Discours sur les prix de vertu 1884

Le 20 novembre 1884

Édouard PAILLERON

DISCOURS

DE

M. PAILLERON

CHANCELIER
20 novembre 1884.

 

MESSIEURS.

En nous léguant le pieux devoir de recueillir, chaque année, et de révéler solennellement les actes de la Vertu, M. de Montyon, j’imagine, ne songeait pas seulement à la récompenser. — quelle récompense humaine atteindrait à la hauteur de son mérite ? — ou à la louer, — qu’ajouterait le plaisir d’un éloge à la joie d’une bonne action ? — Il avait une autre et double visée : d’abord lui susciter des protecteurs — par une sorte de contagion du Bien, —puis, la faire aimer davantage en la faisant mieux connaître.

Nous comptons à cette heure beaucoup de fondations semblables à celle de M. de Montyon. Il a donc atteint son premier but. Mais le second ?... Sommes-nous plus vertueux qu’on ne l’était de son temps, le sommes-nous moins, le sommes-nous même encore ?

Je pose mal la question. « Vertueux » est un qualificatif tombé en désuétude. Il nous paraît avoir, maintenant, je ne sais quoi de bourgeois, de suranné, de fini qui froisse notre amour-propre et même un peu notre coquetterie. Il est certain que, pour ma part, je n’oserais jamais aujourd’hui, comme on le faisait couramment autrefois, appeler une femme « ma vertueuse amie », — surtout si elle est jeune ; — ni un de mes congénères « homme vertueux », — surtout s’il est vieux. Depuis Robespierre et Saint-Just, les Français ne veulent plus être vertueux.

Parlons donc autrement et demandons-nous si nous sommes vraiment aussi mauvais qu’on le dit, aussi mauvais que nous nous plaisons à le dire nous-mêmes.

Messieurs, c’est un singulier peuple que le nôtre !

Certes, il est aussi richement doué que pas un au monde. Comme le prince de ces contes charmants, au récit desquels La Fontaine prenait un plaisir extrême, il semble que toutes les fées aient été conviées à son baptême, et que toutes l’aient comblé de leurs dons. Eh bien, Messieurs, il faut qu’on en ait oublié une, comme d’habitude, car tout ce que ces marraines ont fait pour leur filleul tourne contre lui. Il y a une fée qui n’a pas été invitée, tenez-le pour certain. Elle a voulu se venger de cette injure, et, la cérémonie terminée, elle est apparue grotesque et redoutable ; puis, s’avançant vers le berceau, elle a dit à l’enfant : « Je suis la fée Ridicule, et, parce que les autres n’ont pas pensé à moi, tu y penseras toujours, et, parce que tu y penseras toujours, tu cacheras soigneusement les qualités que tu as, pour montrer les défauts que tu n’as pas : Tu es doux, et l’idée seule d’avoir l’air soumis fera de toi un révolté ; gai, et, dans la crainte de paraitre léger, tu deviendras lourd ; fin, et l’ambition d’être fort te rendra grossier ; tu aimes ce qui est beau, et tu seras impressionniste ; tu aimes ce qui est délicat, et tu seras naturaliste ; tu aimes ce qui est honnête, et tu feras de la politique. Tu appelleras ta sensibilité : névrose, et ta fierté patriotique : chauvinisme. Pour ne pas être dupe des sentiments, tu le seras des mots. Croyant, tu joueras le sceptique et tu resteras crédule : tu trouveras au-dessous de ta raison d’adorer le Dieu qui t’a fait, parce que tu ne le vois pas, et tu adoreras des hommes que tu verras trop et dont tu feras des dieux, quitte à les défaire pour en refaire d’autres à leur place. Aimant, tu nieras l’Amour tout haut, tu le traiteras de nécessité physiologique ; tout bas, tu l’honoreras et le serviras dans ton cœur, car l’Amour sera la vraie religion de la majorité des Français, — avec plus de pratiquants que de croyants, peut-être. Enfin, tu donneras chez toi, à la femme, une place qu’elle n’aura chez aucun autre peuple : tu aimeras les enfants plus qu’aucun ne les aime : tu paieras les impôts mieux qu’aucun ne les paie, — tu en paieras même davantage. — et tu regarderas comme une insulte qu’on t’appelle bon citoyen, bon époux et bon père, fût-ce sur ta tombe ! »

Ainsi dut parler. Messieurs, la fée qui n’avait pas été invitée, et sa malédiction pèse encore sur nous. C’est pourquoi je vous demanderai de récuser notre propre témoignage dans notre propre cause. Quand un Français dit du mal de lui, ne le croyez pas : il se vante.

D’autre part, si, négligeant ce que l’on dit, on s’en tient à ce que l’on voit, M. de Montyon aura eu tort, je l’avoue. Que voit-on, en effet, de notre société ? Qu’est-ce qu’elle montre d’elle ? Qu’est-ce qui sollicite presque exclusivement l’attention, s’impose à elle et l’accapare ? Qu’est-ce qui défraie nos conversations, alimente la chronique, inspire nos romans, fait nos modes, représente-nos goûts, nos habitudes, nos mœurs, grâce à une publicité vorace et qui fait ventre de tout ? Qu’est-ce qui est nous, enfin, pour ceux qui ne nous connaissent pas ?

