Discours sur les prix de vertu 1925

Le 17 décembre 1925

Robert de FLERS

DISCOURS

DE

M. LE MARQUIS ROBERT DE FLERS
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Prononcé dans la séance publique annuelle du jeudi 17 décembre 1925

 

MESSIEURS,

Ernest Renan a dit, ici même, avec une onctueuse malice : « Il y a un jour dans l’année où la vertu est récompensée. » Mais hélas ! ce jour-là, quelqu’un qui, parfois, n’a pas été pris assez petit pour se rendre digne, autant qu’il l’eût fallu, d’une tâche aussi grande, doit, durant trois quarts d’heure, entretenir de la vertu ses confrères et un certain nombre de personnes intrépides ou curieuses. Il est aisé d’apercevoir quelle peut être l’angoisse de ce quelqu’un que des pratiques suffisamment méditatives ou ascétiques n’ont point préparé à remplir un tel devoir. Nul d’entre nous, pourtant, ne saurait se soustraire à une obligation que fortifie un usage très ancien. Je suis, Messieurs, — et je le dis non sans épouvante — le 106e académicien chargé de vous présenter le 106e rapport sur la vertu. Voilà plus d’un siècle, en effet, que des donations nombreuses et magnifiques ont été faites à l’Académie française, afin qu’elle les attribuât aux plus méritants. Comment ne serions-nous point touchés de l’estime que nous ont témoignée de la sorte tant de généreux philanthropes ? Il est évident que nous inspirons confiance, une confiance effrayante. Pourquoi ? N’allons point surtout en tirer vanité. Il est probable que cette longue faveur a pour cause secrète et profonde, la situation même qu’occupe notre Compagnie. L’Académie existe, en quelque manière, à côté de l’État, mais sans se confondre avec lui. Elle exauce ainsi les sentiments contradictoires de la majorité des citoyens français qui entourent l’État de la plus grande considération, tout en se méfiant horriblement de lui. D’autre part, l’on veut bien s’accorder à constater que nos décisions ne sont point, à l’ordinaire, scandaleuses, que le déclin de nos passions nous achemine vers l’impartialité, enfin, que nous sommes à l’abri de la plupart des entraînements de la jeunesse ; et, si je ne dis point de tous ses entraînements, c’est afin de ne pas nous désespérer tout à fait. Ces diverses raisons collaborent à cette impression rassurante que nous communiquons parfois plus rapidement que nous le souhaiterions.

Ce privilège, qui a sa part de mélancolie, nous le possédons depuis la fin du XVIIIe siècle, fort exactement depuis le mois d’avril 1782, date à laquelle M. de Montyon, chancelier de Monseigneur le Comte d’Artois, pria notre Compagnie d’agréer la fondation du premier prix de vertu. Le geste de cet homme de bien ne saurait être attribué qu’au désir d’enlever aux bonnes actions ce qu’elles ont souvent de trop confidentiel et, comme il le disait, « d’apporter du ciment aux bonnes mœurs ». Pourquoi ces nobles intentions n’eussent-elles pas été compatibles avec l’espoir qui semble bien avoir été celui de M. de Montyon, — et qu’aucun de nous n’est en droit de lui reprocher, — d’entrer un jour à l’Académie française ? Son vœu ne fut point exaucé et, s’il parvint à se faire élire membre de l’Académie de Suède, il ne reçut de cet événement qu’une consolation glaciale. Ne vous paraît-il pas, Messieurs, que nos prédécesseurs aient manqué de quelque gratitude envers notre premier bienfaiteur ? Ne pensez- vous pas qu’il y ait là quelque chose comme une négligence à réparer, et qu’il serait temps d’accueillir, sous cette coupole, Antoine, Jean-Baptiste, Robert Auget, baron de Montyon ? Voulez-vous que nous imaginions qu’il est ici parmi nous, qu’il est vêtu, à son habitude, d’un habit de soie puce, d’un gilet noir émoustillé de dentelles dites « fillettes » et « points d’avoine », d’une culotte de satin, taillée chez Hermée, qu’il porte des bas gris d’une grande finesse, choisis chez Pierre Rousseau, « marchand-bonnetier des Dames de France, vendant en gros, en détail et en conscience », et des souliers dont les boucles de diamants lui viennent de sa grand’mère ? Voulez-vous m’autoriser à me tourner vers lui et à lui répondre, selon notre tradition :

Monsieur,

Vous êtes né à Paris le 23 décembre 1733. Vous êtes mort à Paris le 29 décembre 1820. Comment ne pas louer, dès l’abord, cette fidélité à une même ville et à un même mois et, au-dessus de ces circonstances, votre attachement à tous les principes capables d’établir plus solidement le règne de l’ordre, de la justice et de la bonté ? C’est ainsi que vous avez contribué, au cours de toute votre existence, à fortifier la dignité de la bourgeoisie, tout en mettant votre zèle, en ce qui vous concernait, à la gentilhommiser », car il semble bien que votre nom de Montyon vous ait inspiré plus de tendresse que votre nom d’Auget, sans doute parce qu’étant plus récent, il réclamait dans sa nouveauté fragile de plus grands égards. Mais, malgré cette apparence, vous ne vous êtes jamais écarté de votre classe d’origine et l’on distingue en vous, à travers un vivant mélange de mérites capitaux et de faiblesses vénielles, les meilleurs traits du grand bourgeois. Témoins votre amour de l’indépendance,, alternant avec des périodes de docilité ; votre sens des réalités et votre entraînement à suivre les belles chimères ; votre préférence à vanter les mœurs de la veille au détriment de celles du lendemain ; votre complaisance à la faveur, tant qu’elle ne devient pas un abus ; votre goût pour les honneurs que vous souhaitez d’obtenir, et votre mépris pour ces mêmes honneurs, dès que vous les avez obtenus ; enfin, votre volonté de concilier les vœux de votre cœur avec les ordres de votre raison. Dans tous les emplois que vous avez occupés, — avocat au Châtelet, maître des requêtes au Conseil d’État, intendant des provinces d’Auvergne, de Provence et d’Aunis, — il est aisé de reconnaître la marque de ces fortes qualités. Vos contemporains se sont plu à plaisanter chez vous de légers défauts plutôt qu’à louer votre droiture et votre intégrité. Ils ont eu tort, car c’est l’originalité de votre caractère que certains travers superficiels n’aient jamais réussi à en altérer le fond. Ne nous donniez-vous pas ainsi déjà une profitable leçon, en nous prouvant qu’il n’est point indispensable d’être la vertu même pour honorer la vertu, et qu’il est permis de lui consacrer des prix sans être, à tous moments, obligé pour cela de les mériter.

