Discours prononcé en séance à l’occasion de la mort de M. André Chamson

Le 10 novembre 1983

Maurice SCHUMANN

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. Maurice SCHUMANN
Directeur de l’Académie

à l’occasion de la mort de

M. André CHAMSON
de l’Académie française

séance du 10 Novembre 1983

 

Messieurs,

André Chamson n’est pas mort hier. Il a congédié la vie quand — pour la première fois depuis quelque soixante ans — Lucie Mazauric, Lilette, l’a laissé. Nous savions que cette symbiose nuptiale dont la perfection avait ébloui Jean Paulhan l’emporterait sur le scandale du déchirement. Soutenu par ses petits-fils, Chamson n’est revenu vers nous que pour nous dire adieu. Ce mot est bien le dernier qu’il m’ait adressé, d’une voix pour un instant redevenue forte où se confondaient la douleur et la vérité.

Mais je crois entendre Frédérique Hébrard, sa fille — bien mal faite pour être orpheline sinon comme la rosée (à laquelle ressemble son talent d’écriture) est orpheline de l’aube —, nous murmurer avec une douceur convaincante : « Il ne s’est pas endormi du sommeil de la terre ; il a refait la même fugue qu’à l’âge de sept ans, quand il s’en est allé de l’école communale d’Alès vers le Mont Aigoual ; mais, cette fois, il n’est pas redescendu. »

Chamson a relaté cette évasion — son premier poème — dans une page superbe. Au moment où l’enfant quitte la crête de la montagne, sa gorge et ses yeux sont gagnés par un désespoir inconnu ; tout est noir devant lui. Cependant — confie-t-il — « en me retournant, je vis dans l’entonnoir renversé des hautes pentes une dernière lueur qui ne voulait pas mourir ». C’est cette « dernière lueur » que rien n’éteindra plus. À tous les personnages créés ou recréés par le « Seigneur de l’Aigoual » ou le gardian de Camargue (il a vingt-cinq ans à peine quand il écrit Roux le bandit en 1925, il en a plus de quatre-vingt-deux quand, l’an dernier, il nous donne son Catinat) le héros parisien de La neige et la fleur semble d’abord s’opposer ; mais, son heure venue, c’est aux Cévennes qu’il rend son âme. La ressemblance est enfin complète entre le romancier et sa créature.

Certes André Chamson fut, par excellence, un « homme-un », comme le voulait Barrès. Le maquisard du Lot et de la Corrèze, l’organisateur, avec André Malraux, de la Brigade Alsace-Lorraine se voit, quel que soit le décor de ses combats, comme un camisard au « rendez-vous des espérances ». Mais la richesse de cette unité, son pouvoir créateur, lui viennent de la diversité des éléments qui la composent. Prosateur français tenu pour un maître depuis la première page des « Hommes de la Route », mais poète dans la langue des félibres ; fils des soldats bibliques qui ne pouvaient sculpter le visage de la liberté que sur des hauteurs sauvages, mais aussi fils de la Louve (comme disait son cher Émile Henriot) ; seul rhodanien peut-être qui ait tenu la balance égale entre la rive languedocienne et la rive provençale ; terrien ou, pour mieux dire, écrivain tellurique et directeur général des Archives de France en l’Hôtel de Soubise, offrant le même visage aux herbes folles et aux trois cents tableaux français dont il avait su faire, sur les cimaises du Petit Palais, le lendemain de la Libération, une sorte de famille vengée, rayonnante et réconciliée : tel fut cet humaniste — homonyme et descendant d’un « tutoyeur de Dieu » mort aux galères — dont l’humeur, souvent difficile, n’aura jamais été sombre.

Naguère, ici même, j’ai eu le privilège de replacer sous les yeux de Chamson le texte bouleversant par lequel il nous a interdit d’oublier qu’il y avait eu, non pas un Désert du Languedoc, mais deux. Le premier, catholique, fut fondé par un chevalier en cilice, Guillaume, que Charlemagne avait fait duc d’Aquitaine, qui vint s’y dépouiller de ses titres et de sa gloire. L’autre appartient à la Réforme, aux hommes obscurs qui cherchaient, entre deux batailles, un refuge au cœur de l’Aigoual. Et c’est ainsi qu’André Chamson transforme leur double portrait en testament spirituel : « Un jour vint, cependant, où ces exterminateurs laissèrent la place aux martyrs. Comme Guillaume le Grand, ces combattants de la solitude enfouirent ici leur glaive. Un même renoncement s’étendit sur les deux Déserts, et la colombe vint faire son nid dans l’aire dévastée où s’étaient abrités les aigles. »