Rapport sur les prix de vertu 1895

Le 21 novembre 1895

Édouard HERVÉ

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
du 21 novembre 1895

PAR

M. HERVÉ

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

On se fait quelquefois de singulières idées sur nos prix de vertu. J’ai rencontré des personnes sincèrement convaincues que l’Académie française a pour mission de couronner des rosières et qu’une partie de ses séances hebdomadaires est consacrée à les choisir. Sans doute nous tenons grand compte de la nature de mérite qui a rendu célèbre Nanterre après Salency ; mais ni celle-là, ni aucune autre n’a été l’objet exclusif que M. de Montyon a eu en vue lorsqu’il nous a chargés de reconnaître la vertu et de l’honorer. Il ne nous a pas enfermés dans une spécialité. Il a pris le mot de vertu dans son sens le plus général. Il n’a exclu aucune des actions, aucun des sentiments par où la noblesse de l’âme peut se révéler. Deux limites seulement sont mises à la liberté de nos choix : il est nécessaire que nos lauréats soient pauvres et qu’ils soient Français. Ces deux conditions remplies, nous prenons notre bien partout où nous le trouvons ; nous revendiquons, comme rentrant dans notre programme et comme répondant aux intentions de M. de Montyon et de ses généreux imitateurs le courage aussi bien que la charité, l’amour maternel aussi bien que la piété filiale, la tendresse pour l’enfance, comme le dévouement à la vieillesse, pourvu que chacune de ces vertus dépasse la mesure ordinaire du sacrifice ou de l’épreuve et s’élève ainsi à une hauteur suffisante pour devenir un exemple en même temps qu’une exception.

La ville du Havre, qui a tous les genres de succès, nous a envoyé cette année le premier de nos lauréats. Il s’appelle Perier (Léon-Louis) et il est lamaneur[1], autrement dit pilote. On devient lamaneur : on ne devient pas sauveteur. Il faut l’être de naissance. C’est une vocation : c’est celle de Léon-Louis Perier. Il sauve seul ou en compagnie, à la nage ou en canot, mais il sauve toujours. On n’a pas le droit de se noyer quand il est là. Un jour, sans l’aide de personne, il recueille dans son embarcation les seize hommes d’une batterie flottante submergée dans l’avant-port. Un autre jour, avec le petit personnel d’un canot de sauvetage dont il est le sous-patron, il dispute à la tempête pendant plusieurs heures cinq marins, formant l’équipage d’un brick anglais. Amenés à son bord, ils ne sont pas encore sauvés. Le vent est contraire et la mer démontée. Impossible de rentrer au Havre. Il faut gagner un autre port. Perier met le cap sur Honfleur : c’est là qu’après mille difficultés et mille dangers il finit par atterrir.

Il était arrivé à son vingt-huitième sauvetage et à sa soixante-quatrième année lorsqu’en novembre 1894, par un froid rigoureux, il se jetait tout habillé dans un des bassins du port, et en retirait, après avoir nagé sur un parcours de cinquante mètres, un jeune homme qui était sur le point de se noyer. Ai-je besoin de vous dire que Léon-Louis Perier a reçu, de ceux qui l’ont vu à l’œuvre, de ses chefs et de ses concitoyens, tous les témoignages officiels ou non, de reconnaissance et d’admiration ? Il a autant de médailles qu’on peut en faire tenir sur une large poitrine de marin. Il a depuis 1893 la croix de la Légion d’honneur et le décret qui la lui a conférée n’a provoqué aucune interpellation. Les services rendus par Léon-Louis Perier ne sont pas de ceux qu’on a besoin de qualifier d’exceptionnels pour empêcher le public de les croire insuffisants. Rien ne manque donc à sa gloire. Les Havrais ont pensé cependant que nous pouvions y ajouter quelque chose en proclamant le nom du brave lamaneur devant l’élite de la société parisienne, réunie sous la coupole de l’Institut. Alexandre le Grand, après avoir vaincu la Perse et conquis l’Égypte, ne se serait pas tenu pour satisfait à moins d’avoir les applaudissements des Athéniens. On attache aux vôtres le même prix et c’est à Paris que viennent se faire consacrer les réputations.

René Le Goaon, né à Bannalec (Finistère), est âgé de cinquante ans. Il a été matelot des équipages de la flotte (division de Lorient) puis préposé des douanes à Quimperlé. Il est maintenant concierge au lycée de Quimper. C’est encore un sauveteur ; il opérait autrefois en mer : il opère aujourd’hui en eau douce. Il repêche les noyés dans le Steir ou l’Odet, l’Isole, ces rivières charmantes et traîtresses qui arrosent les vertes prairies de notre Cornouailles. On l’a vu sauver le père avec le fils. On l’a vu lutter contre un noyé qui se débattait entre ses mains et le retirer de l’eau malgré lui. Nous avons la liste des personnes qui lui doivent la vie, nous avons aussi l’énumération des infirmités précoces dont il a payé ses actes de dévouement.

