Discours prononcé lors la réception solennelle de l’Académie du Royaume du Maroc

Le 11 juin 1987

Maurice DRUON

DISCOURS DE M. Maurice DRUON
Secrétaire perpétuel de l’Académie française
Membre de l’Académie du Royaume du Maroc

le jeudi 11 juin 1987

 

Messieurs,

Les grandes traditions ne demeurent vivantes et efficaces que par l’insertion, de temps à autre, de quelque innovation, née de la circonstance, et qui redonne évidence à leur essentielle signification.

L’événement de ce jour constituera peut-être un précédent, mais il n’en a point dans l’histoire de l’Académie française. Et pourtant il s’inscrit naturellement dans la symbolique de nos missions.

Notre Compagnie a vu, au long du temps, se créer, plus ou moins à son image, et de l’Espagne à la Suède ou au Brésil, maintes académies avec lesquelles elle entretient comme des liens de famille, liens qui se manifestent lors de nos fêtes de mémoire, par l’envoi de quelques cousins, je veux dire de quelques délégués.

Aujourd’hui nous faisons plus. Aujourd’hui nous accueillons et honorons in corpus la cadette des grandes académies du monde, à laquelle quatre des nôtres appartiennent de fondation, et où nous pouvons reconnaître, avec l’émotion de l’ancêtre interrogeant le visage de la dernière-née, quelques traits ataviques, mais où nous distinguons aussi, avec bonheur, une singulière vigueur et des originalités déjà bien affirmées.

L’une des originalités de l’Académie du Royaume du Maroc, et qui la fait très représentative de notre civilisation du déplacement, est d’être une académie ambulante. J’entends par là que non seulement elle appelle à s’assembler des hommes venus des quatre points cardinaux, ce que d’autres font déjà, avec plus ou moins d’effet ou de constance, mais encore

elle peut, en dehors de son siège administratif, se réunir en tout lieu propice à ses travaux et à sa réputation.

Ainsi a-t-elle tenu session dans la plupart des grandes villes chérifiennes; elle a siégé à Fès, auprès de la Quaraouine, et à Marrakech, à l’ombre de la Koutoubia; elle a siégé à Casablanca, à Rabat, à Agadir, et peut le faire demain à Laayoune aussi bien qu’à Tanger.

Il lui est même loisible, avec la gracieuse permission de son fondateur et protecteur, le Roi Hassan II, de siéger hors des frontières du Maroc, ce qu’elle fait aujourd’hui pour la première fois. Comment ne serions-nous pas sensibles à ce que Paris ait été choisi, entre toutes places du monde, pour le premier exercice de cette capacité?

Comment ne pas saluer, du geste et du cœur, cette Compagnie neuve, mais où se groupe et s’échange la longue expérience des plus vieilles civilisations, et qui a mis le français parmi ses langues de travail, ce français dont elle use avec fréquence et perfection pour traiter des problèmes capitaux que l’homme pose à l’homme, en cette charnière des millénaires ?

Dans la vaste et si diverse Francophonie, dont l’Académie française a le souci et à laquelle elle apporte l’attention que lui commandent ses responsabilités, le Maroc a une place tout ensemble exceptionnelle et exemplaire.

Point de passage le plus étroit, point de jonction peut-on dire, entre l’Europe et l’Afrique en même temps que verrou de la Méditerranée, son importance géoculturelle autant que géostratégique n’est plus à souligner.

Assis sur maints sédiments ethniques, comme l’est aussi la France, nation millénaire, comme l’est la France elle-même, le Maroc offre au monde présent le type du pays de double culture, parfaitement fidèle à ses longues traditions religieuses, dynastiques, sociales, artistiques, à tout ce qui en un mot compose son identité, mais capable tout également de relever les défis de la modernité.

Ajouterai-je que le Maroc, le Maroc religieux mais tolérant, le Maroc qui s’est doté des instruments de la démocratie, le Maroc intelligent, ouvert à tous les échanges de bonne foi, le Maroc est à la tête des nations en train de sauver l’Islam, l’Islam auquel certaines de ses fractions fanatiques et intégristes font courir le risque de dresser contre lui une hostilité

générale. Heureusement le Maroc nous présente, de l’Atlas à l’Océan, un autre visage, celui qu’il offrit, en un jour mémorable d’août 1985, au Pape Jean-Paul II !

La double culture, dont la fonction première est d’élargir l’entendement, et qui constitue l’une des caractéristiques du Maroc actuel, est le fruit de l’Histoire, de l’histoire telle qu’elle s’est déroulée entre nos deux pays, nos deux civilisations.

Nous avons su de part et d’autre en limer les aspérités et en éponger les bavures, en effacer même les cicatrices, pour ne conserver que ce qui pouvait servir au bien commun.

Comme le faisait observer récemment l’un des nôtres, ce n’est pas la colonisation qui engendre le sous-développement mais le sous-développement qui crée fatalement les conditions de la colonisation. Mais une fois le développement en route, les rapports se modifient pour ne plus laisser en présence que des partenaires, ou, mieux encore, des associés.

