Edmond About et Charles Hermite. Discours prononcé à Dieuze (Moselle)

Le 5 octobre 1924

Raymond POINCARÉ

EDMOND ABOUT ET CHARLES HERMITE

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. RAYMOND POINCARÉ

Dieuze (Moselle), le dimanche 5 octobre 1924

 

MESDAMES, MESSIEURS,

Je suis très reconnaissant à la ville de Dieuze d’avoir bien voulu se rappeler qu’en 1919, lorsqu’elle m’a fait l’émouvant accueil dont je garde un ineffaçable souvenir, je lui ai promis de revenir la voir le plus souvent possible, en voisin et en ami. Je la remercie de m’avoir elle-même fourni l’occasion d’une nouvelle visite en m’associant à la touchante cérémonie qu’elle a organisée en mémoire de deux de ses enfants, Charles Hermite, Edmond About, l’un grand mathématicien, l’autre grand homme de lettres, tous deux bons Lorrains et bons Français.

Il se trouve qu’envers chacun d’eux, j’ai à m’acquitter d’une dette de gratitude personnelle ou familiale, et je me félicite de pouvoir leur apporter aujourd’hui, dans leur ville natale, l’hommage de mon admiration.

Il y a quelques semaines encore, j’avais auprès de moi, depuis près de deux ans et demi, comme chef de cabinet, un neveu de Charles Hermite, fils du général Hermite, et le 24 décembre 1892, lorsqu’était célébré à la Sorbonne le jubilé de l’illustre géomètre, c’était un de ses anciens élèves, Henri Poincaré, qui était chargé de lui exprimer la pensée des savants français et étrangers, et de proclamer ce qu’ils devaient tous à ses découvertes.

Quant à Edmond About, les siens connaissent depuis longtemps l’affection que j’ai pour eux ; mais ce que je tiens à dire à ses compatriotes, puisqu’ils veulent bien me témoigner tant de sympathie, c’est qu’il a été le premier à favoriser mes débuts dans la presse parisienne.

J’avais écrit un timide essai de critique littéraire à propos de Monsieur le Ministre de Jules Claretie. Pour médiocre qu’il fût, mon travail avait, été présenté à Edmond About par son secrétaire, Georges Robineau, aujourd’hui Gouverneur de la Banque de France, et il avait été aussitôt accepté par le Directeur du XIXsiècle. Dieuze gémissait alors sous la domination allemande et je ne pouvais guère supposer qu’il me serait un jour donné d’y venir inaugurer une plaque commémorative en l’honneur de celui qui avait réservé à ma jeunesse un accueil si indulgent.

Eux-mêmes, Hermite et About, sont morts tous deux, celui-ci en 1883, celui-là en 1901, sans avoir eu le droit d’espérer que l’heure de la délivrance sonnerait pour le pays auquel ils étaient attachés par tant de liens et qu’ils n’avaient jamais oublié.

Charles Hermite était né à Dieuze le 24 décembre 1822. Son père, Ferdinand, fils d’un riche armateur de Marseille, avait été presque complètement ruiné par les prodigalités d’un frère, par les dilapidations d’un intendant et par la loi du tiers consolidé. Pour gagner sa vie, il avait passé les examens de conducteur des Ponts et Chaussées et c’est avec ce titre qu’il était venu dans votre ville. Il y avait rencontré Mlle Lallemand, dont les parents exerçaient un important commerce de draperie en gros et qui s’occupait elle-même de la maison avec beaucoup d’intelligence et d’activité. Les jeunes gens s’étaient plu, ils s’étaient mariés, et avaient continué ensemble, non sans profits, le négoce des Lallemand. Ils avaient eu sept enfants, deux filles et cinq fils. Charles était l’avant-dernier. Il avait six ou sept ans, quand son père et sa mère, voulant développer leurs affaires, allèrent s’établir à Nancy. Charles y fut placé au collège, mais comme il s’y distingua immédiatement, et comme à cette époque les études y laissaient encore un peu à désirer, il fut envoyé à Henri IV et de là à Louis-le-Grand, où il acquit avec une étonnante rapidité des connaissances très étendues en analyse et en algèbre supérieure et donna à son professeur, M. Richard, le pressentiment de son génie mathématique.