Quittons la Normandie ou la Bretagne et transportons- nous dans les montagnes de la Lozère. Nous voici à douze ou quinze cents mètres au-dessus du niveau de la mer. L’hiver est venu. Le haut Gévaudan est caché sous une couche de neige de plusieurs pieds d’épaisseur. Les populations vivent renfermées et attendent devant de grands feux de bois de sapin la fin des mauvais jours en consommant quelques maigres provisions mises en réserve pendant la belle saison. Les diligences ne circulent plus. Parfois même la marche des trains de chemin de fer est arrêtée.

Une catégorie d’employés ne suspend jamais son service. Le facteur rural, de son pas calme et régulier, arpente chaque jour ce désert glacé. Il vient frapper à la porte de la famille barricadée contre le froid. Il remet au vieux père, sous l’enveloppe recommandée, les économies de la fille, engagée comme servante à la ville. Parfois il trouve sur sa route un voyageur en détresse et lui apporte un secours inespéré. Le 6 janvier 1895, sur les pentes d’Aubrac, dans l’arrondissement de Marvejols, le facteur Théophile Boutevin découvre un paysan des environs, Charles Durand, couché dans la neige. Le malheureux, épuisé de fatigue et transi de froid, ne cherchait plus même à lutter contre la mort. Boutevin le relève, le guide, le soutient et finit par le ramener chez lui, à 1 400 mètres de là. Moins d’un mois après il sauve dans les mêmes conditions un autre cultivateur, André Bros, en détresse à deux kilomètres de sa maison. À peu de jours de là, dans l’arrondissement de Mende, le facteur Jean-Marie Chanial accomplissait un sauvetage encore plus émouvant. Le 13 février, alors qu’il était déjà fatigué par une longue marche, il aperçoit, perdus dans la neige, les époux Bournat, du village de Gourgous. Il charge la femme sur ses épaules, prend le mari par la main et traînant l’un, portant l’autre, près de tomber à chaque pas, finit par les mettre tous deux en sûreté, à 1700 mètres du point où il les a rencontrés.

Sur les confins de la Lozère et du Cantal, Augustine Astruc exerce la profession de sage-femme dans un chef-lieu de canton nommé Fournels. Depuis vingt-six ans qu’elle a pris son diplôme elle fait l’admiration de tous par la dignité de sa vie et par sa sollicitude pour la clientèle spéciale à laquelle elle doit ses soins. Dans ces régions montagneuses, le métier de sage-femme n’est pas seulement pénible, il est quelquefois dangereux. On vous réclame, il faut partir par tous les temps, passer par les plus affreux chemins. MllAstruc n’hésite jamais. Une nuit, elle avait été appelée pour donner des soins à la femme d’un fermier du village de Maurines (Cantal). Elle était donc à cheval dans la montagne et à côté d’elle un brave cultivateur qui lui servait de guide. Tous deux, surpris par une tourmente, restèrent plusieurs heures sans retrouver leur chemin. Mlle Astruc, dont le sang-froid ne se démentit pas un instant, n’avait qu’une crainte, celle d’arriver trop tard pour porter secours à la pauvre femme qui attendait sa venue. Souvent elle n’est pas payée. La famille est sans ressources. L’accouchée manque du nécessaire. Non seulement Mlle Astruc ne réclame rien ; mais la sage-femme devient la bienfaitrice de sa cliente. Elle lui apporte de petits secours en argent, du vin, du bouillon. Quand elle ne peut pas suffire à cette bonne œuvre, elle y associe quelques personnes charitables du voisinage, dont elle sollicite discrètement le concours. Des centaines de jeunes mères et d’enfants nouveau-nés ont dû la vie à son dévouement et à sa générosité.

Il nous faudrait beaucoup de sages-femmes comme Mlle Augustine Astruc et beaucoup de nourrices comme Mme Ballot, de Pecqueuse (Seine-et-Oise). Celle-ci a heureusement élevé, au sein ou au biberon, un total de quarante-cinq nourrissons qui lui ont été confiés, sans parler de ses treize enfants, dont neuf sont encore vivants. La dépopulation de nos campagnes ne tarderait pas à s’arrêter s’il se trouvait deux femmes aussi précieuses dans chacun de nos deux mille huit cents cantons. L’agriculture, qui manque de bras, leur devrait un monument. L’Académie ne peut que leur offrir deux de ses prix.

