Discours sur la vertu 1929

Le 19 décembre 1929

Pierre de NOLHAC

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
le jeudi 19 décembre 1929

Discours sur la vertu

par M. Pierre de NOHLAC
Directeur de la séance

 

     Messieurs,

Érasme de Rotterdam, qui eut autant d’esprit que Voltaire et beaucoup plus de sagesse, a laissé un portrait assez féroce des gens de lettres de son temps. Dans le monde qu’elle gouverne, la Folie tient les écrivains par la vanité. Et comme elle les tient solidement ! Le moindre ouvrage qu’un auteur produit, il le prend pour un chef-d’œuvre ; il court chez le libraire pour l’imprimer, choisit un titre à effet dont l’étrangeté séduira l’acheteur, et l’attirera aussi par d’énormes caractères typographiques.

Pour gagner les suffrages des confrères, toute flatterie est bonne : « Vos ouvrages, mon cher maître (magister noster), ont la profondeur de Platon. — Et vous, mon cher maître, ne surpassez-vous pas Cicéron dans l’art de bien dire ? » Pour avoir des lecteurs, nous dit Érasme, rien ne vaut une violente polémique bien montée. Les deux partenaires s’injurient devant le public et se retirent chacun en vainqueur acclamé par sa coterie. Quel triomphe alors dans les salons, où un murmure flatteur salue son entrée ! Il se croit très vite un grand homme et considère son encrier comme le nombril de l’univers.

Quel écrivain, Messieurs, voudrait se reconnaître en cette caricature ? Nous croyons, tout au plus, en voir quelques traits chez notre voisin. Les mœurs littéraires ont beaucoup gagné en dignité depuis le XVIe siècle ; mais quelques germes de ces vanités restent peut-être cachés au fond des cœurs, et notre profession, plus que d’autres, est portée à les cultiver. Si l’un de nos bons auteurs en était, par hasard, intoxiqué, je lui suggérerais un sérieux remède. Qu’il se fasse d’abord élire à l’Académie française, préliminaire qui lui sourirait sans doute, et qu’il obtienne ensuite la faveur d’écrire le rapport sur les Prix de vertu.

Quelle leçon de modestie sort des dossiers qui nous sont remis ! Nous y apercevons des âmes d’une qualité supérieure, des vies dénuées de tout égoïsme et entièrement consacrées au service d’autrui ; les êtres les plus délicats adonnés aux soins les plus répugnants ; un dévouement sans compter livré à l’ingratitude ; et nulle espérance de gloire pour récompenser, ici-bas, le sacrifice. De tels spectacles, que rend vivant sous nos yeux le simple examen des pièces qui nous sont soumises, et que nous avons parfois l’occasion de rencontrer dans notre existence, nous font paraître moins important le rôle, d’ailleurs plein de séduction, d’amuser, d’émouvoir ou même d’instruire les hommes.

Certes, le génie domine tout. Une grande page de beauté ou de vérité est un don fait au monde, et qui, selon le mot de Keats, lui crée « du bonheur pour toujours ». Mais les talents éphémères en produisent peu qui puissent équivaloir à un acte de vertu ou à un geste de dévouement.

Vous vous souvenez de cette pensée de Pascal qu’il est toujours utile de méditer, car elle provoque, à chaque retour, une réflexion nouvelle. C’est celle qui porte sur les trois ordres : celui de la chair, celui de l’esprit et celui de la charité. Relisons ensemble, si vous le permettez, quelques lignes de cette puissante page, où le philosophe a fixé une idée essentielle de sa doctrine, et dans laquelle nos grandeurs intellectuelles ont une assez belle part.
« Il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’y en avait pas de spirituelles ; et d’autres qui n’admirent que les spirituelles, comme s’il n’y en avait pas d’infiniment plus hautes dans la sagesse. Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connaît tout cela et soi ; et les corps, rien. Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé. »

Et la page continue, tout enfiévrée d’images et nourrie de méditations, parfois haletante avec ces phrases inachevées, où l’auteur jette le meilleur de son âme :

« De tous les corps ensemble, on ne saurait en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en saurait tirer un mouvement de vraie charité, cela est impossible et d’un autre ordre, surnaturel. »

Prenons, si vous y consentez, dans la page de Pascal, ce qui peut s’adapter à notre condition d’écrivain. N’y trouverons-nous pas un moyen de nous élever à cette humilité réconfortante dans laquelle vivait ce grand esprit et qu’il ne nous est pas défendu de viser. Les œuvres spirituelles, dont nous sommes plus ou moins fiers, nous mettent dans l’échelle des êtres au-dessus de ceux-là dont le monde révère la puissance et auxquels il réserve son admiration.

Mais que sont nos activités les plus raffinées ou les plus profondes, à côté de celles qui sont séparées des nôtres par leur nature même, et qu’elles ne sauraient jamais rejoindre ? En un mot, une œuvre d’art ou de science peut-elle jamais valoir une œuvre de charité ?

C’est un scrupule qui nous effleure, une question qui se pose dans le silence de notre conscience. Sans nous détacher du travail auquel nos facultés nous obligent, et qui ne va pas sans honneur, nous doutons parfois que cet honneur soit le plus haut et le plus digne.

Chaque année, l’un de nous se tient à cette place et déroule devant vous le tableau des actes que l’Académie a remarqués — je n’oserais dire : qu’elle récompense. Il signale au public, qui l’écoute, des faits de la vie sociale qui échappent à la vue de nos contemporains, et dont il est lui-même surpris autant qu’édifié. Il avoue notre impuissance à mettre nos éloges à la hauteur d’actes souvent très simples, quelques-uns sublimes, qui attestent autour de nous la continuité d’une vertu aux multiples formes, le jaillissement sans fin d’une source profonde de bonté humaine, dont l’abondance nous étonne, dont le niveau ne semble jamais baisser.

