mélodie
L’Anglais et nos lions menacent ta patrie.
Ah ! si le nom de Wurtz a pu t’épouvanter,
À ce déluge affreux pourrais-tu résister ?
J’en suffoque moi-même, et je reprends haleine.
La voix de Ristori retentit sur la scène ;
Je vais en l’écoutant dissiper mon chagrin,
Et me débarbouiller en lisant ton Lutrin.