On s’étonne de voir chaque année les servantes et surtout les cuisinières tenir une place si considérable sur notre liste de lauréats. Nous savons qu’une prévention défavorable s’attache à cette dernière profession et qu’on fait courir, sur les personnes qui s’y consacrent, toute sorte de bruits fâcheux. On va jusqu’à dire que quelques-unes d’entre elles pourraient donner des leçons aux spécialistes les plus habiles dans l’art de présenter des comptes fictifs. L’Académie ne connaît pas cette catégorie de cuisinières. Elle n’en a jamais découvert de pareilles dans les dossiers qui lui sont adressés. Elle n’y rencontre que des femmes de bien, qui non seulement n’exploitent pas leurs maîtres, mais qui souvent se dépouillent pour eux. Vous voyez à quel point il est injuste d’englober dans une condamnation générale et sans appel toute une corporation.

Octavie Brunet, de Dunkerque, a été au service des mêmes maîtres pendant vingt-deux ans. La famille est ruinée depuis 1880. Octavie a commencé par faire à sa maîtresse l’abandon de toutes ses économies ; puis elle s’est placée au dehors comme femme de peine ; elle passe ses journées à gagner quelque chose pour faire vivre la pauvre vieille dame, et ses soirées à la soigner.

Angélique Deshayes, de Boulogne-sur-Mer, remplit le même rôle de bienfaitrice et de sœur de charité auprès de sa maîtresse infirme et ruinée. Elle lui donne asile depuis quinze ans dans une chambre qu’elle paie cinq francs par mois. Elle n’a qu’un lit. Elle ne peut même pas le partager : il est trop étroit pour deux. La brave fille ne s’y couche que pendant quelques heures pour prendre un peu de repos, retrouver des forces et retourner au travail. Le reste du temps, le lit est à sa maîtresse, comme tout cc qu’elle gagne et tout ce qu’elle a.

Marie Favreau, de Poitiers ; Marie Archambault, de Paris ; Élisabeth Bastide, du Vigan ; Gabrielle Beffrieu, d’Aurillac, sont également au nombre de ces servantes dévouées jusqu’au sacrifice. Gabrielle Beffrieu s’est même sacrifiée deux fois. Elle a soigné dix ans sa maîtresse, et après la mort de celle-ci elle s’est consacrée depuis quinze ans à son vieux maître malade et paralysé, dont la santé réclame des soins incessants.

Dans une ville de la Côte-d’Or, Stéphanie, ou, par abréviation Fanny Richard entrait, il y a vingt-deux ans, au service d’un marchand de vins. On prétend que ce genre de commerce réussit toujours. Le patron de Stéphanie Richard a donc été une exception ; car il s’est ruiné. Je suppose qu’il ne se mettait pas à la hauteur du progrès contemporain et qu’il négligeait d’utiliser dans ses chais les découvertes de la chimie. Quand il vit sa maison décliner ; il fit les derniers sacrifices pour éviter la faillite et payer tous ses créanciers. Après quoi, n’ayant plus rien et ne voulant pas donner le spectacle de sa misère dans une ville où on l’avait vu présider le tribunal de commerce, il quitta le pays et vint se cacher à Paris. C’est là qu’il mourut en 1892, laissant dans la détresse non seulement une veuve, mais une fille, un gendre et leurs quatre jeunes enfants. Plus tard le gendre a été heureux de trouver un emploi subalterne à 90 francs par mois ; mais au moment de la mort de l’ancien président du tribunal de commerce, le dénûment de la famille était absolu. Un matin qu’il n’y avait pas de pain à la maison, un des jeunes enfants, le petit Georges, alla vendre de vieux chiffons pour cinq sous, et des bouteilles vides pour dix sous.

Depuis de longues années Stéphanie Richard ne touchait plus la moindre parcelle de ses gages. Elle ne croyait pas faire assez pour ses maîtres. C’est alors qu’elle eut l’idée de les quitter, de chercher une place et de gagner des gages pour les en faire profiter. Elle partit clone pour son pays. Elle n’avait même pas d’argent pour le voyage. Un homme de bien, ému envoyant tant d’abnégation chez cette brave fille, lui paya son billet de chemin de fer.