C’est ce ramassis d’hôtes étranges, de toute race, de toute religion, de tout pays, — même du nôtre ; — mais qui n’ont, en réalité, ni pays, ni religion, ni race ; en dehors de nos devoirs, au-dessus de nos préjugés, réunis chez nous pour leur amusement ou leur intérêt : millionnaires exotiques, gentilshommes d’outre-mer aux aventures épiques, aux fortunes tapageuses. à l’existence retentissante, qui n’ont de caché que leur origine : gens de plaisir dont les succès aux courses prennent des allures de victoires nationales, et les erreurs au jeu des proportions de malheurs publics ; désœuvrés qui se vengent de leur ennui par des mots cyniques ; déclassés qui, ne pouvant rien être, veulent que rien ne soit ; personnalités bruyantes, turbulentes, encombrantes, enragées de célébrité, toujours en vue, toujours en scène, se prêtant à toutes les curiosités, s’offrant à toutes les enquêtes, usant de tous les moyens, depuis le scandale jusqu’à la dynamite, pour faire leur trou dans cette mêlée d’ambitions exaspérées et de vanités folles Voilà. Messieurs. — sans parler du reste, — le monde qui s’agite et passe à la surface de notre monde ; voilà ceux qui donnent, par le bruit qu’ils mènent, l’illusion de leur nombre, et produisent, par la place qu’ils occupent, le mirage de leur importance, au point de faire croire qu’ils sont la nation elle-même. C’est d’après ceux-là qu’on nous juge, et qu’aux heures de découragement, nous avons le tort de nous juger, nous aussi.

Mais, Messieurs, la mer n’a pas que son écume et ses vagues, que sa surface brillante sous le soleil, éternellement agitée par la folie des brises ou la colère des tempêtes ; elle a aussi ses profondeurs invisibles et tranquilles où dorment les trésors de sa force : où se combinent incessamment les éléments de sa vie, où s’accumulent les travaux patients de ces infiniment petits qui font les assises des mondes, où s’élabore enfin l’œuvre mystérieuse et féconde de ses destinées.

De même que dans le Français il y a deux hommes, il n’a deux peuples dans ce peuple. Derrière celui qui se montre, il y en a un autre, le vrai celui-là, en qui bat encore le cœur de notre race, en qui s’épanouit encore la flore de ce sentiments simples, de ces vertus nécessaires sans lesquels une nation ne pourrait pas vivre : j’en sais encore parmi nous. Dieu merci, qui ont d’autre but que l’argent, d’autre ambition que le succès, d’autres passe-temps que le plaisir ; qui veulent, qui pensent, qui croient, qui espèrent, et donnent, sans compter, leur intelligence, à la grandeur du pays, leur travail à sa richesse, leur vie à sa défense et leur dévouement à ses misères !

C’est au plus bas de ces profondeurs, c’est parmi les plus ignorés, les plus dédaignés, les plus humbles de cette élite obscure que je vais vous conduire. C’est de leurs luttes sans gloire, de leurs bonnes actions sans écho que, chaque année suivant le vœu de M. de Montyon, l’un de nous vient vous parler et que je viens vous parler à mon tour.

Au moment de commencer ce long récit, je suis pris d’une crainte. Elles sont bien nombreuses, ces bonnes actions ! J’ai peur qu’il en soit d’elles comme de ces beaux bijoux ardemment désirés, jusqu’au jour où le joaillier nous en montre d’autres pareils en telle quantité que notre admiration s’émousse et que nous nous étonnons de notre désir. Et puis, la vertu est si semblable à elle-même ! Elle est la santé de l’âme, et, s’il y a mille manières d’être malade, il n’y en a qu’une de se bien porter. Mais j’espère que vous lui pardonnerez d’être fréquente, parce qu’elle n’en est pas moins toujours rare ; et, parce qu’elle est belle, que vous ne lui en voudrez pas d’être toujours belle.

Charité, Devoir, Héroïsme, ce n’est que sous ces trois formes, Messieurs, que je peux vous montrer la vertu. Encore les trouverez-vous, le plus souvent, confondues l’une dans l’autre. Ainsi, j’ai constaté que, presque toujours, c’était par le Devoir que commençait la Charité. On est une fille pieuse, une sœur dévouée, on donne à ses parents pauvres ou malades son tempe, ses soins, le peu d’argent que l’on gagne ; puis, peu à peu, le zèle s’allume, l’âme s’agrandit, et, après sa famille, qui, si nombreuse qu’elle soit, a pourtant ses limites, on appelle à soi cette grande famille des déshérités qui, elle, n’en a pas. Après avoir donné, on se donne ; le Bien est un engrenage : une fois le cœur pris, il faut que tout l’être y passe. C’est l’histoire de Mlle Ryder et de bien d’autres.

Mlle Clémentine Ryder est née à Dieppe en 1830. Elle a donc aujourd’hui cinquante-quatre ans. Elle était sans fortune et l’aînée de douze enfants qu’elle a élevés d’abord, soutenus ensuite. Mais ceci n’est rien dans sa vie... Que de sacrifices pourtant ! Et ne pas même s’y arrêter ! quel éloge ! À vingt ans, elle entra comme institutrice dans une famille riche. Pour elle, c’était le luxe ; pour ses parents, l’aisance. Elle eût pu s’en tenir là. Mais le bien qu’elle ne fait pas la tourmente. Aux heures de loisir, elle visitait déjà les malades chez eux elle finit par se glisser dans les hôpitaux : puis, ses pauvres augmentant, ses ressources diminuant, elle en arriva insensiblement à sacrifier à sa vertu exigeante comme un vice, sa situation, son bien-être et jusqu’à sa fierté : elle demanda l’aumône pour faire l’aumône... elle mendia !

