Discours sur la vertu
Messieurs,
Voilà vingt ans, appelé à prononcer le traditionnel discours sur la Vertu, le souci de renouveler si peu que ce fût un sujet maintes fois traité, m’avait poussé à rendre un bref et discret hommage aux dames de petite vertu qui ont joué un rôle ingrat mais capital dans tant de romans d’initiation. Ce n’était pas une provocation, c’était pure justice rendue des héroïnes trop souvent oubliées. Mea culpa. J’aurais dû auparavant, méditer la lettre philosophique de Voltaire sur les académies et leur pléthore de discours : « La nécessité de parler, écrivait-il, l’embarras de n’avoir rien à dire et l’envie d’avoir de l’esprit sont trois choses capables de rendre ridicule même le plus grand homme. »
Eh bien, tant pis, bravons les sarcasmes de Voltaire. Il y a toujours à dire sur la Vertu. La meilleure preuve en est que, après des millénaires de turbulences et un XXe siècle qui a poussé le raffinement dans l’abominable à la hauteur d’un art, nous abordons un nouveau millénaire avec le confiant espoir que le monde se purge enfin de ses vices. L’an dernier, à cette même place, M. Jean-François Revel ne nous a-t-il pas promis — non probablement sans quelque restriction mentale — que le XXle siècle sera vertueux ou ne sera pas ? Certes, ce serait beaucoup s’avancer de prétendre que nos quelques trois cents discours académiques sur la notion de Vertu ont enfin été entendus de par le monde et que, grâce à nos assauts d’éloquence, l’humanité convertie au culte du Bien, voit se lever une aube radieuse. Ne tirons pas toute la couverture à nous. On nous a aidés, ici et là, parfois avec d’amusantes acrobaties verbales.
Sur une travée de sa bibliothèque, Montaigne avait fait graver une sentence d’Epictète : « Les hommes sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses plus que par les choses mêmes. » En somme, si depuis le meurtre d’Abel par Caïn, notre aïeul à tous, le monde n’a cessé de souffrir des mêmes plaies, des mêmes vices de forme et de fond, ne suffirait-il pas de changer l’opinion qu’on en a et de ne plus appeler un chat un chat ? Mme de Romilly me pardonnera certainement d’emprunter à son cher Thucydide lorsqu’il disait des guerres civiles de son temps qu’on les excusait en les baptisant de mots nouveaux plus doux à l’oreille et à la conscience. Le conseil vient de loin et semble inspirer particulièrement les médias et les gouvernements de cette fin de siècle.
Ainsi l’opération franco-britannique montée contre l’Égypte ne fut-elle pas motivée comme un innocent pourrait le croire, par les pertes infligées aux actionnaires de la Compagnie de Suez, mais par l’exercice d’un « droit moral » qui a, plus récemment encore, atteint sa plénitude d’hypocrisie à nos portes mêmes : pour mettre terme à une « purification ethnique » dont, en fin de compte, on a découvert qu’elle avait fait moins de morts en cinq ans qu’en une année de crimes crapuleux dans une grande capitale d’outre-Atlantique, a été déclenchée une attaque aérienne des plus morales puisqu’il s’agissait seulement de « dégrader » l’ennemi. Qu’en termes choisis ces choses-là sont dites pour étouffer nos scrupules ! On n’écrase pas des populations civiles sous les bombes, on n’anéantit pas les organes vitaux d’une nation, et notamment son droit à l’information, on les « dégrade ». Reste à espérer que les victimes des « bavures » — autre joli mot — ont accepté courageusement cette purification par le feu infligée du Ciel par la Vertu armée pas seulement de bonnes intentions. Péguy disait déjà : « C’est une fort grande idée que d’avoir pensé, dès 1792, que venait de naître dans le monde une deuxième tartuferie qui serait proprement celle de l’humanité. »
Dans une fable d’Esope, nous apprenons que, sur l’ordre de Zeus, Prométhée avait modelé les hommes et les bêtes. Contemplant le résultat et remarquant que les bêtes étaient de beaucoup les plus nombreuses, Zeus commanda d’en faire disparaître une bonne quantité en les métamorphosant en hommes. Docile Prométhée s’exécuta. Il en résulta que ceux qui n’avaient pas dès le début reçu forme humaine prirent forme d’hommes mais gardèrent des âmes de bêtes.
Bien qu’hybride, l’espèce s’est perpétuée.
On imagine difficilement un peuple cultivant la vertu sous une autorité qui ne la respecterait pas, mais le Pouvoir étant délégué à des hommes faillibles qui font face à l’ambiguïté des multiples problèmes d’un gouvernement, la Vertu ne saurait toujours inspirer leurs actes. À un Pouvoir quasi idéal résigné cependant à composer avec les inévitables faiblesses des hommes, le pragmatisme platonicien s’amusait à poser un double dilemme : si un citoyen est apte à devenir un général, mais s’il est hostile ou pervers, comment choisir ? Pour un général, conseillait l’auteur du Banquet, on aura égard à l’expérience plus qu’à la vertu, l’art du commandement étant peu répandu tandis que l’honnêteté l’est davantage. En revanche, pour une charge de trésorier, Platon conseillait le choix contraire : il y faut, en effet, disait-il plus de vertu que n’en possèdent la plupart des citoyens tandis que le savoir requis est commun à tous.