Trois ans se sont écoulés depuis le départ de Stéphanie Richard. Elle travaille, elle économise pour ses maîtres ruinés. Elle ne pense pas seulement à leurs besoins matériels. Cette servante a le cœur d’une reine. Elle apprend que le petit Georges va faire sa première communion. Elle se dit qu’il n’aura pas un livre de messe convenable ; elle lui en expédie un, en même temps qu’un costume pour le grand jour. L’enfant est dans la joie. Il lui écrit : « Ma chère Fanny, je te remercie de tout ce que tu m’as envoyé. Mon vêtement m’allait très bien et les souliers aussi. Le livre est bien joli. Tu m’as vraiment trop gâté. J’ai bien prié le bon Dieu pour toi. » Et comme il remplit en ce moment l’office d’enfant de chœur dans une chapelle de la rue de Douai, il ajoute : « Je vais servir tous les matins ma messe à cinq heures et demie. J’ai bien envie de dormir. Maman Louise (sa grand’mère) a bien de la peine à me réveiller. »

La grand’mère, dans sa correspondance, parle également de ces messes matinales : « Mon Georges ne va pas mal ; tous les matins nous sommes levés à cinq heures et quart. Il se lève courageusement. » Elle aussi, elle est l’objet des attentions délicates de son ancienne servante. Stéphanie Richard, en lui envoyant des vêtements, y a joint quelques fleurs : « Merci, lui écrit-elle, ma chère Fanny, pour votre ravissant bouquet qui embaume. » Parfois elle la gronde de se priver de tout. Elle n’est pas seule à lui tenir ce langage. Des personnes qui veulent du bien à Stéphanie Richard blâment ce désintéressement qui va jusqu’à l’imprévoyance. Elle a cinquante ans, elle ne pourra peut-être pas toujours travailler. Elle a tort de ne rien mettre de côté pour ses vieux jours. Stéphanie écoute, ne répond rien, et poursuit, avec une douce obstination, la tâche qu’elle s’est donnée.

La conduite du gardien de la paix Finance n’est pas moins héroïque. Il a passé six ans auprès d’un député que l’exercice du mandat législatif avait rendu fou. Au début il ne faisait que remplir un devoir professionnel. Ancien militaire, il venait d’entrer en qualité de surveillant à l’asile de Prémontré, près de Laon. C’est là qu’il vit arriver cette victime du régime parlementaire, à la personne de laquelle il fut attaché. Au bout de quelque temps l’état du malheureux s’améliora. Depuis qu’il n’était plus au Palais-Bourbon il avait cessé d’être dangereux. On le rendit à sa famille, composée de sa femme et de son beau-père octogénaire ; mais on ne pouvait lui laisser qu’une demi-liberté, car il était loin d’être guéri. Finance l’accompagna. Cependant les ressources de la famille s’épuisaient. Les services du surveillant ne pouvaient plus être payés. On le remercia en demandant et en obtenant pour lui un poste de gardien de la paix. Le bon Finance n’entendait pas abandonner pour cela son malade, dont l’état s’aggravait de nouveau et auquel ses soins étaient plus nécessaires que jamais. Le député habitait Fontenay-sous-Bois, tandis que le gardien de la paix était en résidence à Pantin. Finance accomplit alors le tour de force suivant. Chaque jour, dès que son service le laissait libre, il franchissait en une heure et demie la distance qui sépare Pantin de Fontenay, allait rejoindre son malade, le soignait comme un enfant et le guidait dans de longues promenades à travers les bois. Puis il faisait la même route en sens inverse et se trouvait à son poste le lendemain matin. Ses chefs furent si touchés de son dévouement qu’ils l’attachèrent à la brigade de Vincennes pour le rapprocher de son malade. Tous les soins de Finance ont été inutiles. Le député a dû être placé de nouveau dans un asile d’aliénés. Sa femme est morte de chagrin. Le beau-père survit, sans ressources, atteint par l’âge et par la cécité. Finance et sa jeune femme veillent sur lui. D’autres adoptent, un enfant. Ces braves gens ont adopté un vieillard, et leur affection adoucit la tristesse de ses derniers jours.

On peut se demander, et plus d’un parmi vous s’est certainement posé cette question, si des legs spéciaux étaient indispensables pour récompenser les vertus de famille. La tendresse d’une mère pour ses enfants, le culte pieux et reconnaissant dont elle est entourée par eux, sont si naturels et je puis ajouter si universellement répandus, en dépit de quelques monstrueuses exceptions, qu’ils ne semblent pas avoir besoin d’être encouragés. Les auteurs de ces legs ont pensé à certaines épreuves matérielles ou morales qui rehaussent parfois, en les entourant de difficultés, même la piété filiale et même l’amour maternel. Ils ont pensé aussi, en dehors de la ligne directe, à des degrés de parenté où le sacrifice, moins obligatoire, devient plus généreux et plus touchant. À qui de nous n’est-il pas arrivé d’apercevoir, dans un intérieur ouvrier ou bourgeois, gêné ou aisé, une femme qui a oublié de vivre pour elle-même en se consacrant à ses sœurs ou frères, à ses nièces ou neveux ? Elle a été jeune ; elle est peut-être encore belle ; niais ses cheveux blonds ou bruns commencent à grisonner. Depuis longtemps rien de ce qui vient du dehors ou de ce qui peut y attirer, n’existe plus pour son cœur, qui pourtant ne s’est pas refroidi, mais dont la chaleur, semblable à un foyer qui n’éclaire et ne réchauffe que la maison, se concentre sur ces enfants que suivant l’expression du poète elle n’a point portés dans son sein.