Ce n’est pas tout. Au bout de quelque temps, Mlle Ryder, dont l’intelligence n’est pas moins grande que le cœur, se dit qu’au lieu de secourir la misère, mieux vaudrait peut-être la prévenir, et elle rêva de recueillir les enfants abandonnés, ceux que le vice tient déjà, ou qu’il guette, et, parmi ceux-là, les plus exposés : les petites filles. En 1877, dans une rue du vieil Amiens, elle fonda une « maison de refuge pour les mineures sans ressources ».

Quand je dis « fonda », je devrais dire « ouvrit », et quand je dis « maison » je devrais dire « boutique », peut-être même échoppe ; enfin, mettons « refuge ». Elle y amena d’abord deux petites malheureuses ramassées dans la rue. Puis d’autres, puis d’autres encore. Et à mesure que ce petit monde s’entassait dans l’asile étroit, il fallait se serrer, partager, s’entr’aider. Mais la directrice avait déjà su établir, entre ces enfants, un courant d’émulation tel que, pour eux, la privation était une gourmandise et le sacrifice une récompense. Quand on était sage, on pouvait donner un de ses matelas à une nouvelle venue, et quand on était très... oh ! mais alors très sage, la moitié de son maigre repas.

Peu à peu, le succès vint, l’œuvre grandit, l’échoppe devint réellement une maison. Au lieu d’une douzaine d’enfants, Mlle Ryder en eut vingt, trente, cinquante à soigner, à nourrir, à habiller, à instruire. Du reste, aucune ressource. Comment faisait-elle ? Je l’ignore. Tout ce que j’en sais, c’est que, chaque matin, on la voyait, comme on la voit encore, par la ville, poussant devant elle une voiture à bras, s’arrêtant devant les fournisseurs charitables ou faciles, récoltant ou achetant, à bas prix, les déchets de leurs comestibles et les morceaux inférieurs. Le reste est le secret de la charité.

Aujourd’hui, elle a 70 pensionnaires, soixante et dix ! De ressources, bien entendu, pas davantage. Croyez-vous, pour cela, qu’elle ferme sa porte ? Elle l’ouvre, au contraire, plus grande que jamais. Et ce ne sont plus seulement les mineures abandonnées qu’elle accueille à présent, mais toutes celles qu’on lui amène : les vicieuses, les incurables ; celles que leurs parents ne peuvent nourrir, celles que les hospices repoussent, celles que les écoles rejettent. Tout ce qui fait qu’on les refuse fait qu’elle les accepte. Et il n’y a même plus d’âge qui tienne : les enfants à la maladie sont reçus comme les filles majeures, en dépit du programme et de l’enseigne. Elle ne devrait pas le faire, je ne devrais pas le dire : mais je n’ai pas peur qu’on la déclare en contravention, et je le dis tout de même.

Et comme elle les aime, ces enfants qui l’appellent leur mère ! Elle panse leur corps, elle éveille leur esprit, elle ouvre leur cœur, elle les lave de toutes les fanges, elle leur apprend qu’il y a un Dieu bon, un Dieu juste, un Dieu d’amour et de charité elle le leur enseigne par ses leçons, elle le leur prouve par son exemple.

Et comme elle en est fière de cette progéniture de son âme ! Quand on entre dans son asile, elle vous montre les dernières -venues au teint flétri, aux yeux creux, aux traits tirés : « Voilà comme je les prends, » dit-elle. Puis, désignant les joues rosées, l’œil limpide, l’air modeste des plus anciennes : « Voilà comme je les rends ! »

Vous le voyez, Messieurs, la maison de Mlle Ryder est à la fois un asile, une nursery, un hôpital, une école, un ouvroir et un couvent ; car elle est pieuse, ai-je besoin de le dire ? Toutefois sa piété n’est pas étroite. Aucune restriction ne borne son dévouement. Elle ne demande ni d’où l’on vient ni ce qu’on pense, ni ce qu’on est, mais si l’on souffre. Aussi les partis les plus acharnés font-ils trêve devant sa charité. L’Église la protège, la préfecture la recommande. Elle les a réconciliées dans le bienfait, et ce n’est pas là, croyez-moi, le moindre miracle qu’aura opéré la vertu.

L’Académie, en décernant à Mlle Clémentine Ryder un prix Montyon de 3.000 francs, est heureuse de lui rendre ici un témoignage public de sa reconnaissance et de son admiration.

Ce que j’ai dit de Mlle Ryder, je pourrais le dire de Mlle Brigitte Pech, de Goulier (Ardèche), à qui l’Académie accorde un prix Montyon de 1,500 francs.

