Discours prononcé à l'occasion de la mort de Gabriel Hanotaux

Le 13 avril 1944

Maurice de BROGLIE

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. LE DUC DE BROGLIE

le jeudi 13 avril 1944

A L’OCCASION DE LA MORT

DE

M. GABRIEL HANOTAUX

 

Messieurs,

Dans les premiers jours de cette semaine de Pâques, le destin s’est acharné sur nous, l’Académie française est en deuil, en grand deuil ; à deux jours de distance, elle vient de perdre à la fois le plus ancien et le dernier venu de ses membres. Gabriel Hanotaux et Paul Hazard ne sont plus. Notre Compagnie, frappée de coups implacables, compte aujourd’hui douze personnes de moins qu’en 1940.

Nous n’avions pas de bonnes nouvelles de Gabriel Hanotaux, qui se trouvait être, à 91 ans, en même temps notre doyen d’âge et notre doyen d’élection ; cependant nous voulions encore espérer que sa robuste constitution nous permettrait de le revoir ici.

Depuis plusieurs années, sa santé et les difficultés de notre triste époque l’avaient retenu loin de nous ; quand il revint à Paris, il n’eut plus la force de prendre part à nos séances. Mais il n’oubliait pas l’Académie, et sa joie était grande quand un de ses confrères pouvait aller jusqu’à lui dans ce coin de la côte méditerranéenne qu’il habitait depuis longtemps. Il trouvait là, dans ce beau cadre où tant de fois l’histoire avait passé, le recul des événements avec ce sens de l’équilibre qui, tôt ou tard, rétablit la balance de l’équité ; cela lui permettait de garder son optimisme et sa sérénité comme de les faire partager à ses visiteurs. On partait de chez lui réconforté et plus confiant.

Gabriel Hanotaux avait succédé, en 1897, à Challemel‑Lacour ; Eugène Melchior de Vogüé, qui le recevait, rappelait dans son discours une phrase que le futur ministre, alors jeune diplomate, appliquait à l’évêque de Luçon revenant d’un voyage à Rome. « Il vit de près, écrivait-il, ce que de loin on appelle les grandes choses. » Notre confrère devait aussi voir de près les grandes choses et, sans doute, trouva-t-il que de loin elles étaient plus belles, puisqu’il s’écarta bientôt de la politique, pour revenir à l’étude.

Le chartiste érudit l’historien de Richelieu, le promoteur de l’Histoire de la Nation française, l’ancien ambassadeur, l’ancien ministre des Affaires étrangères, après avoir joué un rôle dirigeant dans la politique étrangère de la France n’avait pas cessé de mettre sa souriante activité et les ressources de son brillant esprit au service-de tout ce qui pouvait nous faire aimer et nous grandir au dehors.

Ceux d’entre nous qui ont collaboré avec lui, ou qui l’ont approché de près, savent quelle richesse de souvenirs, quelles conceptions originales et profondes, quelle variété de points de vue il pouvait mettre en œuvre pour donner à sa conversation l’intérêt et le charme qu’elle présentait toujours, comme ils connaissaient aussi la générosité de son cœur et la sûreté de son amitié.

Avant même d’appartenir à notre Compagnie, il s’était déjà mêlé à son histoire en prenant part, comme ministre des Affaires étrangères, à la séance exceptionnelle où assistèrent, en 1896, les souverains de Russie. Lorsqu’il y a dix ans l’Académie célébra le troisième centenaire de son existence, Gabriel Hanotaux était doublement qualifié pour en présider les manifestations, comme doyen d’âge et comme historien du fondateur de notre Compagnie.

L’homme d’État et l’historien qui, pendant toute sa vie, s’était penché sur les siècles glorieux de l’histoire de France, aura vu s’écouler presque un siècle de l’histoire contemporaine au cours de sa longue existence. Témoin de trois grandes guerres, il nous quitte sans avoir assisté à la fin de nos épreuves, mais sans avoir jamais désespéré de son pays, dont il connaissait mieux que personne, par l’expérience du passé, les traditionnelles facultés de relèvement.

Tant de titres à notre reconnaissance nous rendent sa mémoire plus chère et sa perte plus douloureuse.