Aussi bien, Monsieur, comment ne reconnaîtrions-nous pas que les griefs, toujours bénins et souvent injustes, que vous fit votre époque, c’est à cause de nous que vous les avez encourus, pour pouvoir un jour nous faire une dotation plus magnifique.

L’on vous accusa de misanthropie, peut-être parce que vous vouliez que les hommes fussent justes et loyaux. C’est ne pas aimer les hommes que de les exiger parfaits. Mais, si vous entreteniez une défiance attentive à leur égard, c’était pour nous, Monsieur, c’était pour nous, pour réserver toute votre bonté aux humbles, aux petits et aux souffrants. L’on vous reprocha encore d’être demeuré obstinément célibataire. Ce ne fut point sans doute parce que vous pensiez que le célibat, ainsi que l’a dit Bossuet, est « montré comme une imitation des anges », mais non. C’était pour nous, Monsieur, c’était pour nous. Entouré d’une famille, n’eussiez-vous pas été forcé de contrarier votre fièvre de libéralités ? Qui sait cependant si votre solitude, certain soir, ne commença pas de vous peser ? N’aviez-vous pas eu la pensée, qui comportait encore une part de charité, d’épouser cette singulière Mlle Rosalie de Constant, pleine de mouvement, d’intelligence, qui était bossue et que la chronique genevoise nous dépeint « bougeante, inquiétante et clignotante » ? Ce projet n’eut point de suite et Mlle de Constant vous oublia, en entretenant une correspondance très « Nouvelle-Héloïse » avec Bernardin de Saint-Pierre qui, dans sa dernière lettre, s’abandonnant à une sentimentalité éperdue, lui demanda de bien vouloir lui envoyer son portrait et le chiffre de sa dot. Enfin, Monsieur, l’on a insinué que vous aviez été « un propriétaire un peu dur, un homme d’affaires un peu processif, un créancier un peu exact à réclamer son dû ». C’est vrai. Mais c’était pour nous, Monsieur, c’était pour nous. Si vous avez mis, à défendre votre fortune, tant de rigueur et de persévérance, c’est que vous estimiez que déjà elle ne vous appartenait plus et qu’elle était devenue la propriété de tous les braves et pauvres gens que vous aviez choisis pour vos héritiers présomptifs. Les résultats de votre gestion furent prodigieux. Dans votre testament, vous aviez évalué votre fortune à 238.000 livres, tandis que, réalisée, elle atteignit au chiffre de 7 millions. Quel grand argentier du royaume vous eussiez fait ! Vous avez pris soin, d’ailleurs, d’écrire une brochure intitulée : Particularités sur les ministres des finances. Vous aviez remarqué qu’en ce temps-là déjà cette infortunée catégorie d’hommes d’État vivait accablée de soucis, de préoccupations et ne goûtait point, sans qu’il fût mélangé d’amertume, ce que Stendhal devait appeler un jour « le ravissant bonheur du pouvoir ».

Quel avait donc été votre secret pour augmenter, dans une telle proportion, votre patrimoine familial ? Sans doute, vous n’aimiez la dépense que dans la limite où elle est fort éloignée de la prodigalité. Bien qu’au temps de votre jeunesse vous eussiez brillé dans le beau monde et que vous vous fussiez accoudé au « Sopha » de Crébillon le fils, vous avez toujours eu horreur de donner de l’argent aux femmes, parce que ce geste est bas... et aussi parce qu’il est cher. Mais ce n’est point dans ces pratiques d’économie qu’il convient de chercher la véritable cause de votre soudaine prospérité. Nous la trouvons bien plutôt dans la clairvoyante sûreté avec laquelle, prévoyant la tourmente révolutionnaire, vous fîtes les placements les plus avantageux, en Angleterre, en Amérique, à Lubeck, en Russie, en Louisiane, en Saxe, en Prusse, en Toscane et en Suisse. Je ne voudrais pas vous dire des choses désagréables, Monsieur, mais c’est, je crois bien, ce que nous appelons, aujourd’hui, l’évasion des capitaux. Cette opération vous fut extrêmement favorable et entraîna tant de litiges et de procès, qu’elle vous fit bientôt passer pour un chicaneur impénitent. Quel mal ne vous êtes-vous pas donné pour instituer ce premier prix de vertu, dont vous avez établi les conditions avec tant de sagesse et d’expérience ! Celui ou celle, dont on décidait de célébrer la vertu, devait être choisi de préférence, dans les derniers rangs de la société. Le fait vertueux devait s’être passé dans l’étendue de la ville ou de la banlieue de Paris. La récompense consistait dans la rente de 12.000 livres, moitié pour l’auteur de l’action couronnée, moitié pour l’académicien chargé de prononcer le discours. Comme c’est aimable, Monsieur, d’avoir pensé à nous ! Notre Compagnie cependant ne crut pas pouvoir accepter la seconde partie de cette libéralité. Toucher des droits d’auteur sur la vertu des autres parut excessif à nos devanciers. Ne pouvant pas toujours honorer la vertu par nos actes, nous avons voulu l’honorer par nos paroles. Encore fallait-il que ces paroles fussent gratuites. Nous avons été plus obéissants sur le mode et la durée que vous souhaitiez de leur imposer. « Le discours, avez-vous décidé, sera en prose. » Etait-ce, Monsieur, que vous vous méfiiez des poètes ? Non certes, car vous saviez que, d’entre les hommes, le poète est le plus noble et le plus pur.

Dans notre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.

Mais vous estimiez, comme l’a dit Jules Lemaître, qu’« une action vertueuse, c’est l’œuvre d’art permise à ceux qui ne sont pas artistes. C’est le plus beau des poèmes, que tout le monde peut faire ». Cela aussi, c’est de la poésie pure et qui n’a que faire de l’entrave des règles et des rythmes.