Elle aussi a fait l’apprentissage du Bien chez les siens : elle aussi a appelé à elle les petits enfants avant d’y laisser venir tout le monde, et devant elle aussi, les partis ont désarmé, car il y a des partis même à Goulier (Ardèche). Seulement, c’est sur un moins grand théâtre que sa charité s’exerce. Ce n’est pas dans une ville, c’est dans un village ; ce n’est pas l’évêque qui la protège, c’est le curé ; ce n’est pas le préfet qui la recommande, c’est le maire ; ce n’est pas dans un asile, c’est clans sa pauvre maison qu’elle reçoit les pauvres. Mais c’est la même ardeur à les secourir, la même sollicitude à les suivre, la même sagesse à les conseiller.

Quant à MmeVve Berny d’Ouville, de Paris, elle est plus que la conseillère de ceux qu’elle assiste, plus que leur protectrice, plus que leur hôtesse, elle est, pour ainsi dire, leur maitre Jacques. Dans l’appartement qu’elle habite, rue de Saint-Pétersbourg, elle a installé une sorte de consulat de la misère, et je souhaiterais que nos consuls fissent, pour nos compatriotes à l’étranger, ce que fait Mme d’Ouville pour les pauvres, qui sont des étrangers partout, hélas ! même dans leur patrie.

Elle s’est vouée à leur service, elle prend en mains leurs intérêts, écrit leurs lettres, suit leurs procès, leur trouve des emplois, des protecteurs, raccommode leurs habits, lave leur linge (je n’en demanderais pas tant à nos consuls), et va les soigner à domicile. Notez qu’elle-même est d’une santé faible et que, bien souvent, elle s’est levée de son lit pour un malade, quitte à se recoucher quand il était guéri. Mais ce que je dis là ne donne qu’une faible idée de ce qu’elle est et de ce qu’elle fait. Permettez-moi de laisser parler ceux qu’elle a secourus, car c’est grâce à leur initiative que nous avons eu connaissance de son dévouement.

Parmi les nombreuses attestations qui accompagnent la demande faite en leur nom, il en est qui n’ont qu’une phrase, péniblement élaborée, plus péniblement écrite, mais touchante dans sa concision naïve, par exemple : « Je suis bien obligée à Mme d’Ouville », ou : « Madame est bien fatiguée et bien dévouée pour moi. » Mais il y en a une, entre autres, prolixe, diffuse, emportée celle-là, exubérante d’admiration, débordant de reconnaissance, et clans laquelle, au milieu des obscurités de la pensée et des broussailles de l’expression, éclate parfois une fleur magnifique. L’auteur est une pauvre ouvrière à qui Mme d’Ouville est venue en aide. Laissez-moi vous citer seulement quelques passages de son mémoire.

Après le premier flux de faits et de détails, le récit des démarches, des privations, des fatigues de sa bienfaitrice, l’énumération de tous ceux qu’elle a secourus, elle ajoute : « Je demande bien pardon à monsieur le Maire, mais je ne peux pas m’arrêter quand je pense à tout le mal que Madame se donne pour obliger des gens bien pauvres et bien clans la peine. Car ce n’est pas sa fortune qu’elle tire de son secrétaire pour faire la charité, c’est plus que tout au monde, c’est toute sa bonne personne tout entière avec ses souffrances et son cœur et son âme, tout embrasés de l’amour de la charité sacrée qu’elle donne aux malheureux. On voit que cette si bonne dame n’est pas un instant sans penser à eux, qu’elle ressent leurs douleurs et leurs inquiétudes et qu’elle vit tout entière dans le corps de ceux qu’elle oblige.

« Je sais bien, continue-t-elle, qu’il y a des dévouements très héroïques, niais il y a souvent de l’entraînement, beaucoup d’élan au moment d’un grand danger qui emporte et qui soulève tout le monde, tandis que notre chère bienfaitrice c’est sans cesse, de tous les instants, marchant toujours seule, partout, de tous côtés, sans être jamais encouragée par les honneurs ni par les espérances et, tout de même, Madame ne ferait pas attendre un pauvre une seconde ; quand elle lui a donné un rendez-vous, c’est comme si c’était à un roi ; elle n’a jamais l’air de se douter du bien qu’elle fait et, de sa main, on ne s’aperçoit pas qu’on reçoit la charité. »

Voilà de ces mots, Messieurs, que la rhétorique cherche et que le cœur trouve.

La pauvre solliciteuse termine sa lettre, adressée à M. le maire de l’arrondissement de l’Élysée, en le priant de prendre en considération sa supplique : « Monsieur le maire », dit-elle, « qui est si tout-puissant dans le gouvernement » (elle l’aura confondu avec son grand voisin), et signe, en se disant, « de Monsieur le maire, la très humble et très fidèle sujette ». Cette fois, je ne sais pas avec qui elle l’a confondu.

D’ailleurs, elle, comme les autres signataires des autres certificats, demande pour Mme d’Ouville « le grand prix de vertu », s’imaginant, sans doute, qu’il y a un grand prix de vertu comme il y a un grand prix de Paris. Hélas ! pauvres gens, la charité ne l’apporte pas ce que rapporte le plaisir, ou du moins elle ne se paie pas de la même monnaie. C’est même là une de ses noblesses.

L’Académie a décerné à Mme veuve Berny d’Ouville le prix Souriau, de la valeur de 1.000 francs.

Ses pauvres seront bien heureux !

