Discours sur les prix de vertu 1846

Le 10 septembre 1846

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

Discours de M. Viennet
Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 10 septembre 1846

 

 

MESSIEURS,

Un philanthrope, assez opulent pour pouvoir démontrer que la philanthropie n’est pas toujours une vaine théorie ou un calcul de vanité, a voulu ajouter un nouvel éclat à nos solennités académiques. À côté des palmes littéraires que nous décernons aux jeunes écrivains, qui nous demandent de la renommée, il a mis dans nos mains des palmes plus modestes pour des êtres obscurs, qui ne se doutent pas même que leurs actes de vertu puissent être révélés par cette renommée dont ils ignorent peut-être le nom. Agents mystérieux de la Providence, on les trouve toujours à la suite ou à la recherche des maux qui affligent l’humanité, pour les atténuer et les combattre et la main qui les récompense est presque toujours la première à leur apprendre qu’ils ont fait ce que bien d’autres n’auraient pas fait à leur place.

Cette mission de l’Académie française n’est pourtant pas nouvelle. M. de Montyon n’est pas le premier qui lui ait imposé le devoir de rechercher ces actes de vertu, ces traits de bienfaisance qui honorent leur temps, et dont le monde se pare quelquefois plus qu’il ne mérite. Dès le dix-huitième siècle, des donations fréquentes procuraient à nos ancêtres l’occasion et le plaisir de signaler et de couronner ces nobles actions ; les académies étaient alors les seuls corps en possession de ce qu’on appelle aujourd’hui une tribune, et j’aime à croire qu’une pensée morale présidait au choix qu’on faisait de l’Académie française pour décerner ces couronnes.

Cette préférence rappelait aux écrivains ce qu’ils ne devraient jamais oublier : c’est que l’art de bien dire n’est pas un don gratuit de la Divinité, qu’il apporte avec lui le devoir de bien faire ; et, en nous instituant juges des bonnes actions, on nous commande de les inspirer par nos écrits, en les encourageant par nos éloges. Telle a dû être la pensée philosophique de cette mission, que la munificence de M. de Montyon a perpétuée en assurant la solennelle périodicité de ces concours.

Je me sers de ce mot, Messieurs, pour caractériser cette recherche, cet examen comparatif de ces traits de courage, de bienfaisance et de charité qui honorent les classes les plus pauvres de notre société. Il y a concours sans doute ; mais seulement entre les autorités qui nous signalent ces âmes d’élite pour qui la nature a été plus généreuse que la fortune. Leur abnégation entière, leur désintéressement ajoute un charme de plus aux qualités si précieuses dont le ciel les a dotées.

J’entrevois avec douleur le moment où le retentissement de ces solennités en portera la pensée dans ces sphères obscures où se meuvent ces vertus pratiques. Il en résultera peut-être une émulation nouvelle, l’espoir d’une proclamation honorable, l’attente, le désir d’une récompense pécuniaire, multiplieront ces traits de courage et de dévouement. L’humanité, la charité, pourront y gagner ; mais la charité, la vertu, y perdront leur pudeur ; ou plutôt ce sera encore la charité, ce ne sera plus la vertu, puisqu’on ne fera plus le bien pour le bien même.

La vanité, qui vicie notre atmosphère, qui mine de tous côtés notre corps social, cette lèpre d’une civilisation avancée, pénétrera dans ces âmes candides. L’ambition la cupidité, les sollicitations, les recommandations, les rivalités, le mécontentement, la plainte, les réclamations, les appels à l’opinion publique, cortège fatigant et honteux de tous les concours scientifiques et littéraires, comme de toutes les concurrences politiques, viendront altérer la pureté de nos jugements.

Ce temps n’est pas encore venu. Les noms que je vais révéler à votre estime, à votre admiration peut-être, sont purs de toute vanité. Aucune espèce d’égoïsme n’a pénétré dans ces âmes où respire uniquement l’amour de l’humanité, le besoin d’en soulager les misères et si je suis forcé de vous montrer encore une fois quelle variété le génie du mal met dans ses attaques incessantes contre l’espèce humaine il est doux, il est consolant de penser que le génie du bien n’est ni moins ingénieux à produire ces mouvements spontanés, ces dévouements infatigables, cette charité active, cette philanthropie pratique, dont les classes pauvres nous offrent tant de modèles. Et ne croyez pas, Messieurs, que les dix-sept personnes que l’Académie a récompensées cette année, à divers degrés et à divers titres, soient les seules que les autorités locales lui aient signalées.

