DISCOURS
DE
M. CARO
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
25 novembre 1886.
MESSIEURS,
Je demandais à un jeune romancier, déjà célèbre, pourquoi l’on rencontre si peu d’honnêtes gens dans ses livres : « C’est, me dit-il, que j’en ai rencontré bien peu dans la vie. Et puis, que voulez-vous ? la vertu ne se prête pas au roman ; elle est ennuyeuse comme une thèse, ou fade comme la Morale en action. » Il ajouta que « la vertu n’est plus à la mode ». — C’est une boutade. Nous connaissons plus d’une œuvre charmante et passionnée qui en est la meilleure réfutation et dont le succès inépuisable, bien qu’honnête, nous rassure. Mais il reste vrai qu’il est difficile d’intéresser le public avec le récit de ces existences simples et modestes où la bonté domine et, qui sont toujours prêtes au sacrifice. Le vice a des nuances à l’infini ; la vertu n’en a pas, ou, si elle en a, ce sont des nuances si délicates qu’il faut un art consommé pour en faire valoir les harmonies et les contrastes.
Nous voilà, en tout cas, dûment avertis et un peu découragés pour ce discours dont le sujet vous est connu d’avance. Le théâtre où s’exerce la vertu que nous devons récompenser est encore plus restreint et infiniment moins varié que celui du roman, qui choisit son action, ses personnages et son milieu. Le personnel nous est imposé, nous ne le choisissons pas : ce sont tous les pauvres, les déshérités, les malades, les idiots, les infirmes de toute espèce ; tous les représentants de la souffrance humaine dans les rangs les plus obscurs et les plus misérables. Voilà les favoris et les préférés de la charité : les plus tristes réalités et les plus répugnantes misères, c’est le fond de notre récit, parce que c’est la matière habituelle des dévouements que nous plaçons sous vos yeux. Après tout, où serait le mal, si l’on faisait pénitence, une fois par an, pour les autres spectacles qui nous poursuivent obstinément tout le reste de l’année et que nos yeux recherchent avec une curiosité avide ? Le tableau de la vertu ne serait-il pas un contraste utile avec l’étalage de tant de crimes trop réels et de perversités imaginées ? N’est-il pas bon de changer, ne fût-ce qu’un instant, d’atmosphère et de climat moral ? Au moins pourrons-nous donner ici la preuve à cette société agitée et blasée, dont le plus grand tort peut-être est de se calomnier elle-même, qu’il reste encore assez de richesses morales, assez de nobles actions pour compenser tout le mal qui s’y fait, tout le mal qui s’y dit et tout celui qu’on imagine :
Au fond, la vertu n’a contre elle que des préjugés littéraires. Quant à l’institution même des prix de vertu, elle a soulevé, depuis qu’elle existe, les plus vives critiques, et qui le croirait ? des critiques politiques et sociales. L’attaque commençait, il y a près de cent ans déjà, peu de temps après qu’un anonyme[1] avait demandé à l’Académie française de prononcer chaque année l’éloge public de l’action la plus vertueuse récemment accomplie. J’ai regret de le dire : ce fut un académicien, Chamfort, qui, le premier, eut le triste courage de dénoncer cette institution à la raillerie publique.
Du reste l’ingratitude académique de Chamfort ne porta pas bonheur à l’écrivain. Ce style si vif et si incisif, si brillant et si précis dans l’épigramme, où l’ironie et la haine sont si finement ciselées, change de caractère dans ces pages où une rhétorique laborieuse tient lieu d’éloquence, où une sensibilité artificielle s’excite, s’échauffe et n’arrive qu’à la déclamation. « Un prix destiné aux vertus des citoyens dans la classe indigente ! s’écrie Chamfort. Quoi donc ? qu’est-ce à dire ? La classe opulente a-t-elle relégué la vertu dans la classe des pauvres ? Non, sans doute. Elle prétend bien, comme l’autre, pouvoir faire éclater des vertus. Elle ne veut donc pas du prix ? Non certes : ce prix est de l’or ; le riche, en l’acceptant, se croirait avili. Et pourquoi ne le prendrait-il pas ? Le pauvre le prend bien !... Payez-vous la vertu ? ou bien l’honorez-vous ? Vous ne la payez pas : ce n’est ni votre prétention ni votre espérance. — Vous l’honorez donc ! Eh bien ! commencez par ne pas l’avilir en mettant la richesse au-dessus de la vertu indigente. Rendez à la vertu cet hommage de croire que le pauvre aussi peut être payé par elle ; qu’il a, comme le riche, une conscience opulente et solvable ; qu’enfin il peut, comme le riche, placer une bonne action entre le ciel et lui. »
Vous direz, Messieurs, que c’est le style du temps. Oui, mais c’est aussi le style de Chamfort quand il s’égare. Tâchons cependant d’y démêler les arguments sérieux qui devaient renaître plus tard et dont quelques-uns revivent encore aujourd’hui sous la plume acérée des successeurs de Chamfort.
Laissons en dehors du débat le premier fondateur, M. de Montyon, dont notre confrère. M. Rousse, a si bien marqué, ici même, les traits singuliers, tous en contraste dans cette physionomie heurtée, la bienfaisance un peu rude et la charité un peu bourrue, la philanthropie économe et âpre au gain, prodigue pour le bienfait. Allons au fond de la question. — Payer la vertu ! qui donc a jamais eu une telle arrogance ? Les actes sublimes, les sacrifices que nous avons à vous signaler, n’ont pas de prix, en effet, et n’en peuvent avoir. S’il fallait chercher un salaire en proportion de ces grands dévouements qui occupent et remplissent une vie, quelle mine d’or ou de diamants ne devrait-on pas épuiser ?