Dans son admirable sagesse qui reste une référence constante dans l’histoire des peuples, la démocratie athénienne abandonnait sa part au Diable. Si, à dix mille oligarques qui monopolisent le pouvoir sur cent mille esclaves et métèques, on peut encore expliquer l’art savant de s’accommoder des impératifs de la vertu, l’affaire est plus délicate avec des millions d’électeurs à moins de se payer de mots dans l’attente d’une solution miraculeuse et de faire quelques enfants dans le dos à la grammaire, cette dernière digue contre la confusion babélienne en grand progrès, digue qui, lorsqu’elle aura sauté, n’opposera plus d’obstacle à la crétinisation générale et permettra de vivre dans l’euphorie d’un sous-langage. Le Progrès — avec une majuscule, s’il vous plaît — est en marche grâce aux mots que l’on détourne de leur sens et change de sexe — comme changent de sexe les « travelos » nocturnes — pour les désarmer, les dépouiller de leur genre quand ils ont le front de rappeler nos différences, leur neutralité ou une réalité douloureuse. Un bon réflexe d’autruche.
Que d’ingéniosité déployée, de paraphrases pour oublier la cruelle vérité des mots et retrouver l’innocence vêtue de lin blanc et de probité candide. Adolescents, je vous prie, brûlez ou volez des voitures, cassez des vitrines, souillez les murs de vos graffitis débiles, vous n’êtes pas des voyous mais des « jeunes » et, comme tels, vous êtes l’avenir de la nation, ses lendemains qui chantent. Vos agressions, votre vandalisme, vos rackets à la sortie des écoles ne sont pas des crimes ou des délits, mais de simples « incivilités », mot qui évoque plus un manquement à l’étiquette du savoir-vivre qu’à une explosion de haine. Il faut bien que la jeunesse se passe. Vos actes font courageusement honte à la morale étroite et au civisme à la papa qui datent terriblement.
Si, plus tard, vous dissipez votre Revenu Minimal d’lnsertion en joints ou en petits verres et ne pouvez payer un loyer, ne vous gênez pas et occupez un appartement, une maison dont le propriétaire s’est attardé à taquiner le goujon. Ce n’est plus un délit, c’est un « acte-citoyen » et vous trouverez toujours des candidats au Pouvoir qui viendront, de surcroît, chanter sous vos fenêtres et tendre la sébile dans l’espoir bien vain que vous y déposerez votre prochain bulletin de vote.
Je n’avais rien contre la substitution de « mis en examen » à « inculpé ». Personne ne s’y trompe, mais M. Jean Dutourd nous a malicieusement fait observer que, du coup, disparaissait « disculpé » qui rendait son innocence à un injustement soupçonné alors qu’il est difficile d’imaginer que l’on dise de lui : collé à l’examen, étendu, ajourné à la session prochaine. La Justice a de ces exquises pudeurs et Madame le Garde des Sceaux souhaite que la presse ne reproduise plus la photographie d’un prévenu les mains liées par les menottes. C’est trop déprimant pour ce malheureux et ça risque de nourrir l’idée que nous vivons dans une société répressive et non dans une société vertueuse.
Où sont passés les braves clochards du folklore de nos grandes villes, si pathétiquement chantés par Jehan Rictus dans « Les Soliloques du pauvre » ? Les voilà institutionnalisés sous l’étiquette « Sans Domicile Fixe » qui n’améliore ni leur caractère ni leur état mais sauve l’honneur ou ce qu’il en reste.
Dans la courte récréation qui a séparé la chute de l’idéologie communiste de sa glorification posthume, il est amusant de se souvenir de ces Républiques orgueilleusement baptisées « démocratiques » ou « populaires » dont le qualificatif était — et reste dans quelques cas fossilisés — l’indice certain d’un État policier.
Ne nous portons nous pas beaucoup mieux depuis qu’a disparu l’obésité et qu’on se plaint seulement d’une surcharge pondérale ? Vous ne souffrez plus de constipation mais d’une faiblesse du transit intestinal. Homère et Œdipe ne sont pas des aveugles, mais des non-voyants sans, pour autant, recouvrer la vue. Finies les atroces agonies : on entre paisiblement dans la phase terminale. Les élèves sont des « apprenants » libérés de la tutelle féroce et inhibitrice des enseignants, et dans les classes ou les amphithéâtres, il n’y a plus que des enseignants-enseignés et des enseignés-enseignants. Voilà qui rabat l’arrogance des professeurs et les rappelle à la vertu de modestie. Le balayeur est un « technicien de surface » et, à la veille des fêtes, les magasins font appel à des « hôtesses de vente » et à des « hôtesses de caisse » qui sauvent la dignité de ces employées temporaires. Je ne regrette pas trop le mot « concierge » qui venait, nous dit-on du latin conservus, compagnon d’esclavage, et dont les vaudevillistes ont abusé. « Gardien d’immeuble » est certes plus noble, a même quelque chose de militaire, mais dans les rapports de basse police, ça sonne beaucoup moins heureusement que « aimé ou détesté de sa concierge ». Les réformateurs ne sauraient penser à tout.