Messieurs mes Confrères marocains, c’est Lyautey, si épris de votre peuple, qui vous accueille aujourd’hui sous la Coupole, lui qui écrivait : « La France libérale, ordonnée, laborieuse, l’Islam, rénové et rajeuni, apparaissent comme deux forces, deux grandes et nobles forces, dont l’union doit être un facteur prépondérant pour la paix du monde. » Son rêve, au-delà de lui, s’est accompli. C’est aussi François Mauriac et c’est aussi Georges Izard, le grand écrivain et le grand légiste, qui avaient épousé avec une égale ardeur la cause de la fraternité; leur ombre est présente parmi nos habits verts.

Nous restons, sur ces travées, quelques-uns, au premier rang desquels le Président Edgar Faure, l’homme du moment crucial, qui avaient compris que l’intérêt supérieur voulait, pour le futur des deux pays, que le Maroc qui fut toujours souverain reprît, dans un monde différent, le plein exercice de cette souveraineté.

Nous n’étions pas encore de l’Académie française, et nous ne pouvions pas imaginer qu’il y aurait une Académie du Maroc, dont nous ferions partie.

Pour nous, appartenir à votre Compagnie sœur est plus qu’un honneur; c’est la joie parfaite, et combien rare, d’avoir vu un avenir heureux nous

donner raison. L’active harmonie qui existe entre nos peuples, nos villes, nos universités, nos entreprises industrielles, nos diplomaties, en apporte la preuve quotidienne.

Il y a fallu, des deux côtés, la présence aux affaires de grands hommes d’État, sans lesquels les grandes mutations ne peuvent s’opérer.

Comment n’aurions-nous pas en mémoire le Roi Mohammed V et le Général de Gaulle, ces deux compagnons dans la Libération ?

Se libérer des hégémonies, se libérer des préjugés, se libérer de l’ignorance, se libérer de la pauvreté, se libérer de la courte vue, se libérer des contraintes économiques, et libérer la totalité du territoire national, c’est là ce qui inspire, pour son peuple, l’effort de Sa Majesté le Roi Hassan II, dans lequel chacun s’accorde à voir, à présent, l’une des grandes figures du siècle, donnant autant d’impulsion à tous domaines du développement intérieur qu’il provoque de surprises par ses expertes initiatives internationales.

En créant l’Académie du Maroc, votre Souverain. a voulu établir un lieu où toutes les activités de l’esprit et toutes les cultures puissent, en liberté, coopérer.

La civilisation de l’Antiquité accomplit un de ses plus décisifs progrès le jour où l’homme inventa de fondre, en de certaines proportions, l’étain qui venait d’Écosse et le cuivre qui venait de Chypre.

Dans l’Académie marocaine se fondent des esprits qui viennent de vingt et une nations du globe, y compris la Chine immense. L’un d’eux vient même de la banlieue du globe, puisque cette académie compte l’astronaute qui le premier posa le pied sur le sol lunaire.

C’est de tels creusets que sortira la statue de l’homme futur, en même temps que les instruments qui permettront à l’homme de se délivrer des pièges qu’il se tend à lui-même.

Ainsi que le disait hier matin René-Jean Dupuy, prenant séance en votre jeune Compagnie : « L’humanité se pense au-delà des vivants. »

Où donc imaginerait-on que se puissent aujourd’hui rencontrer, avec des médecins, des biologistes, des démographes, et pour évoquer « les problèmes d’éthique engendrés par les nouvelles maîtrises de la procréation

humaine », plusieurs oulémas, un cardinal de la Sainte Église romaine, lui-même originaire du Bénin, un rabbin new-yorkais, un historien palestinien, un pasteur anglican ? Or cela s’est vu, l’automne dernier, à Agadir.

Je ne m’éloignerai guère de la médecine et de la biologie si j’adresse un salut particulier à Son Excellence Monsieur Azzedine Laraki, Premier ministre du Maroc, après avoir été longtemps ministre de l’Éducation nationale. Professeur de médecine, et membre de l’Académie du Royaume, dont il est présentement directeur, il nous prouve que médecine, gouvernement et académie, loin d’être incompatibles, peuvent être activités complémentaires. J’ai d’ailleurs constaté que, comme par la force des choses, les médecins sont en comparable proportion dans nos deux Compagnies, les ministres et anciens ministres aussi.

Le soin non seulement des corps, mais des âmes, des sociétés et des langages est affaire commune, en notre temps plus que jamais.

Ne soyez donc pas surpris si c’est à un autre médecin, le professeur Abdellatif Berbich, que j’adresse les vœux que l’Académie française-forme pour sa sœur chérifienne. Ce jeune Secrétaire perpétuel est ancien doyen de la faculté de médecine de Rabat. En lui se résume toute l’affabilité marocaine, de même qu’en lui s’incarne vraiment l’esprit de sa Compagnie. Nul ne saurait mieux illustrer la double culture que le professeur Berbich, cet élève de Jean Hamburger et de Jean Bernard qui, avec une égale aisance, peut traduire en français une sourate du Koran et en arabe un traité de néphrologie. La voilà bien, l’alliance de la tradition et de la modernité ! Et comme il est réconfortant de la voir s’épanouir chez un homme de dévouement !

Une pensée de Confucius, en cet instant, me revient à la mémoire : « Le véritable sentiment religieux consiste à développer en soi un sentiment désintéressé de l’ordre universel. » N’est-ce pas ce sentiment qui doit habiter, idéalement, les Compagnies telles que les nôtres, et leur faire préfigurer, selon le beau nom que Léopold Senghor lui a donné, la civilisation de l’universel ?

Puissions-nous, les uns les autres, nous y aider.