Discours sur les prix de vertu 1847

Le 22 juillet 1847

Alexis de TOCQUEVILLE

Discours de M. de Tocqueville
Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 22 juillet 1847

 

 

MESSIEURS,

Entre des livres utiles aux mœurs et des actes de vertu, la liaison est naturelle les uns mènent aux autres ; et le talent de bien dire serait peu de chose, s’il ne conduisait les hommes à bien faire. Le vénérable Montyon, dont nous sommes en ce moment les exécuteurs testamentaires, l’a senti. Après avoir fondé des prix pour récompenser les auteurs des livres moraux il en a fondé d’autres dans le but d’honorer les actions vertueuses, et il a voulu que tous ces prix fussent décernés le même jour, afin de mieux montrer le lien étroit qui les unit entre eux.

M. le secrétaire perpétuel vient de vous entretenir des premiers dans son éloquent et ingénieux langage ; mon devoir est maintenant de vous parler des seconds.

La tâche, Messieurs, est plus douce encore à remplir et plus facile. La meilleure manière d’honorer la vertu sera toujours de l’imiter ; mais quand on ne peut le faire, ce qui convient, du moins, le mieux pour lui rendre hommage, c’est d’en parler simplement.

Parmi les différents traits de vertu qui sont arrivés à la connaissance de l’Académie, il y en a un qui a été placé par elle bien au-dessus de tous les autres, et auquel elle a cru devoir accorder une distinction particulière.

La femme modeste qui en est l’auteur est une pauvre servante des environs de Buzançais, nommée Madeleine Pirodeau. Restée veuve d’un bûcheron appelé Blanchet, après un an de mariage, au moment où elle venait d’accoucher de son premier enfant, elle allait être livrée sans ressources aux horreurs de la misère, lorsqu’une dame âgée et respectable de la ville de Buzançais, madame Chambert, mit l’enfant de la veuve Blanchet en nourrice, et la prit elle-même à son service. Elle y était depuis neuf ans, lorsque éclatèrent, au mois de janvier dernier, les troubles dont la cherté des grains fut la cause et peut-être l’occasion, et qui eurent une fin si tragique pour leurs victimes et pour leurs auteurs.

Jamais insurrection ne se montra dès l’abord sous des traits si sauvages : des rumeurs vagues, comme il arrive toujours à l’approche des événements funestes, parcouraient depuis quelque temps le pays, et excitaient les craintes sans leur donner encore d’objet précis. Des menaces de pillage, d’incendie et de meurtre étaient proférées contre la classe entière des propriétaires, désignés sous le nom générique de bourgeois. On racontait qu’un vieillard avait dit : J’ai déjà vu deux révolutions ; à la troisième, je mets ma faux à l’envers, et alors malheur aux bourgeois !

Ces voix menaçantes qui sortaient du milieu du peuple, sans qu’on vît précisément d’où elles partaient, avaient d’avance porté la terreur dans les âmes, et rempli les cœurs les plus courageux d’appréhensions sinistres.

Parmi les riches de Buzançais, plusieurs avaient été particulièrement désignés aux violences populaires. Madame Chambert et son fils étaient de ce nombre. La veille de l’émeute, on était venu avertir leurs domestiques. Si vous essayez de défendre vos maîtres, leur avait-on dit, vous serez tués. Le 14 janvier, le tocsin sonne. La foule, déjà assemblée, se précipite vers une grande usine qui est placée à la porte de Buzançais. Les propriétaires de ce vaste établissement sont chassés et maltraités. La maison est pillée ; on y met le feu.

Excitée par ce premier acte, l’insurrection poursuit son chemin. Elle entre dans la ville et fait subir à plusieurs maisons qui se trouvent sur son passage le même sort.

Cependant la plus profonde terreur régnait dans Buzançais, non cette terreur mêlée d’énergie qui tourne bientôt le désespoir en courage, mais ce sentiment mou, égoïste et inintelligent, qui s’empare si souvent, dans les révolutions, des âmes honnêtes et timides, et qui porte les bons citoyens à s’enfermer chez eux et à y attendre leur sort.

En un mot, la ville entière est au pouvoir de l’insurrection et à sa merci.

C’est après plusieurs scènes de dévastation, dont le récit, passant de bouche en bouche, grossissait en courant, qu’une troupe furieuse se présente enfin à la demeure de M. Chambert.

Celui qui la conduit, le nommé Venin, entre le premier. Il pénètre jusqu’à une salle où se tenaient en ce moment madame Chambert et son fils. Je suis le chef des brigands, dit-il. M. Chambert avait un domestique qui lui était très-affectionné, appelé Bourgeau. Cet homme se jette courageusement sur Venin, et le terrasse. La foule entre. Effrayé à sa vue et au souvenir des menaces qui lui ont été faites la veille, Bourgeau s’enfuit. M. Chambert, qui était allé chercher un fusil pour défendre son domestique, reparaît à la porte. Venin se précipite sur lui le coup part : Venin tombe. Chambert fuit. Il se retire de chambre en chambre, toujours poursuivi. Une foule en fureur s’attache à ses pas, brisant les meubles sur son passage. Il s’élance hors de sa demeure ; elle s’élance après lui. Il se réfugie chez un voisin, elle l’y suit ; il s’y cache, elle le découvre, elle l’en arrache. L’en voilà maître. Les coups se croisent alors sur le corps de ce malheureux avec une aveugle furie, il chancelle, on redouble. Il tombe, on frappe encore. Il meurt en s’écriant Grâce, mes amis ! Un homme répond du sein de la foule : Tu n’as plus d’amis !