Plus d’un de vos rapporteurs doit, en effet, éprouver, au moment où il reçoit la charge de dépouiller les dossiers, l’inquiétude de les trouver vides, et de n’avoir pas de matière à vous présenter. Les années précédentes ont été si heureuses, la moisson si riche d’actes vertueux ou bienfaisants, qu’on peut craindre de voir le sol s’épuiser et demander, pour reprendre sa fécondité, le loisir d’une jachère.

Il n’en est rien, Messieurs, la floraison annuelle est toujours aussi luxuriante ; la France, dans le jardin secret où se cultivent les plus belles vertus, ne montre pas un instant d’épuisement. Les grands héroïsmes, les actions retentissantes qui secouent un peuple d’admiration et sont les grands exemples de l’humanité, restent rares assurément, et les circonstances de la vie quotidienne ne se prêtent pas à les produire aussi aisément que les heures tragiques auxquelles nous pensons en ce moment.

Mais le courant de vie morale où se puise l’énergie de ces actes exceptionnels n’est jamais interrompu, et l’on sent assez qu’il suffit d’un contact pour faire jaillir l’étincelle.

C’est au milieu de cette vie profonde de la nation, de ce qu’on pourrait appeler la réserve des héroïsmes latents, que nous introduit l’examen rapide des cas qui nous furent soumis et le récit sommaire de ces beaux exemples.

La guerre, qui a causé tant d’horreurs et créé tant d’infortunes, a développé aussi un grand nombre de vertus. Des œuvres très nombreuses ont surgi pour remédier à toutes les formes de cette misère. L’Académie a eu mainte fois à s’occuper d’elles et à rendre hommage au bien qu’elles accomplissent.

Les veuves, les orphelins, les mutilés ont trouvé, pour les assister, des organisations souvent florissantes, mais qui ne le sont devenues que grâce au dévouement de ces associations qui ont donné tant de notoriété à leur cause. Comment se fait-il que, dans notre liste déjà longue d’œuvres de guerre et d’après-guerre, n’ait pas encore été inscrite celle qui porte le nom des Mères affligées ? Avec une discrétion touchante, une silencieuse activité, elles exerçaient leur bienfait sur toute une catégorie de victimes que les cœurs français ne pouvaient oublier. En 1917, alors que les obus de la Bertha sillonnaient encore le ciel de Paris, quelques femmes, éprouvées elles-mêmes par la perte de leur fils, tombés sur le champ de bataille, songèrent à celles que frappait le même deuil, et qui, ayant donné leurs enfants à la patrie, se trouvaient privées à la fois de leur soutien matériel et de l’appui moral de leur tendresse. Ces mères affligées, selon le nom dont les désigna le cardinal Amette, premier protecteur de l’œuvre, allaient se trouver souvent sans ressource, et aux prises avec un désespoir inconsolé. Les connaître, les appeler, les soutenir, telle fut la pensée que réalisèrent ces âmes à l’égard de leurs sœurs plus malheureuses. Celles qu’on négligeait souvent dans les secours officiels, reçoivent ainsi cette assistance qui rend plus fraternelle l’identité de l’infortune. L’association n’a pas cessé, depuis treize ans, de multiplier son action si efficace. Ne devions-nous pas la tirer de l’ombre où elle s’efface, et rappeler une fois de plus que les héros qui nous ont sauvés ont dû, presque toujours, la formation de leur caractère à l’influence d’une mère. Combien d’entre eux l’ont affirmé à leur agonie, envoyant leur dernière pensée à celle qui, aussi vaillante que tendre, avait formé ces âmes pour le sacrifice !

Parmi d’autres victimes indirectes de la guerre, ne faut-il pas compter ces familles de la classe moyenne, qui ont vu diminuer leurs ressources par la baisse des revenus et l’augmentation du coût de la vie ? À ces foyers, où devrait régner une certaine aisance, s’assied parfois brusquement le fantôme de la misère : la maladie d’un enfant, le chômage du père, des couches prolongées de la mère suffisent à rompre l’équilibre instable d’un budget. Ces familles ne sauraient demander d’assistance pécuniaire, mais quel soulagement, pour elles, de rencontrer, pendant l’épreuve, l’œuvre admirable de l’entr’aide à domicile ! Organisée avec méthode, appliquée avec tact, cette entraide procède ainsi à de véritables sauvetages. La jeune mère, qu’ont épuisé de trop rudes besognes, revient à la santé en prenant le repos qui lui permettra de mieux assumer ensuite sa lourde tâche.

L’œuvre envoie à domicile des infirmières diplômées, des aides ménagères, des promeneuses d’enfants, des personnes de bonne volonté pour assister les vieillards, trouve, sans jamais distribuer d’argent, le moyen de distribuer du bonheur. Là encore, ne reconnaissez-vous pas la charité féminine dans toute sa délicatesse ?

J’en dirai de même d’une œuvre bien plus ancienne, puisqu’elle remonte au temps de Louis XIII, et qu’elle a, parmi les œuvres de Paris, les plus anciens titres de noblesse. La visite dans les hôpitaux a été fondée par une de ces dames charitables qui entouraient saint Vincent-de-Paul et qui, souffrant de l’horrible abandon où se trouvaient les malades de l’Hôtel-Dieu, résolut de leur venir en aide.