Quand nous proclamons ici les noms de ces êtres héroïques et obscurs, qui tous ignoraient le nom de l’Académie et qui ne savaient même pas, il y a un an, qu’il y eût un endroit au monde et « un jour dans l’année où la vertu fût récompensée », que faisons-nous que de les désigner à l’admiration publique et à l’imitation, si nous pouvons ? C’est bien là leur récompense, la vraie, la seule qui leur convienne. Quant aux prix qui y sont attachés, qu’est-ce autre chose que l’obole offerte à l’œuvre que ces volontaires du bien poursuivent obstinément, un moyen pour ces pauvres gens de prolonger pendant quelques jours le combat qu’ils livrent à des misères ou à des infirmités sans remède ? — « Jouet d’enfant ou salaire d’esclaves ! » s’écrie Chamfort. Il en parle bien à son aise. Est-ce donc un jouet si insignifiant ces quelques centaines de francs qui, tombées entre des mains bienfaisantes, s’y multiplient par le cœur et, peuvent alléger tant de souffrances ? Est-ce donc un ridicule pour l’Académie de se faire l’auxiliaire et la complice de ces belles et saintes œuvres ? Et surtout, ne parlez pas de salaire ! Si c’en était un, l’œuvre serait vraiment trop mal salariée. Et quelle triste carrière ce serait que la charité ! Si c’était un métier que le dévouement, les gens avisés auraient bientôt fait de le laisser aux dupes et aux sots. Les sots eux-mêmes ne tarderaient pas à l’abandonner en voyant leurs semblables réussir si bien et si facilement ailleurs. En réalité, ce ne sont ni des dupes ni des sots qui exercent ce rude métier. Ce sont des égoïstes très clairvoyants, mais à leur manière, qui trouvent leur bonheur uniquement dans celui des autres. L’espèce en est rare et l’on peut être sûr que, dans cette carrière du moins, on ne souffrira pas trop de la concurrence.
Mais, nous dit Chamfort, vous limitez votre choix à la catégorie des Français pauvres. Il y aura une noblesse et une roture même dans la vertu ; cela est contraire à l’égalité démocratique. Et ce gros mot qu’on s’étonne de voir sortir d’une plume si spirituelle : « Vous humiliez l’indigence !»
En effet, selon le vœu du fondateur, nous mettons les heureux du siècle en dehors du concours. Avons-nous tort et le fondateur s’est-il trompé ? La vérité, la voici tout humaine, toute pratique : Si la vertu chez les pauvres est la seule que nous devions signaler, c’est qu’elle a tout simplement plus de mérite et qu’elle est d’un autre ordre que chez les riches. Le riche, par cela seul qu’il l’est, a des devoirs que le pauvre n’a pas ; il en a de bien plus étendus. Surtout dans nos sociétés modernes, si profondément remuées par la question de la misère, le riche ne doit pas s’imaginer qu’il ait le droit de s’enfermer clans une vie de jouissance et d’oisiveté, qu’il n’ait pas de comptes à rendre à sa conscience, et qu’il puisse se tenir pour satisfait, si seulement il n’a pas transgressé de loi, s’il n’a violé le droit de personne. Cela ne suffit pas. Ce qu’il faut que tout le monde comprenne, dans le temps agité et à certains égards tragique où nous vivons, c’est que plus le riche est libre de toute contrainte, plus il doit s’enchaîner lui-même ; c’est que moins il a de devoirs précis, plus il doit s’en imposer ; c’est en un mot que « la richesse est une fonction sociale », et que personne n’a le droit de se dispenser des exigences qu’elle crée, sous peine de forfaiture envers la société pour laquelle le riche peut être, selon son choix, ou un agent de progrès ou un fléau. Certes, cela n’empêche pas qu’il éclate d’admirables vertus dans cette classe des privilégiés de la fortune. Il y a de bons riches, comme dit le peuple, habile à les discerner. Ces bons riches montrent parfois une pénétration, un sens divinateur du cœur, une sagacité particulière du bien, qui dépasse toutes les formules des économistes ; ils ont des inventions de dévouement qui nous offrent les plus beaux spectacles : des hospices, des dispensaires gratuits, des refuges de toute espèce, l’hospitalité de nuit, tant d’institutions publiques et tant d’autres, cachées avec une sorte de pudeur de charité. Mais par cela seul qu’on retrouve, en cherchant bien, un devoir positif à l’origine de ces actes, même quand ils vont au delà du devoir, ils s’honorent par le mystère ; ils échappent à nos louanges et l’hommage le plus délicat qu’on puisse leur rendre, c’est celui d’une sympathie discrète et d’un silence ému.
Au contraire, tout, absolument tout est gratuit et méritoire chez le pauvre, dès le premier mouvement du cœur, dès la première émotion où commence l’acte vertueux. Il est si beau de donner, quand on n’a rien ou presque rien ! Il est si beau d’être sensible à la souffrance des autres, quand on souffre tant soi-même : Je connais quelques-unes de ces personnes, qui fréquentent les quartiers pauvres et qu’on pourrait appeler les pionniers de la misère ; elles reviennent édifiées de ce qu’elles y aperçoivent. Au milieu de ces dédales de rues infectes où le soleil ne pénètre pas, au fond de ces logis sordides, voués à une sorte de nuit épaisse, elles ont vu briller des lueurs d’une charité surhumaine. Elles ont vu des pères et des mères de famille très pauvres adoptant, comme si c’était la chose la plus simple, les enfants orphelins d’une famille qui vient de disparaître. Elles ont vu l’indigent lui-même prélever sur son dénûment de quoi venir en aide à une détresse plus grande, partager avec des étrangers le morceau de pain si durement gagné, donner son temps, qui est son unique richesse, pour veiller un voisin malade, tout cela sans compter, sans prévoir, tout cela en s’étonnant même que l’on s’en étonne. Et de même qu’il n’y a presque pas de misère morale si déshéritée qu’il ne puisse encore y apparaître à certains moments quelque inspiration, quelque chance de relèvement, pas d’âme si obscure d’où il ne puisse jaillir un rayon, si l’on sait manier cette âme d’une main délicate, de même il n’y a pas de misère physique si grande où ne se révèle quelque trait d’audacieuse bonté. Singulier être que l’homme : c’est avec lui qu’il faut toujours s’attendre à de l’imprévu. Il ne faut jamais désespérer de lui ni de son cœur. Il semble que, dans le limon dont il est fait, la main mystérieuse qui l’a pétri ait laissé tomber quelque semence divine qui germe longtemps en silence, et qui tout d’un coup, même si on la croit depuis longtemps étouffée et morte, éclate eu moisson inattendue.