Mais vous ne vous en êtes point tenu à cette prescription. « Le discours, avez-vous ajouté, ne sera pas de plus d’un demi-quart d’heure de lecture. » Était-ce, Monsieur, que vous vous méfiiez des orateurs Point davantage. Seulement, il ne s’agissait alors que d’une seule belle action à récompenser, et à louer. Il en résulte — nous l’avons souvent remarqué avec effroi — qu’aujourd’hui, pour être logique avec vous-même, comme nous avons décerné cette année 623 prix, votre malheureux directeur devrait conserver la parole pendant 623 demi-quarts d’heure, c’est-à-dire, a bien voulu m’affirmer un membre de l’Académie des Sciences, pendant trois jours, cinq heures, cinquante-deux minutes et trente secondes. Vous aviez trop de bonté, Monsieur, pour souhaiter pareille calamité, une bonté trop véritable et trop en avance sur son époque. C’était le temps où la sensibilité était devenue une sorte d’institution mondaine. Les femmes s’empressaient de s’évanouir dès qu’elles apercevaient Monsieur de Voltaire ; elles adoptaient pour coiffure le « pouf du sentiment » dans lequel elles plaçaient le portrait de leur fille, de leur mère, de leur serin, de leur chien, le tout « garni des cheveux de leur père ou d’un ami de cœur ». On élevait, dans tous les jardins, des temples à l’Amitié et à l’Amour, qui embellissaient à ravir le paysage, mais dont on avait toujours perdu la clef. Les cœurs les plus charitables se contentaient de consoler quelques « désaccordés de village » et de raccommoder quelques « cruches cassées ». Vous écartant de ces chemins artificiels, vous avez fait, Monsieur, une rencontre merveilleuse, volis avez rencontré la Pitié. La sensibilité nous pousse à nous émouvoir au spectacle d’une infortune ou d’une misère, à consacrer à la victime un bref chagrin et à passer ensuite très longtemps à nous en consoler. La pitié ne s’attarde pas à ce soin : dès qu’elle a trouvé prétexte à s’éveiller, elle court au but et, sans compter, se prodigue. Ce fut votre manière, Monsieur, et nous savons quel usage admirable vous en ayez fait. Il faut reconnaître que, tout d’abord, vous avez été mal récompensé de votre générosité. A peine votre fondation fut-elle connue, que les dévots vous taxèrent de niaiserie et vous accusèrent d’avoir voulu séculariser la vertu, tandis que les philosophes vous proclamèrent homme de génie et voulurent apercevoir eu vous l’apôtre de la morale laïque ; ce fut un beau tapage. La discussion était ouverte et le demeura. Depuis lors, à intervalles réguliers, on reprend les griefs de ce vieux débat : il est sacrilège de récompenser la vertu ; la vertu ne se paye point ; en le faisant, on en altère la source et on la prive de sa plus précieuse suavité. Ce sont là de bien pauvres paradoxes. Qui donc saurait prétendre que la vertu poursuive jamais un bénéfice matériel ? C’est encore M. Renan qui l’a dit : « Si la vertu était un bon placement, il y a longtemps que les financiers l’auraient découverte. ». Reconnaissons que, pour le moment, ce n’est pas en ce sens que paraît se dépenser leur activité. Aussi bien, à en considérer le but véritable, nos prix semblent moins destinés à honorer la vertu elle-même, qu’à la donner en exemple à ceux qui ont peut-être quelque penchant pour elle, mais qui se retiennent. Notre rôle est donc, eu quelque sorte, d’établir la publicité de la vertu. Pourquoi la repousserait-elle ? Le bon Dieu lui-même laisse sonner les cloches. Les difficultés que rencontre cette propagande, manifestent son utilité. Les gens vertueux ne nous facilitent pas la tâche ! Observez-les ! Leur bonne action commise, ils équivoquent, se dérobent, cherchent un alibi, il arrive même qu’ils prennent la fuite. C’est nous qui sommes chargés de les arrêter. Lorsque nous y parvenons, nous ne sommes pas au bout de notre peine. Nous pourrions les interroger, mais ce serait du temps perdu, les gens vertueux n’avouent jamais. Alors, que voulez-vous que nous fassions ? Nous citons des témoins : le maire, le curé, l’instituteur, les conseillers municipaux, les voisins, le sénateur quand il n’est pas trop fatigué, le député quand il ne songe pas uniquement à devenir sénateur. Et, lorsque nous avons recueilli tous les renseignements que veulent bien nous fournir ces personnes honorables, nous rendons notre verdict avec ou sans circonstances atténuantes, jusqu’au jour, qui est précisément celui-ci, où nous attachons nos lauréats au pilori de la Vertu.

Je crois bien, Monsieur, que nous restons ainsi fidèles à votre dessein, qui fut de « tirer les vertus de l’obscurité et de jeter dans le public la semence des mœurs ». Il apparaît salutaire de prouver, par un hommage direct, palpable, que la vertu doit être admirée et consacrée. Puis-je vous citer, Monsieur, le mot de cette modeste personne, qui était entrée au théâtre afin, si j’ose dire, de changer de profession et qui, comme en parlait devant elle d’un prix de vertu de 2.000 francs, s’exclama : « Deux mille francs Mais c’est plus payé que le contraire. » Ce cri n’est sans doute pas sublime, mais il révèle dans la surprise une fraîcheur et une ingénuité qui furent peut-être, qui sait ? le balbutiement d’une rédemption future.

Ainsi, Monsieur, par votre fondation, non seulement vous avez placé le sacrifice et le dévouement à la place éminente qui leur était due, mais vous avez amené vers eux, étonné, respectueux, touché, le long cortège des illettrés de la vertu. Je suis sûr que vous en avez décidé plus d’un à faire ses classes. De génération en génération, votre influence bienfaisante continue de s’exercer. Votre ombre est donc en droit de négliger les railleries dont, vivant, on vous a poursuivi. Toutes celles dont le souvenir pourrait persister encore s’évanouissent devant une petite phrase de votre testament, une petite phrase si simple et si noble, qu’à la prononcer nous éprouvons une émotion très pure : « Je demande pardon aux hommes, avez-vous dit, de ne pas leur avoir fait tout le bien que je pouvais et que, par conséquent, je devais leur faire. » Pour avoir écrit cette petite phrase-là, qui vaut bien des livres, ne méritiez-vous pas cette sorte de béatitude académique, dont nous avons embaumé votre mémoire ? Pour la 106e fois, soyez le bienvenu, Monsieur — et à l’année prochaine !