Au milieu du rude hiver de 1834, un fermier du canton de Montsalvy, dans le Cantal, mourait jeune encore. Il se nommait Carrier. Sa veuve dut abandonner la ferme. Le défunt lui laissait pour tout héritage une miche de pain et sept enfants, dont l’avant-dernier, une fille, s’appelait Jeanne et avait alors trois ans. Les cinq aînés entrèrent en service, la plupart pour la vie scellement, comme on disait, c’est-à-dire sans gages. La veuve dut travailler aux champs pour la somme de six sous par jour. Elle gardait à sa charge ses deux plus jeunes enfants. Dès que Jeanne eut un peu grandi et qu’elle put travailler de ses pauvres petites mains, elle se mit en service à son tour. Il faut croire que dès cette époque elle montrait des qualités exceptionnelles ; car elle eut tout de suite des gages. Elle gagnait trois francs par an et une robe de toile par-dessus le marché. Peu à peu on l’augmenta, et elle trouva le moyen de faire des économies, qu’elle envoyait à sa mère, il est vrai qu’elle se privait de tout et qu’elle attendit d’avoir l’âge de quinze ans pour s’acheter ses premiers souliers. Encore les ménageait-elle à ce point que lorsqu’elle allait à la messe, elle les portait, durant un trajet de deux kilomètres, non pas à ses pieds, mais sous son bras, et ne les chaussait qu’au moment de pénétrer dans l’église.

À trente-trois ans, elle entrait comme servante à l’hospice d’Aurillac. Elle y est encore aujourd’hui. Les gages étaient modiques ; mais à côté des trois francs par an du début, c’était la richesse. Sa première pensée fut de la partager avec sa mère. Surtout elle voulut lui faire connaître un raffinement d’existence qu’elle-même avait ignoré jusque-là. Elle venait d’apprendre par une expérience personnelle et inédite ce que c’est que de dormir sur un matelas. Dès qu’elle put acheter de la laine en quantité suffisante, elle l’envoya au logis maternel en indiquant la manière de s’en servir. La mère Carrier fut scandalisée. Coucher sur de la laine quand on peut en faire de bons et chauds vêtements, quelle folie, quelle prodigalité ! « Ma fille se dérange. disait la bonne vieille, elle devient fière.» Et pour lui donner une leçon d’économie, elle fila toute cette laine et en fabriqua des habits pour ses autres enfants. Jeanne persista. Cette fille de l’Auvergne n’était pas d’une race et d’un caractère à se décourager. Elle acheta une nouvelle provision de laine ; mais elle ne s’exposa pas cette fois à ce qu’on en tirât des vestes et des culottes. Elle envoya le matelas tout fait, et l’on fut bien obligé de l’accepter.

Après sa mère, toute sa famille a été l’objet de sa tendre et affectueuse sollicitude, qu’elle a répartie sur trois générations. Le noir, de tante Jeanne, par lequel la désignent non seulement ses neveux et nièces, mais tous ceux qui la connaissent, rappelle cette continuité de dévouement. Tante Jeanne est modeste ; elle seule ignore tout ce qu’elle vaut ; elle s’étonne quand on le lui dit ; elle ne parle jamais du bien qu’elle fait. Pour nous le révéler il a fallu qu’on organisât autour d’elle et à son insu un petit complot.

Vous pourriez croire qu’une vertu aussi délicate ne se rencontre qu’à l’hôpital. Vous vous tromperiez. Nous allons en trouver une seconde édition au Crédit foncier. Madeleine Flick est cuisinière chez l’un des deux sous-gouverneurs de ce grand établissement de crédit. On peut la placer à côté de Jeanne Carrier : c’est le même dévouement à la famille, c’est la même élévation de sentiments. Le cadre seul et les conditions d’existence diffèrent : Madeleine a de plus gros gages que Jeanne, mais elle a aussi de plus lourdes charges. Tout coûte cher à Paris, même la vertu. Ce ne sont plus les tarifs modestes d’Aurillac. Rien que dans une seule maison d’éducation, elle a pavé pour deux de ses neveux plus de quatorze cents francs. Or, elle a élevé presque toute sa famille privée de chef par la mort prématurée du père. La récompense que nous attribuons à cette vertueuse fille est bien insignifiante à côté de ses mérites exceptionnels. Heureusement elle est déjà récompensée d’une autre manière et bien mieux que par nous : elle voit grandir et prospérer, après bien des difficultés et des épreuves, cette famille qui lui doit tout. Une de ses sœurs, religieuse, un de ses frères, jeune prêtre, prient pour elle ; ce dernier s’est fait missionnaire dans l’Afrique orientale. Il y propage tout à la fois l’influence de la France et celle du catholicisme, indissolublement unies dans ces régions, comme dans tous les pays étrangers.