Admis à l’École polytechnique, il y était à peine depuis trois mois qu’en janvier 1843, il adressait au savant allemand Jacobi, qui venait de renouveler la théorie des fonctions elliptiques, un remarquable mémoire où il ouvrait lui-même à l’art analytique un vaste champ de recherches. C’est à ce moment qu’un incident minuscule vint le troubler dans l’ardeur de ses premières découvertes. Il avait au pied droit une légère infirmité qui le condamnait à l’usage d’une canne. Il fut menacé de réforme et n’obtint l’autorisation de rester à l’École qui sur les instances des représentants de la Meurthe ; encore le ministre exigeait-il qu’il renonçât pour l’avenir à tout emploi dans les administrations publiques. Hermite jugea plus simple de quitter l’École et de poursuivre dans l’indépendance ses travaux scientifiques. Jamais ministre ne rendit pareil service à la science. Ce fut, il est vrai, sans le vouloir.

Au mois d’août 1844. Charles Hermite envoyait à Jacobi une nouvelle lettre dans laquelle il exposait une méthode ingénieuse et originale pour obtenir la transformation directe des fonctions elliptiques sans recourir à leur décomposition en produits infinis. Il s’absorbait tout entier dans ces problèmes abstraits et la singularité de sa vie laborieuse et renfermée déconcertait un peu l’esprit pratique et positif de sa mère. Elle le pressa de chercher, tout au moins, quelque place rémunérée et, pour pouvoir entrer dans l’enseignement, il prit le parti d’acquérir les grades universitaires, qu’il avait jusqu’alors dédaignés. Mathématicien déjà remarqué, il subit, à l’âge de vingt- quatre ans, les épreuves des baccalauréats ès lettres et ès sciences, puis celles de la licence, et il eût, sans doute, continué à recueillir des diplômes, si l’École polytechnique, justement fière de son ancien élève, et pleine de confiance en son avenir, ne l’avait nommé examinateur d’admission et bientôt répétiteur d’analyse. Le génie mathématique de Charles Hermite s’affirmait, d’ailleurs, chaque jour avec plus d’éclat. En France et à l’étranger, les plus grands géomètres considéraient ce jeune homme comme digne du premier rang. C’est à cette époque qu’il épousa Mlle Louise Bertrand, dont les deux frères, Alexandre et Joseph étaient ses amis, et dont il eut deux filles. L’aînée est devenue la femme de M. G. Forestier qui est mort inspecteur général des Ponts et Chaussées et la seconde a épousé mon éminent confrère de l’Institut, M. Émile Picard.

Dans ce milieu de haute culture intellectuelle, Charles Hermite mena une existence de travail et de méditation rarement distraite par les vanités du monde et même assez fermée aux beautés artistiques. S’il aimait la musique, il professait une étrange aversion pour la sculpture et la peinture et ne souffrait pas qu’aux murs de son cabinet la moindre toile de maître vînt troubler ses regards et gêner ses réflexions. D’autres formes sollicitaient son attention ; c’étaient les formes quadratiques, les formes à indéterminées conjuguées, les formes binaires de degré supérieur, entre lesquelles il savait faire des choix merveilleux, de manière à découvrir dans la théorie des nombres une multitude de vérités cachées et à doter l’algèbre moderne d’instruments encore inconnus. Il écrivait lui-même au soir de sa vie : « Je ne puis sortir du domaine elliptique ; là où la chèvre est attachée, il faut qu’elle broute. » Mais de ce domaine, qui pouvait sembler étroit, sa pensée s’échappait sans cesse, en largeur et en hauteur. Comme l’a dit Gaston Darboux, il agrandissait et transformait tout ce qu’il touchait. Il ne cherchait de satisfactions complémentaires, ni dans l’étude de la nature, ni dans les applications de la science. Il s’en tenait à l’algèbre et à l’analyse transcendante, et il n’avait de culte que pour le nombre pur, qu’il regardait vraiment comme un être de raison, de création divine.