Il se trompait, Messieurs : au milieu de cette ville livrée tout entière par la peur à la violence, et où chacun ne songeait qu’à soi, une âme intrépide et fidèle veillait sur ce que Chambert avait eu de plus cher, sur sa mère.

À la vue de ces hommes, qui envahissaient la maison de ses maîtres et dont on racontait déjà tant de crimes, la servante de madame Chambert, Madeleine Blanchet, se trouble d’abord et s’évanouit.

Admirez un instant ici, Messieurs, avec nous, le contraste que présente le courage moral dont la source n’est que dans l’âme, et ce courage presque physique qui naît et s’éteint au milieu de l’irritation du moment. Remarquez comme ces deux physionomies sont distinctes, quoique souvent on les confonde.

Bourgeau, le domestique de M. Chambert, cède d’abord à un premier mouvement d’indignation et d’énergie imprudente ; il attaque le chef de l’attroupement et le renverse. Bientôt après, le cœur lui manque et il s’enfuit.

Le premier mouvement de Madeleine Blanchet est, au contraire, de s’abandonner à sa terreur. Elle tremble, elle se trouble, elle se trouve mal. Revenue bientôt à elle, cette pauvre servante demande ce que sont devenus ses maîtres ; elle apprend qu’on égorge le fils, qu’on va tuer la mère. Une force intérieure élève aussitôt son cœur au-dessus de cette tempête. Son trouble cesse, son âme se rassérène et se rassoit tout à coup. Sa résolution est prise : elle s’élance vers le lieu d’où elle entend partir les cris de sa maîtresse.

Cette dame respectable et infirme était alors exposée aux plus grandes indignités et aux plus grands périls. Elle était entourée par une foule en désordre, toute tachée de vin et de sang, le sang de son fils. Des injures grossières, des cris de mort retentissaient de tous côtés à ses oreilles sur toutes les figures, l’aspect de la haine ; sur toutes les lèvres, l’outrage : nulle part un regard ami ou protecteur. C’est en ce moment que Madeleine Blanchet, se frayant péniblement un chemin, arrive enfin jusqu’à elle. Elle la rassure d’abord, en s’associant à sa destinée. Puis elle entreprend de la sauver D’un bras elle la soutient de l’autre, elle écarte les assaillants, et se fait jour à travers la foule, dont les flots, resserrés dans un espace étroit, devenaient plus dangereux en se heurtant. Elle parvient ainsi, après beaucoup de temps et avec des efforts inouïs, à conduire ou plutôt à porter madame Chambert jusque dans la cour. C’est là que l’attendait le plus grand péril. En voyant madame Chambert sur le point d’échapper, la rage de ceux qui la suivaient arrive à son comble. Un coup l’atteint ; d’autres le suivent : elle est renversée. De sanglants exemples nous l’ont trop appris : malheur à qui tombe devant une populace en fureur ! Déjà on se précipite vers elle avec les mêmes cris de mort qui ont accompagné la chute de son fils.

Va-t’en, ma pauvre fille, murmure madame Chambert ; c’est ici que je dois mourir ; va-t’en !

Madeleine était bien loin de lui obéir : Vous ne tuerez ma maîtresse, s’écrie-t-elle, qu’après m’avoir tuée moi-même. En disant ces mots, elle couvre madame Chambert de son propre corps. Un homme brandit un coutelas au-dessus de sa tête. Plusieurs femmes la frappent.

Tandis que de ses deux mains elle essaye de parer les coups qui sont destinés à sa maîtresse, elle en appelle à haute voix à la justice, à la générosité des assistants, avec cette éloquence naturelle que l’esprit ne fait pas découvrir, mais qui se révèle tout à coup aux grands cœurs dans les grands périls.

Deux hommes touchés de ce spectacle se décident enfin à intervenir. Avec leur aide, Madeleine parvient à relever sa maîtresse, à protéger sa fuite. Elle la dépose enfin dans une maison amie, et l’y cache. Qui le croirait, Messieurs, Madeleine ne se renferme pas avec elle dans cet asile ! Elle le quitte aussitôt. Elle rentre dans cette demeure encore humide du sang de M. Chambert, et dont elle-même vient de s’échapper avec tant de peine. La maison était alors livrée au plus affreux pillage. Que vient-elle y faire ? Cette servante intrépide croit qu’elle n’a pas rempli tous ses devoirs en sauvant sa maîtresse, si elle ne s’efforce de préserver la propriété que celle-ci avait commise à sa garde. C’est à cette seconde tâche qu’elle se dévoue. Tantôt elle arrache des mains des meurtriers des objets précieux dont ils s’étaient emparés ; tantôt, par un vertueux larcin, elle les leur dérobe. Quand elle les a mis en sûreté elle revient. Les injures ne l’humilient pas, les menaces ne lui font pas peur, les mauvais traitements ne la rebutent point. Elle ne se retire qu’au bout de plusieurs heures, quand tout ce qui n’a pu être préservé par elle a été enlevé ou détruit par l’émeute.