Elle loua, avec d’autres « dames de la charité », un local voisin du grand hôpital où les sœurs préparaient les bouillons et les confitures que les visiteuses en tablier blanc apportaient à tour de rôle dans les salles, avec la douceur de leur présence. Les plus grandes dames de la Cour y vinrent en nombre, et l’on y vit même Anne d’Autriche se faire ainsi la servante des malheureux. La belle tradition, interrompue pendant la Révolution, fut reprise au XIXe siècle dans un milieu social et religieux tout semblable à celui qui l’avait créée. Actuellement, elle fonctionne dans vingt-sept hôpitaux de l’Assistance publique, en parfaite union avec les services responsables.

Si je rappelle cette œuvre féminine d’autrefois, dont l’exemple en a inspiré plusieurs autres de nos jours, c’est pour marquer l’origine de celle que l’Académie veut honorer aujourd’hui en proclamant ces bienfaits envers les pauvres : l’Association pour la visite des malades dans les hôpitaux parisiens. C’est la plus récente de toutes, mais celle qui embrasse déjà le domaine le plus vaste de la bienfaisance.

Fondée en 1924 et rattachée au Comité de patronage des hôpitaux, elle a pris naissance dans un groupe d’hommes éminents et bons, venus des milieux les plus divers, réunis seulement par la pensée de la souffrance morale, qui accompagne si souvent, sur leurs lits d’assistés, la misère physique des malades isolés. Fidèles au devoir chrétien de la charité ou simplement émus par leur âme généreuse, amenés parfois à l’œuvre par un de ces deuils personnels qui font mieux sentir la douleur d’autrui, on voit ces hommes, souvent trop occupés, distraire de leur journée les heures consacrées à la visite ; ils apportent chaque semaine au malade souvent aigri, quelquefois désespéré, le réconfort des paroles sincères, la délicate expérience psychologique que leur a donnée la vie et l’assurance que les mauvais jours passeront.

Que de moyens divers d’obtenir une confiance dont on fait un si noble usage ! Ce sont de menus services rendus aux malades, des lettres écrites et affranchies, de petits présents qui entretiennent l’amitié, un intérêt porté aux affaires de famille et à l’avenir du travailleur, des assurances de placement, de secours ou de rapatriement à la sortie de l’hôpital. Ces dernières promesses sont largement tenues, grâce aux démarches, aux relations, à l’influence des dirigeants de l’œuvre. Mais, pour multiplier ses bienfaits, elle a besoin- d’augmenter ses ressources financières, et aussi le nombre de ses visiteurs. Ce nombre s’accroîtrait bien vite, si l’on savait quel profit moral chacun de nous peut tirer de cette fréquentation fraternelle du malheureux, et de ces heures où le bien qu’on essaie de leur faire nous revient en consolation.

Ainsi, ce Paris, où l’étranger ne veut voir que la ville de plaisir et de corruption, recèle la vie morale la plus intense qui soit. Le dévouement collectif a créé partout des œuvres d’intérêt général, qui ajoutent à l’action des pouvoirs publics une collaboration toujours précieuse.

Une grande partie des progrès sociaux réalisés depuis un siècle et qui n’ont pas achevé de se développer pour le bien des classes populaires, a été conçue, mûrie et préparée par des institutions privées, d’origine religieuse, et dont on ne compte plus les bienfaits.

M. Henry Bordeaux, l’an dernier, faisait vivre devant vous l’admirable Œuvre de Charonne. Le même quartier compte un ensemble d’œuvres ouvrières qui appelle aujourd’hui votre attention. Elles sont parmi les plus anciennes de la capitale et remontent aux fondations de la Société Saint-Vincent-de-Paul, qui donnaient à ce Paris égoïste de Louis-Philippe une âme nouvelle.

Un de ses patronages fondé, en 1845, pour l’enfance malheureuse du quartier de la Roquette, émigra à Charonne en 1862, devenant le point de départ d’œuvres importantes, sous la direction de l’abbé Planchat, le curé du peuple, que la reconnaissance de celui-ci ne devait pas préserver des balles de la Commune.

Le sang des martyrs est fécond, et l’œuvre à laquelle ce saint prêtre avait donné tout son cœur est devenue aujourd’hui un centre agissant de bienfaisance, dont les moyens multiples répondent à toutes les nécessités d’un quartier. On trouve, 42, rue Planchat : patronage, cercle, placement en apprentissage, caisse de loyers, caisse de secours, conférences de Saint-Vincent-de-Paul, assistance des pauvres honteux, secours mutuels, bibliothèque, etc. Que de bien s’accomplit dans cette modeste cité fraternelle, en s’inspirant du principe que la philosophie appelle altruisme, la politique, solidarité, et à laquelle nous laisserons son vieux nom français de Charité !

Une œuvre, non moins précieuse pour le peuple de Paris, est celle dont bénéficie le quartier de la Chapelle. Les œuvres de Saint-Vincent-de-Paul ont créé là un foyer très étendu de bienfaisance sociale. Cinq ou six cents enfants ou jeunes filles y reçoivent une instruction primaire très avancée ; leurs succès aux examens est sans égal dans la capitale. Un restaurant de jeunes filles, un orphelinat de quatre-vingts enfants, une pension pour jeunes ouvrières et employées, des consultations gratuites de nourrissons, le service des malades pauvres à domicile, voilà les principales branches de l’œuvre dont les dépenses sont considérables, puisqu’elles atteignent près de 1.000 francs par jour. Nous ne pouvons verser, hélas ! à leur vente de charité, qu’une somme qui fera vivre, une dizaine de jours, tout ce petit monde.