Le peuple et le siècle sont plus féconds en belles et bonnes actions. Cent procès-verbaux nous ont été adressés ; nous avons eu un grand choix à faire. Malgré la munificence de M. de Montyon, parmi tant d’existences méritoires, nous n’avons pu couronner que les plus dignes ; et le simple récit de ce qu’ont fait les dix personnes auxquelles nous avons décerné de modestes médailles de cinq cents francs, vous fera comprendre ce qu’il faut encore de vertu pour arriver à la moindre de nos distinctions.

Suivez-moi dans un galetas de la rue des Poules, à Paris. Là vit et travaille une couturière du nom d’Anne Billard. Le sieur Léger, son mari, était boulanger ; son pain n’était pas toujours payé ; mais ils n’avaient ni l’un ni l’autre le courage d’en refuser à celui qui avait faim. Le nombre de leurs débiteurs insolvables épuisa leurs ressources. La charité les fit pauvres ; le mari ne put supporter sa situation, et un cabanon de Bicêtre cache aujourd’hui sa malheureuse existence. Anne Billard n’a pour lit qu’un matelas bien mince et une couverture ; elle est sans feu l’hiver ; elle vit de mauvais bouillon, de légumes ramassés souvent au coin des bornes du pain dont les prisonniers ne veulent plus. Et vous croyez que je vais vous parler de quelque âme charitable qui vient au secours de la pauvre sexagénaire ? Non, Messieurs, c’est elle qui va au secours des autres. Le produit de son aiguille lui donnerait des meubles, du bois, une nourriture plus abondante et plus saine ; mais il y a près d’elle une femme plus malheureuse encore, une vieille institutrice, infirme, à qui le travail est interdit.

Anne Billard la soigne, la nourrit pendant quatre ans. Des malades, des pauvres honteux, deviennent ses pensionnaires un vieux soldat septuagénaire, père de quatre enfants, chevalier de la Légion d’honneur, est secouru par ses bienfaits un ancien serviteur de son ancienne prospérité, un pauvre Polonais, dont elle a même ignoré le nom, sont arrachés par elle à la faim, à la misère ; et voilà treize ans que cette vie dure, et jamais une plainte ne sort de sa bouche ; et quand on s’en étonne elle fuit les éloges en disant que Dieu le veut ainsi ! J’aime mieux ce Dieu le veut ! que tant d’autres dont l’histoire de nos pères s’est enorgueillie.

Une femme du même caractère habite la commune de Bavincourt, département du Pas-de-Calais c’est Joséphine Caron, épouse de Joseph Dreville, que ses compatriotes appellent la providence de leur village. Elle passe sa vie au chevet des malades, des infirmes et des mourants, arrive partout en même temps que la maladie. Les femmes en couche, les nouveau-nés reçoivent toujours ses premiers soins, ceux qui souffrent ou qui craignent sont soulagés ou rassurés par sa venue ; le médecin s’en fie à sa prudence ; elle a deviné l’art de guérir, et ses prescriptions ne sont jamais démenties par l’homme de l’art. Aucune plaie ne lui répugne, aucun danger ne l’arrête. C’est surtout pendant une maladie épidémique que Joséphine Caron a déployé, en 1839, tout ce qu’elle avait de patience, de sensibilité et de courage. Il y a plus de vingt ans que cette charité s’exerce, et ce modèle de toutes les vertus chrétiennes en a aujourd’hui soixante-six.

Le département des Deux-Sèvres nous présente un nouvel exemple de cette charité dans la personne de Suzanne Monnet, qui habite la commune de Lamothe-Saint-Héraye. C’est en soignant sa pauvre mère, qu’une maladie incurable a retenue longtemps sur un lit de douleur, que cette fille a contracté la noble habitude de soulager les souffrances de ses semblables. Libre à vingt-six ans par la mort de la pauvre infirme, elle a refusé tous les partis qui se sont offerts, pour vouer son existence au pénible métier d’infirmière. Ce n’est pas même assez de prodiguer aux malheureux des soins gratuits : elle les aide de ses faibles ressources, elle quête pour eux quand les fruits de son travail ne peuvent suffire. Le soir, dans sa demeure, elle change de rôle elle se fait institutrice des enfants du pauvre, et ne les renvoie que pour reprendre un travail nécessaire à sa propre existence. Cette vie, qui dure aussi depuis vingt ans, peut rendre encore de longs et d’utiles services ; et le ciel l’accordera sans doute aux prières des infortunés, qui lui rendent en bénédictions les bienfaits qu’elle leur prodigue.

