Discours sur la vertu 2013

Le 5 décembre 2013

Claude DAGENS

La plupart d’entre vous doivent savoir qu’en ce jour de rentrée solennelle de l’Académie française, nous nous souvenons d’un homme étonnant qui s’appelait Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget, baron de Montyon-en-Brie. Ce haut fonctionnaire royal, dans la seconde moitié du xviiie siècle, était devenu chancelier du comte d’Artois. Comme lui, à la fin du mois de juillet 1789, il a dû s’exiler d’abord en Suisse, à Lausanne, puis à Bâle, à Amsterdam et à Londres, où il a bénéficié de relations utiles pour faire prospérer sa fortune. Revenu en France en 1815, il a retrouvé la jouissance de ses propriétés et a continué à s’enrichir, de sorte qu’à sa mort, on découvrit qu’il avait de l’argent dispersé partout, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Toscane, en Russie et même en Louisiane. Ce qui n’empêcha pas qu’il fût enterré en face de la cathédrale Notre-Dame de Paris, en l’église Saint-Julien-le-Pauvre, qui est celle du patriarcat de l’Église grecque melkite de Damas.

 

Mais cet homme habile était aussi un homme généreux. En 1782, dans l’esprit de la philosophie des Lumières (que l’on ne doit pas confondre avec l’Esprit-Saint), il avait confié à l’Académie française le soin de récompenser des personnes pauvres et méritantes qui avaient accompli des actes vertueux.

 

Nous sommes les héritiers de cette initiative dont la seule trace actuelle consiste en ce discours sur la vertu que madame le Secrétaire perpétuel, à ma grande surprise, m’a demandé, il y a trois semaines, de prononcer aujourd’hui parmi vous. Dieu seul sonde les reins et les cœurs, il doit savoir que je ne suis pas plus vertueux que vous, mais j’ai la joie de penser que, comme l’a affirmé avec force Charles Péguy – et comme l’ont montré non pas Henry Bordeaux, mais Georges Bernanos, François Mauriac, Hector Bianciotti et bien d’autres –, les « honnêtes gens », les gens vertueux ou ceux qui se croient tels, comme les pharisiens de l’Évangile ou comme le fils aîné de la parabole, risquent de « ne pas mouiller à la grâce ». C’est cette conviction qui m’a incité à oser dire ici que cette grâce de Dieu est infiniment plus forte que toutes nos vertus.

 

Mais pour relever ce défi, j’ai d’abord dû mesurer le chemin parcouru depuis le xviiie siècle, c’est-à-dire l’immense différence culturelle et spirituelle qui existe entre cette époque si heureuse de faire valoir les vertus de philanthropie et de bienfaisance, comme le prouve l’initiative de monsieur de Montyon, et l’époque actuelle qui nous place devant un contraste saisissant entre l’évidence impressionnante du Mal et l’impuissance également impressionnante du Bien, ce que notre confrère Pierre Nora soulignait ici-même il y a sept ans.

 

Aujourd’hui, en France, comme en bien d’autres pays du monde, surtout là où sévissent des guerres et des violences endémiques, le Mal déferle, il semble évident, puissant, terriblement présent, sous toutes sortes de formes, individuelles et collectives. Il fait partie de l’expérience ordinaire, jusqu’à envahir tout le champ de notre existence. Alors que le Bien est invisible, insensible, ou absent, ou en tout cas très lointain. Ce qui n’empêche pas de nouveaux moralismes de s’imposer à la conscience commune et à l’inconscient collectif, sous prétexte d’égalité ou d’humanité.

 

Je voudrais évoquer les multiples signes de cette banalisation du mal et, sans oublier ces signes, dire à quel point la religion chrétienne peut être reconnue, sans s’imposer du tout, non pas comme une réhabilitation de la vertu ou des vertus, mais comme la révélation de ce qui est infiniment supérieur à la vertu, et que le pape François vient ces jours-ci encore de mettre en relief : la force, ou, si l’on préfère, en donnant à ce terme son sens originel, latin et italien, la vertu de la miséricorde.

