Discours du président des cinq Académies 1957

Le 25 octobre 1957

Jérôme CARCOPINO

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU VENDREDI 25 OCTOBRE 1957

DISCOURS

DE

M. Jérôme CARCOPINO
Président de l’Institut

 

Messieurs,

Si celui à qui échoit aujourd’hui l’honneur de présider la séance plénière et solennelle de l’Institut de France s’avisait d’en concevoir de l’orgueil, il lui suffirait, pour écarter cette tentation présomptueuse, de revoir la silhouette que mon prédécesseur de l’an dernier a spirituellement dessinée devant vous du personnage dont le rôle m’incombe et qui, relayant des individualités pareillement éphémères, est à la fois « nouveau-né dans l’exercice de ses fonctions et plus qu’à moitié défunt » quand il a fini de les remplir.

Au surplus, vous savez bien que seules, eurent part, pour l’en investir, les combinaisons accidentelles de l’ancienneté, directe ou inversée, qui orienta le choix de sa classe, et du hasard qui synchronisa cette désignation avec le tour ramenant, une fois par lustre, à son académie d’origine, l’apparente direction des cinq classes ensemble. Si bien que, malgré l’éloignement des temps, et à cause de la précarité de son illusoire magistrature, il ressemble d’assez près à l’épistate des prytanes que, il y a vingt-quatre siècles au moins, un tirage au sort quotidien intronisait à la présidence de la République athénienne, sans que le titulaire fût autorisé pour autant à se rengorger sur le siège qu’il n’occupait que pendant quelques heures et qu’il ne devait qu’à la capricieuse rencontre des tessères nominatives et des fèves anonymes au sortir des urnes électorales.

Sur un point, toutefois, la comparaison me semble boiter. L’épistate des prytanes n’avait point de discours à prononcer. Au contraire, la tradition qui vous réunit chaque année, au jour correspondant à ce 25 octobre 1795 où la Convention Nationale fonda l’Institut de France, exige de votre président d’un jour qu’il rende un pieux hommage aux confrères qui nous ont quittés depuis le 25 octobre précédent. C’est un noble usage qui associe les deux commémorations : celle de votre création collective, celle des morts individuels dont, votre collectivité a douloureusement appris la disparition ; et ce n’est pas sans émotion que je vais m’efforcer de célébrer d’une manière qui ne soit trop indigne, ni d’eux, ni de vous, ce dies natalis. À ces deux mots latins, les premiers chrétiens donnèrent une double signification. Pour eux, comme pour les païens, c’était l’anniversaire terrestre de leur venue en ce bas monde ; mais c’était aussi pour eux, et pour eux seuls, celui de leur mort, c’est-à-dire de leur naissance au ciel. Ce qui confère à la célébration d’aujourd’hui la portée d’un acte de foi et la valeur d’un symbole, c’est que nous confondons en un même dies natalis, pour les fêter ensemble, et l’appel à l’existence de l’Institut, qui, depuis cent soixante-deux ans, est demeuré fidèle à sa mission, et l’avènement à la postérité de ceux des siens qui, en se séparant de lui cette année, nous ont laissé, comme une promesse de survie, leur œuvre et leur exemple.

Cette année, la liste funèbre est longue, et au dernier moment il m’a fallu y inscrire, en quelque sorte en surnombre, Charles Dugas, savant helléniste, archéologue scrupuleux, céramographe d’internationale autorité, dont je ne veux que saluer le nom, à la fois par déférence pour ses confrères, qui n’ont pu encore s’incliner sur son cercueil, et par respect pour un homme dont l’éloge ne saurait être bâclé. En dehors de lui, une académie, celle des Sciences, a perdu un de ses membres ; trois académies — Inscriptions, Beaux-Arts et Sciences morales — en ont perdu deux ; plus éprouvée, l’Académie française déplore trois décès. C’est d’eux que sa priorité m’inviterait à parler d’abord, si son directeur ne se sentait obligé, par devoir de courtoisie, à évoquer les premiers — priori inter pares — en dernier lieu. Aussi bien, vous ressentirez indistinctement la cruauté de nos deuils, laquelle ne se mesure pas à leur nombre, mais à la profondeur des vides que, dans toutes nos classes, ils ont creusés dans nos rangs.