Si semblable à elle-même que soit la vertu, elle a pourtant, dans ses manifestations, une diversité infinie. Ainsi, pour ne pas sortir de la charité, vous venez de la voir captée, en quelque sorte, par la raison, administrée par l’intelligence, rendue plus utile et plus féconde par la dispensation éclairée de ses forces ; nous allons vous la montrer maintenant irréfléchie, fougueuse, emportée par une passion si étrange et si forte qu’on a cru ne pouvoir l’expliquer que par la folie. Folie, en effet, comme la folie de la croix, comme la folie de l’épée, car elle tient de toutes les deux. Ceux qui en sont possédés ont véritablement le courage d’un guerrier et l’âme d’un martyr. Je veux parler de ces êtres, pour moi extraordinaires, dont certaines maladies semblent tenter le dévouement en raison même du dégoût ou de l’effroi qu’elles nous inspirent ; qui courent à la contagion, comme les soldats vont au feu, vivent dans la sanie humaine, et quelquefois en meurent.

Telles sont : Jeanne Jovignot, de Touhans (Côte- d’Or) ; Octavie Pernat, de Paris ; Xavier Leducq, de Vieil-Moutier (Pas-de-Calais), à qui l’Académie accorde trois médailles de 500 francs de la fondation Montyon ; Sophie Compte, de Fontenay-le-Château (Vosges) ; Marguerite Gouyer, de Clézentaine (Vosges), qui ont obtenu chacune une médaille de 1.000 francs de la même fondation, et la veuve Chicot, du Havre, à qui l’Académie a décerné un prix Montyon de 1,500 francs : une pauvre femme de 68 ans, celle-ci, qui a eu 13 enfants, en a nourri 9, adopté 11 autres qui sont ses parents, et même un douzième qui lui est étranger. Depuis cinquante ans, malgré sa misère, elle garde gratuitement les malades, et quels malades ! pourtant vous n’auriez probablement jamais entendu parler d’elle si, en soignant le dernier, atteint d’une ophtalmie purulente, atteinte elle-même par l’infection elle n’était devenue complètement aveugle.

Je ne voudrais pas, Messieurs, en cherchant à exciter votre sympathie, éveiller votre répugnance. Il me faut pourtant vous dire quels sont ces gens que nous récompensons. Mais aurez-vous, seulement pour entendre le récit de ce qu’ils font, un peu de cette force d’âme qu’ils ont pour le faire ? Essayons !

Voici, par exemple, Mme Amandine Pecqueur, de Sequedin (Nord), à qui l’Académie donne un prix Montyon de 1.500 francs. Voulez-vous connaître ses titres ? Une femme Danby avait un abcès horrible à la jambe : Amandine la panse pendant huit mois et la guérit. Un sieur Leysens souffrait d’une plaie hideuse au pied ; on voulait l’amputer : Amandine le sauve. La veuve Faucomprey, dévorée par un lupus vorax, ne trouvait personne pour la soigner ; Amandine se présente. Un sieur Gambert était couvert de plaies ulcéreuses, mais d’une nature telle qu’on ne pouvait plus même entrer chez lui : Amandine s’y installe. La femme Côme mourait de la variole ; voisins, parents, tout le monde se sauvait : Amandine accourt. Et Hennebelle, le mendiant gâteux qu’elle a recueilli et gardé pendant sept ans ! Et Abel Deuly, ce jeune enfant dont la face était si affreusement rongée qu’on le cachait... Mais je veux ménager votre sensibilité, je m’arrête.

Seulement, je me demande, avec bien d’autres, quel souffle peut enlever les âmes à de telles hauteurs, quel espoir peut suffire à de tels sacrifices ? L’argent ? Mais assistants et assistés sont aussi pauvres les uns que les autres. La reconnaissance ? Mais après l’égoïsme de celui qui est, malade, rien n’est plus connu que l’ingratitude de celui qui est guéri. L’estime des hommes ? Mais ceux qui font ces choses s’en cachent soigneusement et, au besoin, s’en défendent.

On a parlé d’instinct, et même, je l’ai dit, de monomanie ; on a cherché bien loin, on cherche encore... Eh bien ! moi, Messieurs, j’ai trouvé. Ces gens-là croient en Dieu, simplement. Le devoir peut se comprendre par la Raison, la bienfaisance par la Bonté, l’héroïsme par le Courage, mais il n’y a que la Foi qui puisse expliquer la charité. C’est un Dieu qui l’a révélée aux hommes, et elle est restée divine.

Messieurs, si extraordinaire que cela paraisse, il faut le croire, puisque aussi bien vous en avez chaque année des preuves nombreuses : il existe des domestiques qui ne se contentent pas de servir leurs maîtres sans toucher de gages, mais qui leur paient des gages pour les servir, en ce sens qu’ils les nourrissent par leur travail quand ils sont ruinés, et les soignent quand ils sont malades. Un de nos confrères le constatait naguère en s’en étonnant, et, regrettant que le cas, fréquent en province, fût inconnu à Paris, il le constatait, mais, cette fois, sans s’en étonner.

Eh bien ! ses regrets ont été entendus. Le fait est, cette année, visible à Paris même, et non pas isolé. Il en est jusqu’à deux que je pourrais citer. Et même... Mais je veux vous laisser le plaisir de cette touchante surprise.