 

L’exemple de M. de Montyon devait être abondamment et noblement imité. Il avait ouvert une voie sur laquelle s’avancèrent, les mains tendues et débordant d’offrandes, une longue suite de bienfaiteurs. Parmi eux, les derniers venus, M. et Mme Cognacq-Jay, ont institué la plus admirable la plus féconde des fondations, puisqu’elle est destinée à apporter le bien-être matériel et moral aux familles nombreuses. Une telle pensée ne pouvait venir qu’à ces riches, qui ne doivent leur richesse qu’à leur travail et qu’à leur patience. Ne nous a-t-on pas montré, à leurs débuts, M. et Mme Cognacq-Jay « levés à l’aube pour surveiller le nettoyage, un plumeau à la main, tout en ramassant des bouts de ficelle ». Grâce à ces bouts de ficelle ils peuvent lier aujourd’hui une quantité de petits paquets. Ils ont fait ainsi, cette année, quatre-vingt-dix-sept petits paquets contenant une somme de 5.000 francs, et deux cent dix-huit petits paquets contenant une somme de 10.000 francs. Et ils nous ont chargé de les distribuer, les premiers à des familles d’au moins neuf enfants et dont le père et la mère n’ont pas dépassé leur quarante-cinquième année ; les seconds à des familles d’au moins cinq enfants dont le père et la mère n’ont pas encore trente-cinq ans. Voulez-vous me permettre de vous indiquer que le total de ces récompenses s’élève à quatre millions quatre cent quatre-vingt mille francs. Cette somptueuse libéralité contribuera-t-elle efficacement et directement à la repopulation ? C’est un problème délicat et capable de décourager le statisticien le plus subtil. Aussi bien, ce n’est point là le seul but de ces dons. On ne conçoit guère de braves gens, se disant tout à coup : « Vingt-cinq mille francs, c’est bon à prendre ; cela vaut la peine d’avoir des enfants, beaucoup d’enfants, dépêchons-nous, il n’y a pas une minute à perdre. Mais on voit fort bien, en revanche, grâce à ce secours inespéré, des parents anxieux du sort de leurs petits, retrouvant le calme et la sécurité, donnant leur effort quotidien avec une méthode et une persévérance qu’ils ne connaissaient point jusqu’alors et cessant de redouter comme le pire malheur l’accroissement de la maisonnée. Les crises de la natalité, comme les crises financières, ne sont peut-être après tout que des crises de confiance ? Pour l’avoir installée, cette confiance, à tant de foyers que visitait l’angoisse, ce n’est point seulement de leurs obligés que M. et Mme Cognacq-Jay méritent la gratitude, mais de la nation tout entière.

Comment avons-nous attribué ces 315 prix ? Fort consciencieusement, je vous assure. Mais, ici, un devoir s’impose à nous : celui de rendre l’hommage qui leur est dû aux bureaux de l’Académie où, sous l’excellente direction de M. Robert Regnier, chef du Secrétariat de l’Institut, des femmes et des hommes de mérite travaillent avec un zèle infatigable et modeste à l’étude de nos dossiers. Ils nous les transmettent dans un ordre où nous essayons parfois — que voulez-vous, on a son amour-propre — d’apporter quelques changements. C’est en vain ! La justice ne peut pas être modifiée sans cesser d’être la justice. Nous avons là, à notre service, une administration vaillante et dévoilée que, contrairement à tant d’autres, l’Europe serait en droit de nous envier. Nous ne sommes pas disposés à la lui céder, nous la gardons pour nous et nous tenons à honneur et à plaisir de lui exprimer publiquement notre affection et notre reconnaissance.

Quel embarras, parmi tous ces dossiers, pour choisir ceux qui sauront le mieux éveiller votre estime et votre émotion, car tous en sont dignes. Arrêtons-nous d’abord à quelques-uns des bénéficiaires des prix de 25.000 francs. La famille Chabé, originaire de Blendecques (Pas-de-Calais), compte seize enfants. L’aîné a dix-sept ans, le plus petit, six semaines. Quelle admirable régularité ! Seize enfants en seize années, un par année ! Pas une erreur, pas une bousculade, pas de jumeaux. La mère, qui n’a que trente-sept ans, tient tout son monde en bel état et en belle santé. Le rapport nous dit qu’elle est parfois un peu fatiguée. On le serait à moins ! Le père, qui est charretier, a quarante-deux ans. Il travaille du petit jour au crépuscule. Ce qu’on lui confie arrive toujours à bon port, à l’heure dite. Il est aussi exact dans son labeur que dans sa famille. Sa charrette ne s’arrête jamais devant le cabaret.

Elle n’a pas l’habitude. Quelque chose me dit que les Chabé auront un autre enfant l’année prochaine. Il y a encore des saints disponibles dans le calendrier. Les époux Fournier, de Saint-Mars d’Outillé (Sarthe), ne sont battus par les Chabé que d’un enfant. Les Fournier en ont quinze, tous vivants. Leur feuille de renseignements est touchante dans son laconisme. Profession : cultivateurs. Santé : bonne. Ressources de tous genres : leur travail. — Grands ou petits, aucun ne perd son temps. Leur champ n’est jamais seul ; il est bien soigné ; il fait partie de la famille.

Quittons la campagne pour aller à la ville. Les époux Lemoine habitent Commercy. Ils ont neuf enfants, bien vifs et bien robustes, entêtés à la tâche, braves et décidés : des cœurs de frontière. Il est vrai qu’ils ont sous les yeux un père exemplaire. Emile Lemoine est tourneur sur métaux. Orphelin de père et de mère, sa grand’mère l’a élevé avec son salaire : 1 fr. 50 par jour. Placé à la maison des apprentis de Nancy, il en fut l’élève modèle. Il ne resta pas longtemps ouvrier et devint vite maître-ouvrier. Il a toujours exercé son métier avec amour. Lorsqu’on lui parle de malfaçon, il ne comprend pas ce que cela veut dire. Sa renommée d’impeccable artisan le fit désigner au collège comme professeur chargé du cours des travaux manuels. Conseiller municipal, il se garda bien de faire de la politique. Il veille à la voirie, il travaille au budget, il déniche les économies à faire. Il est glorieux de sa maison, fier de sa ville, orgueilleux de sa province : il est Lorrain. Comme, somme toute, il n’avait que neuf enfants et que son beau-père était vieux et affaibli, il l’a recueilli chez lui ; il estime que quand il y en a pour neuf, il y en a pour dix.

L’on a souvent dit que la vie des champs était plus favorable que celle de la ville au développement de la famille. Nos dossiers vous prouveront que l’on peut infliger à cette opinion de beaux démentis. Témoin la famille du capitaine Pousset. Neuf enfants : cinq garçons et quatre filles, tous voulus, tous désirés, tous préférés ; pas d’intrus, rien que des invités. Pour toutes ressources, la solde de l’officier et une petite rente que lui a apportée sa femme. Mais quel capital de courage, de sagesse, d’énergie quotidienne ! Partout où cet admirable ménage passe, le respect et l’amitié l’accompagnent. Ni le mari ni la femme n’a encore quarante ans. On pourrait cependant les appeler Philémon et Baucis, tant l’on est assuré que dans beaucoup d’années ils auront conservé la paix radieuse et la confiance réciproque qui, aujourd’hui, mettent, sur eux leur lumière. Dès son premier galon, Léon Pousset donna la mesure de sa valeur. Au printemps de 1914, au côté du général Gouraud, dont l’héroïsme commençait d’être contagieux, il prend une rude part au combat de la trouée de Taza. Pendant la grande guerre, pas une manière dont il n’ait servi la patrie. De 1914 à 1919, les états de service du capitaine Pousset peuvent se résumer ainsi : quatre blessures, la fourragère, la Légion d’honneur et trois enfants. En même temps que lui, son père, chef d’escadron en retraite, et ses cinq frères furent mobilisés. Et ces sept hommes, au jour de l’armistice, comptaient : un tué, trois blessés, une médaille militaire, cinq Légion d’honneur et cinquante citations. Saluons, Messieurs !