Cet acte a moins d’éclat sans doute, mais a-t-il moins de vraie grandeur ? Ne se rencontre-t-il pas, au contraire, quelque chose de particulièrement méritoire dans cette vertu qui ne se lasse point par un premier effort, qui passe immédiatement de l’accomplissement d’un devoir principal à l’accomplissement d’un devoir secondaire, et qui, ayant fait le plus, ne se trouve pas quitte envers elle-même tant que le moins reste à faire ?

Ces faits nous paraissent admirables, Messieurs ; ils ont toujours paru tout simples à celle qui en est l’auteur. Elle n’a jamais eu, depuis, l’idée de s’en enorgueillir ni de s’en vanter.

Lorsque Madeleine Blanchet parut devant la cour d’assises, assemblée pour juger les coupables de Buzançais, on lui demanda ce qu’elle avait vu. Elle le raconta avec une brève et nette simplicité. Puis elle se tut. Elle avait tout dit, excepté ce qui ne se rapportait qu’à elle. « Mais, dit le président, les témoins nous ont appris que vous aviez couvert votre maîtresse de votre corps, et que vous l’aviez ainsi dérobée aux coups des assassins : est-ce vrai ? — Oui, Monsieur, répond simplement Madeleine. — On vous a entendue vous écrier qu’on vous tuerait avant de pouvoir tuer votre maîtresse est-ce vrai — Oui Monsieur, réplique Madeleine avec la même brièveté ! Rien de plus, pas un mot à travers lequel on puisse voir percer l’orgueil qui jouit enfin de son triomphe, ou la fausse modestie qui ne s’est tue que pour pouvoir ensuite mieux parler.

Frappé de la simple et modeste grandeur de cette fille du peuple, le président prononce ces paroles mémorables, qui resteront comme le dernier mot sur ce sanglant drame :

« S’il s’était trouvé dans Buzançais, dit ce magistrat, vingt hommes seulement qui eussent le cœur de cette femme, aucun des malheurs que nous déplorons n’aurait eu lieu. »

Cela est vrai, Messieurs Madeleine s’imaginait n’avoir accompli qu’un acte honnête, elle avait fait une action sublime. Elle avait donné à ses concitoyens un grand exemple, et, nous ne craignons pas d’ajouter, une sévère leçon. L’Académie a voulu créer, cette année, un prix exceptionnel de 5,000 francs. Elle y a joint une médaille d’or. Elle accorde l’un et l’autre à Madeleine Blanchet. Cette distinction ne surprendra personne, excepté peut-être celle qui en est l’objet.

D’autres prix de moindre valeur ont été décernés par l’Académie à d’autres personnes dont le mérite, sans être aussi éclatant, est encore digne de nos respects.

Un prix de 2,000 francs est donné à un brave jeune homme de la commune des Sablons, département de la Gironde, nommé Pierre Égreteau, qui a arraché successivement un grand nombre de personnes à la mort.

Un homme se noyait dans la rivière d’Isle. Égreteau le sauve au péril de ses jours. Cela fait naître chez lui une espèce de vocation à laquelle depuis il a été fidèle.

Peu après, il retire un autre homme du fond d’un marais où celui-ci allait disparaître. Plus tard, une rivière débordée enveloppe tout à coup la malle de Bordeaux ; la voiture est submergée le postillon coupe les traits des chevaux et s’échappe. Le courrier et un voyageur se voient sur le point d’être engloutis. Pierre Égreteau survient et les sauve. En 1843, une inondation envahit plusieurs villages ; Pierre parvient à retirer du milieu des eaux trois familles. En 1815, un père et sa fille traversaient tous les deux un gué dangereux. Le vieillard passe heureusement, la jeune fille est entraînée par le courant. Pierre Égreteau se trouvait sur la rive. Il s’élance, et l’enfant est rapportée pleine de vie aux pieds de son père.

Ces aventures se sont si souvent reproduites dans la vie de Pierre Égreteau, qu’on dirait que cet homme a embrassé la profession héroïque de sauver ses semblables, et que la Providence, venant en aide à son courage, l’a muni d’une sorte d’instinct particulier et sûr, qui lui fait sentir de loin le péril, et qui l’amène avec certitude sur le lieu même où des malheureux vont périr.

Un autre prix de 2,000 francs est accordé aux époux Renier.

Les époux Renier ont eu autrefois quelque fortune ; ils exerçaient, dans un quartier populeux de Paris, un commerce de charbon et de bois. Le mari était rangé, la femme économe, la boutique achalandée. Ils auraient dû s’enrichir ; il n’en était rien pourtant. Les époux Renier avaient une passion qui les entraînait à des dépenses plus grandes que leurs ressources ; car toutes les passions vraies et vives sont naturellement un peu aveugles et imprudentes. Ces braves gens avaient la passion de la bienfaisance. Au lieu de vendre leurs marchandises, il leur arrivait bien souvent de les donner pour rien. On comprend qu’à ce compte ils devaient avoir beaucoup de pratiques et peu de profit. Parmi les pauvres familles de leur voisinage, celle-ci manquait de charbon pour préparer ses aliments, cette autre de bois pour se chauffer au milieu d’un hiver rigoureux. Madame Renier ne pouvait résister à la vue d’un si pénible spectacle. « Peut-on laisser, disait-elle, des malheureux mourir de froid, quand on a un chantier à sa disposition ? » La charité faisait alors taire l’esprit du négoce, et la marchande se transformait en sœur hospitalière.