Grand est celui qu’a laissé, tant en Italie que chez les historiens de tous les pays où l’étude de l’Antiquité reste à l’honneur, Gaetano De Sanctis, associé étranger de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Sa vie qui fut longue, puisque né à Rome en 1870, il s’y est éteint au printemps dernier, a été chargée tour à tour d’épreuves et d’honneurs. Mais elle tient essentiellement dans l’enseignement et les écrits dont il l’a remplie avec une ténacité que ne devaient relâcher ni ses tribulations, ni môme l’affaiblissement de sa vue. Cumulant les compétences et les spécialités, philologue et linguiste, épigraphiste et archéologue et même préhistorien, ce professeur aux Universités de Turin et de Rome s’était entraîné, par un labeur opiniâtre, jalonné d’innombrables analyses de détail, aux amples synthèses qui garderont son nom de vieillir : sa Storia dei Romani qu’en six gros volumes parus de 1907 à 1953, il n’a pu conduire qu’à la fin du IIe siècle avant notre ère ; sa Storia dei Greci, des origines à la fin du Ve siècle av. J.-C., dont les deux tomes, publiés ensemble en 1938, ont pleinement réalisé ses intentions. Dans le premier de ces livres, il a marqué une réaction prudente — mais pouvait-il vraiment faire au scepticisme sa part ? — contre l’impitoyable critique d’Ettore Pais, laquelle, au scandale d’érudits dont elle ôtait, si j’ose dire, le pain de la bouche, avait émietté en une brillante poussière de fables incontrôlables les traditions relatives aux trois premiers siècles de Rome. Surtout, il y a réussi à composer des guerres puniques un inoubliable récit, où l’on ne sait ce qu’on admire le plus : la richesse d’une information sans lacunes, la sûreté de la méthode, l’énergie du style. De Sanctis respire à l’aise dans l’atmosphère de ces temps héroïques où les généraux d’un Sénat pacifique, capables de combattre mieux qu’Hannibal, étouffaient les visées d’un impérialisme conquérant sous les ailes des victoires qu’ils se figuraient encore ne remporter que pour le salut de la patrie. Dans son Histoire des Grecs, De Sanctis s’est montré aussi bon écrivain, meilleur, peut-être, et je défie quiconque de pouvoir, à l’âge atomique où nous sommes parvenus, lire, sans un frisson d’alarmes, ses pages sur la civilisation crétoise des siècles minoens, qui, mortelle comme les autres, eût été abolie jusque dans le souvenir des hommes, si, au début de ce siècle, les fouilles d’Evans ne l’avaient ressuscitée par miracle après bientôt quatre millénaires d’ensevelissement dans une nuit totale.

C’est que De Sanctis, réservé jusqu’à la froideur, cachait sous les dehors d’une impassibilité qui n’était qu’une cuirasse, une âme forte et vibrante ; que l’auteur, en lui, ne faisait qu’un avec le croyant. Quand j’eus le privilège, en 1922, d’être promu par notre confrère, M. Léon Bérard, alors ministre, à la direction par intérim de l’École française du Palais Farnèse, j’avoue que j’évitai, plus que je ne la recherchai, la société de De Sanctis, dont le neutralisme, pendant la première guerre mondiale, avait scandalisé nombre de ses compatriotes et indisposé tous les nôtres. Quand je revins à Rome en 1937, je compris que j’avais eu tort et que l’historien, qui avait dédié l’un de ses volumes à tous ceux qui vouent à un égal mépris les oppresseurs sans vergogne et les opprimés sans révolte, était simplement un chrétien qui voulait vivre sa religion. N’admettant comme légitimes que les guerres défensives, De Sanctis avait pris parti en 1915 contre l’intervention de l’Italie ; et, depuis, conséquent avec lui-même, il avait préféré la retraite et la pauvreté à la prestation du serinent exigé de lui par le fascisme dont les ambitions belliqueuses et la violence lui devenaient insupportables. Il a survécu à ce régime ; et la jeune République italienne lui a rendu, sans limite d’âge, la chaire d’où il était descendu volontairement, en même temps qu’elle lui attribuait un des sièges de sénateur inamovible instaurés par la nouvelle constitution. Mais si son destin se fût achevé à soixante-quinze ans, De Sanctis n’eût obtenu aucune de ces réparations éclatantes ; et l’avenir exaltera la fermeté de son caractère autant que la lumineuse solidité de sa science.