Mais parmi les pauvres gens que l’on nous signale comme d’admirables types de vertu, quel embarras pour fixer notre attention et la récompense entre ces différents types et ces formes si diverses de la même vertu !
Et d’abord, sommes-nous compétents pour une pareille œuvre ? Nous ne sommes ici, pour la plupart, que des gens de bonne volonté, apportant toute notre conscience à bien faire, et qui de nous ne pourrait se dire ce que disait M. Prévost-Paradol à cette place, se jugeant lui-même :
Ami de la vertu plutôt que vertueux ?
S’il fallait être à la hauteur des œuvres ou des actes que l’on estime le plus, être absolument vertueux pour décider de la vertu ou saint pour décider de la sainteté, qui de nous ne se récuserait, ne fût-ce que par modestie, le premier trait de la vertu étant de s’ignorer elle-même ? Mais alors, dans un autre ordre de sentiments et d’idées, faudrait-il donc égaler Corneille pour avoir le droit d’avoir son opinion sur Polyeucte, être un Racine pour juger Andromaque, un Lamartine ou un Victor Hugo pour décider entre eux ? Cela nous mènerait bien loin. Il reste le goût, capable de s’élever jusqu’à l’admiration ; peut-être y a-t-il quelque affinité profonde entre le goût qui s’émeut du beau et la sympathie qui s’émeut du bien, et qui serait une autre forme du goût. C’est une bonne préparation que l’habitude des belles œuvres pour juger les bonnes actions. La partie la plus noble des Lettres, n’est-ce pas celle qui les rattache à la connaissance et au gouvernement de la vie, les Lettres humaines, comme les appelaient les anciens ? N’y a-t-il pas dans ce discernement que développent les Lettres comme une initiation et un prélude tout naturel à l’étude de la charité ?
Encore est-il que, dans le détail, cette appréciation de la vertu est chose grave et difficile. Pour moi, en parcourant ces volumineux dossiers, riches de tant de vertus, qui m’ont été remis par l’Académie, je me suis plus d’une fois étonné, je l’avoue, de la hardiesse nécessaire avec laquelle ont procédé les juges en établissant tant de degrés et de nuances entre des actes qui me semblaient tous également extraordinaires. Je me suis demandé bien souvent : Entre deux existences vouées, du même cœur et de la même bonne volonté, à l’assistance des pauvres ou à la guérison des malades, dans des circonstances également tragiques ou répugnantes, comment a-t-on pu choisir ? Pourquoi même choisir ? Choisir, c’est préférer. Eh quoi ! comparer un sacrifice à un autre ? De quel droit ? Comparer le dévouement d’une existence tout entière à l’offrande d’une autre existence ? De quel droit et à quel titre ? Est-ce que Chaque vie, donnée en sacrifice, n’a pas le même prix, la même valeur qu’une autre ? Dans quelles balances idéales pourra-t-on peser ces belles charités pour décide, entre elles ? Pour cette œuvre, il semble qu’il faudrait une réunion de sages et de saints, un tribunal mixte de vertus laïques et de vertus religieuses, sous la présidence de saint Vincent de Paul, qui, je pense, ne lui serait pas disputée. Mais c’est un rêve, et la nécessité du choix s’imposait. Il a fallu choisir.
Sans rien retrancher des motifs qui auraient rendu mon hésitation bien naturelle, il m’a paru qu’on pouvait à la rigueur établir quelques catégories de dévouements, déterminées sinon par la beauté du sentiment qui les inspire (elle est égale partout), du moins par l’étendue de ses applications. Il y a d’abord les dénuements qui s’adressent à la famille selon le sang ; puis, il y a des familles adoptives, des foyers d’élection auxquels certaines âmes se sacrifient sans réserve ; il y a enfin la grande famille élargie, l’humanité souffrante, accueillie, sollicitée par quelques grands cœurs, d’où qu’elle vienne, sous quelque costume et sous quelque figure qu’elle se présente, dont le seul titre est la douleur et qui s’impose uniquement à eux par ce cri : « J’ai froid, j’ai faim, je souffre, je meurs.