Oserais-je me permettre, Messieurs, de me soustraire pour une fois aux décisions de l’Académie, et d’employer un mot qu’elle n’a pas admis dans le Dictionnaire ?

Peut-être une révision accordera-t-elle droit de langue française à un mot qui n’est encore qu’un terme de la langue de Paris, celui de « midinette ». Nous couronnons une œuvre qui s’adresse, en effet, à ce monde gracieux et laborieux dé jeunes ouvrières qui peuple les ateliers du IIIe arrondissement. Comme elles ne peuvent, au milieu de la journée, rentrer à la maison, elles prennent à midi leur repas et leur repos tout proche de leur travail.

Quelle douceur pour elles, et quelle sécurité pour leurs parents procure l’accueil dans une maison d’amitié, où le déjeûner apporté par chacune et réchauffé sur le gaz commun, sera pris sans voisinage dangereux et sans précipitation fâcheuse. Au sortir de table, les jeunes filles peuvent, à leur gré, coudre, lire ou bavarder dans une salle commode et souriante.

Aucune condition n’est exigée pour les admettre, leur liberté religieuse est absolue, bien qu’elles ne puissent ignorer la foi qui inspire les jeunes filles du monde se mettant à leur service avec une cordiale simplicité. Mais dans ce milieu, particulièrement indépendant, l’influence est exercée surtout par des travailleuses appartenant aux mêmes professions, ce qui élargit le champ d’action et en fait une œuvre de collaboration sociale.

Quel nom, demandez-vous, porte cette création de si grande utilité ? Celui-là même que lui ont donné nos midinettes : L’œuvre de Midi.

Il y a soixante-quinze ans, un jeune prêtre parisien dotait l’Église d’une nouvelle famille religieuse, quand il fondait l’œuvre qui est devenue l’Orphelinat de Saint-Charles, dirigé par la congrégation de Notre-Dame-des-Anges. La maison de la rue Blomet, celle de la rue de Vaugirard, attestent le développement pris, de nos jours, par une institution qui a élevé plusieurs générations d’où sont sortis des hommes supérieurs, dans le clergé comme dans la vie civile. Nous ne pouvions manquer de lui donner, un jour, une marque de notre estime.

Mais si l’enfance, si la jeunesse préoccupent surtout les initiateurs de nos œuvres parisiennes, ils n’oublient pas non plus les vieillards. Les Amis de la Vieillesse répondent à une idée aussi ingénieuse que touchante. Les pauvres vieux, recueillis dans les établissements de l’État, n’ont pas tous des familles qui s’intéressent à leur sort ; il en est beaucoup qui sentent leur abandon total, provenant de la gêne ou de l’ingratitude des leurs. Mais, maintenant, ils ont une grande famille qui s’offre à eux pour combler leur solitude morale. Auprès des vastes casernes, où ils n’ont que l’abri et le pain quotidien, un peu d’affection les attend dans ces « foyers » fondés pour eux, où il y a toujours du tabac pour les vieux et des douceurs pour les vieilles. Quelques bonnes lectures, quelques jeux et, le dimanche, des récréations organisées par des artistes bénévoles, mettent un peu de joie dans ces vies attristées.

Cette bienfaisance, qui ne demande qu’à se développer davantage, a commencé sous les auspices de ce grand patron qui est saint Vincent de Paul. « Monsieur Vincent », dont l’admirable livre de notre confrère Henri Lavedan vient de rajeunir, pour le grand public, la noble mémoire, eût approuvé cette pensée en faveur de la vieillesse, où il entre du sourire et de la bonté.

Nos hôpitaux, toujours encombrés, ne peuvent conserver dans leurs lits que les malades dont la guérison peut être rapide ; ainsi, les infirmes et les incurables n’y sont point gardés. Des maisons se sont ouvertes pour les accueillir, et l’Institut connaît bien l’asile qu’offre aux garçons les Frères de Saint-Jean-de-Dieu. En 1894, des dames charitables voulurent fonder une institution analogue pour les jeunes filles, et firent appel à un ordre espagnol, les religieuses hospitalières du Sacré-Cœur. Elles arrivent à Javel sans connaître un mot de français, mais sachant tendre la main pour leurs malades, quêtant de porte en porte. Depuis lors, quatre cents enfants ont trouvé, dans cette maison, l’instruction et surtout les soins à leur triste état ; quatre-vingt-dix lits sont toujours occupés. Elles ne vont plus, comme autrefois, quêter dans les maisons ; leur appel prend une autre forme, mais, si leurs ressources étaient plus grandes, que de lits nouveaux pourraient s’ouvrir à bien des pauvres abandonnés !

La Ligue française, que l’on trouve toujours à la tête des grands mouvements d’initiative patriotique et sociale, a créé une commission dite du « Taudis », dont le nom seul indique la bienfaisante nécessité. Ces logements malsains et misérables, qui sont encore trop nombreux dans Paris et sa banlieue, ne font pas seulement un contraste odieux avec le luxe de nos grands quartiers, mais sont surtout une cause de nos pires fléaux. De l’entassement des pauvres gens sortent la tuberculose, le cancer, toutes les maladies contagieuses, sans parler des promiscuités cruelles qui dissolvent la famille.

Une organisation qui porte, dans ces tristes lieux, de l’assainissement et de la propreté, des secours et des conseils, atténue quelque peu ces misères. La commission du « Taudis » mérite plus qu’aucune autre d’être encouragée. Son rôle, qui a commencé à Versailles, s’est étendu progressivement à la banlieue nord et à divers arrondissements ; puisse-t-il envahir tous les autres, en attendant t que l’action des pouvoirs publics fasse disparaître cette honte de notre civilisation !