Personne n’a compris pourquoi, au nom de quel amour-propre, nos chers facteurs qui, dans les campagnes livraient les lettres à domicile et colportaient la menue monnaie des potins locaux sont soudain devenus des « préposés ». Cette promotion, si c’en est une, est-elle supposée ennoblir un métier qui n’avait pourtant rien d’humiliant ? Nous voit-on, sur le pas de la porte, un jour de canicule, devant le porteur de bonnes ou de mauvaises nouvelles qui s’éponge le front, le remercier par « Un coup de blanc, Préposé ? »
Pour des raisons qui nous échappent, des théâtres — et, pourtant, le mot n’avait rien de péjoratif — se métamorphosent en « espaces ». Le mot a plu. Il s’est appliqué à des voitures, des marchés, des jardins publics et peut-être le verrons-nous un jour au fronton du Palais Bourbon.
Un mari peut jurer sur l’honneur qu’il n’a pas été infidèle à son épouse s’il s’est contenté d’une gâterie de sa secrétaire — pardon, de son assistante — à quatre pattes sous le bureau présidentiel. Un séducteur n’a pas une maîtresse s’il a pris soin de partir avant l’heure du petit déjeuner. Un mot, « globalisation » a très décemment remplacé « colonisation » qui heurtait les âmes sensibles.
Bien des cache misères sont encore à inventer pour que tout soit parfait et que nous vivions dans un monde « moralement correct ». Ne doutons pas de l’ingéniosité politico-médiatique. Elle nous fera entrer la tête haute dans ce XXle siècle vertueux espéré par M. Revel. S’il se présente encore des problèmes on les dira « incontournables », mais que, finalement, au bord du précipice, tout finit par s’arranger grâce à un « consensus ».
Peu à peu, à coups d’euphémismes et de labyrinthiques circonlocutions, se dessine l’image d’une civilisation qui s’écoute parler avec ravissement, n’accepte de souffrir que de petites douleurs, élimine ses infirmités et ses inégalités en les débaptisant et se bouche une oreille quand sa conscience lui adresse des reproches, justifiant la vengeresse diatribe de Léon Bloy : « Le prestige de la parole, disait-il, est si surnaturel que son simulacre paraît encore plus puissant qu’elle même. Il est donc préférable d’être imbécile quand on parle au monde. »
Les pessimistes diront que chaque jour creuse le fossé entre une réalité obsédante, la souffrance endémique du monde et une représentation verbeuse du présent. Laissons, cependant, aux optimistes la croyance qu’un langage perlé annonce l’aube d’une civilisation fraternelle qui réussit à panser ses plaies avant d’entrer dans l’ère totalitaire du virtuel. De vertu à virtuel, il n’y a qu’un à-peu-près.
Vous avez remarqué, Messieurs, que l’ordre traditionnel de nos discours a été légèrement inversé. D’ordinaire, notre séance solennelle de fin d’année se termine par un constat des états de la Vertu. Si nous avons, le Chancelier et moi, directeur éphémère, souhaité que notre Secrétaire perpétuel s’exprime en troisième sur la défense et l’illustration de la langue française et, je présume, sur l’émotion que lui inspire une séance au cours de laquelle il remplit une dernière fois sa fonction, c’est pour lui témoigner notre reconnaissance. Quatorze années de Secrétariat perpétuel sont aussi impressionnants qu’un double septennat, moins, toutefois le souci de se faire réélire à mi-route. Je ne crois pas m’avancer seul en rendant hommage à son administration, à la générosité avec laquelle il s’est dépensé pour nous représenter non seulement en France mais dans le vaste monde de la francophonie, à son infatigable combat pour notre langue et notre pensée, à sa diplomatie qui a réglé tant de questions intérieures. Et, il y en eut au sein de notre petite république de quarante sujets. Il y fallait une belle conviction, une grande aisance à improviser, avec un esprit non dépourvu de majesté, des milliers d’allocutions, un foie solide résistant aux épreuves des banquets officiels et des toasts dans toutes les langues du monde, des poumons d’acier pour les cigares, un physique d’athlète pour porter la batterie de décorations françaises et étrangères que lui a valu son action. L’Académie française qui fête cette année son 364e anniversaire l’en remercie et souhaite une heureuse perpétuité à Mme Carrère d’Encausse qui hérite le sceptre de Secrétaire perpétuel à dater du 1er janvier de l’an 2000.