Comme chaque année, l’Académie française a accordé une partie de ses prix à des œuvres collectives de patronages, d’assistance et de relèvement. Parmi elles, les unes sont en quelque sorte, les œuvres de l’arrière, prévoyantes et sagement ordonnées ; les autres, plus audacieuses, vont s’installer dans les faubourgs, en première ligne, au front du malheur.

Nous avons accordé sur la fondation de Sussy un prix de 4.000 francs à l’Association Marie-Thérèse. Un jour, en 1912, une sœur de Saint-Vincent de Paul, de l’Hôpital Saint-Joseph, entendit raconter que là-bas, de l’autre côté des fortifications, dans la commune de Malakoff, l’indigence et sa complice, la maladie, faisaient des ravages. Après avoir obtenu l’autorisation de la Supérieure, un matin d’hiver, la sœur partit à la découverte et se trouva bientôt au milieu d’une agglomération de maisons et de cabanes insalubres et surpeuplées. Dans chaque abri, des vieillards gémissaient sur des paillasses, des enfants malingres se traînaient sur les seuils. La religieuse n’avait ni ressources ni appui. Il lui fallait tout inventer, tout créer. Elle repartit bien vite, afin d’être plus tôt de retour. Le soir même, elle était là de nouveau ; elle apportait sous un bras une chaise et sous l’autre, un panier rempli de médicaments. Elle posa la chaise sur le chemin, s’installa et se mit à soigner les vieux et les petits, accourus, pas bien vite, autour d’elle. Le lendemain, elle revint. Mais que pouvait-elle, toute seule, pour adoucir le sort du village que déjà elle appelait tendrement et gaiement aussi « sa petite Chine », car la petite sœur est très gaie. Quand on fait autant de bien, le moyen d’être mélancolique ? La mélancolie, c’est une affaire de riches — de riches qui ignorent la charité. La petite sœur résolut d’en égayer quelques-uns. Elle leur demanda l’aumône, de quoi louer une petite chambre pour y recevoir les malheureux et leur donner ses soins. La chambre fut bien vite insuffisante. Alors, on loua une petite maison qui bientôt fut, elle aussi, trop petite. Alors on prit à bail une vieille ferme qui devint le centre de l’œuvre. La religieuse avait eu le bonheur, en effet, d’obtenir la grâce qu’elle implorait chaque jour dans ses prières, celle de rencontrer une femme d’un grand cœur ; qui lui apportât les ressources nécessaires. Aujourd’hui, cette œuvre a fondé une garderie pour les tout-petits, un patronage pour recueillir les plus grands au sortir de l’école, un dispensaire antituberculeux, un autre de médecine générale, une consultation de nourrissons, un magasin pour prêt de couvertures, un fonds destiné à aider, au moment du terme, ceux qui ne peuvent pas payer leur loyer, car les pauvres, eux aussi, ont beaucoup de peine à payer leur loyer ; enfin, une organisation de visites à domicile, qui ont atteint, au cours du dernier exercice, le chiffre de 10.344. L’humble cellule du début est devenue une ruche en pleine activité. Sept religieuses secondent l’ouvrière de la première heure. La besogne croit chaque jour. La petite sœur le sait et ne s’en effraye pas. J’ai remarqué, tandis qu’elle me faisait parcourir les salles claires et les cours nettes de sa maison, qu’elle regardait, avec l’œil chargé de convoitise du candidat propriétaire, un terrain mitoyen qui est à vendre et, un peu plus loin, un baraquement qui le sera bientôt. Ah ! que cette petite sœur m’a paru ambitieuse ! Elle voudrait tout avoir, pour tout donner. Elle ne conçoit pas que l’on puisse s’enrichir autrement. Et si vous saviez comme elle est contente ! Enfin l’Association Marie-Thérèse est en pleine prospérité, mais, veuillez y réfléchir, qu’est-ce que c’est qu’une œuvre prospère C’est une œuvre qui a plus besoin d’argent que les autres.

Nous avons accordé le prix Rigot au Dispensaire Saint-Jean des Grésillons et à la Crèche de Gennevilliers, deux fondations qui, elles aussi, mènent le bon combat, dans une région longtemps démunie de secours. La charité privée les alimente et le Pari Mutuel, à deux reprises, leur accorda une subvention. Il est fort douteux que l’Académie se décide jamais à donner un prix de vertu au Pari Mutuel ; mais peut-être avons-nous tort de céder au respect humain, car, envisagé d’un certain côté, le Pari Mutuel est une sorte de bonne œuvre qui vient en aide à beaucoup d’entreprises charitables et qui, ainsi, permet à ceux qui perdent leur argent aux courses de ne pas en perdre tout à fait autant qu’ils le pensaient. Qui sait si cette institution n’assurera pas le salut de quelques-uns de ces bienfaiteurs involontaires et grâce à elle, ils n’arriveront pas au Paradis sinon gagnants, du moins placés !

Nous avons également attribué un prix de 4.000 francs à l’Association d’Hygiène sociale du 6e arrondissement qui est, précisément, celui de l’Institut. Nous n’avons point songé, en prenant cette décision, à assurer notre réputation de bons voisins, car nous habitons bourgeoisement et nul ne se plaint de nous, mais nous avons entendu honorer une œuvre ingénieuse et active. Elle comporte deux sections : d’abord une œuvre d’assistance aux tuberculeux, soignés au dispensaire de la rue Saint-André-des-Arts, ensuite le préventorium du Château de Beaujeu, dans la Haute-Saône, qui reçoit 80 fillettes prétuberculeuses. C’est une religieuse de Saint-Vincent de Paul, Sœur Marie Vincent Petiet, qui a eu l’idée première de l’Association. Elle est assistée, dans son dévouement de chaque jour, par un excellent personnel d’infirmières laïques. Née pendant la guerre, cette union sacrée devint l’ennemi est devenue l’union sacrée devant le mal. C’est un état d’esprit qui résiste mieux dans le monde de la charité que dans celui de la politique.