 

L’évidence du mal, la puissance du mal, on les célèbre de tous côtés, d’une façon parfois répétitive. Il y a quelques mois, un avocat célèbre et redouté a choisi de se suicider. Quelques années plus tôt, à un journaliste qui l’interrogeait sur sa vision du monde, cet homme avait donné cette réponse péremptoire : « Le Bien n’existe pas. » Il est possible que son expérience professionnelle l’ait confirmé dans cette conviction. Mais peut-être disait-il ainsi à haute voix ce que beaucoup pensent tout bas, parce qu’ils portent en eux la certitude négative de la méchanceté des hommes et de la cruauté du monde. Je crains même que certains catholiques ne partagent parfois cette pensée nihiliste et ne se représentent Dieu que comme l’Anti-Mal, celui qui nous obligerait à faire la guerre à ceux que l’on considère comme des méchants, en réveillant et en pratiquant la vieille hérésie gnostique, qui conçoit un combat permanent entre le Bien et le Mal et qui propose comme seule voie de salut une sortie hors du monde ou le regroupement des élus dans une sorte de camp retranché, où il ne reste plus qu’à attendre l’assaut des partisans du mal, tout en se risquant à quelques expéditions punitives en terrain découvert, accompagnées de cris de guerre parfois violents, mêlés à des prières insistantes.

 

L’autre jour, après la mort de Patrice Chéreau, j’ai regardé et écouté à la télévision la pièce de Bernard-Marie Koltès, Dans la solitude des champs de coton, interprétée par Patrice Chéreau lui-même, dans le rôle du vendeur de drogue, du « dealer », et par Pascal Grégory, dans celui du « client ». Ces deux hommes se cherchent et se repoussent dans un lieu sombre où règne la violence. De leurs corps qui se font face ne sortent que des paroles meurtrières, et l’un d’eux laisse éclater sa désespérance : « Il n’y a pas d’amour ! Il n’y a pas d’amour ! » Ce n’est évidemment pas une affaire de morale. Il s’agit de l’amour dans ce qu’il a de plus charnel et de plus spirituel, et donc de plus beau et de plus dangereux.

 

C’est l’honneur des artistes de nous plonger ainsi au plus profond et au plus obscur de notre humanité, dans nos passions, dans nos pulsions de mort et aussi dans ce désir de délivrance qui nous habite, surtout quand le Mal et le Malin semblent avoir le dernier mot. Ce n’est pas un hasard si, à six ans de distance, le prix Goncourt a été attribué à deux romans terribles qui, chacun à sa manière, mettent en lumière, si l’on peut dire, des processus de destruction et d’anéantissement. En 2006, Les Bienveillantes, de Jonathan Littell, montraient la jouissance des bourreaux nazis en Ukraine, quand ils exécutaient des Juifs et les jetaient dans des charniers. Et l’an dernier, en 2012, Jérôme Ferrari, dans son Sermon sur la chute de Rome, racontait la décomposition inexorable d’une famille corse, où se déchaînent des jalousies et des haines meurtrières : « À nouveau, le monde était vaincu par les ténèbres et il n’en resterait rien, pas un seul vestige. À nouveau, la voix du sang montait vers Dieu depuis le sol, dans la jubilation des os brisés, car nul homme n’est le gardien de son frère [1]… »

 

Que fait Dieu face à ces horreurs si réelles ? Et le pauvre évêque d’Hippone n’a-t-il plus qu’à attendre l’arrivée des Barbares qui vont déferler en Afrique ? Nous sommes alors loin des jeux de la pensée et des divertissements innombrables par lesquels nous cherchons à oublier ou à masquer ces drames qui nous touchent souvent de très près. Et que devient alors la vertu, même dans son sens fort d’énergie intérieure, de volonté tendue dans la lutte pour délivrer et pour sauver tout ce qui peut l’être ? Comment concevoir le paradis de Dieu alors que les menaces de l’engloutissement en enfer sont les plus sensibles ?