Certes, nous ne voudrions pas diminuer la grandeur morale des actes d’amour maternel, ou de piété filiale ; quelques-uns s’élèvent bien haut ; mais n’est-il pas sensible à tous que c’est un genre d’actes plus conformes aux impulsions de la nature, qui étonnent moins, je dirai qui scandalisent moins le bon sens du monde, que ceux qui s’adressent à des étrangers, à des inconnus ? Nous citerons ici en témoignage les époux Rabaud, de Saintes, dans la Charente, auxquels nous accordons une médaille de mille francs sur le fonds Honoré de Sussy. Ces braves gens ont fait très simplement pour leur enfant malade un sacrifice qu’ils n’auraient pas accompli si naturellement pour l’enfant d’une autre famille. Cela n’enlève rien à la beauté de leur acte, mais cela aide à le comprendre. Qu’une fausse délicatesse ne vous empêche pas d’entendre des détails qui ont ému l’Académie. Il y a là d’ailleurs une application nouvelle du dévouement paternel ut maternel à un cas médical ; c’est, je crois, le premier cas de ce genre qui se rencontre dans nos Annales du Bien. Un des enfants des époux Rabaud fut horriblement brûlé depuis la poitrine jusqu’aux genoux ; la plaie du ventre, seule, pouvait entraîner la mort. Il fallut essayer la greffe épidermique : le père et la mère s’offrirent du même élan pour que le médecin prit immédiatement sur eux les greffes nécessaires ; cinq grandes furent prises sur le père, vingt-deux plus petites sur sa femme. Ni l’un ni l’autre n’avaient hésité un instant ; l’opération réussit. L’enfant fut malade pendant quatorze mois ; il guérit plus tard que ses parents, mais enfin il guérit. Le père et la mère ne s’étaient pas séparés dans leur sanglante offrande, nous n’avons pas voulu les séparer dans la proclamation d’un dévouement égal. Mais c’est le jour où leur enfant fut guéri qu’ils avaient déjà reçu leur récompense ; ce que nous y ajoutons aujourd’hui est bien peu de chose. Ce jeune garçon, s’il se souvient comment il a été sauvé, pourra s’appliquer à lui-même les beaux vers de Victor Hugo et se rappeler, lui aussi :
... Que de soins, que d’amour
Prodigués pour sa vie, en naissant condamnée,
L’ont fait deux fois l’enfant de sa mère obstinée :
Que d’exemples de piété filiale nous offrent Marie Sognoz, Louise Lézy, Françoise Minvielle, se dévouant à leurs parents pendant une vie entière, sans une heure de défaillance, sans un regret pour les situations offertes et refusées, Victorine Legrand soutenant un père malade, des frères idiots, un neveu orphelin (car dans ces pauvres familles quand le malheur s’abat, il prend toutes les formes), Philippine Martory, Marie Fraisse, Estelle Luard, Marie Ailliot, Célestine Rozé, Anne Guérin, Mariette Calas, Marie Pécondon, Marguerite Rouland, Marie Bucaille, Reine Thivel ! Comme toutes ces filles vaillantes, brisées par l’âge ou par la fatigue, trouveraient étrange que quelqu’un fût surpris de leur persévérance invincible, de leur sollicitude au chevet de leurs parents infirmes et délaissés de la terre entière ! Il n’y en a pas une qui ne trouve cela tout naturel. Chacune d’elles a été surprise à l’improviste, en flagrant délit de dévouement, par des témoins spontanés qui se sont offerts pour solliciter l’attention de l’Académie de la part des villes ou des villages que ces saintes filles édifient depuis tant d’années. Tous ces noms représentent un capital inépuisable de résignation fière, d’activité continue, de douceur inaltérable, ce qui est la chose la plus difficile, à ce que l’on assure, et la plus rare dans l’exercice de la vertu. Aussi je m’accuse bien haut de commettre une sorte de déni de justice en passant si rapidement sur tous ces noms ; une simple nomenclature peut sembler une trahison envers chacun d’eux. Mais enfin, quelle que soit la beauté morale de ces existences, à l’origine et au fond de chacun de ces dévouements il y a un instinct sacré de la nature : c’est la glorification du sentiment de famille.
D’ordinaire, c’est au terme de la vie que ces noms nous sont révélés. Léonie Mathieu, elle, n’a que dix-sept ans, et déjà elle a si fortement attiré sur elle l’estime et même l’admiration de ses concitoyens, que nous n’avons fait, en lui décernant un prix de mille francs sur la fondation Honoré de Sussy, que répondre à un vœu collectif de la commune de Fauroux, au fond du Tarn-et-Garonne, un vœu dans lequel se réunissent le curé, le maire et l’instituteur, unanimité rare, exemplaire et touchante, qui s’impose en ce temps comme l’expression authentique de la vérité et même de l’opinion, laquelle en diffère quelquefois.
Un autre prix de mille francs est accordé au jeune Moussay, qui a le même âge que Léonie Mathieu, dix-sept ans. C’est un prix spécial que nous ne pouvons pas désigner autrement parce qu’il a été fondé par une personne charitable, qui, à sa libéralité, a voulu joindre la grâce — peu commune — du bienfait anonyme. Pour amnistier les prix que distribue l’Académie, il suffit de calculer ce que pourra faire de bien une somme pareille tombant, comme du ciel, dans un misérable ménage, réfugié aux Batignolles, dans une famille qui n’a d’autre ressource que le travail d’un jeune apprenti maçon, gagnant 4 fr. 50 quand le bâtiment va, mais, quand le bâtiment chôme, condamné à un repos qui le désespère et qui peut faire des victimes autour de lui. Pensez que ce bon travailleur n’a pas fait depuis quatre mois plus de vingt journées, et pendant les journées où il ne travaille pas, il faut bien que la famille vive pourtant. Comment cela ? C’est un mystère. Une mère veuve et de santé épuisée, une fille apprentie de quinze ans et ne gagnant rien encore, deux autres enfants de douze et de trois ans ! Et c’est ce garçon de dix-sept ans qui doit pourvoir à tout ; lui-même est d’une santé précaire, il sait qu’une maladie grave jetterait tout ce cher et pauvre monde sur le pavé. Il sait qu’il est la jeune providence de tous ces êtres qui l’adorent ; cela le mûrit avant l’âge. Il a la maturité précoce de son dévouement.