Dans leur maison habitait un homme livré à toutes les misères physiques et morales dont la maladie, la pauvreté, l’isolement, peuvent accabler la vieillesse. Un tel malheur placé si près d’eux avait des attraits irrésistibles pour les époux Renier. Le vieillard devint un membre de leur famille. Il mourut près d’eux sans s’être jamais aperçu des durs sacrifices qu’il leur imposait.

Près des époux Renier vivait un jeune ménage, qui cachait avec soin, sous des dehors décents, une grande pauvreté. Le mari écrivait, et, quoique dans un siècle où les lettres donnent souvent plus de profit que de vraie gloire, il avait grand’peine à faire vivre sa jeune femme du produit de sa plume, et à en vivre lui-même. Une longue maladie survint, et avec elle les créanciers, puis les huissiers, puis la saisie. On ne lui laissa bientôt rien que la vie encore le désespoir et la misère allaient en abréger le cours, lorsque ce spectacle attira les regards des époux Renier.

Ceux-ci se contentèrent d’abord de payer quelques dettes qui restaient encore au jeune ménage. Puis la tentation devenant plus forte à mesure qu’ils y cédaient davantage, ils conçurent le désir d’attirer ces malheureux chez eux et de les y loger. Mais la place manquait voici comment ils y pourvurent. Quand j’ai dit que Renier n’avait qu’une passion, la bienfaisance, j’exagérais un peu il en avait encore une autre, Messieurs, qui, bien que fort petite en apparence, devient très-tyrannique quelquefois. Il avait la passion, ou, si l’on veut, la manie de la botanique ; il faisait depuis longtemps une grande collection de plantes, et il aspirait secrètement à la gloire de composer enfin un bel herbier. Un appartement était consacré à cet usage ; il en emportait toujours la clef avec lui, de peur qu’on lui dérobât son trésor. L’herbier fut sacrifié pour sauver le pauvre ménage. Le sacrifice est petit, dira-t-on ; mais le sentiment qui l’a fait faire ne l’est point, et peut-être que Dieu, qui sait le fond des cœurs et qui voit si bien que la grandeur des affections humaines est rarement en proportion de la grandeur de l’objet qui les fait naître, tiendra plus de compte à ces pauvres gens de s’être privés, par charité, de leur herbier que d’avoir abandonné tout le reste.

Quand la vertu a une fois pris l’allure vive de la passion, elle ne recule pas devant les entreprises ardues. Le difficile la tente, le rare l’aiguillonne, et, dans ses caprices sublimes, on la voit souvent préférer le bien qui est loin d’elle à celui qu’elle peut accomplir aisément. Les époux Renier découvrirent un jour, sous un hangar, au milieu d’ordures et d’immondices, un pauvre idiot qui semblait parvenu à ce comble de misère où l’homme ne comprend plus même qu’il est malheureux. Quels étaient son nom, ses parents, son histoire ? Nul ne le savait, il l’ignorait lui-même. Ce spectacle ne les rebuta point. Ils entreprirent de réunir et de diriger les rayons épars et divergents de cette faible intelligence, et ils y parvinrent. L’idiot aperçut bientôt avec plus de clarté le spectacle du monde, dont il n’avait eu jusque-là qu’une vue confuse et troublée. Il comprit, pour la première fois, une partie de ce qu’il n’avait fait encore que voir. II apprit du moins ce qu’il faut savoir pour gagner sa vie en travaillant. On pourrait presque dire que les époux Renier ont plus fait pour lui que Dieu même, car ils lui ont donné l’intelligence, tandis qu’avant de les connaître il n’avait que la vie.

Nous pourrions vous citer, Messieurs, quelques autres traits également touchants le temps nous force de les écarter ; qu’il nous suffise de dire que la vie entière de M. et de madame Renier en est remplie.

Pour pouvoir venir en aide aux malheureux, ils achevèrent de déranger leur petite fortune. On les vit prendre d’abord sur le superflu, puis sur l’utile, puis sur le nécessaire. Ils sont aujourd’hui presque aussi pauvres que ceux qu’ils ont secourus jadis.

L’Académie a voulu montrer à ces époux vertueux que la Providence ne les oubliait pas, tandis qu’ils s’oubliaient eux-mêmes, et qu’elle leur ménageait, sans qu’ils le sussent, pour leurs vieux jours, une petite épargne.