 

Je n’oublie pas ces questions graves qui sont les nôtres, mais je sais bien qu’à cette tribune, il ne sied pas d’avoir recours à des accents d’apocalypse, auxquels je désire moi-même résister, parce que je crois que rien des pires horreurs, visibles ou cachées, de ce monde, nos cruautés, nos trahisons, nos reniements, nos lâchetés et nos fautes, « rien ne pourra nous séparer de l’Amour de Dieu manifesté en Jésus Christ » (Romains, 8, 39).

 

Que Paul Morand me pardonne si je me réfère maintenant à lui pour évoquer la force du Mal et la faiblesse apparente du Bien, et pour accéder à ce qu’il y a de plus neuf et de plus révolutionnaire dans le mystère du Christ Sauveur !

 

C’était en 1971, un peu plus d’un an après la mort du général de Gaulle. Paul Morand était à cette tribune et commençait ainsi son discours sur la vertu, peut-être avec des accents de triomphe :

 

« Messieurs,

Les écrivains savent qu’il est difficile de représenter et d’animer la Vertu ; il lui manque cette aisance charmante, ces variations qui sont le privilège de son contraire ; la Vertu attend la majuscule, provoque la sécheresse du singulier, les Vices foisonnent sous l’exagération magique du pluriel. L’une, c’est le Musée, l’autre, le Bazar.

Aussi les auteurs courent-ils demander au Mal cette impulsion romanesque, cette désinvolture, ce relief, cette couleur dont le Bien n’est que trop souvent dépourvu.

Une phrase célèbre a fait beaucoup pour dévaluer la Vertu ; il fut facile d’en tirer la leçon qu’avec de mauvais sentiments on pouvait à coup sûr déboucher sur de la bonne littérature : d’où cette vulgarisation du méfait et cette exaltation du condamnable, derniers vestiges du romantisme, remèdes toujours efficaces contre la mévente chez le libraire. La Bourse dirait que la Vertu n’est pas rentable.

Rien ne le contrariant, le Mal cesse d’être le privilège des délicats, il y perdit ses valeurs d’opposition : la gloire de Sade n’est qu’une dénonciation de cette Vertu, que nous verrons si répandue à la fin du règne des Bourbons, à l’époque de Montyon […]. L’enrichissement provoquant la surenchère, assisterons-nous d’ici peu à une revalorisation littéraire de la Vertu ? Déjà s’y emploie courageusement la littérature soviétique [c’était avant Pasternak et Soljenitsyne…]. Il y faudra plus que du talent : comme on faisait observer que Dante, après L’Enfer, avait faibli dans sa peinture du Paradis, une femme d’esprit répondit : “C’est que, sur le Paradis, on n’a pas de renseignements.” Sur le Mal, nous n’en possédons que trop. Ce n’est donc plus que de son excès que l’on peut attendre la santé. »

 

Au sujet de l’excès grandissant du Mal, Paul Morand était prophète. Mais au sujet du Paradis, comme cette femme d’esprit dont il cite la remarque, il était mal informé. Connaissait-il l’Évangile de Luc et le récit de la passion de Jésus, et surtout ces paroles ultimes d’un condamné de droit commun qui se tourne vers l’homme crucifié auprès de lui pour lui dire : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume » et qui reçoit cette réponse : « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis » (Luc, 23, 42-43). Et Bossuet de commenter ainsi : « Aujourd’hui, quelle promptitude ! Avec moi, quelle compagnie ! Dans le Paradis, quel repos ! » Je dirais plutôt : quel passage bouleversant dans ce monde nouveau que nous ne pouvons pas imaginer, mais où nous espérons que tout de nous-mêmes sera renouvelé, comme Jean d’Ormesson l’écrit avec une passion contenue, dans un livre récent [2].