Plus près de nous, dans la rue du Vieux-Colombier, vit une autre femme, digne de nos encouragements. Louise Legrand est le reste honorable d’une famille d’artistes. Son père était entrepreneur de peinture. Quatre filles lui étaient nées. Deux étaient mariées ; et leurs époux, faits pour entrer dans cette famille patriarcale, vivaient et travaillaient en commun. Père, enfants, petits-enfants, tous rivalisaient de zèle et d’activité. Mais la mort s’abattit sur cette maison ; les infirmités y pénétrèrent. Un des deux gendres devint l’unique soutien de ce qu’il en restait, et il fut lui-même atteint par le malheur. Une faillite lui enleva le fruit de ses économies ; le contre-coup porta sur sa santé, une paralysie fatale pesa sur tous ses membres. Qui va le soigner, le nourrir ? Celle qu’il soutenait lui-même par son travail. Elle n’avait presque plus de force ; la nécessité lui en rendit. Louise Legrand veille, travaille de ses doigts pour soutenir son beau-frère. Elle s’épuise, elle use depuis six ans ce que le malheur et la fatigue lui ont laissé de courage ; elle dévore une vie si utile au malheureux que Dieu lui a confié, et le moment n’est pas loin peut-être où ces deux infortunés n’auront d’autre ressource que la charité des autres.

Cet esprit de famille, si précieux, si plein de consolations, distingue au plus haut degré le sieur Jules-François Félix, de Bastia. Il était l’aîné des cinq enfants d’un perruquier ; il avait dix-neuf ans quand son père mourut, et, sans la moindre hésitation il résolut d’en servir à ses frères et sœurs. Les cinq orphelins n’ayant rien à partager, aucun débat de succession ne troubla leur union fraternelle. Jules-François n’a point désespéré de la Providence ; il a vécu de privations, il a multiplié les faibles ressources de son état par son industrie ; il a élevé, il a établi ses trois sœurs il s’est voué lui-même au célibat, comme s’il avait prévu ce que l’avenir lui réservait d’obligations volontaires. En effet, la mort de ses beaux-frères lui rendit ses sœurs, et avec elles sont venus des enfants qu’elles ne pouvaient nourrir. Jules-François ne recule point devant ces nouvelles charges ; il fait face aux besoins de tous il remplit envers eux tous les devoirs d’un père de famille. C’en est un peut-être que ce dévouement ; mais combien de frères s’en abstiennent ! La multiplicité de ceux que Jules-François Félix s’est imposés en fait un acte de haute vertu ; et l’Académie a été heureuse de reconnaître que, dans cette île aux mœurs si énergiques, l’esprit de famille ne se traduisait pas toujours en assassinats et en vengeances.

Rentrons à Paris, pénétrons dans cette échoppe du faubourg du Roule. Cet homme, courbé sur son alêne, est un vieux soldat mutilé par le fer de l’ennemi. En rêvant des dernières campagnes de l’empire, Jacques Loffer taille et assemble des chaussures. Sa femme, Jeanne-Françoise Baudoin, lui avait donné cinq enfants. L’aîné est loin d’eux, le ciel a rappelé les quatre autres. Ils manquent tous à leur tendresse, et ils leur ont laissé, si je puis m’exprimer ainsi, un besoin de paternité qui est loin d’être en rapport avec leurs moyens d’existence. Le hasard les met sur la voie d’une de ces malheureuses créatures pour qui la maternité n’est, au contraire qu’un accident funeste. Elle nourrit en murmurant les tristes fruits de son libertinage, et une fille, objet particulier de son aversion est en butte aux traitements les plus sauvages. Les époux Loffer demandent cette fille, l’obtiennent, l’élèvent, lui donnent un état, lui inculquent les principes religieux dont ils sont pénétrés eux-mêmes.

Une chiffonnière, témoin de cet acte de charité, les prie de placer le dernier de ses quatre enfants. Qui nous empêche de nous en charger nous-mêmes ? dit la femme Loffer. Sans doute, répond le vieux soldat ; et Philippine Truffaut devient la sœur de Joséphine Voyer ; elle est élevée dans les mêmes principes. Proprement vêtues, convenablement nourries, elles bénissent leur père adoptif, qui partage gaiement avec elles le fruit de son travail et ce qu’y ajoute le bureau de bienfaisance.

Le faubourg Saint-Antoine nous présente dans les époux Loiseau les mêmes vertus à récompenser. Mais ceux-ci n’avaient pas besoin de se créer des charges : le ciel leur a donné six enfants, et n’en a repris aucun ; ils en avaient déjà trois quand ils vivaient au bourg d’Airaines, dans l’arrondissement d’Amiens ; et l’état de domestique ou de journalier n’était plus pour Alexandre Loiseau une ressource suffisante. Sa digne femme, Marie-Thérèse-Ludivine Digeon, vient chercher à Paris un nourrisson qui puisse ajouter à ses moyens d’existence. Le fils naturel d’une cuisinière lui est offert ; elle l’emporte dans son village ; mais à peine le premier mois lui est-il payé, que la mère de cet enfant meurt à l’hôpital Saint-Louis.