Nos visiteurs des « Taudis » y rencontrent maintes fois d’autres femmes qui les y ont précédés. On sait avec quel dévouement certaines congrégations se donnent de préférence aux grands déshérités de la vie. Si je rappelle, ici, cette forme de charité, que l’Académie a eu souvent l’occasion de reconnaître, c’est parce que, cette année encore, une œuvre nous a été signalée par le maire, le clergé, le corps médical de la Garenne-Colombes. Les petites sœurs des pauvres de l’Ordre de Saint-Joseph-de­-Saint-Vallier se rendent au moindre appel, à toute heure du jour et de la nuit, auprès des malades indigents, les pourvoient de linge, de bon pain, de médicaments, nettoient les chambres infectes et relèvent le courage par leur seule présence toujours désirée.
Nous voici dans la partie montagneuse du Morbihan, sur le sol granitique, au milieu des bois de sapins, dans une sorte de désert pittoresque, comme la Bretagne en ménage souvent les beaux aspects. Tout à coup apparaît, au voyageur, une immense maison que domine le clocher de l’église et qui a les proportions d’une grande abbaye d’autrefois. C’est Saint-Michel-de-Préziac.

Que fait-on dans ce désert et dans cet établissement magnifique ? On y élève une nombreuse jeunesse dans l’air le plus salubre de la province et dans l’atmosphère morale la plus propre à relever des âmes. Et les enfants sur lesquels s’exerce cette action éducatrice sont les plus délaissés, les plus malheureux : les orphelins, les fils d’alcooliques, de dégénérés, de prisonniers, ceux dont on ne veut plus ou ne peut plus s’occuper.

Leur sort avait ému une femme de grand cœur dont la société parisienne a connu l’action mystérieuse et respecté les secrets. Elle avait fondé le grand orphelinat, d’abord réservé aux petits parisiens. Sa mort, en 1917, laissait l’œuvre sans ressources, et l’on envisagea avec angoisse le moment où il faudrait rejeter, dans la misère morale et physique, des centaines de pauvres petits. Un vétéran des œuvres sociales qu’on vous nommait l’an dernier, prit l’œuvre en mains et assuma ces responsabilités tragiques. Grâce à lui, qui la dirige avec la collaboration de l’élite qui l’entoure, la grande demeure des orphelins est restée ouverte, est redevenue florissante. Quatre cents enfants, à cette heure, y reçoivent l’instruction primaire et professionnelle. De nombreux métiers y sont enseignés ; l’école est regardée comme un modèle par tous ceux qui en étudient le fonctionnement ; des évêques, des maires d’arrondissements de Paris nous apportent le témoignage émouvant des sauvetages qu’elle a opérés. D’une matière le plus souvent ingrate, le tendre dévouement des éducateurs fait des hommes, des chrétiens et des Français. En accordant une seconde fois, à l’œuvre de Saint-Michel-de-Préziac, le prix Niobé, nous aidons à vivre une institution dont la nécessité sociale est de plus en plus démontrée.

L’Orphelinat du Mail, à Sens, a plus de trois quarts de siècle d’existence, et l’on ne saurait dire le nombre d’enfances qu’il a sauvé de l’abandon, et de citoyens utiles qu’il a donnés au pays. Lorsqu’il fut privé de l’appui officiel, bien loin de réduire, réduire son action, il l’a étendue au delà des limites de l’Yonne. S’étant trouvé tout prêt, par son organisation, à recueillir les pupilles de la nation, il donne pourtant la préférence à ceux que lui présentent l’Œuvre de l’Adoption et de la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée. Cette maison continue, pour sa part, les grands gestes de charité du Moyen-Âge, qui ont toujours existé dans l’antique métropole ecclésiastique d’où dépendait le diocèse de Paris.

Le Bon Pasteur, dans la même ville de Sens, est tout de charité : réhabiliter des jeunes filles coupables ; préserver de la contagion du vice les enfants qui y sont exposés ; recueillir de pauvres orphelines et faire, de toutes, des jeunes filles sérieuses, en les formant à une piété simple et solide. On connaît le fonctionnement de ces belles institutions, qui sont distinctes les unes des autres, dans lesquelles est assuré le rachat de tant de pauvres destinées et la préservation de beaucoup d’autres. Ainsi qu’une corbeille de fleurs blanches, toute d’innocence, la classe des petites orphelines, « la classe des anges », comme on l’appelle, répand, dans toute la maison, son parfum de pureté. Le cadre est une vaste demeure dans un lieu salubre, richement planté d’arbres fruitiers, ayant pour voisine la belle église de Saint-Savinien, et pour horizon la cathédrale Saint-Étienne.

Il n’est pas une de nos provinces qui n’apporte à notre revue annuelle quelque œuvre d’un intérêt émouvant et d’un caractère tout particulier. Je citerai l’Association Sainte-Agnès, née à Grenoble, et qui exerce son activité sur la plus pénible des misères. Ainsi que l’admirable maison des franciscaines de Royat, celle de Saint-Martin-le-Vinoux abrite soixante-dix jeunes filles atteintes d’idiotie, et qu’il s’agit, non seulement de nourrir et de vêtir, mais d’éveiller à la vie morale et intellectuelle, pour les rapprocher d’une humanité normale. On les intéresse progressivement aux jeux, à la lecture, au travail surtout, que les maîtresses s’ingénient à rendre attrayant. Il est très difficile cependant de les arracher à leur inertie naturelle, à leur paresse et à leur inaptitude. Ces relèvements ingrats donnent parfois de consolants résultats ; le plus souvent, ils restent infructueux ; mais l’effort des éducatrices n’en est pas moins méritoire.