Nommé en 1862 maître de conférences à l’École normale supérieure, sur l’initiative de Pasteur, puis en 1869, professeur d’algèbre à la Sorbonne et d’analyse à l’École polytechnique, il prend partout sur ses élèves un extraordinaire ascendant. « Il remuait des idées », dit Henri Poincaré. « Jamais professeur ne fut moins didactique, mais ne fut plus vivant », ajoute M. Émile Picard. « Ceux qui ont eu l’heureuse fortune d’être les élèves du grand géomètre, écrit M. Painlevé ne sauraient oublier l’accent presque religieux de son enseignement, le frisson de beauté et de mystère qu’il faisait passer à travers son auditoire devant quelque admirable découverte ou devant l’inconnu.... Dans l’inoubliable journée de son jubilé, en accueillant l’hommage d’admiration de tous les pays civilisés, l’illustre analyste parle en termes pleins de noblesse de la corrélation étroite et secrète qui existe entre le sentiment de la justice et du devoir et l’intelligence des vérités absolues de la géométrie. Cette corrélation semblait évidente quand on écoutait ses leçons. »

Ce sentiment de la justice avait été profondément blessé dans Charles Hermite, lorsque le traité de Francfort avait arraché à la France sa province natale.

Comme il connaissait beaucoup de savants allemands, l’Empereur Guillaume avait cru pouvoir lui offrir, avec de grands avantages, le rectorat de l’Université de Strasbourg. Il repoussa, bien entendu, cette proposition et continua, dans le deuil de la patrie, la série de ses découvertes.

C’est en 1873 qu’il a élucidé, dans son mémoire sur les fonctions exponentielles, un problème qui tourmentait depuis l’antiquité l’esprit des plus grands mathématiciens, et qu’il a ainsi préparé, par une voie élégante, la démonstration, longtemps cherchée, d’une impossibilité déjà pressentie par Archimède, celle de la quadrature du cercle.

Indifférent à la célébrité, il l’a vue venir à lui sans la désirer. Une maladie grave qu’il avait eue en 1856 et les religieux conseils de Cauchy l’avaient ramené à la foi de son enfance et ses croyances avaient encore fortifié en lui l’amour du savant pour une vie tranquille et solitaire. Il n’avait même pas voulu s’éloigner de ce quartier de la Sorbonne, où il lui semblait que la science avait ses autels. C’est là qu’il s’est éteint le 14 janvier 1901, après une vie tout entière vouée au culte du vrai et à la pratique du bien.

Il n’a voulu à ses obsèques ni honneurs ni discours, mais peut-être sa simplicité eût-elle accepté, malgré tout, que son nom fût glorifié dans sa ville natale redevenue française. Ce n’est sans doute pas trahir ses volontés suprêmes, que de déposer discrètement sur son berceau les palmes qu’il a écartées de sa tombe.

Autant Charles Hermite a vécu replié sur lui-même, autant Edmond About a prodigué, pendant une existence plus brève, son talent, son esprit et son activité. Né à Dieuze six ans après Hermite, il est mort à Paris seize ans avant lui, sans avoir eu le temps d’être reçu à l’Académie, qui venait de l’élire en 1884 et qui ne pouvait appeler à elle un écrivain de meilleure race. Dès son passage au Lycée Charlemagne et à l’institution Jauffret, il s’était fait, par la vivacité de son intelligence et la fidélité de sa mémoire, une réputation d’élève hors de pair et il avait, comme en se jouant, remporté au concours général les prix les plus enviés. Il est reçu à l’École normale supérieure avec des rivaux tels que Taine et Sarcey, Sarcey, qui a dit de lui : « Il était l’âme et la flamme de la grande promotion de 48. Rien ne peut effacer de moi le souvenir de cette conversation étincelante, ailée, de cet esprit toujours en mouvement, de ce pétillement de mots justes, vifs et plaisants. » Il entre à l’École d’Athènes. Il a devant lui, dans l’Université, une carrière sûre et facile, sans surprises et sans obstacles. Mais, à la chaire de seconde qui lui est offerte au loin dans un lycée de province, il préfère les incertitudes et les risques de la vie parisienne.