La vertu de Pierre-Hubert Jacoillot s’est surtout exercée dans les limites de la famille. Jacoillot est par sa mère le petit-neveu d’un ancien ministre de la guerre sous la République. Son père était un cultivateur riche de la commune de Coulmier-le-Sec en Bourgogne. La mère de Jacoillot étant morte, son père se remaria bientôt, quoiqu’il eût déjà de nombreux enfants. Il épousa une femme pauvre. Cette union imprudente dérangea d’abord, et bientôt ruina de fond en comble la fortune de cette famille. Lorsque le père de Jacoillot mourut, tous ses biens étaient saisis ; ils furent vendus sans pouvoir couvrir les dettes. À peine eut-il fermé les yeux, que sa femme et les enfants qu’il avait eus de sa seconde union étaient chassés de sa demeure par les créanciers. Cette pauvre veuve, malade et entourée de ses petits enfants en bas âge, était sans asile. Jacoillot la recueillit, elle et ses huit enfants. Il la nourrit, il les éleva. Tous ses amis, qui, comme il arrive souvent, donnaient plus volontiers des conseils que des secours, le pressaient de se marier ; il croyait leur fermer la bouche en disant : « Si je me marie, qui prendra soin des enfants de mon père, qui nourrira ma belle-mère ? » Pour cet homme courageux et honnête, la réponse était, en effet, sans réplique. Quand les enfants furent élevés, il ne se reposa pas ses sacrifices changèrent seulement d’objet. Après avoir sauvé de la faim les enfants de son père, il continua à se dévouer pour préserver la bonne renommée que son père avait eue il paya toutes ses dettes.

Aujourd’hui Jacoillot a atteint le terme de ces deux grandes entreprises ; mais elles ont rempli et usé sa vie. Sa santé, profondément altérée par les privations et les excès de travail, ne lui permet plus de grands efforts. Il est resté fort pauvre ; il restera désormais tel. Cet aspect sombre de l’avenir ne l’attriste point : il a l’âme sereine, le cœur content, le propos joyeux. Il ne regrette rien et ne craint rien. Accoutumé à braver volontairement la pauvreté, il ne la redoute pas davantage quand elle devient inévitable. Mais ses concitoyens, dont il est tout à la fois l’ami et l’exemple, la redoutent pour lui. Ils se sont unanimement adressés à l’Académie pour lui signaler cette rare vertu. L’Académie, Messieurs, les a entendus ; elle n’a jamais cru pouvoir mieux remplir les intentions de M. de Montyon qu’en décernant un prix de 2,000 francs à Jacoillot.

C’est aussi sur une sorte de cri public qu’une distinction pareille a été accordée à la veuve Gambon.

Depuis dix-sept ans, cette sainte femme est la consolation et le soutien de tous les pauvres de Nanterre.

Compatir aux misères de l’humanité, les soulager, quand par hasard on les rencontre, prendre sur son superflu pour venir au secours de ceux qui n’ont rien, une telle conduite mérite sans doute qu’on l’honore ; mais se consacrer tout entier à soulager le malheur l’étudier et le suivre obstinément sous les formes diverses et innombrables que Dieu lui a permis de prendre sur la terre, s’en rapprocher sans cesse pour l’embrasser et l’adoucir, braver, pour arriver jusqu’à lui, les glaces de l’âge, les souffrances de la maladie et la peur de la pauvreté pire que la peur de la mort cela ne mérite pas seulement notre estime, Messieurs, mais nos hommages. La charité ainsi comprise touche à l’héroïsme. C’est ainsi que l’a toujours entendue la veuve Gambon. On peut dire qu’il n’y a pas de malheureux dans son voisinage qui n’ait reçu d’elle des secours celui-ci des médicaments, celui-là du pain, cet autre l’éducation. On disait à un médecin de Nanterre La veuve Gambon vous accompagne donc souvent aux lits des malades ? Jamais, répondait-il ; elle s’y trouve toujours la première.

La charité délicate et ingénieuse de madame Gambon ne s’arrête pas aux limites de la vie ; elle suit, en quelque sorte, les malheureux au delà.

On ne sait pas assez combien l’idée d’être jeté dans la terre comme un fardeau inutile, sans les derniers égards qui se doivent à la dépouille d’un homme est cruelle pour le pauvre, auquel tout manque à l’heure suprême, jusqu’à un linceul et à un cercueil et on ignore combien cette image funeste trouble et empoisonne souvent ses derniers moments.

Madame Gambon le savait, et elle ne se croyait pas quitte envers le malheureux auquel elle avait fermé les yeux, si elle ne lui avait assuré de modestes funérailles.

Madame Gambon touche à l’extrême vieillesse ; elle est atteinte d’infirmités cruelles. Ces obstacles rendent pour elle l’exercice de la bienfaisance plus pénible, mais non moins actif. Elle ne s’est jamais plainte que de n’être pas assez riche c’est la plainte du siècle. Messieurs plût au ciel que tous ceux qui la font entendre de nos jours fussent comme cette pieuse femme, et qu’ils ne souhaitassent avec tant d’ardeur la richesse que pour se procurer comme elle de sublimes plaisirs.