 

Face à cet horizon, il est clair qu’il n’est plus question de vertus à pratiquer ou plutôt que la seule vertu, et qui est théologale, c’est l’espérance, dont Péguy a l’art de montrer la force entraînante et invincible : « Elle est essentiellement la contre-habitude. Et ainsi elle est diamétralement et axialement et centralement la contre-mort. Elle est la source et le germe. Elle est le jaillissement et la grâce. Elle est le cœur de la liberté. Elle est la vertu du nouveau et la vertu du jeune…

Ainsi éclate dans son plein jour le sens et la force et la vocation et pour ainsi dire la vertu de celle que nous avons nommée la jeune enfant Espérance. Elle est la source de vie, car elle est celle qui constamment déshabitue. Elle est le germe. De toute naissance spirituelle. Elle est la source et le jaillissement de grâce, car elle est celle qui constamment dévêt de ce revêtement mortel de l’habitude…

C’est elle qui est chargée de recommencer ; comme l’habitude est chargée de finir les êtres. Et les êtres matériels et les êtres spirituels. Elle est essentiellement et diamétralement la contre-habitude, et ainsi le contre-amortissement et la contre-mort. Elle est chargée de déshabituer constamment. Elle est chargée de recommencer toujours… Elle est chargée du service de la création continuée [3] »

Ces superbes paroles de Péguy ont eu jadis un écho dans ce merveilleux petit livre où le Père Carré explique pourquoi on peut oser penser et dire : « Chaque jour je commence », puisque nos existences s’inscrivent dans l’Acte créateur de Dieu et que pour Dieu, la nouvelle création de l’humanité, de chaque être humain, passe par le pardon.

 

Ma joie est grande en ce 5 décembre 2013 de faire écho aux paroles du pape François, qui, la semaine dernière, a publié un grand texte qui appelle au renouveau de la vie chrétienne et de l’Église en ce monde, un texte bouleversant par l’élan qui l’anime et par les appels qu’il contient, et surtout par cette façon de partir de l’essentiel, en remettant à leur place les problèmes secondaires et en insistant sur cette hiérarchie des vertus dont saint Thomas d’Aquin lui-même soulignait l’importance décisive.

 

« Il enseignait que dans le message moral de l’Église, il y a une hiérarchie, dans les vertus et dans les actes qui en procèdent. Ici, ce qui compte, c’est avant tout “la foi opérant par la charité ” (Galates, 5, 6). Les œuvres d’amour sont la manifestation extérieure la plus parfaite de la grâce intérieure de l’Esprit : “L’élément principal de la loi nouvelle, c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’exprime dans la foi agissant par la charité ” (Saint Thomas, Somme théologique, I-II, q.108, a.1). Par là il affirme que, quant à l’agir extérieur, la miséricorde est la plus grande de toutes les vertus : “En elle-même, la miséricorde est la plus grande des vertus, car il lui appartient de donner aux autres et, qui plus est, de soulager leur indigence, ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur. Ainsi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et c’est par là surtout que se manifeste sa toute puissance ” (ibid., II-II, q.30, a.4) [4] ».

Si j’osais parodier Bossuet, je pourrais m’écrier : la plus grande des vertus, quelle audace ! Le propre de Dieu, quelle révélation ! La miséricorde au sommet de la hiérarchie des vertus à pratiquer, quel programme !

 

En tout cas, la religion chrétienne n’est pas la religion de la vertu, mais de la miséricorde de Dieu ! Quel bouleversement pour l’action de l’Église en ce monde ! Et comme l’écrivait Péguy, cité par Vladimir Jankélévitch dans son Traité des vertus [5], et repris par René de Obaldia dans son discours du 1er décembre 2005 : « Dieu n’a pas tant de vertu que nous, car c’est l’enfer qui en est pavé – Dieu n’aurait pas le prix Montyon. » Mais il n’en souffre pas du tout. J’en suis certain.

 

[1]. Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, Paris, Actes Sud, 2012, p. 191.

2. Un jour je m’en irai sans en avoir tout dit, Paris, Robert Laffont, 2013, p. 248.

3. Charles Péguy, Œuvres en prose, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1968, p. 1407-1409.

4. Exhortation apostolique du pape François, Evangelii gaudium, 24 novembre 2013, n. 37.

5. Vladimir Jankélévitch, Traité des vertus, Paris, 1949.