Bien différente de cette enfance misérable, et d’un niveau intellectuel et moral tout autre, sont les pupilles de l’Orphelinat de l’enseignement secondaire et supérieur. Mais si la détresse semble moins grande, l’œuvre n’en répond pas moins à un besoin évident. Les membres de notre corps enseignant, chez qui sont traditionnelles les vertus de désintéressement et de dévouement à la jeunesse, sont rarement fortunés. Dans les difficultés de la vie présente, l’économie leur est impossible. Beaucoup s’angoissent à la pensée de laisser, s’ils meurent, leurs enfants dans une situation difficile, les empêchant de continuer leurs études et de s’élever au rang de leur père. C’est pour mettre fin à ces tourments que fut fondée, en1906, une association reconnue d’utilité publique et dont le fonctionnement très ingénieux a assuré la prospérité.

Une faible cotisation, telle qu’on peut la demander à des bourses modestes, crée des droits aux adhérents, et, le cas échéant, ménage leur fierté. L’abandon des légers centimes que compte le règlement mensuel des traitements dans les lycées et les collèges, donne, chaque année, une somme appréciable qu’on est surpris de voir s’élever à 9 000 francs.

Ai-je besoin de dire qu’il s’y ajoute des dons personnels provenant souvent des ménages universitaires sans enfant ou des collègues célibataires ? La guerre a naturellement multiplié les orphelins ; de trois cents qu’elle avait au début, l’association compte maintenant six mille membres. Tous les amis de l’Université doivent connaître cette œuvre, puisqu’elle conserve nos élites les plus chères à la nation, celles de l’intelligence et de la culture.

Voici une autre association qui préserve l’intelligence et la culture, mais qui s’adresse à de pauvres infirmes et fut tout d’abord créée pour nos aveugles de guerre, auxquels notre confrère, M. Brieux, s’adonne avec tant de dévouement. J’aimerais à vous entretenir de la Société d’impression et de reliure du livre, pour eux fondée en 1917. Elle a pris aussitôt un tel développement que l’on voit bien les grands services qu’elle peut rendre. Elle multiplie les livres en écriture Braille, en les choisissant avec soin, en les publiant à bon marché. À la fois éditeur, imprimeur, distributeur d’ouvrages et de renseignements bibliographiques, la Société n’est pas de ces maisons qui font des bénéfices considérables ; puisse notre hommage aider à augmenter son chiffre d’affaires !
Une œuvre provinciale, magnifique, datant de 1840, réunit les gourds-muets et les aveugles de toute une région dans les établissements de Saint-Médard-lès-Soissons et de Notre-Dame de Laon. La guerre a passé sur le pays ; tout a été dévasté, brisé, ruiné ; les enfants menacés ont fui aussi loin que possible, en Vendée et au Finistère, sous la conduite de leurs religieuses. La tourmente passée, les maisons se sont rebâties, les pauvres infirmes sont revenus ; le tendre abri s’est rouvert pour eux.

En ce moment, cent trente enfants des deux sexes reçoivent cette éducation spéciale, si délicate, qui leur ouvre les trésors de l’esprit et, de l’instruction professionnelle, assurant leur avenir. Les muets, par la méthode orale pure, bénéficient de l’enseignement classique ; l’enseignement professionnel en fait des cordonniers, des menuisiers, des horticulteurs, cependant que les jeunes muettes apprennent la couture, la dentelle, la broderie, etc. Les aveugles, instruits par la méthode Braille, se développent rapidement ; on les sait doués d’une façon singulière pour la musique ; ils deviennent de fort bons accordeurs de pianos. Dix départements, les différents offices des Pupilles de la Nation et de l’Assistance publique donnent pleine confiance à cette double maison. Mais des pensions minimes leur sont payées, et une trentaine d’abandonnés restent à la charge du directeur. Son grand zèle ne viendrait pas à bout de sa tâche s’il n’avait, pour le seconder, la collaboration gratuite des sœurs de la Sagesse et des religieuses de Notre-Dame-de-Saint-Erme, également admirables par leur dévouement et leur compétence technique.

Je joindrai, ici, l’hommage que nous adressons à Mlle Yvonne Pitrois, de Royan, pour la belle et vaillante carrière d’écrivain qu’elle a consacrée aux sourdes-muettes, qui voient en elle une grande sœur. À la revue la Petite Silencieuse, qu’elle dirige, et qui va porter joie et réconfort dans bien des pays, elle vient d’adjoindre le Rayon de Soleil, destiné aux sourdes-aveugles, avec le concours de l’Imprimerie Braille, de Mulhouse. Tout ce bien répandu à travers le monde sort d’une petite ville de France, mais aussi d’un grand cœur de femme.

À d’autres isolés, bien qu’ils demeurent dans la pleine activité de la vie, s’adresse l’œuvre du Livre du Marin. Les matelots de notre marine de guerre n’ont, pour distraction, que la lecture, pendant les longues semaines de mer ; une affreuse littérature déprimante, corruptrice, leur est offerte à foison. Ne faut-il pas la combattre par des publications saines, honnêtes, attrayantes cependant ? C’est ce que fait admirablement notre œuvre, qui achète les meilleurs ouvrages, en édite elle-même d’excellents et aide ainsi à maintenir, dans les équipages, les idées de patriotisme et d’honneur qui ont fait si bien leur force.