Les deux excellentes femmes qui, indépendamment de leurs autres mérites, ont celui d’honorer notre ville par l’exemple de leurs vertus modestes, sont Caroline Colas, à qui l’Académie accorde une médaille de 1,000 francs, fondation Montyon, et la veuve Briand, à qui elle a donné une médaille de 500 francs de la même fondation. La veuve Briand est, depuis soixante-trois ans, au service de la même famille, et, depuis trente ans, gratuitement. Quant à Caroline Colas, non seulement elle soigne sa maîtresse infirme, mais encore elle lui donne ce qu’elle gagne.

Voilà nos deux lauréats.

Il y a plus. L’Académie a décerné un prix Montyon de 1.500 francs à Denise Grimault, de Brie-Comte-Robert (Seine-et-Marne), — tout près de Paris ; — une médaille Montyon de 500 francs à Périne Dardély, de Vincennes, — un de nos faubourgs. — et une autre médaille Montyon de 1,000 francs à une pauvre négresse, que sa bienfaisance et sa piété ont fait surnommer l’Ange noir, à Caroline Ambroise, de Versailles, — presque à nos portes.

De bon compte, nous pouvons réclamer encore, et justement, ces trois derniers comme nôtres, ce qui porte à cinq le nombre de nos bons serviteurs.

Nécessairement, le contingent des départements perd cette année tout ce que Paris gagne, et quand j’aurai nommé Sophie Cornelia, de Lyon (Rhône) ; Aimée Vaissié, de Libourne (Gironde) ; Victoire Bages, d’Albi (Tarn) ; Jeanne Espénant, de Toulouse (Haute-Garonne), qui toutes ont obtenu une médaille Montyon de 500 francs, et que j’aurai mentionné le prix Montyon de 1,500 francs accordé à Madeleine Dubroca, de Samadet (Landes) : une pauvre servante qui sert les maçons pour nourrir une maîtresse octogénaire et acariâtre, dit le rapport, j’en aurai fini avec la province.

Il y a plus encore ! En tenant compte de sa banlieue, Paris n’a pas seulement, cette année, parmi ses lauréats, cinq domestiques, il a... un concierge.

Messieurs, tout, dans cette histoire, est extraordinaire.

Jean-Baptiste Le Bacheley est un ancien militaire, tailleur de son état. Il a été concierge pendant vingt ans, rue du Four, et, pendant tout ce temps, il a donné l’exemple d’une probité, d’un désintéressement, d’une charité, d’un dévouement, d’une délicatesse rares partout, même dans l’emploi qu’il exerce.

Un jour, le propriétaire de l’immeuble tombe malade et meurt, sans qu’on ait le temps de prévenir sa famille. Le Bacheley, qui l’avait seul assisté pendant sa courte maladie, avertit le commissaire de police et lui remet les clefs d’un secrétaire qu’il savait contenir 25.000 francs. Voilà pour la probité.

Les héritiers arrivent de province, recueillent la succession et lui donnent 15 francs. Voilà pour le désintéressement.

Dans une mansarde de la même maison, une pauvre femme vivait avec sa petite-fille. Quand je dis qu’elle vivait, elle se mourait, elle était phtisique et hors d’état de travailler. Le Bacheley et sa digne femme prirent soin de cette malheureuse famille. Pendant deux ans et demi ils travaillèrent nuit et jour, pour prolonger la vie de la mère et, quand elle mourut, ils adoptèrent l’enfant. Voilà pour la charité.

Ajoutons qu’ils avaient, sou par sou, amassé la somme nécessaire pour payer le médecin. Voilà pour la délicatesse. Mais le médecin, un brave cœur, lui, aussi, refusa d’être payé. Je vous dis que tout, dans cette histoire, est extraordinaire.

Toujours dans la même maison, un autre locataire, un Mexicain nommé Anaya, un étudiant, sans aucunes ressources, fut atteint d’une péritonite très grave. Les époux Le Bacheley ne voulurent pas qu’on le conduisit à l’hôpital ils se chargèrent de lui et, pendant trois mois, heure par heure, ils lui prodiguèrent les soins les plus minutieux. Grâce à eux, le malade, guéri, put regagner son pays. Il partit, couvert des habits que Le Bacheley, qui le soignait, en prenant sur ses nuits, lui avait gratuitement confectionnés, en prenant sur ses journées. Nous continuons, n’est-ce pas ? à vivre en pleine fable.

Il est vrai que, jamais plus, on n’entendit parler du Mexicain !... Cette fois, nous rentrons dans la réalité !

L’Académie décerne à Le Bacheley, à cet honnête, à cet excellent homme, une médaille Montyon de la valeur de 1,000 francs.

Après ceux dont la charité est volontaire ou, pour mieux dire, spontanée, après ceux qui ont fait plus que leur devoir, nous voici arrivés à ceux qui, comme on le dit, n’ont fait que leur devoir : à ces enfants que le deuil et la misère obligent à être des protecteurs, dans l’âge Où ils devraient être des protégés ; à ces fils pieux, à ces filles dévouées qui, de leur jeunesse et de leur santé, paient à leurs parents la triste dette de leur vie. Ne faire que son devoir. Messieurs, est une locution que vous devriez bien rayer de votre Dictionnaire. Faire son devoir ! mais c’est peut-être ce qu’il y a au monde de plus difficile ! D’abord, il est obligatoire et, par conséquent, peu attrayant. Ensuite, il est multiple : il vous oblige envers tout et envers tous ; incessant : il vous prend au berceau et ne vous quitte qu’à la tombe. Enfin, il n’a rien de cette poésie qui échauffe l’imagination, éveille la fierté, double les forces ; prosaïque et peu rémunérateur, il n’excite ni l’admiration, ni souvent même, hélas ! la reconnaissance.