Pour subvenir à sa charité, madame Gambon a pris chaque année sur son petit patrimoine. Elle possédait quelques champs de terre, fruits des économies et des labeurs de plusieurs générations. On sait quel est l’attachement ardent, et quelquefois aveugle, que le petit propriétaire foncier porte à sa terre. La veuve Gambon s’est cependant décidée à vendre, chaque année, tantôt un champ, tantôt un autre. Mais, dissipatrice avec prudence, elle ne se ruine que lentement, de manière à ne pas réduire tout à coup ses pauvres à la misère. Quand sa bourse est vide, elle va puiser dans celle des autres, en les intéressant aux infortunes qu’elle ne peut plus soulager elle-même ; et lorsqu’enfin l’argent lui manque entièrement, il lui reste encore pour les malheureux de chaudes et consolantes sympathies, cette richesse inépuisable des bons cœurs. Frappé de ces vertus, le comité de bienfaisance de Nanterre a voulu la nommer dame de charité. Madame Gambon est la veuve d’un simple vigneron. Ce titre de dame de charité effaroucha d’abord sa simplicité et sa modestie elle refusa longtemps de l’accepter ; mais le peuple de Nanterre trouva moyen de lui assigner, sans la consulter, un nom plus modeste mais plus doux qui rappelait tout à la fois les bienfaits de cette miséricordieuse femme et les soins maternels, plus précieux souvent, qu’elle savait y joindre. II l’a nommée, et il la nomme encore : La mère de bon secours !

L’Académie accorde 2,000 francs à madame Gambon. Il serait plus exact de dire, Messieurs, qu’elle les donne aux pauvres de Nanterre ; car c’est dans les mains de ceux-ci que cet argent se trouvera bientôt.

Le principe de la vertu est partout le même ; mais la physionomie de la vertu varie sans cesse, suivant les temps et les lieux. Il n’y a rien qui ressemble moins à madame Gambon, cette pieuse veuve dont nous venons de raconter l’histoire, que l’homme dont nous allons parler.

Franceschi est hardi, vigoureux, énergique. Il exerce une profession fort pacifique, mais il habite une contrée où l’artisan lui-même est familiarisé avec l’usage des armes et a toujours sous la main son fusil à côté des instruments de son travail.

Franceschi est Corse. Il est né dans ce singulier et beau pays auquel nous donnons, depuis si longtemps, nos lois, sans pouvoir lui donner complètement nos idées et nos mœurs ; pays de sauvages vertus et de crimes sauvages, dans lequel chaque famille conserve le souvenir des injures plus précieusement que les titres de propriété où tout est stable et immobile, surtout la haine, et où, en dépit du christianisme et de la civilisation, la vengeance paraît encore le premier des droits et le plus impérieux des devoirs.

En tout pays, le rôle de conciliateur, quoique fort digne d’estime, est assez ingrat ; mais, en Corse, il est, de plus, très-difficile, et souvent fort dangereux. Pour l’exercer, il ne suffit pas seulement d’avoir un cœur bienveillant et honnête, il faut encore un esprit ferme, un caractère éprouvé et une âme intrépide.

Franceschi s’est plusieurs fois dévoué à cette mission conciliatrice.

Un jour, un de ses voisins, nommé Micaelli, est assassiné par les frères Giafferi. La famille Micaelli prend aussitôt les armes.

L’un des frères Giafferi est tué. Sa sœur combat à sa place, et est tuée à son tour.

C’est alors que Franceschi, s’interposant, au péril de sa vie, entre ces passions furieuses, parvient à amener entre les familles, sinon une réconciliation, au moins la paix.

En 1840, le meurtre de M. Monti avait mis du sang entre deux familles de Corte ; la guerre était ouverte. La mort planait déjà sur plusieurs têtes. Franceschi et quelques autres gens de bien interviennent et font déposer les armes. Il est facile, dira-t-on, de faire bon marché de la haine des autres. Il faudrait voir cet homme de paix dans sa propre cause. L’y voici :

Un des parents de Franceschi, le sieur Mattei, venait de succomber, dans une rixe, sous les coups d’un de ses voisins. Les parents du mort s’assemblent aussitôt. Franceschi se joint à eux, mais non pour partager leurs fureurs. La maison de l’homicide est entourée, le meurtre va être vengé par le meurtre. Franceschi seul s’y oppose. C’est à la justice, dit-il, à prononcer ; il faut lui livrer le criminel, mais non l’assassiner. Ceci, Messieurs, nous paraît fort simple. Mais, en Corse, de pareilles doctrines semblent encore fort étranges et quasi déshonnêtes. La famille Franceschi résiste ; il insiste ; elle murmure. Après avoir menacé le meurtrier, on le menace lui-même. Il persévère, et il l’emporte enfin, grâce à cette autorité qu’obtiennent les hommes d’un courage éprouvé et d’une énergie reconnue, quand ils conseillent la modération. Le meurtrier est donc remis dans ses mains, et il l’emmène dans sa propre maison.

Mais ici la scène change. Les parents du coupable ne se souciaient pas plus d’avoir affaire à la justice que ceux du mort. S’il avait paru fort intempestif à ceux-ci de s’en remettre aux tribunaux pour obtenir une vengeance qu’ils tenaient déjà dans leurs mains, il paraissait très-imprudent et fort inutile à ceux-là d’attendre un arrêt de la justice pour sauver un ami qu’ils pouvaient mettre eux-mêmes en liberté.

Ils s’arment donc à leur tour, enveloppent la maison de Franceschi, demandent à grands cris qu’on leur délivre leur proche, et menacent, en cas de refus, de donner l’assaut. Mais Franceschi tient bon ; il brave les menaces, il repousse les attaques. La gendarmerie du voisinage, avertie de ce qui se passe, arrive enfin, le délivre et le décharge de son prisonnier.