Un dernier trait achèvera de vous faire connaître Madeleine Flick. Dans une lettre de M. le sous-gouverneur du Crédit foncier, je lis cette phrase, que je livre à vos méditations : « Je n’ai pas besoin de dire qu’elle est de la probité la plus scrupuleuse et que si j’avais un reproche à lui faire, ce serait d’être parfois à cet égard d’une susceptibilité un peu trop ombrageuse. » Je ne connais pas personnellement M. le sous-gouverneur du Crédit foncier ; mais la nature de ses fonctions et les rapports qu’il a eus avec tant de personnes aussi différentes par leur condition que par leur caractère, me paraissent lui donner une compétence toute spéciale pour se prononcer sur la délicatesse en matière d’argent.

La charité, chez les femmes surtout, a des trouvailles ingénieuses : elle prend des formes imprévues. Mme Planté, née Lagardère, de Damazan (Lot-et-Garonne), avait été placée fort jeune à la tête de l’hospice établi dans ce chef-lieu de canton. Les ressources de la charité locale étant alors très restreintes, la commission administrative s’étonnait de voir l’établissement suffire à peu près à toutes les nécessités. On eut l’explication du mystère lorsqu’on examina les comptes de plus près. Mme Planté ne se contentait pas d’administrer l’hospice : elle le subventionnait. Elle comblait à ses dépens le déficit. À comprendre et à pratiquer de cette façon l’administration de l’assistance publique, elle a naturellement écorné dans une forte proportion le petit patrimoine qu’elle possédait.

Mme Delefosse et Mme Châtelain, depuis plus de trente ans, se sont faites garde-malades volontaires et gratuites, l’une dans le Nord, Wattignies-Lille, l’autre dans la Sarthe, à Gesne-le-Gaudelain. Elles secondent les médecins, posent les emplâtres et les sangsues, veillent auprès des accouchées, cherchent de bonnes nourrices pour les enfants nouveau-nés, ne reculent ni devant les maladies contagieuses ni devant les épidémies. Elles habitent au milieu de populations ouvrières dont la reconnaissance s’exprime de la manière la plus sincère et la plus naïve tout à la fois. Quand ces braves gens rendent témoignage des vertus de Mme Delefosse ou de Mme Châtelain, il est visible que personne ne leur a dicté leur déposition ou n’y a collaboré. Le style et l’orthographe portent un cachet d’indéniable authenticité.

Une Bretonne, Sophie Renot, voulait se faire petite-sœur des pauvres. Elle avait la foi, elle avait la vocation : elle n’avait pas la santé. Après trois mois de noviciat, on lui déclara qu’elle ne devait pas songer à prononcer ses vœux ; que, faible comme elle l’était, elle ne pourrait supporter cette vie si dure, ces fatigues, ces privations. Bref, on la renvoya dans le monde, je veux dire parmi les pêcheurs de Douarnenez. Dans cette population de huit à dix mille âmes, où il n’y a presque pas un homme qui ne soit marin, on voit constamment des familles privées de leur chef par des sinistres en mer. Sophie Renot recueille les orphelins. Pour les plus petits, elle paie les mois de nourrice. Quand ils sont sevrés, elle les installe chez elle. Elle en prend le plus qu’elle peut : cinq ou six en même temps. Elle a des trousseaux de différentes dimensions, qu’elle fait porter successivement par chacun de ses pupilles. Quelquefois, pendant qu’elle loge, habille et nourrit les enfants, elle donne encore un secours à la mère, malade et hors d’état de gagner sa vie. Vous comprenez qu’elle n’a pas les moyens de faire tant de bien sans être secondée. Elle quête pour ses protégés. Elle quête surtout lorsqu’il s’agit de trouver une grosse somme d’un seul coup : 300 francs pour faire entrer à la Providence de Quimper une grande fille qui erre à l’aventure le long de la mer. Ne croyez pas qu’elle soit toujours bien reçue. Il y a des personnes qui trouvent qu’on la voit arriver trop souvent : « Vous nous ennuyez, mademoiselle Sophie ; ce n’est pas raisonnable : vous finirez par avoir à votre charge tous les mendiants et tous les orphelins du pays. » Elle, sans s’échauffer : « Je suis fâchée, madame, de vous avoir contrariée. Je m’en vais ; mais je suis sûre que la prochaine fois vous ne me refuserez pas. Ce sera toujours, vous le savez, pour les pauvres du bon Dieu. » Voilà près de quinze ans que Sophie Renot est la petite-sœur laïque, mais très chrétienne cependant, des pauvres de Douarnenez.