Il a vingt-cinq ans. Il ne se sent pas d’humeur à suivre un chemin tracé ; il est ambitieux et a soif de renommée. Il donne quelques articles de commande à la Revue de l’Instruction publique, mais il se réserve des loisirs pour écrire un livre qui force l’attention publique.

Il n’a pas séjourné à Athènes sans observer malicieusement les mœurs de la Grèce contemporaine ; il revoit ses notes, il les saupoudre de sel et les relève de fantaisie, il porte l’ouvrage à Louis Hachette, qui s’empresse de le publier, et voilà l’opinion conquise et subjuguée.

Désormais, études diverses, essais de critiques, romans, contes et nouvelles se succèdent avec une verve étourdissante et une inépuisable fécondité. C’est Tolla qui, au milieu des polémiques, monte au 50e mille ; le Roi des Montagnes ; Germaine, dont la mélancolie trouble les cœurs de lectrices innombrables ; les Mariages de Paris, dont le 77e mille ne ralentit pas le succès. Mais ces triomphes lui attirent des envieux et des ennemis et il n’est pas homme à se laisser prendre à partie sans riposter. Il entre au Figaro hebdomadaire et de là vide toutes les semaines son carquois, au grand dam de ses détracteurs. Dans les Lettres d’un bon jeune homme à sa cousine Madeleine, il raille M. de Girardin et ses collaborateurs de la Presse, Louis Ulbach et la Revue de Paris, et il écorche sans pitié tous ceux qui ont eu l’imprudence de l’égratigner. Aucun ridicule ne lui échappe, aucune hypocrisie ne trouve grâce devant lui. Pas de plume aussi fine et aussi acérée que la sienne, pas d’esprit plus vif et plus mordant. C’est bien là, comme on l’a dit cent fois, un petit-fils de Voltaire, lâché sur les sots du XIXe siècle.

Dans sa dédicace du Progrès à George Sand, n’écrit-il pas lui-même : « Je n’ai qu’un atome de bon sens, une miette balayée sous la table où Rabelais et Voltaire, ces Français par excellence, ont pris leurs franches lippées » ?

Sans doute, il n’est pas toujours infaillible et il lui arrive de commettre des injustices. Il est alors le premier à reconnaître ses torts et même à tâcher de les réparer. Ses susceptibilités et ses emportements littéraires ne l’empêchent pas d’être digne d’écrire et de signer ce Roman d’un brave homme, qui est un petit chef-d’œuvre de bon sens, de grâce et d’émotion contenue.

Très jaloux de son indépendance intellectuelle, il traverse l’Empire, avec un scepticisme qui le fait accuser de complaisance par les uns, et d’hostilité par les autres. « L’homme qui se condamne lui-même, dit-il, à louer ou à blâmer aveuglément, sur un mot d’ordre, ce qui plaît ou déplaît à son parti, commet un suicide moral.

Il n’écrit donc que ce qu’il pense, et l’Opinion nationale, qui publie maintenant ses chroniques étincelantes, plie sous le poids des communiqués ministériels. Mais comme il ne se prononce pas ouvertement contre Napoléon III, la jeunesse républicaine lui reproche ses hésitations et siffle violemment, à l’Odéon, la première de Gaëtan. Ses autres pièces, d’ailleurs, n’ont guère plus de succès et il en est réduit à les réunir sous le titre résigné de Théâtre impossible. Mais que lui importent ces échecs dramatiques ? Il les oublie vite au cliquetis des polémiques quotidiennes. Il reprend à son compte la devise de Beaumarchais : « Ma vie est un combat ». Il bataille pour le progrès économique et social, pour les améliorations industrielles et agricoles, pour toutes les œuvres qui peuvent soulager les souffrances de l’humanité. Il étudie avec une conscience très éveillée et avec une puissante faculté d’assimilation toutes les questions que ces campagnes réformatrices l’amènent à traiter. Fils d’un modeste épicier et n’ayant pour ancêtres, comme il l’écrit avec une mâle fierté, que des pauvres, des humbles et des petits, il forme le projet de composer, pour l’instruction du peuple, l’histoire des origines et des transformations des denrées qu’il a vues jadis dans la boutique paternelle. Il rédige les premières pages de ce livre et se promet d’y mettre le meilleur de lui-même. La guerre de 1870 détourne brusquement le cours de ses idées. Lorsqu’elle éclate, About a, d’abord, comme il le reconnaîtra plus tard avec tristesse, la folie de se réjouir et de se laisser gagner par l’ivresse générale. Mais, dès les premiers jours des hostilités, il part pour Strasbourg-, avec l’intention d’envoyer au Soir le récit de ses impressions, et à peine arrive-t-il sur le théâtre des combats, qu’il est désabusé. Lorrain de naissance, Alsacien d’adoption, il tremble maintenant pour Dieuze, pour Saverne et pour cette maison de la Schlittenbach qu’il a achetée en 1858 et dans laquelle il se plaît à passer l’été.