Elle n’a fait que son devoir, Prospérine Chépie, d’Arbéost (Hautes-Pyrénées), à qui l’Académie décerne un prix Montyon de 2.000 francs. Sa mère est morte, son père est parti pour la Californie, lui laissant à elle, encore enfant, cinq frères et sœurs à élever,elle les élève ; des dettes à payer, — elle les paye. C’est bien simple. Mais que de misères là-dessous ! Et que de courage !

Elle aussi, n’a fait que son devoir, la pauvre aveugle-née, du Château-d’Oléron (Charente-Inférieure, Léonore Papin, à qui l’Académie accorde un prix Montyon de 1,500 francs. Elle gardait, à la fois, sa mère impotente et son beau-père hémiplégique, allant de l’un à l’autre lit, sans relâche. Sa mère est morte, il ne lui reste plus qu’un malade, mais elle le soigne pour deux. Et avec quels soins adroits ! elle qui est aveugle, et fatigants ! elle qui est valétudinaire. Elle raffine sur ses devoirs, elle y met une sorte de poésie obscure qui est en elle. Elle couvre la cheminée de fleurs pour réjouir les yeux de son malade, et souvent, le médecin qui auscultait celui-ci a trouvé, en le soulevant, le dessous de l’oreiller jonché de roses !

Tous n’ont fait que leur devoir : Augustine Jouvet, de Craponne (Haute -Loire), à qui l’Académie a donné une médaille Montyon de 500 francs ; et Marie Anguille, de Carcassonne (Aude), cette pauvre fille qui, apprenant qu’elle avait obtenu une médaille pareille, demandait avec anxiété si, « récompensée en ce monde, elle ne perdrait pas la couronne du ciel » ; et Nicolas Altenberger, depuis trente-deux ans précepteur et gardien de la maison de convalescence, de la Roche-Guyon (Seine-et-Oise), et qui, pendant ce temps — on en a fait le calcul a soigné, surveillé, instruit environ 18,000 enfants ; et Joseph Ducros (de Paris) ; Angélique Roussel, de Saint-James (Manche) ; Eugène Bouchet, de Corbelin (Isère) ; la veuve Decremps, de Cénevières (Lot) : Louise Bodié, de Versailles (Seine-et-Oise), qui ont obtenu chacun une médaille Montyon de 500 francs. Tous, en réalité, n’ont fait que leur devoir. Seulement, pour .ne parler que des deux dernières, au prix de quels sacrifices, de quelles difficultés, de quelles amertumes !

La veuve Decremps s’est, depuis 1875, dévouée à sa belle-mère qui, octogénaire, privée de raison, échappe parfois à sa bru dont la surveillance constante n’évite pas toujours à la malheureuse folle des accidents terribles. Louise Bodié, elle aussi, soutient de son travail et de ses soins une mère octogénaire et, de plus, aveugle et infirme. La pauvre fille, infirme elle-même, est naine, ne peut marcher qu’avec des bâtons et atteindre le lit de sa malade qu’en montant sur une chaise. La fille et la bru ont cela de commun que mère et belle-mère, possédant un caractère également détestable, les traitent avec une égale dureté et ne paraissent même pas se douter, dans leur égoïsme, de ce qu’elles doivent à ce dévouement que rien ne lasse, que rien ne rebute et que l’ingratitude, au contraire, ne fait qu’exalter encore.

Avez-vous remarqué, Messieurs, les avantages d’un mauvais caractère ? Celui qui en jouit. — c’est vraiment ici le cas de le dire, — peut tout demander et tout obtenir ; il semble qu’il ait le privilège de faire naître ces soumissions absolues que ni l’argent n’impose ni la bonté n’entraîne. On cède à ses exigences par peur de ses colères, on flatte ses manies, on rampe sous sa volonté pour lui arracher un mot moins dur, un regard satisfait, un rare sourire. Sur 365 jours est-il aimable une heure ? Brutalités, emportements, injures, tout est oublié : on se trouve payé de tout par cette heure de détente, et l’on se dit avec attendrissement : « Qu’il est bon, au fond ! » En revanche, que celui dont le caractère est habituellement doux ne s’avise d’avoir ni exigence ni colère ! Une seconde d’impatience effacerait tout le passé, engagerait même l’avenir, et, de lui, on garderait toujours cette idée, « qu’au fond, il est moins bon qu’il n’en a l’air ». Ah ! pauvres âmes tendres et froissées, décidément votre royaume n’est pas de ce monde !

