Discours prononcé en séance à l’occasion de la mort de Jérôme Carcopino

Le 19 mars 1970

René HUYGHE

DISCOURS PRONONCÉ

PAR

M. René HUYGHE

à l’occasion de la mort de

Jérôme CARCOPINO[1]

en séance, le 19 mars 1970

 

Mardi soir une douloureuse nouvelle nous frappait : Jérôme Carcopino était mort dans l’après-midi, touché dans le repos qu’il prenait dans son fauteuil.

Ainsi était tranché notre espoir de le voir nous rejoindre, siéger à nouveau parmi nous, lorsque les premiers beaux jours le lui permettraient. Je ne peux m’empêcher de l’évoquer, silencieux, ramassé, n’intervenant le plus souvent dans la discussion qu’après avoir écouté attentivement, pesé les faits et les arguments ; et soudain, percutant, il intervenait en quelques phrases qui étaient déjà des conclusions et dont nous ressentions la singulière autorité. Nous l’avons vu encore récemment : le regard toujours malicieux, incisif à travers les paupières plissées et les verres grossissants des lunettes ; — seul le pas se ralentissait, devenait plus incertain. Le sourire ne se détendait pas, le visage restait aussi aigu et vif, mais la mélancolie se faisait jour ; il nous confiait son renoncement désormais à la recherche et à la tâche de l’écrivain, l’une étant inséparable de l’autre dans son esprit. Mais il y avait comme une première annonce de la mort, un début de détachement dans cette acceptation du silence et de la création interrompue.

Je n’entreprendrai pas de retracer une carrière qui l’avait mené, de Normale à l’École de Rome, du Lycée du Havre à la Faculté d’Alger, puis à la Sorbonne, puis vers les plus hautes responsabilités : celles de Directeur de l’École de Rome, puis de l’École Normale, de Recteur intérimaire, enfin de Ministre de l’Éducation Nationale, où sous l’occupation il avait essayé de maintenir et même de régénérer l’Université.

Je n’énumérerai pas davantage la suite de travaux éclatants qui l’avaient conduit à approfondir l’histoire et la vie romaines des derniers temps de la République, — puis à déceler le lent glissement qui, par le Pythagorisme, avait mené du paganisme traditionnel à la montée du christianisme, — enfin à porter l’enquête dans les fondements mêmes de l’Église, en élucidant le problème complexe du tombeau de l’apôtre Pierre sous l’église centrale de la Chrétienté. La marche inéluctable qui l’entraînait n’était pas seulement celle de l’histoire, mais celle de l’élargissement et de l’approfondissement d’une pensée. Un de ses titres « De Pythagore aux Apôtres » donne l’idée de la trajectoire qu’il lançait à travers le passé de notre civilisation et de notre culture.

Mais plus encore que son apport à la Science, ou la vigueur convaincante de son style parlé ou écrit, ce qui frappait en lui, c’était la leçon de l’homme, qui a marqué et souvent modelé ceux qui ont été ses élèves, ceux qui l’ont connu, ceux qui l’ont lu. Je tiens que sa méthode intellectuelle a pour ceux qui explorent le passé de l’homme une grandeur exemplaire analogue à celle de Claude Bernard dans les sciences. Elle est d’ailleurs éminemment française et justifie le prestige que peut avoir parfois notre pensée dans le monde.

Carcopino partait du fait, mais non pas le fait reçu, admis. Le fait n’était jamais à ses yeux une donnée acceptée, car alors il est trompeur, mais une expérience à entreprendre, un problème à creuser, l’invite à une vérification, puis à une découverte. Ainsi cerné et défini, il était livré à l’intelligence, et Carcopino savait que l’intelligence, à moins de tomber dans le piège des routines, doit d’abord être créatrice, c’est-à-dire intuitive. Nourrie par l’étude attentive et objective, appuyée sur les rapprochements les plus étendus, elle doit déclencher un diagnostic. Et c’est seulement alors que l’intelligence logicienne doit intervenir, a posteriori, pour le contrôle critique et pour l’exposé convaincant.

Intensité, invention et rectitude étaient les hautes qualités de cet esprit. Elles étaient aussi celles de l’homme et ont guidé sa conduite dans la vie. Et c’est pourquoi ce grand intellectuel nous apparaît aussi comme une haute figure morale, dont la disparition nous appauvrit et est dure à accepter.

 

 

[1] Mort le 17 mars 1970, à Paris