L’Académie, Messieurs, a vu, dans l’ensemble de cette conduite, de la grandeur ; elle a jugé que les plus difficiles, et par conséquent les plus louables de toutes les vertus, sont celles qui s’exercent à l’encontre des préjugés de son temps et au rebours des passions de son pays. Elle pense qu’il y a un vrai mérite à s’élever au-dessus de la peur de l’opinion commune, cette dernière faiblesse des âmes intrépides. Elle accorde une médaille de 1,000 francs à Franceschi.

Les vertus qui l’ont déterminée à accorder la même distinction aux époux Carbo sont moins viriles et plus modestes, mais elles méritent également d’être signalées.

Les époux Carbo sont deux vieillards qui ne vivent que du travail de leurs mains, et qui à l’âge où ils sont arrivés, commencent même à trouver grand’peine à en vivre. Ils habitent, à Grenoble, une de ces vastes maisons peuplées d’ouvriers qui forment, dans les villes industrieuses, comme un monde à part, où une même pauvreté a rendu toutes les conditions égales. Celle-ci contenait près de trois cents locataires.

La charité pouvait, sans en sortir, rencontrer un échantillon de presque toutes les misères humaines. C’est là que les époux Carbo, quoique très-pauvres eux-mêmes, n’ont cessé de venir en aide à la pauvreté de leurs voisins, distribuent à quelques-uns d’entre eux de petits secours et de grandes consolations à tous. Mais c’est principalement vis-à-vis des enfants renfermés dans ce triste séjour que leur bienfaisance aimait à s’exercer. Ils avaient autrefois perdu une fille unique en bas âge, et peut-être le souvenir de cette paternité, sitôt évanouie, avait-il incliné leur âme à s’occuper de l’enfance et à compatir à ses malheurs. Le cœur, d’ailleurs, est comme l’esprit il a ses spécialités, dans lesquelles il aime à se renfermer. Un enfant naturel avait été abandonné par sa mère. Les époux Carbo le recueillirent ; ils l’élevèrent ; et quand il fut en âge de travailler, il leur vint l’ambition de l’envoyer à Lyon apprendre un état lucratif. Mais comment se procurer l’argent nécessaire pour mettre à exécution une si grande entreprise ? Le mari se défit de quelques-unes de ses bardes. Sa femme (pourquoi ne pas entrer dans ces détails ? il n’y a pas de détails vulgaires quand ils servent à faire mieux connaître une action peu commune, et la vertu relève tout ce qu’elle fait faire), sa femme vendit la plupart de ses propres chemises. L’enfant partit donc, emportant ainsi dans son modeste bagage une bonne part de la garde-robe de ces pauvres gens. Au lieu de reconnaître, par sa bonne conduite, de si touchants bienfaits, il les paya d’ingratitude. Bientôt il quitta son nouveau maître, et se livra au vagabondage, sans que, depuis, les époux Carbo aient entendu parler de lui. Un si mauvais début ne les dégoûta point de la bienfaisance. Ils adoptèrent le frère du voyageur ; il était abandonné, comme le premier, de sa mère. Ils gardèrent celui-ci près d’eux, et relevèrent. Ils lui donnèrent une bonne éducation, et lui firent apprendre un état ; et c’est aujourd’hui un honnête ouvrier.

Plus tard, une voisine des époux Carbo meurt à l’hôpital ; c’est là qu’allaient mourir d’ordinaire les habitants de cette maison voués à la misère. Elle laissait dans son galetas désert une petite fille et un garçon de neuf ans. Les époux Carbo donnèrent asile à l’une et à l’autre. Plus tard encore, une jeune fille de quatorze ans venait de perdre sa mère ; son père lui était inconnu. Elle était donc seule sur la terre, assez âgée pour comprendre le malheur, trop jeune encore pour le combattre. Les époux Carbo l’introduisent à leur misérable foyer ; elle y est encore aujourd’hui.

L’Académie a été touchée de cette vive et féconde charité, éclatant au milieu du dénûment d’un pauvre ménage, qui lui-même eût eu un si grand besoin que la charité lui vînt en aide. Il est rare que l’extrême pauvreté ouvre le cœur ; d’ordinaire, elle resserre, et celui-là est doublement compatissant, qui, au milieu des étreintes cruelles de la misère, peut encore s’occuper des maux d’autrui.

Hortense Fagot, dont il nous reste maintenant à parler, est née dans le sein d’une de ces familles infortunées où la pauvreté, la maladie et l’inconduite semblent s’unir. Sa mère, depuis longtemps atteinte d’une de ces cruelles affections de poitrine qui font apercevoir la mort de si loin, n’en travaillait pas avec moins de courage ; mais son mari venait d’ordinaire lui enlever, le soir, le peu d’argent qu’elle avait gagné dans la journée, pour l’aller dépenser en orgie, et il ne rentrait au logis que pour la battre. Cinq enfants en bas âge achevaient ce complet tableau des misères humaines. Lorsque la pauvre mère se sentit enfin mourir, elle fit venir sa fille aînée auprès de son lit : c’était Hortense ; elle avait seize ans. Elle lui donna ses derniers conseils : c’était, hélas son seul héritage.