À côté de la famille du sang il y a les familles d’adoption. C’est à cette classe qu’appartiennent les actes qui semblent être l’apanage de fondation de nos prix de vertu. Vous avez deviné qu’il s’agit de ces bons serviteurs et de ces domestiques fidèles, sur lesquels il y a comme une tradition de plaisanteries consacrées, et dont l’histoire cependant ne semble pas y prêter aisément. Elle se résume, dans la généralité des cas, en quelques mots : Une jeune paysanne arrive de son village à la ville elle entre au service de maîtres aisés. Des enfants sont la joie et l’espoir de ce foyer ; mais voici qu’à la suite ou d’accidents de santé ou d’entreprises avortées, le malheur arrive : la ruine est là. La pauvre servante n’a que sa vie à offrir, elle la donne ; son mince salaire n’est plus payé ; elle sert d’autant mieux. Mais voici que la maladie entre à la suite de la ruine. Cette mercenaire d’hier devient une sœur de charité pour la famille en détresse, plus encore, une mère, — pour la vraie mère infirme et les enfants ; — et toute une famille lui doit la vie, et cela dure pendant de longues années, après lesquelles la pauvre femme qui n’a jamais vécu un jour, un seul jour pour elle-même, tombe.de fatigue au coin du foyer relevé, sauvé par elle. Avec quelques incidents plus ou moins dramatiques, quelques traits de caractère et de décision plus ou moins marques, c’est toujours la même histoire. Vous semble-t-elle plaisante ?
Vous semble-t-elle plaisante aussi la vie de cette Antoinette Lafont, de Lectoure, à qui nous sommes heureux de décerner un prix Montyon de deux mille francs ? Elle a quatre-vingt-cinq ans et depuis soixante-dix ans elle n’a pas connu un seul jour de relâche dans sa triste besogne, au service de la famille qu’elle a adoptée, à qui elle a sacrifié non seulement ses gages qu’elle ne touche plus depuis longtemps, mais les deux mille francs qu’elle avait mis de côté au temps prospère. Son petit trésor a disparu peu à peu par une pieuse fraude qui lui réussissait assez bien ; elle prenait les vêtements de sa jeune maîtresse infirme, sous prétexte de les raccommoder, et y glissait ses dernières pièces d’argent. On attribuait cette découverte merveilleuse à quelque hasard ou à quelque oubli. Ce n’est pas la première fois qu’une ruse ingénieuse du cœur a joué ce rôle de hasard dans les drames intimes de la pauvreté.
Les modestes héroïnes de ces drames, c’est la dame Trosselli, de Villebois, c’est Sidonie Dubillon, de Paris, qui a élevé trois générations d’enfants dans la même famille ; c’est Marie Berger, une aveugle admirable, recommandée par sa maîtresse, aveugle elle-même ; c’est Marie Ruffier, Thérèse Monnin, Louise Masson, Marie Margot, la dame Sachot, Marie Belot, qui nous est recommandée par un homme expert en belles actions, le vice-président de l’hospitalité de nuit : c’est la dame Jondeau. Marie Paineau, Zélie Pons, Marie Hocher. Ici même, pourtant, dans cette région sacrée de la vertu, il y a encore, nous devons l’avouer, des inégalités fortuites et comme des privilèges indépendants du mérite, qui, à peu de choses près, est le même partout. Marie Rocher n’avait pas seulement, pour la recommander, un dévouement sans défaillance à une amie pauvre et paralysée ; elle a eu le bonheur d’intéresser à elle des témoins considérables, un d’entre eux, dont le nom, s’il vous était connu, exciterait vivement votre intérêt, et qui, dans un rapport très littéraire en même temps qu’inspiré par les sentiments les plus nobles, a mis en lumière cette figure touchante et plus discrètement, à côté d’elle, celle de son amie, montrant à merveille cette communauté de vertus et de sentiments qui ont pour toujours réuni ces deux infortunes.
Ce sont les femmes qui excellent dans ce genre de sacrifice continu, où, chaque jour répétant la veille, il semble qu’il n’y ait plus d’effort à faire, parce que l’effort dure et qu’il ne s’aperçoit presque plus dans la trame insensible de l’habitude. Il y a cependant des hommes qui ont inscrit leur nom dans ce concours, comme ce René Baumard, de la Chapelle-du-Genêt, qui entrait, il y a trente-neuf ans, domestique dans une ferme dirigée par deux frères. Ces frères se marient, ont de nombreux enfants et meurent. Baumard renonce à ses gages, se met à la tête de l’exploitation ; à force d’énergie, il sauve une situation désespérée ; il ravit deux femmes et neuf enfants à la misère qui bien des fois a frappé à la porte de la ferme et réclamait sa proie. Aujourd’hui il est vieux, il est tout cassé ; tout a changé, sauf son dévouement. N’est-ce pas là une existence à mettre en parallèle avec celle des femmes les plus dévouées dont je vous ai parlé ? Et lui aussi, ce Caleb rustique, ne mérite-t-il pas une distinction de choix pour cet effort de vertu qui a duré près de quarante années ?
En feuilletant ces dossiers, nous en venions à penser que ce n’était là qu’une sélection sur un grand nombre de cas analogues qui nous étaient signalés. En dehors même des cas régulièrement constatés, combien qui n’ont pas trouvé d’échos parmi nous ! Combien de ces humbles, qui resteront éternellement ignorés, faute d’une occasion propice ou d’un hasard révélateur ! Ce genre de vertus domestiques n’est donc pas mort ; il est loin de mourir. On dira que ce n’est qu’une exception : soit. Mais y a-t-il eu un temps où le serviteur fidèle et dévoué ait été la règle, et surtout le serviteur héroïque, comme ceux que nous récompensons ? On parle toujours des derniers siècles. Est-on sûr que les choses allaient beaucoup mieux ? Je lisais ces jours-ci une étude très curieuse d’un de nos savants confrères sur cette question[2]. Il semble bien que les maîtres se plaignaient autrefois, à peu près comme nous nous plaignons aujourd’hui. Et sans parler du théâtre où se perpétue la lignée des valets traîtres, fripons, pendards, ingénieux à faire damner leurs maîtres, des Scapins et des Lisettes jusqu’à l’immortel Figaro, qui doit son succès à l’esprit que Beaumarchais lui prête plutôt qu’à ses vertus personnelles, on nous citait des témoignages bien piquants et des récriminations bien vives, extraits des Mémoires du temps, contre les gens de services de toute catégorie. On nous les rappelait le poète Colletet qui en plein XVIIe siècle énumère, dans une longue pièce de vers, les vices de cette classe qu’il connaissait mieux que personne, puisqu’il avait épousé successivement trois de ses servantes, et l’ingrat se plaignait ! — Il est bien possible qu’on s’exagère la moralité des domestiques du temps jadis sur la foi de certaines légendes de dévouement et de travail restées dans quelques familles. C’est un peu comme si l’on prétendait établir, dans cent ans d’ici, à l’aide de nos prix Montyon, qu’en 1886 nos serviteurs étaient des êtres admirables, d’une fidélité et d’une douceur angéliques, et dont l’habitude, la passion même était de servir leurs maîtres sans gages. Nous sommes garantis dans le présent contre les illusions de ce genre. Peut-être est-il sage de nous en garantir dans le passé.