Je vous tiendrais ici trop longtemps si j’entreprenais de vous raconter tous les épisodes touchants ou naïfs dont se compose la vie de chacun de nos modestes héros du bien. Vous voudrez certainement les lire dans notre livret annuel où personne n’est passé sous silence, où aucun détail n’est omis.

Je vous tiendrais plus longtemps encore si j’élargissais le cercle qui nous a été tracé par nos donateurs ; si je ne me bornais pas à vous entretenir des pauvres qui secourent d’autres pauvres si je vous parlais par exemple d’une grande dame, morte il y a peu d’années, qui a laissé aux malheureux une fortune et comme maison de retraite un palais. ou bien de deux frères qui lui ont fait une noble concurrence et dont l’un, heureusement, est encore vivant : on bien de ce doyen d’une de nos assemblées parlementaires, qui donne chaque année aux œuvres charitables par centaines de mille francs, et sur la poitrine duquel M. Félix Faure attachait l’autre jour la rosette d’officier de la Légion d’honneur, au milieu d’un peuple de vieillards secourus et consolés par les bienfaits de la fondation Laubespin.

La charité, dans l’ensemble de ses œuvres si généreuses et si efficaces, méritait de tenter un écrivain. Elle en a tenté au moins deux dans notre compagnie. L’un n’est plus parmi nous et je pense souvent avec émotion à cet esprit original et à ce brave cœur qui s’appelait Maxime Du Camp. C’est lui qui m’a souhaité ici la bienvenue. C’est lui qui m’a introduit et guidé dans la commission des prix de vertu, aux travaux de laquelle il s’intéressait passionnément. Aujourd’hui encore j’ai peine à ne pas le chercher des veux à cette place où il s’asseyait chaque année, non pas pour écouter, car son oreille fatiguée lui refusait le service. mais pour suivre sur le manuscrit le discours consacré à l’éloge de ceux qu’il regardait un peu comme ses clients, les lauréats de nos fondations Montyon, Souriau, Marie Lasne, Honoré de Sussy, Gémond, Camille Favre, Letellier, Lelevain, Émile Robin, Lange, Buisson, Laussat, Peltier, Louise Boutigny, Lecocq-Dumesnil et Le Villain.

L’autre nous reste. L’auteur de l’Enfance à Paris, de Misère et Remèdes, est jeune et plein de vie, homme Maxime Du Camp, il a le savoir et la flamme, l’amour des nobles études dont il s’occupe et assez de loisir pour s’y consacrer. Nous espérons qu’il les poursuivra longtemps. La matière ne lui manquera pas. Le sujet se renouvelle sans cesse. La charité participe de la nature et s’associe au sort des institutions qui l’entourent. Elle a ses vicissitudes et même ses révolutions. Elle subit l’influence des temps et des événements. Tout se tient et marche du même pas clans la vie des nations. Elles passent par des époques de langueur pour entrer ensuite dans des périodes d’activité. Tantôt les forces d’un pays sont comme déprimées ; tantôt, après être restées quelque temps repliées sur elles-mêmes, elles se relèvent vigoureusement.

La première moitié de notre XVIIe siècle est une de ces périodes privilégiées où tout se développe en même temps. La France est comme un arbre gonflé de sève et dans les branches duquel fermente la vie. Rien n’est achevé : tout est commencé. Le soleil de Louis XIV ne s’est pas encore levé : mais l’aube qui le précède et l’annonce éclaire déjà l’horizon. C’est le matin d’un beau jour.

