Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration du Centre culturel Léopold Sédar Senghor à Verson

Le 18 mars 1995

Maurice DRUON

Inauguration de l’espace culturel
Léopold Sédar Senghor
à Verson

Discours de M. Maurice Druon
Secrétaire perpétuel

Le samedi 18 mars 1995

     Chers amis,

     Puisque je distingue nombre d’amis personnels dans cette belle assistance, et que les amis de Léopold Sédar Senghor sont par définition mes amis.

     S’il est un nom qui peut, qui doit être associé au mot de culture, c’est bien celui de Senghor. Son espace culturel est l’univers. C’est lui qui a forgé l’expression de « civilisation de l’universel ». En lui dédiant cet espace culturel, Verson se place aujourd’hui, symboliquement, au centre du monde cultivé et civilisé.

     « Bis repetita placent. » Répéter donc ne messied pas, lorsqu’il s’agit de bonnes choses ou de bons êtres. J’ai souvent écrit ou parlé de Senghor, sans me lasser jamais, et, j’ose croire, sans lasser mes auditoires. Ce qui est difficile avec lui, c’est de résumer. Et même pour résumer, il faut prendre son souffle.

     Enfant sénégalais, très tôt remarqué pour sa précocité d’esprit par les Pères du Saint-Esprit, chez lesquels il fit ses premières études, collégien sénégalais puis parisien, étudiant agrégé de lettres françaises, professeur de lycée parisien et condisciple notamment de Georges Pompidou, en France, combattant français, prisonnier pour la France, membre de la Résistance française, professeur de langues et civilisations négro-africaines à l’École de la France d’outre-mer, député du Sénégal à l’Assemblée nationale française, membre de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, délégué de la France à la Conférence de l’UNESCO et à l’Assemblée générale des Nations Unies, secrétaire d’État à la Présidence du Conseil dans le gouvernement d’Edgar Faure, maire de Thiès au Sénégal, ministre conseiller du gouvernement de la République française, élu premier Président du Sénégal, dont il avait obtenu l’indépendance, sans difficulté aucune, au cours d’une audience du général de Gaulle qui avait pour lui estime et amitié, réélu quatre fois à la magistrature suprême et ayant démissionné volontairement de ses fonctions, exemple rarement suivi par les chefs d’État africains et, comme saint Cincinnatus revenu à sa charrue, étant revenu à sa plume en choisissant pour ce faire la Normandie natale de son épouse, française, et ancienne élève des maisons de la Légion d’Honneur, – je la salue avec une particulière affection – Senghor est depuis douze années académicien français.

     Il avait tous les titres à l’être. Il est l’un des plus grands poètes français de notre temps. Chants d’ombre, Hosties noires, Éthiopiques, Nocturnes, Élégies majeures, constituent son œuvre critique, sociologique, philosophique. Immense aura été son action pour la langue française. Il n’a pas tenu à lui que la Conférence des pays ayant en partage le français n’ait vu le jour dix ans plus tôt. Il avait, Président du Sénégal, dessiné les contours de la francophonie politique et déjà entrepris la réunion dès 197S de cette communauté, dont il est le précurseur, l’inspirateur et comme le père reconnu. Il avait eu cette phrase qui dit tout : « Dans les décombres de la décolonisation, nous avons trouvé un outil merveilleux, la langue française. » Non, nul n’aura rendu plus de services à notre langage, allant jusqu’à des termes qui sont entrés dans l’usage : primature, gouvernance, essencerie, négritude, normandité.

     Dans la Salle du Conseil, au Sénégal, il avait installé un tableau noir, afin d’expliquer à ses ministres, le sens, l’emploi et l’étymologie des mots. À l’Académie française, assidu, modeste, enjoué, charmant, et aimé de tous ses confrères, il a longtemps apporté à la Commission du Dictionnaire ses avis éclairés et sa fine connaissance de notre syntaxe, nous rappelant sans cesse à la nécessité des virgules et à l’obligation de clarté.

     Je rapporterai ici une anecdote. Un jour que la définition d’un terme philosophique avait suscité un débat passionné, la discussion se rassembla entre quatre philosophes de formation et de carrière, le comte de Bourbon Busset, le ministre Maurice Schumann, Jean Guitton, l’illustre ami du pape Paul VI, et Léopold Senghor.

     Schumann et Bourbon Busset, au bout d’un moment levèrent les bras. Le débat se poursuivit entre Guitton et Senghor seulement, rivalisant en grec ancien, à coup de citations des philosophes antiques. Nous assistions fascinés à cette joute où finalement ce fut Senghor qui l’emporta. C’est une de nos séances inoubliables.

     Lorsque l’Académie, voici quelques années, fonda à Alexandrie l’Université de langue française pour le développement africain, ce furent les Égyptiens eux-mêmes – vous voyez, habitants de Verson, que vous avez eu des prédécesseurs – qui demandèrent qu’elle reçût le nom d’Université Senghor.

     À ce grand poète, à ce grand écrivain, à ce grand humaniste, à ce grand homme d’État, à ce grand francophone, l’Académie apporte, par ma voix, l’hommage de son attachement et affection.

     C’est un honneur insigne, c’est une chance et une grâce, pour une petite commune de France que d’avoir pour citoyen un homme universel dont la place est déjà marquée dans l’Histoire.

     Verson donne témoignage qu’elle apprécie cette chance. Je viens l’en féliciter, comme je félicite mon ami très cher et très admiré, Léopold Sédar Senghor.