Elle lui recommanda longuement ses frères et ses sœurs, lui dit qu’elle était désormais leur seul appui (le père avait entièrement abandonné sa famille depuis peu), et lui fit jurer de leur servir de mère. Vous allez juger, Messieurs, si cette vertueuse fille a bien tenu son serment.

La mère d’Hortense avait laissé quelques dettes ; l’aîné des quatre enfants confiés à sa garde n’avait pas quatorze ans. Hortense, dans cette extrémité, ne s’adressa point à la charité publique ; elle ne demanda de ressources qu’à l’ordre et au travail. Voici comment elle s’y prit. Entendez ces détails Messieurs ; ils sont dignes d’être écoutés par une assemblée, quelque grande qu’elle soit, quand elle est composée de gens de bien.

Hortense place d’abord sa sœur cadette, enfant de quatorze ans, en apprentissage, et ne la rappelle au logis que quand elle sait assez bien travailler pour aider à la vie commune. Elle l’institue alors la ménagère. Elle obtient, pour les deux enfants qui suivent celle-ci l’entrée de la manufacture où elle travaille elle-même. Quant au quatrième, elle se charge d’en faire un excellent ouvrier en lui apprenant le tissage à la mécanique, dans lequel elle excelle, et bientôt il peut se placer avantageusement dans un atelier d’une ville voisine. Grâce à l’admirable économie qu’Hortense introduit dans la maison, non-seulement on ne fait point de dettes, mais on épargne quelque argent. Cet argent-là est d’abord consacré à acquitter les dettes qu’avait laissées la mère de famille. Les dettes n’étaient pas grandes, mais le fonds destiné à les amortir était fort petit ; on mit quatre ans à se débarrasser de cette lourde charge. La dette éteinte enfin, Hortense n’employa pas le léger superflu qui en résultait à accroître l’aisance commune ; elle le plaça à la caisse d’épargne. Elle prit un livret pour elle-même. Elle voulut que chacun de ses frères et sœurs en prît un. Sur ces livrets, on ne devait pas voir figurer, sans doute, des sommes considérables ; mais les enfants s’habituaient ainsi à l’épargne.

N’y a-t-il pas, Messieurs, quelque chose de singulièrement touchant et réjouissant pour le cœur, dans le spectacle offert par la prospérité de ce petit ménage, composé entièrement d’enfants, et si sagement conduit par une jeune fille à peine hors de l’enfance !

Tous les faits que nous venons de raconter sont confirmés par les habitants les plus recommandables de Bolbec. Des dames de charité, des ecclésiastiques, des négociants, en ont témoigné à l’envi. Ces personnes respectables ont joint à leur attestation la copie du compte des recettes et des dépenses tenu par Hortense. C’est le budget complet de cette république enfantine. On y voit que, pendant les dix derniers mois le travail de la communauté a produit 1,279 fr. ; sur cette somme, on en a dépensé 1,000 pour pourvoir aux besoins de toute espèce ; 144 ont été placés à la caisse d’épargne, et 135 ont été gardés par la ménagère pour parer aux nécessités imprévues. L’Académie vient ajouter 1,000 fr. à ce petit trésor.

Nous venons de vous montrer la vertu, Messieurs, sous des aspects divers. Nous avons fait passer sous vos yeux plusieurs de ses vivantes images, depuis cette héroïque servante de Buzançais jusqu’à cette autre femme dont je viens de tracer le portrait, cette jeune fille si courageuse aussi dans sa lutte opiniâtre et heureuse contre l’adversité. En accordant des prix aux auteurs de ces actes si méritoires, ne croyez pas que l’Académie ait prétendu les récompenser, ni même leur donner des imitateurs. Non, Messieurs, l’Académie n’a point de telles pensées. Non, ce ne sont point les académies qui peuvent rémunérer la vertu ou la faire naître ; les gouvernements, ces grands instruments du bien et du mal sur la terre, y sont presque toujours eux-mêmes impuissants. C’est Dieu qui récompense la vertu, et c’est Dieu qui la donne.

Et cependant, Messieurs, gardez-vous de croire que ce que nous venons de faire soit vain.

Une nombreuse assemblée qui, dans ce siècle d’incessante et souvent de cupide industrie, ne se réunit que pour jouir du plaisir que donne la vue des bonnes actions, qui s’attendrit au malheur des plus pauvres citoyens, qui s’émeut en pensant à leurs mérites, qui expose ceux-ci à nos regards et les signale de préférence à l’admiration publique, il y a là, Messieurs, un noble spectacle pour le pays. Ce spectacle est grand, et en même temps il est utile. C’est ainsi, en effet, qu’on encourage la vertu et qu’on la suscite, non pas en distribuant à quelques lauréats de l’argent ni même des couronnes, mais en donnant aux esprits le goût du beau, qui conduit si naturellement au goût de l’honnête ; aux âmes, l’amour des jouissances pures et saines qui les fortifient au lieu de les amollir, en faisant voir pour le peuple ces vives et efficaces sympathies sans lesquelles les classes élevées seraient indignes de marcher à sa tête, et en rendant enfin un volontaire et éclatant hommage à l’égalité dans sa forme la plus légitime et la plus nécessaire, l’égalité que doit créer une même vertu entre tous les gens de bien.