C’est le moment où Richelieu, par ses négociations avec les villes du Rhin et par ses traités avec les petits princes de l’Empire. prépare la réunion de l’Alsace à la France ; où la tragédie héroïque sort tout armée du cerveau d’un Corneille : où Turenne et Guébriant, Gassion et Fabert Font leurs premières armes, pendant qu’un jeune prince du sang grandit pour égaler un d’entre eux, pour surpasser les autres, pour être appelé par ses contemporains Monsieur le prince le héros, par la postérité le grand Condé, pour trouver enfin après deux siècles, dans sa maison, un historien digne de lui. C’est aussi moment où un prêtre d’humble origine, dont l’enfance s’était passée à garder des troupeaux dans les pacages de la plaine de Dax, mais qui n’en avait pas moins conquis par ses vertus la confiance et le respect de tout ce qu’il y avait de plus haut placé à Paris, donne à la charité française une impulsion qui ne devait plus s’arrêter jusqu’à nos jours, transforme des femmes élégantes et délicates en visiteuses des pauvres et en servantes des malades, suscite ou crée quatre ou cinq œuvres admirables, dont une seule aurait suffi pour immortaliser monsieur Vincent, comme on disait alors, saint Vincent de Paul, comme nous disons aujourd’hui.

Ne craignez pas qu’à l’abri du nom respecté d’un saint j’abuse de la situation pour vous faire une homélie ou un sermon. Outre que les homélies n’ont pas très bonne réputation depuis l’archevêque de Grenade, outre qu’un sermon mal placé, comme il serait ici, pourrait vous rebuter, je ne me sentirais pas digne de parler au nom de la religion. Il me sera permis cependant de rappeler, à titre de vérité historique, que ce grand sentiment de compassion pour l’humanité souffrante, qui inspire de si hautes vertus, est un sentiment d’origine chrétienne. Qui donc a dit le premier : « Heureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés... Il est plus doux de donner que de le revoir... Ne vous amassez pas de trésors dans la terre, où la rouille les rongera, où les voleurs viendront vous les dérober. Amassez-vous des trésors dans le ciel ; là où est votre trésor, là aussi, est votre cœur. » Ces maximes sont devenues la doctrine morale du monde moderne, et non pas seulement aujourd’hui du monde chrétien, mais du monde civilisé tout enfler, une doctrine qu’on ne pratique pas toujours, mais que personne ne peut se défendre d’admirer, et qui réconcilie les nobles âmes, sans distinction d’origine dans la communion universelle de la charité.

On fait pourtant à cette doctrine une objection. À prêcher le renoncement, à exalter la pauvreté, ne risque-t-on pas de détruire le sentiment de l’intérêt personnel, d’éteindre cette excitation qui lance l’humanité à la conquête du monde matériel, et de compromettre ainsi la destinée terrestre des sociétés, qui est de travailler, de produire et de prospérer ? Quelle brèche aux lois de l’économie politique ! Quelle menace pour le développement de la richesse des nations ! Qu’on se rassure : l’intérêt personnel peut se tromper parfois de route ; mais on n’a pas à craindre qu’il disparaisse de cette terre. On trouvera toujours des hommes courageux pour acheter des mines d’or. La pente de la nature humaine n’est pas de se sacrifier, et le mépris de la richesse ne deviendra jamais assez général pour être un danger public.

Toute grande doctrine propose à l’homme un but élevé, auquel il atteint bien rarement, mais qui, en lui demandant des sacrifices, devient l’instrument de son perfectionnement moral. C’est le dévouement qui ennoblit la vie, et il faut croire à quelque chose pour se dévouer.

Est-il vrai que le temps approche où l’on ne croira plus à rien ? On le dit beaucoup. Nous n’entendons parler que de doctrines qui s’écroulent et d’illusions qui s’évanouissent. Il parait que les choses se passent ainsi à chaque fin de siècle. C’est une crise qui revient tous les cent ans ; mais je remarque qu’elle finit toujours par se limiter à faire une sélection entre les idées qui gouvernent le monde et à séparer la vérité de l’alliage qui l’altère et la ternit. On a proclamé la banqueroute de la science : mais il est bien entendu que l’arrêt ne s’applique pas à la science d’un Claude Bernard ou d’un Louis Pasteur. On a proclamé la banqueroute de la Révolution ; mais on ne proclamera pas la banqueroute de la liberté. On ne proclamera pas la banqueroute de la vertu. On ne proclamera pas la banqueroute du patriotisme : vous venez de voir nos braves petits conscrits, à Madagascar, mourir aussi simplement et aussi héroïquement que, dans un autre temps, les vieux soldats du grand Empereur. C’est une fière réponse aux accusations de décadence adressées à notre race. On peut nier bien des genres de supériorité ; mais la grandeur morale poussée jusqu’au sacrifice de soi-même impose aux plus frivoles le respect, aux plus sceptiques l’admiration.

 

[1] LAMANEUR, n. m. Pilote qui connaît particulièrement l’entrée d’un port et qui y réside pour conduire les navires à l’entrée et à la sortie. Adjectivement, Pilote lamaneur. [Définition du Dictionnaire de l'Académie française, 8e édition].