Il revient à Paris, dévoré d’inquiétude ; il y reste pendant la durée du siège, et lorsque le sacrifice est consommé, il ne peut se défendre de retourner au pays que l’Allemagne a brutalement séparé de la France et de revoir les populations captives. Après l’annexion, à l’automne de 1871, il visite Strasbourg, Colmar. Mulhouse, les campagnes d’Alsace, et dans le plus noble de ses livres, il expose les raisons de sa foi dans l’avenir. Partout il a trouvé intact le patriotisme des provinces conquises et irréductible la volonté de ne pas oublier. « Adieu, s’écrie-t-il, adieu, cher pays, adieu, jusqu’au jour où la France, ayant retrouvé ses vertus, viendra reprendre ses frontières. » Et il part l’âme bouleversée, se jurant de revenir à la Schlittenbach après la revanche, mais ne pouvant pas, dit-il, y vivre un seul mois « sous la patte du vainqueur ».

Dorénavant, About ne suivra plus, en politique, des sentiers capricieux ; après le traité de Francfort, il n’attend plus la régénération de la France vaincue que d’institutions libres, républicaines et démocratiques, et c’est la profession de foi qu’il publie dans le XIXe Siècle, le 2 mai 1872, lorsqu’il en prend la direction. Pour enraciner et acclimater la République chez un peuple qui a connu tant de régimes et de révolutions, il se donne tout entier à elle, veille sur sa croissance, la protège contre les coups de vent qui la menacent.

Au 24 mai, au 16 mai, il est au premier rang de ceux qui la défendent et c’est aux heures de tourmente que le XIXe Siècle, où il a recruté une brillante équipe de rédacteurs, a la vogue la plus retentissante. Il n’est personne qui ne le lise à Paris, et de la première ligne à la dernière, on y retrouve la marque d’About, la belle clarté française de son style, la variété de ses connaissances, la précision de son jugement, l’abondance et l’éblouissement de ses épigrammes. Vous pensez bien qu’un journaliste aussi combatif n’avait pas épargné ses traits à l’Académie française, qui est depuis longtemps accoutumée à être malmenée par les futurs candidats et célébrée par les récipiendaires. Elle ne lui avait pas tenu rigueur de ses saillies et lui avait donné le fauteuil de Sandeau. Il n’a pas eu le temps de s’y asseoir et la Compagnie a perdu l’un des plus spirituels remerciements et l’une des plus piquantes réparations d’honneur qui lui fussent réservés.

Jusqu’à sa mort, Edmond About est resté fidèle à la Lorraine et à l’Alsace. Lorsque sa pensée se reportait à l’année terrible, il sentait monter en lui une sourde colère contre la coupable carence de l’Europe. « Quand la botte de M. Bismarck pesait lourdement sur notre poitrine, écrivait-il le 8 avril 1878, nous avons répété souvent avec angoisse le mot fameux de M. de Beust : « Il n’y a plus « d’Europe ». Et vraiment il semblait que l’Europe fût morte, car elle ne voyait rien, n’entendait rien, ne sentait rien ; elle n’a pas tressailli le jour où l’homme de fer et de sang l’a amputée de la France.