Cette nouvelle consterne les époux Loiseau. Ce nourrisson n’est pour eux qu’un embarras de plus ; mais ils ne l’abandonneront pas. C’est en vain que leur propre famille s’augmente, l’orphelin en fait désormais partie. Les besoins, cependant, s’accroissent avec elle. La femme Loiseau se souvient, au bout de trois ans, que la marraine de son nourrisson avait paru jouir de quelque aisance ; elle vient la trouver, lui présente son fils adoptif, et la prie de venir à son aide. La marraine lui parle des Enfants-Trouvés ; la femme Loiseau, qui ne conçoit pas cette indifférence, reprend à pied le chemin de sa province. Cette famille vit maintenant au sein de la capitale. L’orphelin est parvenu à sa dix-septième année, et pendant dix-sept ans les époux Loiseau ne l’ont point distingué de ceux qu’il appelle ses frères.

La jeune Marie-Anne Chopinet fille d’un tisserand de Donnemarie, département de Seine-et-Marne, avait trouvé un parrain plus généreux. Abandonnée à la charité publique par ses indignes parents, qui s’irritaient de n’avoir mis au monde qu’une pauvre aliénée, elle fut recueillie par ce parrain tisserand comme son père. Mais la vieillesse anéantit les forces de ce brave homme et de sa digne compagne. Ce n’étaient que trois infirmes incapables de se soutenir l’un l’autre. Qui se chargera de leurs infirmités ? C’est un ouvrier du même état, qui a épousé la fille des deux vieillards. Hippolyte Rouy accepte ce fardeau comme une dot ; il ne répudie pas la pauvre aliénée et la femme Rouy lui continue des soins que l’infortunée ne peut jamais reconnaître. Un nouveau malheur vient s’abattre sur ce ménage. Mariée à un mauvais sujet, à qui son prénom de Philibert avait sans doute porté malheur, la sœur de Rouy meurt, et laisse un fils sur la terre. Un second mariage donne à cet homme un nouvel enfant, mais il oublie tous ses devoirs, il abandonne sa femme et sa famille. Les époux Rouy n’hésitent point, et ce n’est pas assez pour eux de recueillir le fils de leur sœur. Le jeune frère de leur neveu restera-t-il sans pain, sans asile ? Non. Ses malheurs sont des titres de plus aux yeux de ces braves gens. Ils redoublent d’activité ; et cette réunion d’êtres divers, à demi étrangers l’un à l’autre, présente le tableau de la plus unie, de la plus respectable des familles ; et leur chef, en recevant les cinq cents francs que lui adjuge l’Académie, ne comprendra pas même qu’il ait fait plus que son devoir.

Il y a dans le dévouement des époux Laumone, de la commune de Vassy, une circonstance nouvelle qui rehausse le prix de leur sacrifice, en révélant une grande noblesse de caractère. Domestiques d’un entrepreneur de travaux publics, ils plaçaient leurs économies chez leur maître ; et déjà une somme de sept cents francs péniblement amassée, était dans leur esprit comme un futur soulagement pour leur vieillesse. Mais des spéculations malheureuses ruinent l’entrepreneur. Obligé de faillir, il meurt, il emporte aux époux Laumone, et les sept cents francs qu’ils ont économisés, et les gages qu’il leur devait encore. Vous pensez qu’ils vont fuir cette maison en la maudissant. Non, Messieurs ! Au milieu de cette ruine gémit un enfant infirme c’est le fils de leur maître, de celui qui leur a tout enlevé. Eh bien ! ils l’adoptent, ils l’élèvent, ils le nourrissent du fruit de leur travail, et, depuis treize ans, ils remplissent avec un zèle paternel le pieux fardeau qu’ils se sont généreusement imposé.

J’ai groupé ces quatre ménages, pour faire mieux ressortir ce qu’il y a de touchant dans cette vertueuse sympathie qui les distingue ; et si nous contemplons avec tant de plaisir dans le monde ces unions modèles, où une heureuse conformité de goûts et de sentiments fixe la paix et le bonheur, quelle estime ne leur devons-nous pas quand cet accord, cette sympathie tournent au profit de l’humanité souffrante. Les cinq cents francs que nous décernons à ces actes charitables, en produiront sans doute un nouvel exemple, en assurant le mariage de Fanny Muller et de Jean-Pierre Wat, son fiancé, qui fermeront cette série de nos plus modestes récompenses. Fanny Muller appartient au département de la Moselle, mais elle habite Paris depuis son extrême jeunesse.