L’Académie doit, à son principe même, de s’intéresser à tout ce qui touche à l’expansion de la langue française, et s’il lui arrive de couronner des œuvres qui la répandent au dehors, comment oublierait-elle celle qui, sur notre propre sol, l’enseigne aux étrangers venus chez nous et qui veulent devenir Français ? Cette main-d’œuvre que nous attirons, non seulement par nos salaires, mais par le bon accueil de notre peuple. Nous avons d’ailleurs grandement besoin de ces étrangers pour combler le vide de notre population ; aussi, nous leur devons la facilité d’étudier le français, pour qu’ils entrent dans notre intimité et se fondent avec nous plus aisément. C’est le but que poursuit le Foyer français, par ses cours gratuits dans les locaux de nos écoles, et qui s’adresse tout particulièrement au monde ouvrier. Son succès va croissant, non seulement à Paris et dans nos grandes villes, mais encore dans les régions agricoles du Midi, où l’accumulation étrangère deviendrait un péril si elle ne restait pas un bienfait.

Avec les ouvriers venus d’au delà des frontières, nous arrivent aussi de nombreux étudiants ; nos écoles d’aujourd’hui les attirent comme le fit si longtemps notre Sorbonne médiévale. À ces hôtes de l’intelligence va notre dilection particulière, et aussi celle de leurs camarades parisiens, qui les accueillent avec la bonne grâce de la jeunesse, pour en faire des amis. Quand le lien religieux s’y joint, cette amitié s’installe profondément dans les cœurs, et crée pour notre pays des sympathies qui ne s’éteindront pas avec l’âge. Le Foyer international des étudiants catholiques, fondé par le Cercle Ernest Psichari, auprès de la cité universitaire, n’est pas sans compléter utilement la belle institution de la colline Montsouris. Une vie intense y porte déjà ses fruits ; on y travaille, et on y prie ; on y reçoit des conférenciers choisis : artistes, historiens, critiques ; on y étudie les grands problèmes internationaux dans l’esprit chrétien qui aide à les résoudre. Le Foyer méritait donc l’approbation des aînés que nous sommes, et notre fraternel appui.

Ma belle récolte s’achève ; de ma moisson lourde de tant de charité, il me faut bien laisser tomber quelques beaux épis. Pourtant, que je sauve encore, pour nos mémoires, cette œuvre lointaine des sœurs de Saint-Joseph, venues à Naplouse de Jérusalem, à l’époque du régime turc, pour soigner les indigènes et élever leurs enfants ;
Et les Sœurs de la Miséricorde de la rue Vaneau, si humbles et pourtant si appréciées des pauvres malades ;
L’Œuvre de la préservation de la jeune fille, à Passy,rue Nicolo, dirigée par les Sœurs Servantes de Marie, une des plus nécessaires et des mieux organisées de notre ville ;
L’Orphelinat de Quézac, qui grandit chaque jour, sur les montagnes de la Haute-Auvergne ;
La Cure d’air pour les enfants anémiés, rue de la Bûcherie ;
La Maison maternelle de la Marne, à Châlons-sur-Marne ;
L’Union catholique des malades, à Reims ;
La Maison des Journalistes, à Paris.

Il me resterait à vous dire quelques mots de nos fondations en faveur des familles nombreuses. Les noms des fondateurs sont présents à votre mémoire, et tout d’abord Étienne Lamy, le vénéré secrétaire perpétuel, dont l’exemple a propagé l’action bienfaisante. L’intelligente générosité du ménage Cognacq-Jay ne fait pas oublier, par sa magnificence, les donations Gehère, H. H. H., Beausse, d’autres encore. Bien des fois, vos rapporteurs ont tracé, d’après les dossiers venus de tous les coins de France, le tableau de ces familles patriarcales, moins rares qu’on ne le croit. Elles maintiennent dans notre pays ses traditions de saine fécondité, qui ont assuré, jadis, son expansion à travers le monde. Dans le temps nouveau, quoi qu’en aient pensé certains économistes, les besoins de la France n’ont pas changé. Nous ne serions pas forcés de faire appel au sang étranger, sur tant de points de notre territoire, si le sang national n’y avait pas failli à sa tâche.

Ne nous lassons pas de mettre à l’honneur les pères et mères qui nous donnent de vaillantes familles, parfois de quatorze ou quinze enfants, les mieux élevés souvent et les plus unis. Il faut, pour remplir de tels devoirs, tant de vertus, et si diverses, que ce n’est point sans raison que nous mentionnons les familles nombreuses dans la séance où nous interprétons, en le magnifiant, le vœu philanthropique de M. de Montyon.

Nos prix de vertu, qui s’attachent aux actes du dévouement individuel, récompensent chaque année des vies obscures souvent bien belles. Partout où il y aura des malheureux à soulager, des enfants à secourir, une douleur à apaiser, surgira une femme, car Dieu lui a appris à consoler en lui apprenant à souffrir. Le sacrifice fleurit naturellement chez ces êtres qu’on appelle du sexe faible, comme si leur cœur n’était pas des plus forts.

Ici, c’est une femme qui voue son existence, avec une tendresse maternelle, à des petits qui ne sont pas les siens ; là, le service continué à d’anciens maîtres par une domestique qui renonce à ses gages mais non à son dévouement. Toute l’assistance d’une commune rurale est souvent assurée par une seule personne qui donne ses vieux jours, après sa jeunesse. Ainsi, sans fin. C’est un tableau d’une magnifique monotonie, que je pourrais retracer devant vous une fois de plus ; j’y choisis seulement quelques figures rayonnantes de tendresse et d’énergie.