Et près de cinq ans plus tard, le 8 janvier 1883, lorsqu’il décrit, dans le XIXe Siècle, les funérailles de Gambetta, comme son cœur bat à l’unisson du cœur des provinces perdues !

C’était derrière une fenêtre du ministère des Finances qu’il assistait au défilé du cortège et le hasard l’avait placé, avec les siens, entre deux familles d’annexés, l’une d’Alsace et l’autre de Lorraine. « Peut-être, dit-il, cette circonstance, ajoutée aux dispositions d’esprit que j’apportais là, m’a-t-elle troublé la vue. Cependant, je ne crois pas m’être trompé de beaucoup... Si le prince de Bismarck s’est fait représenter incognito à cette fête par quelqu’un des siens, il devra nous rendre justice. Quel progrès nous avons réalisé depuis ces jours de triste folie où l’on criait si haut : « À Berlin » ! Mais les frémissements de la foule ont une éloquence qu’on ne retrouve pas souvent dans les discours officiels. Chaque fois qu’une députation de l’Alsace ou de la Lorraine défilait devant nous en portant avec une couronne la bannière de quelqu’une de nos villes annexées, il s’élevait à droite et à gauche, de la population massée sur les trottoirs, un murmure de sympathie assez intelligible pour rassurer tous ceux qui craignaient que la France ne fût pas restée aussi alsacienne que l’Alsace est restée française. »

Et à la fin de cet article, il cite un mot du général de Galliffet : « En vous voyant passer, mon cher général, je me rappelais la belle parole que vous avez jetée à un député, notre ami. « Vous êtes ambitieux ? vous disait-il. « — Oui, Monsieur, jusqu’à la folie ! — Comment l’entendez-vous ? — Je veux avoir un jour ma statue sur une des places de Strasbourg ! » Quelques mois avant sa mort, le 18 novembre 1884, il écrit encore : « La France et l’Allemagne sont en paix depuis le traité de Francfort ; voilà qui est certain. Malheureusement cette paix est précaire et le sera toujours par la faute des Allemands. S’ils s’étaient contentés de nous battre, de nous saigner aux quatre veines, de nous arracher nos milliards, ils n’auraient pas mis l’impossible et l’irréparable entre nous. Quel que soit l’intérêt qui puisse nous conseiller un jour de rechercher et d’accepter l’alliance des Allemands, nous ne le pouvons pas ; l’histoire nous flétrirait comme une nation de pleutres. Au delà d’une frontière artificielle que le sabre a tracée dans le sang, il y a 1 500 000 Français, nos frères par la naissance, par l’éducation, par le cœur. Ils subissent, non seulement l’arbitraire administratif, les vexations d’en haut et d’en bas, le caporalisme brutal, mais ils ont la douleur que Dante n’avait pas prévue dans son Enfer, la douleur d’armer leurs enfants pour servir l’ennemi contre la patrie. Voilà bientôt quatorze ans que cela dure et ces braves gens tiennent bon ; ils espèrent toujours en nous, ils restent fidèles à la France, ils l’ont prouvé par toute l’éloquence des chiffres aux dernières élections. Eh ! bien, faisons comme eux, conservons-leur une fidélité réciproque... Gardons-nous tout entiers aux amis qui souffrent là-bas. Que la France demeure aussi bonne Alsacienne que l’Alsace est restée bonne Française, et tout ira bien. » Oui, cela avait déjà duré quatorze ans, et il a fallu, hélas ! que les braves gens tinssent bon pendant trente-quatre années encore ; et si long que fût ce supplice, Alsaciens et Lorrains sont restés Français sous le joug allemand et, lorsque nos troupes sont venues les libérer, au mois de novembre 1918, les maisons se sont, comme par enchantement, pavoisées de drapeaux tricolores et tous les yeux se sont mouillés de larmes de joie... Ni Hermite ni About ne pouvaient plus partager l’émotion de ces grandes journées et voir l’étranger chassé pour toujours de leur terre natale Mais ceux qui ont vécu ces heures d’exaltation patriotique ne les oublient pas et, si jamais d’autres en pouvaient perdre le souvenir sacré, la ferveur nationale des populations délivrées suffirait à le raviver dans toutes les âmes françaises.