Ainsi que chaque année, nous avons fait une large part aux œuvres destinées à secourir et à protéger l’enfance. Pendant longtemps, on n’eut, pour l’enfance, que de médiocres égards, aussi bien dans les actes que dans les écrits. La Bruyère lui fut d’une singulière sévérité. Écoutez-le : « Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés. » Quant à Montaigne, ses propres enfants ne troublent pas son insouciance. « J’en ai perdu deux ou trois en nourrice, dit-il sinon sans regret, du moins sans fâcherie ». Si de grands écrivains se sont montrés aussi peu préoccupés de l’enfant, c’est que, pendant des siècles, il n’exista guère dans la famille, partant dans la société. Les temps modernes ont réparé cette iniquité. Mais peut-être nous enseigne-t-on un peu trop volontiers qu’il faut veiller avec soin sur les enfants, parce qu’il n’y en a pas beaucoup, parce qu’il n’y en a pas assez et qu’ils sont l’espoir de la France. Oserai-je avouer que cette conception patriotique de l’enfance m’agace un peu ? Sauvons l’enfant pour le pays, soit, mais sauvons-le d’abord pour lui-même. Les petits enfants qui pleurent, qui crient et qui enfoncent obstinément un petit poing trop gros dans une bouche trop petite, ont déjà l’air d’expier les fautes de leurs parents. La maladie et la souffrance, les grandes personnes les ont souvent méritées, mais les enfants, comment ne point courir au secours de leur faiblesse !

Aussi nous sommes-nous empressés d’accorder deux prix de Sussy : l’un à la Goutte de lait et Pouponnière de Mulhouse, dont l’organisation est un chef-d’œuvre d’hygiène et de méthode, et qui, parmi les centaines de bébés hospitalisés ou suivis, a réussi à faire tomber la mortalité à la proportion la plus basse ; l’autre, à l’Adoption familiale française, que Mme Tasset-Nissolle, professeur au Lycée de Saint-Cloud, a fondée et dirige avec une intelligence et une ferveur que rien n’a pu décourager. L’Adoption familiale avait besoin, elle aussi, d’être adoptée. Elle le fut par une autre œuvre, l’Entr’aide des femmes françaises, et par sa présidente, Mme Gaston Thalheimer, et ne tarda pas à faire ses preuves, et combien émouvantes ! Son but : servir de trait d’union entre les enfants sans mère et les mères sans enfants En trois années, environ trois cents enfants abandonnés ont retrouvé une famille. Un seul ménage, celui de M. X..., professeur à l’École des Mines, en a adopté quatre et se prépare à en accueillir deux autres. Que de tragiques aventures, pesant injustement sur le destin de pauvres innocents, ont pu s’achever ainsi par un dénouement optimiste !

Sur leur feuille d’origine, toujours la même mention, qui vous fait froid au cœur : « père inconnu, mère disparue ». La petite Paulette a été ramenée mourante de Dordogne ; sa mère venait d’expirer à la suite des abominables traitements que lui avait infligés son mari aujourd’hui au bagne. Louise, Carmen, Lucie et Michel sont quatre orphelins, enfants de ces bateliers de la Seine qui, il y a peu de temps encore, ne pouvaient réussir à se marier, n’ayant jamais nulle part les six mois de domicile nécessaires. La mère est morte phtisique, le père noyé. Les quatre mioches sont pourvus d’un papa et d’une maman et de tout ce qu’il faut pour les aime. La petite Ninette a été recueillie, affamée, le visage meurtri de coups. Les petits Bienvenu et Dieudonné ont été trouvés dans le bénitier d’une église. Tous, à cette heure, sont bien portants, choyés, heureux. Mais pour ceux qui ont mis tant d’ingénieuse bonté à improviser leur bonheur, que d’obstacles dressés par la routine ! Que de difficultés légales, à peu près inextricables ! Il faut, à l’ordinaire, beaucoup plus de neuf mois pour avoir un enfant d’adoption. L’administration travaille moins vite que la nature. L’Assistance publique invoque des règlements anciens et désuets. Le commissaire de police se répand en formalités, en questionnaires. D’où vient l’enfant ? Semble-t-il prédisposé au vice ? Est-il enclin au vagabondage ? Notez qu’il s’agit généralement d’un bébé de huit ou dix mois. Et puis, il y a les doctrinaires, les légistes, qui estiment que l’adoption peut être l’ennemie du mariage. L’un d’eux n’a-t-il pas dit récemment au Sénat, dans les débats d’une commission : « Si l’on peut avoir des héritiers légitimes sans s’embarrasser d’une femme, personne ne se mariera plus jamais ? » Voilà un père conscrit bien peu tendre comme père et bien peu galant comme conscrit ! C’est à toutes ces résistances, que les lois sur l’adoption doivent de manquer encore de cette humanité miséricordieuse dont on les souhaiterait tout imprégnées. Quels éloges ne mérite pas l’œuvre qui a voulu adoucir leur rigueur et les rendre maternelles !

Nous avons tenu également à honorer, par des prix divers, l’Orphelinat Saint-Joseph qui, à Reims, élève, en les entourant de dévouement et d’affection, des orphelines dont quelques-unes sont nées pendant la guerre, au bruit du canon, et auxquelles il a fallu tout apprendre, jusqu’à cette vérité, obscurcie par les fumées de la bataille, que l’homme n’est point fait pour tuer l’homme ; — la Colonie de Saint-Fargeau, fondée et aménagée pour le traitement et l’éducation des enfants paralysés. Une femme admirable, Mme Delpech-Poidatz, qui fut elle-même paralysée, a pensé qu’elle n’eût point guéri sans les soins extraordinaires de ses parents qui étaient riches et dont elle était l’unique souci. Dès qu’elle eut retrouvé la liberté de ses membres et la force d’agir, il lui sembla qu’elle ne pouvait avoir dans la vie qu’une vocation, celle de faire profiter les paralysés indigents de son expérience et de sa fortune. Elle leur consacra son existence tout entière et, chaque année, elle rend à la santé des infirmes, dont la science, souvent, avait désespéré. Le Preventorium de Valloires (Somme), destiné à secourir spécialement les enfants des régions dévastées ; — le Preventorium de Tumiac (Morbihan), où les enfants, victimes de la maladie et de l’atavisme, sont traités dans de parfaites conditions physiques et morales ; — l’École Saint-Michel où, à Langonnet (Morbihan), grandissent plusieurs centaines de petits Parisiens d’une santé délicate et dont M. Marcel Guillet a presque complètement assumé la lourde charge.