Voici une fille du Cantal, Marie Apchet, aveugle, hélas ! depuis l’âge de dix-huit ans — une vache, à coups de corne, lui ayant crevé les yeux. Courageusement, elle demeure à la tâche ; et, après avoir élevé frères et sœurs en nombre, on lui confia ses nièces et ses neveux ; elle en fit d’honnêtes femmes et des hommes de bien. Aujourd’hui, fatiguée, mais toujours douce et courageuse, elle accourt à l’appel des voisins.

Mais qui dira, dans nos temps d’égoïsme, l’abnégation des plus humbles, des servantes qui se font les protectrices de leurs maîtres quand le malheur a dévasté leur vie ? Philomène Thomas, née à Plouguenast, en Bretagne, il y a cinquante-sept ans, entra toute jeune au service de Mlle Adam. Elle obtint jusqu’à dix francs par mois, de gage, et elle a soigné sa vieille maîtresse avec une bonté toujours souriante. Il y a un demi-siècle que la vieille demoiselle est aveugle, et elle ne paye plus, depuis longtemps, les 120 francs annuels à sa domestique, puisqu’elle n’a plus rien, et que, bien au contraire, c’est Philomène qui fait des ménages pour la pauvre impotente, sourde maintenant autant qu’aveugle à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans. Cas banal, me direz-vous ; oui, sans doute, pour qui ne connaît pas la lutte quotidienne contre l’acharnement du Destin.

Si vous voulez une autre forme de vaillance, nous la trouverons chez Isabelle Lamy, qui, pendant la guerre, assura, au péril de ses jours, le chargement de grenades et d’obus à Saint-Denis, à la poudrerie de Rueil, et à la pyrotechnie du Pecq. Pendant quatre ans, comme cheffesse, elle a aidé à constituer un stock important de poudre et de munitions ; servant la Défense nationale, par son zèle, son mépris du danger, ses capacités techniques. Après quatre accidents qui ne la découragèrent pas, elle fut victime, en 1917, de l’explosion terrible qui lui creva les yeux, mutila ses deux mains et couvrit son corps de brûlures. On la sauva pourtant. Les règlements nouveaux lui ayant supprimé une pension bien méritée, elle s’est adressée à nous. Nous avons entendu cette pauvre voix.

Avant d’arrêter court ce défilé de vaillantes, nous ferons un petit salut à Martin Ricordeau, sonneur de la paroisse du Temple de Bretagne, au diocèse de Nantes. Une charmante lettre anonyme nous a révélé cette sympathique image. Il est aveugle, et sacristain, autant qu’il le peut, et surtout habile à faire chanter les cloches. Mais, durant la guerre, l’infirme prit en main la petite ferme de son beau-frère, soldat, et fit si bien qu’elle n’en fut que plus prospère. Le prisonnier revint d’Allemagne ; Martin partit avec sa vieille mère, maintenant morte ; et dans le pauvre taudis, sous les toits, il eut de longues heures à méditer sur l’ingratitude humaine. Cependant, il sonne les cloches, et tout son bonheur est là. « Il a une âme simple et bonne, nous dit-on, un cœur sans détour, sans amertume ni plainte » ; rien que pour ces vertus si douces, le pauvre aveugle, jeté sur les chemins, méritait bien le prix que nous lui avons donné.

Presque tous les actes dont on vient de parler relèvent de l’assistance que doivent les hommes à leurs semblables atteints par la souffrance ou la misère ; assistance qui ne saurait être complète et féconde sans un mouvement continu du cœur. Les écrivains dont Érasme nous traçait un si dur portrait ne sont pas incapables d’y prendre leur part. Je pense à tel de nos confrères qui sait donner ses heures et son effort à d’autres œuvres encore que celles de l’esprit. Mais pourquoi ne pas évoquer dans le passé ce grand ami des pauvres qui aurait pu glorifier à la fois l’Académie des Sciences et notre Compagnie ? Je vous ai nommé Pascal. Son amour pour les malheureux était vraiment de la « tendresse » — c’est le mot de sa Sœur Gilberte, — et ses aumônes excessives n’étaient rien auprès du don de son âme.

Sa vie est pleine de traits émouvants qui ne dépareraient pas un récit de sainteté. Ne rappelons que ce désir qu’il exprimait sur son lit de mourant : de voir installer, dans sa maison, un pauvre malade de l’hôpital, pour recevoir les mêmes soins que lui, être traité, à ses côtés, avec les mêmes égards et la même affection. « Je souffre, disait-il, de me voir dans la grande abondance de toutes choses ; car, quand je pense qu’au même temps que je suis si bien, il y a une infinité de pauvres qui sont plus malades que moi, et qui manquent des choses les plus nécessaires, cela peine que je ne puis supporter. » Il disait encore : « Puisque je n’avais pas de bien pour leur donner, je devais leur avoir donné mon temps et ma peine c’est à quoi j’ai failli ; et si les médecins disent vrai, et si Dieu permet que je me relève de cette maladie, je suis résolu de n’avoir point d’autre emploi ni point d’autre application, tout le reste de ma, vie, que le service des pauvres. »
Rassurons-nous, Messieurs, la science appartient aussi aux œuvres de Dieu. Si notre Pascal avait guéri, l’ange des mathématiques l’aurait repris, et il n’aurait laissé à personne l’honneur des nouvelles découvertes qui mûrissaient dans son esprit. Mais quel élargissement de son être dans la conception totale de la charité, et quels rayons du ciel pour illuminer la fin de sa vie !