Toutes ces classifications que nous avons essayé d’établir sont plus ou moins arbitraires. Les vertus ne souffrent mère d’être réduites en catégories, d’être condamnées à un genre unique. Il y en a qui empiètent sur d’autres ; il y en a qui cumulent. Quand la passion du bien s’est emparée d’une âme, elle la gouverne despotiquement, elle la tient en éveil pour toutes les occasions.
Telle la veuve Guionet qui, non contente de sa tâche auprès d’une mère grabataire, auprès de deux sœurs infirmes, trouve encore le temps et la force de s’occuper d’une voisine atteinte d’une maladie incurable ; telle cette Victorine Paquette, qui réunit dans sa charité ardente ses maîtres, les pauvres, les malades. Partout où une souffrance se déclare, elle y court, elle la réclame, elle s’en empare, c’est son bien. Mais si vous cherchez la spécialité dont elle s’occupe avec une prédilection jalouse, je vous la dirai, pour vous mettre à même de la lui disputer : ce sont les enfants infirmes, les enfants scrofuleux. Et si quelque âme généreuse désirait savoir où s’exerce ce grand courage, c’est au n° 12 du faubourg Saint-Honoré que demeure cette admirable amie des pauvres, quand elle demeure quelque part et qu’elle n’est pas dans un taudis, au chevet d’un mourant. Tel ce Pierre Nicolle, un cultivateur dévoré de charité, qui trouve dans sa pauvreté de quoi faire une infirmerie permanente où il soigne, seul avec sa sœur, huit personnes, atteintes des plus épouvantables maladies. Citons aussi une religieuse, la sœur Saint-Gauthier, qui pourrait être proposée comme un modèle à toutes les infirmières, même laïques. Depuis plus de trente années, elle est surveillante de nuit à l’hôpital de la Roche-sur-Yon ; toute la nuit, elle va d’une salle à l’autre, ne s’arrêtant jamais ou ne s’arrêtant que devant les lits où son secours est nécessaire. Elle n’a jamais toléré qu’on lui adjoignît une aide ou une suppléante. Sur le témoignage unanime des sénateurs, des députés, des conseillers généraux de la Vendée, mais avant tout sur la recommandation expresse du directeur de l’hospice et des médecins, témoins quotidiens de ce zèle infatigable, l’Académie décerne un prix de quinze cents francs à la sœur Saint-Gauthier. Voici, à côté de cette sainte femme. Jeanne-Marie Clémineau, malade elle-même, défigurée par un cancer, et qui semble n’avoir puisé dans ses souffrances qu’une force nouvelle pour soigner de plus misérables qu’elle, avec une patience que rien n’altère. Permettez-moi de vous citer ce trait touchant dans sa simplicité. C’est un jeune poitrinaire qui, à l’instant de mourir, lui dit : « Laissez-moi vous embrasser. » Elle reçut sa triste étreinte ; la bonté qui rayonnait de son cœur avait effacé, aux yeux du mourant, l’affreuse difformité de son visage.
Le prix Montyon, le principal, est attribué à l’abbé Lemoine, de Lucé-Perron (Orne), un prêtre digne d’être classé parmi les pauvres, car c’est un pauvre volontaire, qui s’est fait quêteur d’abord pour une église et une maison d’école, puis pour un hôpital, converti en ambulance pendant la guerre ; enfin, pour un orphelinat où furent recueillis des enfants d’Alsace-Lorraine et des orphelins que la guerre avait faits. Depuis seize années, sept cent cinquante enfants ont trouvé un asile à l’orphelinat, qui en compte aujourd’hui deux cent vingt-six ; l’hôpital a donné asile à trois cent trente-six malades. À la sortie de l’Orphelinat, une vigilance paternelle suit les adultes dans la vie et s’emploie à les bien placer. — Les actes étant exceptionnels et s’étendant à un grand nombre de malheureux, l’Académie leur a décerné une récompense exceptionnelle comme eux. Elle acquitte ainsi un legs de charité posthume qui lui est cher, un dernier vœu que lui a transmis, quelques jours avant sa mort, notre regretté confrère, M. le comte de Falloux.