Domestique dans un hôtel garni, elle s’y faisait déjà distinguer par sa réserve et sa modestie, lorsqu’en 1830 vint y descendre un officier italien qu’une horrible blessure, reçue depuis seize ans dans les armées françaises, avait mis hors de service. Exilé de son pays natal par les réactions politiques, méconnu par celui qu’il avait défendu au prix de son sang, il eut bientôt épuisé ses faibles épargnes ; et Fanny Muller, qui aidait tous les jours à le panser, n’apprit sa misère qu’au moment où le maître de l’hôtel lui donna son congé pour défaut de payement. Cette domestique avait fait quelques économies sur ses gages de 35 francs par mois ; elle les sacrifia sur-le-champ pour conserver un asile au malheureux banni, dont les souffrances l’avaient intéressée. Elle apprit, en l’interrogeant, qu’il était en état de donner des leçons de musique. Elle lui loua un appartement modeste lui acheta des meubles, le mit à même de trouver des élèves. Au bruit de cet établissement le jeune fils de l’officier accourut de Londres, où il vivait avec sa mère.

Ce fut une nouvelle charge pour Fanny Muller ; elle l’accepta, et pourvut à l’éducation du fils. Mais un redoublement de souffrances enleva bientôt au blessé la faculté de donner des leçons. Fanny Muller espéra des temps meilleurs, et emprunta secrètement pour soutenir ses deux protégés. Ces temps n’arrivèrent point. Il fallut rembourser, et cette fois, la Providence vint à son secours, mais en lui imposant de nouveaux sacrifices. Elle était promise à un jeune homme de son pays ; et Jean-Pierre Wat, qui avait amassé par son travail une somme de 2,000 francs, vint réclamer l’accomplissement de sa promesse : elle s’empressa de lui faire part de sa situation, et le jeune homme lui permit sans hésiter de disposer de sa petite fortune en faveur du malheureux dont elle avait adopté la misère. L’exilé est mort après trente ans de douleurs, et par suite d’une amputation trop longtemps différée ; mais le trésor de Wat a disparu tout entier, mais le travail de Fanny Muller sert encore à l’éducation libérale de l’orphelin, et les deux fiancés n’ont plus le moyen de monter leur ménage. Ils vivent séparés l’un de l’autre, travaillant avec ardeur pour réparer leurs pertes volontaires. L’Académie est heureuse de pouvoir les aider ; et le prêtre qui nous a signalé ces deux bienfaiteurs d’un malheureux proscrit pourra bénir l’union de deux êtres si bien faits pour s’entendre.

Je voudrais abréger, Messieurs, et je crains d’abuser de votre patience ; mais ces détails sont une partie nécessaire des récompenses que nous avons à distribuer. La simple nomenclature des personnes qui les obtiennent ne saurait suffire à la rémunération de leurs bonnes œuvres. L’Académie doit justifier d’ailleurs ses préférences ; et vous reconnaîtrez, je l’espère, qu’en graduant la valeur de ses prix, elle a fait une juste appréciation des mérites.

Deux médailles de mille francs ont été votées par elle, et c’est encore à deux femmes qu’elles sont destinées. Marie-Françoise Martin, née à Harreville, dans la Haute-Marne, habite aujourd’hui notre faubourg Saint-Jacques. Son mari, Nicolas Borlot, n’avait pour fortune que ses bras et des crochets de porteur d’eau. Mais il y a dix-huit ans que ses bras sont sans force et sans rapport. Ce fut alors à elle de soutenir un époux infirme ; et, pour se créer une ressource, elle entra au service d’un graveur de la marine. Jeu cruel de la fortune ! ce graveur, frappé de paralysie et de cécité, n’eut plus lui-même pour vivre que de faibles économies.