Après avoir encouragé de notre mieux les œuvres du sauvetage de l’Enfance, nous n’avons eu garde de négliger celles qui s’attachent à la préservation et à la moralisation de l’adolescent et aussi à celles de l’homme qui a grand besoin, le malheureux, qu’on s’occupe un peu de lui. Nous avons donné un prix de 4.000 francs à l’Association Championnet, qui est une société d’éducation populaire, fondée pour venir en aide aux familles laborieuses des Grandes Carrières, dans la formation religieuse, morale, intellectuelle et physique de leurs enfants. C’est une œuvre d’une activité incroyable, du libéralisme le plus accueillant et dont l’influence efficace s’étend chaque jour. Un prix de 2.000 francs au Foyer universitaire des Clercs étrangers qui, à Strasbourg, s’est donné pour mission de faire connaître aux nations amies de la France ce que la vie du catholicisme doit à notre pays. Un prix de 4.000 francs au Patronage Saint-Philippe de Néri, dit « Les Philippins de Rouen ». Cette société d’entr’aide nous apparaît infiniment vivante et cordiale du bon accueil est animée par un homme qui lui a voué toute sa vie, M. Edward Moutier. J’ai eu le plaisir de le voir. Il se répand en louanges sur ses collaborateurs, mais il est muet sur lui-même. Et pourtant, il est auteur dramatique. Un auteur dramatique qui ne parle pas de lui. Il paraît qu’il y en a... en province.

L’Association des Instituteurs, qui a pour but l’éducation postscolaire de la jeunesse. On y développe la culture intellectuelle en même temps que la culture physique. Ces bons maîtres bénévoles, et presque tous en exercice, entretiennent leurs élèves dans des idées de devoir et de patrie. Ils ne craignent même pas, à l’occasion, de leur enseigner que la France a une histoire très belle, très ancienne, et de leur apprendre — et cela c’est le comble de l’audace — qu’il lui est arrivé de remporter un certain nombre de victoires militaires très glorieuses. L’Association possède un drapeau — ne le dites pas : c’est un drapeau tricolore. Nous avons encore inscrit à notre palmarès : l’Action Sociale de la Femme, que dirige Mme Ch. Chenu, avec une clairvoyante autorité, et qui guide et ordonne les initiatives ayant pour but le bien social, groupe les œuvres, coordonne les efforts et met le maximum d’intelligence au service du maximum de dévouement. La Maison du Missionnaire, où les apôtres de la foi et de la France viennent, à Vichy, réparer leurs forces souvent ébranlées par des climats redoutables. L’Association des dispensaires gratuits du soir, où ce sont les pauvres qui vont soigner les pauvres ; la Société d’Encouragement de la Bijouterie, œuvre corporative qui s’applique à sertir les bonnes actions et à monter en épingle les existences toutes de travail et de probité. L’œuvre des maisons de famille pour jeunes filles isolées, à laquelle l’expérience a prouvé que les jeunes filles isolées, ou bien le sont trop, ou bien ne le sont pas assez, et qui leur offre, à des prix dérisoires, la table, le gîte et d’honnêtes distractions.

Mais il est temps, Messieurs, que nous en venions aux cas individuels de ceux et de celles qui n’ont vécu que pour les autres, qui ont fait à leur prochain le don silencieux d’eux-mêmes. Comment lire, sans une émotion profonde, irrésistible, ces dossiers où la plus adorable humilité ne parvient pas à atténuer la splendeur du sacrifice ? Comment vous dépeindre les destinées, si voisines de la sainteté, de ces admirables pauvres gens entre lesquels nous avons réparti de notre mieux les prix dont nous disposions. Ce n’est pas, comme le bûcheron de la fable, la Mort qu’ils appellent à leur aide, c’est la Misère. Ils l’invitent à surcharger leur fardeau et, la chose faite, d’un pas assuré, les yeux au ciel, ils reprennent leur chemin.

A Esplantas, un village de la Haute-Loire, vit Augustine Echaubard. Elle n’a que trente-six ans, mais la dureté de chacun de ses jours a, prématurément, courbé ses épaules et ridé son front. Elle est seule pour protéger et pour faire vivre ses trois sœurs. La première a les bras et les mains atrophiés, on doit la soigner, la faire manger, comme une enfant ; la seconde est paralytique. Depuis deux années, elle n’a point quitté son lit. Il faut la changer toutes les deux heures et, comme il y a peu, très peu de linge dans la vieille armoire, Augustine fait continuellement la lessive, Pendant qu’elle s’y emploie, sa troisième sœur, qui est folle et méchante, la guette et souvent se jette sur elle pour la battre. Alors, Augustine la prend dans ses bras, lui chante de vieilles chansons et, doucement, l’apaise et l’endort. La nuit, elle ne repose jamais plus d’un moment ; elle se lève sans cesse pour aller de l’une à l’autre de ses trois infirmes. Elle n’a jamais un mot ou un geste de lassitude. Il y a deux ans, à l’instant de mourir, sa mère lui a dit : « Promets-moi de ne jamais abandonner tes sœurs. » Elle répondit : « Ma mère, je vous le promets. » Elle tient parole, voilà tout ! Elle a toujours assuré la subsistance de son petit hôpital avec le maigre fruit de son travail, auquel s’ajoutent les 5l francs par mois que lui donne la loi d’assistance, et le revenu d’une petite propriété, évalué à 12 fr. 70. Et pourtant, n’allez pas lui dire qu’elle est malheureuse : elle ne vous croirait pas.