Nous achevons cette longue nomenclature. Si belle, si touchante que soit chacune de ces vertus, je crains que l’ensemble ne vous ait paru trop peu varié. C’est la faute de l’auteur, sans doute ; c’est un peu aussi la faute du sujet. Le sublime continu a sa monotonie. Pourquoi cela ? Et d’où vient que la vertu ait ce singulier inconvénient ? D’abord, il s’agit ici de vertu plus que d’héroïsme, bien que, dans la plupart des circonstances, la nuance soit très subtile. Parmi les exemples que je vous ai cités il n’y a guère de ces actes singuliers d’énergie exaltée, subits, qui saisissent tout de suite et surprennent l’imagination, éclatent en traits de feu sur le fond obscur de ces existences, illuminent tout, transforment tout soit sur un champ de bataille, soit sur les champs de bataille de la vie, aussi rudes et presque aussi sanglants que les autres. Il s’agit plutôt d’un effort continu, se répétant tous les jours modestement sans se lasser jamais. — Et puis, nous ne voyons là, vous et moi, que les résultats de cette vertu, nous n’en voyons pas les rudes commencements ; nous ne voyons pas la lutte qui a dû s’accomplir dans ces âmes, avant qu’elles soient devenues inflexiblement douces et immuablement dévouées. Or c’est la lutte qui est l’élément dramatique par excellence ; c’est dans la lutte que nous pourrions nous reconnaître nous-mêmes, et par conséquent nous intéresser, plutôt que dans le résultat lui-même, dans cet état de bonté absolue ou de sainteté acquise qui nous surpasse et nous accable. Ce qui serait infiniment curieux à connaître, c’est par quelle crise intérieure ont passé ces âmes avant d’être arrivées à une perfection si tranquille et active ; combien il a fallu de petites victoires secrètes pour conquérir cette énergie régulière : que d’efforts ont été dépensés avant qu’on ait atteint la grâce suprême d’un dernier effort qui semble ne rien coûter et qui dure autant que l’existence même. Mais le secret de ces transformations reste caché pour nous dans le fond de ces âmes silencieuses ; il y a là toute une histoire inédite, la plus curieuse de toutes, qui nous échappe. Et combien cela est à regretter ! Il faut nous résigner, sur ce point, à ignorer : l’origine de ces vertus, comme de toutes les grandes choses humaines, est enveloppée de mystères. Est-ce un instinct tout-puissant et dominateur ? Est-ce une conquête graduelle et laborieuse ? Nous n’en savons rien. — Après tout, elles-mêmes, ces belles et saintes âmes, peut-être n’en savent pas davantage ; elles n’ont pas perdu leur temps à s’analyser. L’action les a saisies toutes jeunes, et la nécessité d’aider les autres à vivre a dû étouffer de bonne heure chez elles l’écho de la lutte et du drame. Peut-être n’ont-elles pas eu le temps de réfléchir un seul jour sur le dévouement qui a pris leur vie entière.
En dehors des prix de vertu proprement dits, sans sortir cependant de notre sujet, nous devons vous donner quelques explications sur l’attribution d’une haute récompense que l’Académie décerne chaque année, non à un homme, mais à une œuvre de bienfaisance publique, à un Institut médical, déjà célèbre avant d’être né. L’Académie avait été priée d’y souscrire ; chaque membre s’est empressé de le faire. Mais l’Académie elle-même ne possède aucun fonds qui lui permette de prendre part à des souscriptions de ce genre, en tant que corps constitué. Pourtant il s’agissait d’encourager, par un appui moral plus encore que matériel, une œuvre à la fois savante et charitable et de récompenser en l’honorant, autant que cela nous était possible, une découverte utile à l’humanité. — Découverte, ai-je dit ? C’est toute une méthode plutôt, dont la découverte présente n’est qu’un cas particulier, une grande méthode, féconde en résultats connus, plus féconde encore peut-être pour l’avenir en résultats, les uns déjà prévus, d’autres inconnus, dont chacun se produira à son heure. — L’Académie a pensé qu’elle pouvait attribuer à cette bonne et grande œuvre une somme de cinq mille francs, prélevée sur la fondation du comte Honoré de Sussy.
La science au service de l’humanité, telle pourrait être la devise à inscrire sur la médaille décernée à cette œuvre et à son fondateur. Il ne faut pas moins qu’un tel mobile pour expliquer tous les actes d’une pareille existence, les longues années de recherche obscure et stérile en apparence, la patience obstinée sur des phénomènes dont la rencontre peut produire une vérité inaperçue, la claustration absolue de cette vie, tenue à l’abri de toutes les curiosités et des vaines agitations du dehors, chaque journée consacrée à l’œuvre unique, chaque nuit ramenant sous l’œil de l’esprit la même pensée, l’insomnie elle-même devenant une autre foi me du travail ; cette dévotion à l’idée fixe, c’est le programme même de Buffon : « Le génie est une longue patience », une longue patience soutenue par une grande passion. — La passion du vrai et celle du bien, réunies dans un seul homme, voilà une rencontre heureuse et rare. C’est cet homme, qui, sollicité de prendre un peu de repos par sa famille inquiète, faisait cette simple réponse, que j’ai surprise par une sorte d’abus de confiance : « Quand je ne travaille pas, il me semble que je commets un vol. » — Oui, un vol aux dépens de la souffrance, pâle d’effroi, qui attend à la porte de son laboratoire ! Ce grand travailleur, vous l’avez nommé, c’est M. Pasteur. Son nom servira d’excuse à cette décision de l’Académie, qui constitue une sorte de dérogation à ses règles. Nous avons compté sur vous pour nous amnistier.