Deux ans suffirent pour les épuiser ; mais Françoise Martin n’abandonna point le nouvel impotent que le ciel avait commis à sa pitié. Elle fit transporter son ancien maître dans sa modeste demeure, et le produit de deux ménages et de quelques commissions pourvut aux besoins des trois vieillards, car la femme Borlot était déjà sexagénaire. M. Hacq, élève du graveur, voulut s’associer à cette bonne œuvre, en lui assurant une pension mensuelle de vingt francs et cette somme fut uniquement employée au soulagement du paralytique. Pendant douze ans la femme Borlot continua les mêmes soins gratuits à celui dont elle avait à peine connu la prospérité, et qui n’avait plus même le sentiment de la reconnaissance. La mort du graveur venait à peine d’alléger son fardeau qu’une déception nouvelle la replongea dans de nouveaux embarras. Une femme lui confia son enfant moyennant une promesse de quinze francs par mois. Françoise Martin s’en réjouit comme d’un bienfait de la Providence. Mais cette femme disparut : les mois ne furent point payés. Ce fut encore une épreuve de trois années, pendant lesquelles les époux Borlot ne démentirent ni leur désintéressement ni leur charité. La mère de l’enfant n’en avait point douté ; mais il faut lui dire que, s’il y a seulement quelque bassesse à tromper la charité du riche, il y a crime à tromper celle du pauvre.

Cette mère vint réclamer son enfant ; mais elle n’a point parlé de sa dette, et les honnêtes vieillards n’ont pas même songé à la lui rappeler : ils ne regrettaient que la présence et les caresses de leur pupille. Les époux Borlot sont aujourd’hui sans pain ; le mari est octogénaire, la femme a passé soixante et dix ans. La charité publique est la seule ressource de ceux qui ont si bien pratiqué la charité ; et l’Académie, légataire de M. de Montyon, ne pouvait se dispenser de les comprendre dans la distribution de ses largesses.

Ce n’est pas un seul infortuné qui plaide maintenant pour Bertine Guédin : c’est toute la commune d’Étrée-Blanche dans le Pas-de-Calais, qui, témoin, depuis quarante-trois ans, de l’admirable conduite de cette fille, nous l’a signalée par l’organe de son maire et de son curé. Bertine est une créature faible, chétive, disgraciée de la nature, qui semble n’avoir songé qu’à son âme ; et cette âme est infatigable pour le bien. Elle s’est imposé la noble mission de soulager les malades, de secourir les malheureux, de pourvoir aux besoins de ceux qui pâtissent. Elle provoque la charité de ceux qui ont quelque chose à donner. Eh ! qui pourrait refuser une parcelle de son avoir à celle qui donne tout ce qu’elle a ? Et ce tout, qu’est-il ? cinquante centimes que lui procurent, jour par jour, son aiguille et son fer à repasser.

Quand on est habitué à vivre dans les campagnes ; quand on voit ces chaumières, basses, enfumées, aux abords si fétides, habitées par des familles mal nourries, mal vêtues, on ne saurait trop admirer ces femmes charitables qui, vivant de privations pour soulager les privations des autres, parcourent ces asiles de la misère comme des anges consolateurs. En racontant la vie de Joséphine Caron, de Suzanne Monnet, j’ai raconté celle de Bertine Guédin mais les premières n’avaient que vingt ans d’exercice. Ici la persévérance est plus que doublée, et nous avons doublé la récompense.

Nous la doublerons encore pour Catherine Quéron, du village de Rogny, dans le département de l’Yonne. Un prix de 2,000 francs lui a été décerné, parce qu’il y a eu dans son premier acte de charité une bonté d’âme peu commune, qu’elle a rendu le bien pour le mal, qu’elle a noblement résisté aux exemples de dureté et de bassesse dont son enfance a été victime. Chassée à dix ans de la maison paternelle par une indigne marâtre, elle apprend, deux ans après, que les débordements de cette femme ont ruiné son malheureux père.

L’état de lingère qu’elle s’est donné lui rapportait déjà quelques centimes qui servaient à l’entretien de son aïeule ; elle s’impose des privations pour aider ce père qui l’a laissé opprimer. La marâtre, frappée à son tour par la colère céleste, est en proie à des souffrances aiguës qui la retiennent sur son grabat. Catherine oublie tout, elle vole auprès de la malade, lui prodigue les soins de la fille la plus tendre, soutient ainsi, pendant trois ans, celle qui l’a tant affligée ; et, quand meurt cette malheureuse femme, c’est encore Catherine qui devient la mère des deux enfants auxquels on l’avait sacrifiée. Ces devoirs de famille ne suffisent plus à son inépuisable charité ; le besoin de soulager des misères devient pour elle un penchant irrésistible.

Une pauvre et nombreuse famille passe dans son village ; le père y est arrêté par une mort subite, la mère par une fièvre ardente six enfants en bas âge pleurent autour de cette femme ; ils sont sans pain, sans asile ; mais Catherine Quéron est auprès d’eux. La mère est guérie, les enfants vivent, et cette famille errante peut suivre sa route. Pendant le choléra, la charité de Catherine devient de l’héroïsme : elle lui arrache des victimes, elle expose à chaque instant sa propre vie pour sauver la leur. Il serait trop long d’énumérer tout ce qu’on raconte de cette existence si utile, si généreuse. Elle fait plus. Le ciel l’a douée d’un rare esprit d’observation ; elle étudie les maladies qu’elle soigne, les consultations du médecin ; elle acquiert une science pratique dont elle ose essayer les inspirations. On assure même qu’elle a guéri des malades abandonnés par l’homme de l’art ; et en attendant que la Faculté fasse punir Catherine Quéron de cette audace, l’Académie lui envoie un prix de 2,000 francs, pour la récompenser de tant de bienfaits.

