Discours en l'honneur des écrivains français tombés pour la Patrie, à la Sorbonne

Le 9 avril 1919

Louis BARTHOU

ACADEMIE FRANÇAISE

DISCOURS DE M. LOUIS BARTHOU

PRONONCÉ AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

le mercredi 9 avril 1919

DANS L’ASSEMBLÉE TENUE À LA SORBONNE

SOUS LA PRÉSIDENCE DE M. LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

EN L’HONNEUR DES ÉCRIVAINS FRANÇAIS TOMBÉS POUR LA PATRIE

 

 

MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
MESDAMES,
MESSIEURS,

L’Académie Française, qui leur a pendant trois ans réservé ses récompenses littéraires, devait renouveler l’hommage de sa pieuse gratitude et de son admiration émue aux écrivains français tombés pour la Patrie. Séparés dans la paix par leurs opinions, par leurs croyances ou par leurs tendances, ils n’ont connu, sur les champs de bataille, d’autre école que celle du devoir. La même volonté de vaincre, exaltée jusqu’à l’héroïsme, les a guidés, rapprochés et soutenus. Passés du rêve à l’action, ils se sont donnés à la France, dont ils ont sauvé par leur mort le patrimoine que leur vie, pleine d’œuvres et d’espérances, aurait enrichi. Leur gloire, pour être faite de leur sacrifice, ne perd rien de sa grandeur bienfaisante. Il s’en dégage une noble et durable leçon. Elle élève une protestation irrésistible contre les reproches de légèreté frivole et libertine que des adversaires, habiles aux dénigrements et cyniquement hypocrites, faisaient à notre jeune littérature. Ils la jugeaient sur des apparences dont ils ne pouvaient pénétrer le fond, et ils la calomniaient. Incapables de connaître et de comprendre la France, ils ne savaient pas que l’Amour sacré de la Patrie jetterait aux batailles, d’un élan unanime, tous les Français capables de servir et que les écrivains, brusquement transformés en soldats, sauraient faire, eux aussi, la guerre, comme leurs frères des champs, des magasins ou des ateliers, obéir ou commander, souffrir et mourir. Ils ne soupçonnaient pas, parce qu’ils ignoraient tout de nos vertus traditionnelles, que les audaces littéraires cèderaient à la première alerte devant les devoirs de l’union nationale.

Ce n’est pas dans le pays de Vauvenargues qu’un écrivain s’abandonne, à l’heure du péril, aux mollesses de la contemplation ; « il prend les armes pour la sûreté de la Patrie ». Ce n’est pas dans le pays d’Alfred de Vigny qu’un homme de lettres redoute les tristesses, les misères ou les souffrances de la servitude militaire : cette servitude lui apparaît comme une discipline nécessaire, dont les obligations, pénibles ou périlleuses, ne lui cachent pas l’austère et salutaire grandeur.

Les écrivains français n’ont pas eu besoin d’une déclaration collective pour exalter leur confiance et pour se donner, dans la lutte, le sens de leurs droits et la certitude de leurs devoirs. Ils n’ont pas douté un instant de la justice de la cause pour laquelle ils sont morts. Tandis que de l’autre côté du Rhin, chaque affirmation du manifeste des intellectuels renferme un mensonge historique dont les documents allemands eux-mêmes ont fini par démontrer la grossière fausseté, la France a la vérité pour témoin et pour caution. Sa loyauté a égalé son courage. Le monde entier sait qu’elle a pris les armes, contrainte et provoquée, pour sauver, avec son existence et son honneur, l’idéal qui est le plus cher au monde. Les écrivains dont nous célébrons aujourd’hui la glorieuse et collective mémoire sont morts pour une cause immortelle. Nous tenons d’eux le flambeau sacré. Nous sommes les héritiers de la victoire qu’ils ont, après quatre ans de luttes, d’efforts et d’angoisses. Arrachée, avec leurs frères d’armes, aux incertitudes souvent cruelles du destin.

Mais serions-nous dignes de leur survivre si nous n’assurions pas toutes ses garanties à l’Idéal pour lequel ils ont fait le sacrifice d’une vie riche des plus belles promesses ? Leur victoire ne vaudra que par les réalités de la paix. Certains des bénéfices de cette paix dépendent de nous. La France a besoin, pour panser ses blessures, pour réparer ses ruines, pour vivre et pour grandir, de l’union qui fit la force de sa résistance et qui lui donna le salut. Sachons nous imposer, dans l’intérêt commun, les devoirs qu’exige la discipline nationale. Mais les voix d’outre-tombe, qui nous prêchent la fraternité française, exigent aussi pour la France une sécurité dont elle n’est pas seule maîtresse de fixer les conditions et les garanties. Personne ne refuse à nos sacrifices, les plus grands en tout qu’une nation ait consentis au cours de la tragique épreuve, le respect et les regrets, les honneurs et la gloire. Mais les fleurs qu’on dépose sur des tombes honorent les morts sans protéger les vivants. La France veut vivre. Elle n’a pas fait une guerre de conquête et elle ne poursuit pas une paix d’annexion. Mais elle veut vivre. Elle a, clans sa grandeur, trop de fierté et trop de justice pour’ s’abaisser à solliciter des concessions d’aumône. Elle est forte de ses droits, qu’elle réclame. La dérision serait trop cruelle et, la révolte trop légitime si l’Allemagne agressive, sauvée par une pitié imprudente, ne portait pas le poids et ne pavait pas les dettes de ses crimes. D’autre part, puisque la nature et des voix illustres confient à la France le périlleux honneur de monter la garde au nom de la civilisation, est-elle trop exigeante en demandant qu’une solide frontière — et il n’en est qu’une — la rassure contre les invasions dont elle a souffert pendant tant de siècles ? La France veut vivre. Ses morts, illustres ou obscurs, se lèvent avec nous pour réclamer dans la commune victoire, dont ils furent les artisans et les héros, une paix de réparation. Elle ne mériterait pas ce nom si elle ne renfermait pas les sanctions et les garanties de la justice. Mais n’est-ce pas la force de la France devant sa conscience et devant l’histoire que la paix méritée par elle se confonde avec les principes du Droit, avec les intérêts solidaires de ses Alliés et avec l’idéal permanent de l’humanité ? En délivrant aux familles des écrivains morts pour la Patrie la médaille de Richelieu, l’Académie Française a marqué son attachement à cette unité nationale dont son illustre fondateur fut l’heureux et glorieux ouvrier. Il n’est pas d’unité sans sécurité. La France attend avec confiance qu’on lui rende l’une et qu’on lui assure l’autre. Sa guerre vaut cette paix.