Tandis que je résumais dans ma pensée ces exemples de vertu que j’ai eu la mission de vous faire connaître, tous ces faits dont le caractère est d’être si contraires aux instincts de l’individu, tous ces actes qui sont un défi au bon sens pratique et une sorte de déraison sublime, une idée s’imposait irrésistiblement à mon esprit, l’opposition complète de deux Inondes et de deux lois qui s’y révèle. — La charité, en effet, est une sorte de lutte organisée contre la Nature, un grand effort d’assistance mutuelle entre les hommes pour en corriger les injustices apparentes et les plus criants abus. — Injustices, le mot n’est peut-être pas exact ; on a dit que la Nature est immorale ; cela supposerait qu’elle ait conscience du bien et du mal et qu’elle fasse le mal, le connaissant et le voulant. Non, elle n’est pas immorale, mais elle est indifférente aux individus et comme étrangère à la morale. Elle ne montre par aucun signe qu’elle soit ou sensible à un acte héroïque et à une souffrance imméritée, ou reconnaissante envers un grand caractère et un beau génie. Socrate ou Pascal ne comptent, pas plus à ses yeux que le dernier des sauvages, le plus scélérat des hommes ou le plus humble des animaux… Elle ignore les individus et n’en tient aucun compte ; elle ne s’intéresse qu’à l’espèce. Les espèces sont les véritables êtres, les seuls réels parce que ce sont les seuls qui durent. C’est avec une folle prodigalité qu’elle sème les germes de la vie sur la surface des continents, dans la profondeur des fleuves et des mers ; de tant de millions de germes, presque tous inutiles, quelques-uns seulement réussiront. Pour elle, c’est assez. Pourvu que la vie se maintienne et se transmette dans l’espèce, pourvu que les grandes formes et les types se conservent dans de très larges limites, peu lui importe que des quantités innombrables de générations et d’individus périssent. L’individu n’est qu’un éphémère devant elle, il sera remplacé par d’autres, il sera replongé sans pitié dans l’ombre et l’oubli, même s’il a eu le douloureux privilège de penser et de souffrir. — Quant aux lois de l’hygiène sociale, elles se résument dans ces deux décrets de l’immuable, de l’indifférente Nature : l’instinct permanent de la conservation et la lutte pour l’existence. Rien de plus. Que chaque être pourvoie à son salut ; que ce soit par force, ou, s’il n’est pas le plus fort, par ruse. C’est elle-même d’ailleurs, l’aveugle Souveraine, qui a créé l’inégalité originelle, entre les êtres de chaque espèce et particulièrement entre les hommes. Les uns, elle les a faits robustes, vaillants, intelligents ; les autres, infirmes en naissant, faibles d’esprit ou de corps. On accuse souvent les inégalités sociales. Que l’on s’en prenne d’abord à la Nature qui les a préparées en organisant d’une façon si partiale l’implacable combat pour la vie, en distribuant d’avance’, d’une façon si inégale, les ressources et les armes. Si clone l’on prétend fonder une morale sur cette fatalité régulatrice de la vie et de la mort, que pourra être celte morale et quelles seront ses règles, sinon le sacrifice inévitable des faibles, le triomphe des êtres les mieux doués, en un mot, l’adoration de la force ?
« Combats à tes risques et périls, avec les armes que je t’ai données ; jouis pleinement de la vie ; ta jouissance est le signé et le prix de ta victoire, et ta victoire est de plein droit. Que les faibles et les inintelligents disparaissent et n’encombrent pas la voie où la vie s’exalte et triomphe ; qu’ils emmènent avec eux dans le néant, d’où ils n’auraient jamais dei sortir, leur triste et misérable postérité qui n’est bonne qu’à perpétuer sur la terres des maladies et des défaillances de toute sorte, des infirmités physiques et mentales, qu’à jeter en travers du progrès l’obstacle des misères, des vices, de l’imbécillité pet de la, sottise. Place aux forts ! Eux seuls méritent de vivre. »
Voilà ce que dit la Nature à l’homme. La charité relève cet insolent défi. Elle va juste en sens contraire de ces lois cruelles ; elle proteste contre ces décrets ; elle travailler à les tempérer, quand elle ne peut pas les détruire. Elle crée un monde à son image, qui s’appelle le inonde moral : Elle agit à sa manière, comme l’Art dont on a pû dire en traduisant une belle parole de Bacon « C’est l’homme ajoutant son âme à la Nature. » Elle aussi, en effet, comme l’Art, elle prend son point de départ dans la Nature, mais c’est pour la dépasser ; elle se répand dans le sein de la Nature, mais c’est pour y créer quelque chose de nouveau ; elle la transforme, elle la corrige, elle la oiselle son effigie, elle la moralise. Nous l’avons vue à l’œuvre ; sa tâche est d’aider les faibles qu’écartent sans pitié les lois de la vie, de relever les vaincus, de les faire vivre en dépit de la fatalité qui les condamne à mourir, de les arracher à la concurrence vitale qui les broie. Elle prend des corps infirmes, des âmes obscurcies, des esprits éteints ; pour les sauver, il faut qu’elle se donne elle-même ; elle fait, sans autre réserve que k besoin des faibles, le don partiel ou total de ses forces, de son intelligence et de son être à ces blessés, à ces souffrants, à tous ces misérables qui sont comme une proie prédestinée ; par des prodiges de bonté, elle essaie de tirer de toutes ces misères moins de souffrance, et, s’il se peut, des intelligences qui, sans elle, n’auraient pas pensé, des cœurs qui, sans elle, ne se sentant pas aimés, n’auraient pas aimé. Vous le voyez, c’est une ligue, la ligue du Bien, qu’elle organise contre la Nature, qui est le règne brutal des faits et des forces. En attendant que la question sociale soit résolue, si elle doit l’être, en attendant que la misère infinie ait trouvé un remède infini comme elle, que peut-on imaginer de mieux que cette ligue des braves cœurs ? À travers tant d’épreuves et de souffrances, le monde vit pourtant, et c’est là le miracle perpétuel de la Bonté. Elle-même n’est-elle pas le miracle vivant de l’âme aimante et libre au milieu des puissances aveugles qui l’entourent ?
[1] Cet anonyme était M. de Montyon qui, plus tard, en léguant en 1820 une partie considérable de sa fortune à l’Académie française, élargit et confirma sa première donation de 1782.
[2] M. Baudrillart, de l’Académie des Sciences morales et politiques, dans le Journal des Débats, du 23 septembre, à propos de l’ouvrage de M. Albert Babeau sur les Artisans et les Domestiques autrefois.