Le même prix est accordé aux époux Lucas, comme le digne salaire d’une bienfaisance qui ne se lasse point. Vous savez quelle peut être la fortune d’un savetier dont la femme n’a point d’état. Allez au Marais, rue Saint-Claude, n° 7, et vous verrez ce que peuvent le travail, l’ordre et l’économie. Alexandre-Joseph Lucas a une femme et trois enfants à nourrir ; c’est beaucoup direz-vous : mais que penserez-vous quand vous apprendrez que le travail de ce même homme adonné du pain, des vêtements, un toit, à sept orphelins ? Des trois premiers qu’il a recueillis, deux sont morts après quatre ans, le troisième vit d’un état que les époux Lucas lui ont enseigné. Une de leurs voisines meurt dans leurs bras, et leur lègue trois autres enfants. Ils ont promis, à son lit de mort, de ne pas les abandonner, et, sans regarder au lourd fardeau qu’ils s’imposent, ils remplissent depuis trois ans leur généreuse promesse avec le soin le plus paternel et le plus religieux. Le bureau de bienfaisance du huitième arrondissement a inscrit ces braves gens au nombre de ses pensionnaires. L’Académie les place au rang de ses lauréats. Je leur demande pardon cependant pour le nom de savetier que j’ai donné à cet honnête homme, quand tous les certificats qui attestent sa belle conduite l’appellent cordonnier en vieux. Chacun cherche aujourd’hui à ennoblir son état en prenant une qualification qu’il croit plus élevée. Pitoyable indice d’une vanité ridicule ! Qu’importent les noms quand les choses restent les mêmes ? Le savetier Lucas a trouvé un plus sûr moyen de s’ennoblir et puissent ses enfants considérer le brevet qu’il reçoit de nous comme un encouragement à ne pas dégénérer de leur père !

Ils seront fiers aussi de celui qui leur a donné le jour, les enfants de Pierre-François Rétel ; ils lui pardonneront de les avoir oubliés au moment de risquer sa vie pour sauver deux de ses semblables. Dans la commune de Beauquesne, près de Doullens, un ouvrier travaillait à extraire de la pierre d’une carrière de vingt-cinq mètres de profondeur, quand tout à coup un des piliers de la chambre s’écroule, et le malheureux est enseveli jusqu’aux épaules. Son fils était à l’orifice du puits, attendant l’ordre de hisser les pierres. Il n’entend que les gémissements étouffés d’une voix qui peut à peine crier au secours. La foule accourt aux cris du jeune homme épouvanté. On le lie à la corde, on le descend. Il arrive ; il ne voit pour ainsi dire que la tête effrayée de son père. Il attaque cet amas de pierres. Vaine espérance Un nouvel éboulement le couvre lui-même. Ses bras meurtris ne peuvent plus secourir son malheureux père. Sa tête est ensanglantée, et sa voix n’annonce qu’avec peine à la foule effrayée qu’ils vont périr tous deux. Cette foule crie, se presse sonde le précipice de ses regards ; mais personne n’ose descendre. On se montre avec effroi des amas de pierres ébranlées et prêtes à ensevelir les malheureux.

Le frère de la première victime recule lui-même devant ce péril imminent, lorsqu’un maître maçon, qui travaillait près de là demande la cause de ces clameurs. C’est François Rétel, le père de trois enfants en bas âge ; mais leur souvenir ne vient point glacer son intrépidité : il prend la corde à son tour, il est au fond de cet abîme ; le fils n’a que la force de lui montrer la tête de son père. Rétel s’élance ; il essaye de soulever une pierre qui pèse sur l’épaule du malheureux ouvrier, elle résiste ; elle pèse quatre cents, n’importe ! Rétel revient à la charge ; il la soulève, il la renverse, il arrache les autres ; il ramène le père auprès de la corde, il revient au fils, et l’emporte à son tour. Mais le père est sans mouvement. Rétel craint d’être venu trop tard ; il demande de l’eau-de-vie ; et quelques gouttes suffisent pour ranimer le mourant. Un fort panier descend ; il l’y place, il le lie, et une première victime est dérobée à la mort ; le fils est remonté à son tour. Rétel ne reparaît que le dernier ; et au moment où la foule le salue de ses acclamations, un nouvel éboulement se fait entendre ; une minute plus tard, le sauveur des deux ouvriers eût payé de sa vie le courageux dévouement qui le signale à l’admiration publique. Mais, grâce au ciel, l’Académie a pu l’en récompenser, et un prix de 3,000 francs sera le juste salaire de cette belle action.