De ces sacrifices entiers, de cette patience inaltérable, de cette abnégation complète, je vous ai déjà donné bien des exemples, je pourrais vous en citer bien d’autres encore, je le devrais meule, puisque enfin leurs auteurs ont le même droit à votre intérêt : Pierre Creyx, d’Arzenc-de-Randon (Lozère) ; à qui l’Académie a décerné un prix de 400 francs, de la fondation Laussat ; Perrine Perronerie, de Thorigné (Ille-et-Vilaine) ; la femme Mary, de Garges-lès-Gonesse (Seine-et-Oise) ; Rose Dégrigny, de Saint-Ay (Loiret) ; la Vve Richard, de Saint-Suliac (Ille-et-Vilaine), et Irma Pelletier, de Villié-Morgon (Rhône) ; ces six soutiens de famille, à qui l’Académie accorde six prix de la valeur de 300 francs (fondation Marie Lasne), ne valent pas moins que ceux dont nous avons parlé d’abord et plus longuement. Qui sait même si, pour celui qui juge les cœurs, ces derniers ne sont pas les premiers ? Mais il en faudrait trop dire, le temps me presse, ne nous attardons pas aux vertus de ces humbles, faisons comme le monde, passons... Après tout, n’est-ce pas ? ils n’ont fait que leur devoir !

Messieurs, si j’ai gardé pour le dernier le matelot douanier Julien Durand, de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), ce n’est pas seulement parce qu’il résume en lui toutes les vertus que nous venons de couronner, c’est aussi, c’est surtout par orgueil pour mon sexe, c’est parce qu’il est homme. Tous ceux de nos confrères qui ont eu, comme moi, l’honneur de dépouiller, devant vous, ce dossier du Bien, ont fait remarquer avec une insistance galante, il est vrai, mais un peu intéressée peut-être, à quel point, dans tout ce qui est bon, la femme nous est supérieure. Je crois plus équitable de ne pas être tout à fait de cet avis. Il faut nous défendre, Messieurs ! Chaque sexe a les qualités de son tempérament— quand il les a. — Aux femmes, les vertus douces et sédentaires ; aux hommes, les vertus actives et plus rudes. Si elles ont leurs admirables sœurs de charité qui, toutes, vous le savez, ne portent pas la cornette, nous avons, nous, nos missionnaires, nos soldats, nos héros qui, tous, vous le savez aussi, ne portent pas l’uniforme. Ces réserves faites, je n’hésite pas à reconnaître, avec mes prédécesseurs, que, quand la femme est bonne, elle est meilleure que l’homme : je consens même à ne pas dire que, quand elle est mauvaise, elle est pire.

Pour en revenir à Julien Durand, il n’a pas seulement les vertus de son sexe, il les a toutes. Il a été un fils tendre, un frère dévoué, un père incomparable ; il a recueilli et soutenu ses parents infirmes, il a élevé dix frères et sœurs et huit enfants dont il a placé les survivants dans des positions bien supérieures à la sienne. Pauvre, il fait l’aumône aux pauvres ; si elle n’est pas suffisante, il quête pour eux ; et si ce n’est pas encore assez, après être resté en mer pendant la nuit, il fait, pendant le jour, des heures supplémentaires de travail à leur bénéfice. Il a la médaille de Crimée, avec trois agrafes, 24 ans de service comme matelot de la Douane, 4 ans comme marin de l’État. Il a fait 20 sauvetages de toutes sortes, d’hommes et de navires. Il a même arrêté des chevaux emportés. Il a éteint des incendies, il a retiré des gens du feu, il en a retiré de l’eau, un entre autres, un délinquant qui, en se sauvant, était tombé à la mer, et qu’il a, le sauvetage opéré, remis fidèlement aux gendarmes. — ajoutant ce chapitre gai aux belles pages sur la grandeur et la servitude militaires.

L’Académie a donné le prix Gémond, de 1,000 francs, à cet homme brave et à ce brave homme par lequel j’ai fini, et, vous le trouverez comme moi, je l’espère, bien fini.

Et maintenant, Messieurs, que ma tâche est terminée, je souhaite que vous ayez ressenti, à entendre le récit de tant d’actions bonnes ou belles, un peu de cette émotion que j’ai sentie moi-même à les connaître un peu de cette fierté qu’on éprouve à penser que ce sont des êtres comme nous qui ont accompli de telles choses, un peu de cette humilité salutaire qui fait qu’en se trouvant moins bon qu’ils ne le sont, on aspire à devenir meilleur qu’on ne l’est.

Mais n’avais-je pas raison quand je vous disais, en commençant, que, de la vertu, chez nous, le nom seul est tombé en désuétude ? Il y a, dans l’âme de ce pays, des réserves inconnues, des trésors ignorés, semblables à ces épargnes péniblement amassées, jalousement cachées, qui, aux heures de crise, soutiennent la maison et, quelquefois, la sauvent.

Certes, ils sont nombreux, ces héros du Bien dont vous m’aviez chargé aujourd’hui d’écrire le nom dans vos annales, et pourtant ils ne forment pas la dixième partie de ceux que nous connaissons, la millième de ceux que nous ne connaissons pas. Cette année, comme les autres, e n’est pas le mérite qui a manqué à la récompense, c’est la récompense qui a manqué au mérite.

Mais s’il nous reste le regret de n’avoir pu comprendre dans notre choix tous ceux qui en étaient dignes, ce regret est atténué par la certitude de réparer bientôt une injustice involontaire. Car ils nous reviendront, ces ajournés, ils nous reviendront sûrement. On peut monter du Mal au Bien, on ne descend pas du Bien au Mal. Celui qui a fait le Bien le fait toujours. La Vertu, elle aussi, a ses récidivistes.