Émilie Pannetier, elle, est Parisienne. Son père était ouvrier tonnelier, sa mère lingère. Elle a grandi dans une ruelle auprès des fortifications, à proximité du dépôt de Bercy, parmi une population rongée par le vice, ravagée par la maladie, logée dans des masures lépreuses. Toute petite, on l’admire et on la plaisante pour sa gravité précoce et son goût au travail. Elle a un frère, de trois ans son aîné. Et puis, une sœur lui vient, coxalgique, et que les médecins enferment dans le plâtre. A huit ans, Émilie se fait sœur, toute petite sœur de charité. Plus de jeux, plus de promenades, si ce n’est pour pousser la voiture de l’infirme. Celle-ci finit par guérir. C’est Émilie qui la conduit à l’école et qui, par la même occasion, fait ses classes. Elle y réussit à merveille, se fait engager dans une boutique du quartier et, enfin, entre au magasin du Printemps. Un de ses collègues, séduit par sa vaillance et sa droiture, demande sa main. Elle est troublée, bouleversée, heureuse mais elle répond : « Mon frère aîné est malade ; quand il sera guéri. » Elle aide sa belle-sœur dans les soins du ménage, auquel elle donne tous ses appointements. Son frère meurt, laissant deux petits garçons. L’amoureux revient et insiste. Émilie lui répond : « Non ; maintenant, j’ai deux enfants à élever ; je ne peux pas ; je ne peux plus. » Alors, Émilie renonce à tout projet personnel. Elle dit adieu au bonheur, à la jeunesse. Les voilà bientôt loin. De nouveaux revers ne tardent pas à l’accabler : son père meurt à son tour, laissant une situation commerciale obérée. Elle prend sa mère à sa charge et, à force de travail et d’économie, elle désintéresse les créanciers, obtient des remises et, par des billets échelonnés, assure le paiement des dernières dettes. La guerre éclate. Des réfugiés, fuyant devant l’envahisseur, campent sous une mauvaise tente improvisée, à quelques pas de chez elle. Elle ne le souffre pas, va les prendre par la main, les installe dans son logis et ne se sépare d’eux qu’après leur avoir trouvé de l’ouvrage. Ils font place à une vieille cousine octogénaire qui, malade et, sans ressources, n’a plus qu’elle pour la soigner et l’aider à mourir. Après qu’elle a rendu le dernier soupir, Émilie n’en peut plus et doit s’aliter, sous l’œil étonné de sa mère, qui la croyait invulnérable. Et le rapport conclut : « Les deux femmes ont vécu, pendant vingt-trois mois, sur les économies de la petite employée. Dieu sait comment ! Émilie n’a rien demandé à personne, car elle est timide et fière, mais elle a des amis qui ont parlé, des compagnes de travail qui ont suivi son existence, pas à pas, épreuve par épreuve, si l’on peut dire, avec l’assaisissement émerveillé du peuple d’autrefois devant la célébration d’un mystère. »

C’est un autre mystère d’abnégation totale que celui dont Germaine Lecamp est l’héroïne. En 1889, elle avait alors vingt et un ans, la pauvre fille a eu, par accident, les deux jambes carbonisées. Elle est demeurée aussi infirme que si elle était amputée. Sa mère, âgée de quatre-vingt-trois ans ; est atteinte d’une maladie de cœur et de rhumatismes déformants qui la rendent incapable de tout mouvement des bras. Il lui est impossible même de se vêtir. C’est Germaine qui, sans bouger de sa chaise, l’habille. C’est elle encore qui, en s’accrochant aux meubles et en se traînant le long des murs, fait le ménage et prépare les repas. Les deux femmes habitent, derrière la Bastille, au fond d’une cour, une chambre sans eau, ni gaz, ni écoulement d’eau. Une voisine, de temps en temps, vient à leur aide. Sa besogne terminée, après quels efforts Germaine travaille, jusqu’au soir, à des raccommodages qui, dans les bons mois, lui rapportent 2 francs par jour. Elle avait un frère, bon ouvrier, qui mourut pour la France au début de la guerre. C’est encore lui qui les fait vivre, car elles doivent à sa mort une pension de 800 francs. Jadis, c’était le bon temps, une fois par an, ce brave garçon transportait ses deux chères estropiées dans un taxi, et il les emmenait à la campagne. On en parlait jusqu’à l’année suivante. Depuis 1914 — vous m’entendez bien : depuis onze années. ! — elles n’ont pas vu un arbre, un rayon de soleil. La lumière leur vient d’ailleurs, de plus haut.

Il y a ceux auxquels le destin impose leur sacrifice, et il y a ceux qui vont au-devant de lui. C’est le cas de François Bonnard, un modeste employé lyonnais qui, depuis plus de trente années, consacre ses moindres loisirs aux souffrants et aux malheureux, et avec quelle touchante ingéniosité ! Il a appris à faire la barbe et à couper les cheveux et, après ses heures de bureau, il se précipite chez tous ses clients indigents et met à leur service ses talents d’amateur. Comment s’indemnise-t-il de sa peine ? En donnant, à tout propos, à ces pauvres vieux, de petits secours. En août 1914, son fils, caporal au 998 de ligne, tombe face à l’ennemi, en avant de Saint-Dié. Aussitôt, François Bonnard partit, afin de réclamer le corps de son enfant. Il parcourt les premières lignes, explore les bois et les vallées, interrogeant les croix de bois. C’est en vain. Mais, chemin faisant, ou plutôt calvaire montant, il identifie des cadavres, renseigne les familles, s’occupe du rapatriement de ces restes glorieux. A des centaines de douleurs, il apporte la seule consolation qu’elles puissent encore espérer : des précisions sur le lieu, l’heure, les circonstances de la mort. Il multiplie ses recherches, écrit d’innombrables lettres, intervient auprès des autorités militaires et civiles. Enfin, un jour, au cours de son anxieuse pérégrination, il retrouve, dans un cimetière improvisé, son cher petit soldat. Sa cruelle tâche est remplie. Mais il songe qu’il y a encore des pères, des mères, des fiancées dont il peut calmer l’angoisse, et, infatigablement, il continue son apostolat. La fin des hostilités le trouva pauvre. N’ayant jamais agi qu’avec ses minimes ressources, il avait dépensé, en voyages et en démarches, tout son petit avoir. François Bonnard ne s’en inquiète pas ; il n’a que soixante ans et il occupe un petit poste dans une maison de commerce. A l’heure où je vous parle, il est en quête d’une œuvre nouvelle pour étancher sa soif de bienfaisance. C’est un incurable.

Combien j’en pourrais ainsi faire défiler devant vous, de ces héros quotidiens, obscurs, de l’oubli de soi-même ! Aussi bien, tous se ressemblent. On dirait que le rythme de leur existence est pareil. Le malheur, la misère ou la maladie ont imposé à ces parents, à cette veuve, à ce fils, à cette fille, à cette vieille servante, des devoirs terribles, presque surhumains Sans se plaindre, ils les accomplissent. Ceux-là ne parlent jamais de revendications sociales. Ils font face aux circonstances les plus cruelles. N’ayant rien, ils donnent ce qu’ils peuvent : leur cœur, cette richesse. Mais, bientôt, il semble que leur tâche, si pénible, si écrasante soit-elle, ne leur suffise plus. Alors, ils cherchent d’autres orphelins à consoler, d’autres vieillesses à soutenir, d’autres douleurs à apaiser, et puis d’autres, et puis d’autres encore. Ils sont pris dans l’engrenage du dévouement — il n’y a rien à faire, — et c’est comme une inflation de la charité. Mieux que nos pauvres récompenses, nous offrons — oh ! avec confusion ! — l’hommage de notre émotion et de notre respect à ces humbles magnifiques qu’illumine la grande flamme du Sacrifice et que jette hors d’eux-mêmes une sorte d’instinct, sublime : l’instinct de la conservation des autres.