Nous nous occupions de lui, Messieurs, quand la catastrophe de Fampoux est venue effrayer la France entière. Un homme s’est distingué dans ce désastre c’est Benoît Hocq, l’un des conducteurs du convoi, qui s’est précipité sur les wagons submergés pour en arracher les voyageurs. Ceux qu’il a pu sauver se sont empressés d’attester sa belle conduite, que la voix publique nous avait déjà fait connaître ; et en votant pour ce conducteur une médaille de 1,000 francs, nous nous sommes associés à leur reconnaissance.

Il me reste à vous parler du vieux soldat qui nous a paru mériter le premier prix de 4,000 francs. Il se nomme Jean-Baptiste Miller. Il est maître bottier au 5e régiment de chasseurs. Ce sont encore des orphelins recueillis, nourris, élevés par un ouvrier qui n’a que ses bras pour fortune. Je vous ai signalé bien des actes de cette nature ; mais ceux-ci sont accompagnés de circonstances qui leur donnent un nouveau relief.

Le premier de ces orphelins est recueilli parmi les débris sanglants et glacés de la fatale campagne de Russie ; et telle est l’excellence de l’éducation que Miller lui donne, que ce jeune homme est aujourd’hui officier supérieur dans un régiment de ligne. Le second est demandé comme un bienfait à une famille indigente de Toulouse ; et il dessert aujourd’hui une paroisse du diocèse de Viviers. Un troisième est, pendant treize ans, l’objet de ses soins ; il lui enseigne son état, et la bonne conduite de ce jeune pupille en fait un maître cordonnier de régiment. Ce sont enfin deux petits enfants soustraits à la brutalité de leur père, mauvais soldat de son corps, homme sans mœurs et sans principes, et nourris pendant plus de vingt ans de bons sentiments et de bons exemples. Le garçon sert aujourd’hui dans l’artillerie, et la fille sera un jour convenablement établie. Elle appartient aux époux Miller, non-seulement par les soins qu’ils lui ont prodigués, par l’éducation qu’elle en a reçue, mais parce qu’ils l’ont rachetée à beaux deniers comptants du mauvais père, qui, après l’avoir abandonnée dans son enfance, l’avait enlevée à son bienfaiteur dans le seul but d’en obtenir une rançon. Nous avons vu dans cette vie d’un ouvrier militaire d’ailleurs recommandable à d’autres titres une charité exercée avec intelligence le désir constant de transformer en citoyens utiles des êtres que la misère aurait livrés peut-être aux entraînements du vice ; et nous avons placé le vieux soldat en tête de ce concours.

Redisons maintenant, en l’honneur de M. de Montyon, que, sans lui, ces beaux exemples seraient perdus pour nous. Cette portion du peuple ne serait connue peut-être que par le récit des brutalités, des audiences de cours d’assises, des châtiments ou des supplices qui font l’aliment éternel de nos feuilles publiques. Nos rapports annuels viennent heureusement nous en distraire et donner à l’étranger une plus juste idée de notre nation. Sans doute, en vous révélant ces traits de vertu et de bienfaisance, je vous ai révélé bien des misères, puisque ce sont ces misères mêmes qui les ont suscités. Mais ne prenons point ces souffrances du peuple ces belles actions des hommes du peuple pour texte d’une vaine déclamation contre les classes plus heureuses. Je plains les écrivains qui cherchent la popularité au détriment de la société elle-même. L’inégalité des conditions dans l’ordre social est la suite nécessaire de l’inégalité des caractères dans l’ordre de la nature.

Constatons, au contraire, que toutes les classes de la société rivalisent de zèle luttent d’intelligence et d’efforts pour adoucir les misères du pauvre. M. Villemain vous a fait un éloquent tableau du caractère charitable de notre époque. Je ne redirai pas ce qu’il a si bien dit ; mais jamais le superflu du riche n’a été plus activement prodigué à l’indigent. Louons cette noble émulation, cette action incessante de la philanthropie, qui, malgré le ridicule de quelques exagérations, et l’odieux de quelques hypocrisies, n’en travaille pas moins utilement à l’amélioration de l’espèce humaine, au rapprochement des nations et des classes, au bien-être de tous.