Persévérance et désintéressement dans l’effort, souriante modestie ornant un grand savoir, bienveillance foncière et malicieuse, dévouement fraternel à l’Algérie où avait commencé sa carrière, piété filiale envers la France où s’était formée sa vocation et s’est fermé son tombeau, voilà ce qui rendait à la fois si respectable et si séduisant Maurice Gaudefroy-Demombynes, membre libre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres dont quatre-vingt-quinze ans sonnés faisaient et, de loin, le doyen d’âge. L’orientalisme français, déjà si gravement atteint par le décès, survenu l’an dernier, de William Marçais, est privé, en la personne de Gaudefroy-Demombynes, d’un représentant d’élite qui l’aura illustré pendant trois quarts de siècle. Nommé en 1895 professeur à la médersa de Tlemcen, ce lettré délicat ne s’enferme pas dans sa bibliothèque ; il se mêle, avec une curiosité qui est sympathie, à la vie des musulmans qui l’entourent, dont beaucoup, ses auditeurs, sont en train d’accéder, grâce à lui, aux beautés de leur langue et aux trésors de leur littérature. Le premier des livres qui attireront sur lui l’attention est, en 1900, une étude de folklore, Le Mariage en Algérie, bientôt suivie d’une monographie du Pèlerinage de la Mecque. Mais il avait trop d’ouverture et de distinction dans l’esprit pour ne point essayer de dévoiler à ses concitoyens les aspects les plus significatifs de ce monde oriental dont il avait pénétré l’originalité. De là ce petit livre, alerte autant que substantiel, sur Les Institutions musulmanes, dont la réussite est confirmée, en 1931, par celle du Monde musulman avant les Croisades. À élaborer ces ouvrages qui toucheraient le grand public, Gaudefroy-Demombynes se délassait de la préparation de ceux, approfondis et difficiles, qu’il destinait aux orientalistes, ses pairs, et qui lui ont valu leur estime : sa Syrie à l’époque des mamelouks, sa Grammaire arabe de 1937, enfin son Mahomet, cette synthèse, longuement mûrie, qui en condensant son expérience de l’Islam, a, l’année dernière, couronné son monument. Mais ce serait le trahir que de le confiner dans sa production, si considérable qu’elle ait été. Elle n’était pour lui qu’une manière de prolonger et de propager l’enseignement que, de Tlemcen, il vint, en 1908, donner à notre École des langues orientales, quatrième successeur de Sylvestre de Sacy dans cette chaire d’arabe qui, depuis sa fondation en 1796, n’avait encore usé que trois titulaires, et qu’il devait occuper lui-même jusqu’en 1935. Chrétiens et musulmans se sont pressés avidement autour d’elle, et dans une lettre qu’en avril dernier il écrivit à son disciple, M. Jean Gaulmier, il a pu se rendre, avec une charmante simplicité, ce témoignage : « Je n’ai pas perdu ma trop longue vie, puisque j’ai fait proprement mon métier de professeur, assez bien pour gagner l’amitié de mes élèves. » Par cette amitié, où se sont rejoints des frères dont quelques-uns, maintenant, sont peut-être ennemis, il aura toujours servi la France. Car enfin, il suffit d’existences comme la sienne, de leçons comme les siennes, pour confirmer notre foi dans l’avenir d’une Afrique du Nord où elles ont tissé en silence la trame des liens spirituels qui, en dépit des déceptions et des menaces de la conjoncture, l’unissent indissolublement à notre patrie.

Avec Luc Picart, membre non résidant de l’Académie des Sciences et le plus ancien des astronomes français, nous aurions pu naguère, alors qu’aucune machine humaine ne venait encore ajouter sa rumeur à l’effroi des espaces infinis, nous évader des préoccupations qui nous assaillent dans la contemplation sereine du ciel étoilé dont il a dressé la carte. Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de mathématiques, il préfère à l’enseignement des lycées le poste effacé d’aide astronome à l’Observatoire de Bordeaux. Il accepte sans rechigner les besognes matérielles que commande la poursuite des mouvements du système solaire. Il passe des nuits l’œil au télescope, et il emploie ses lendemains aux calculs, d’un mécanisme routinier et d’une longueur souvent fastidieuse, que lui avaient dictés ses observations et que nécessitait leur exploitation scientifique. Très vite, il devient un observateur excellent et se distingue par la précision avec laquelle il cerne les orbites des planètes passées devant l’oculaire. Mais il ne se contente pas de ces exercices d’astronomie pratique. Parallèlement, il s’adonne aux investigations théoriques dont ils lui ont suggéré l’idée et proposé les bases ; et grâce à la notice de M. Baillaud, j’ai l’illusion momentanée de m’y être initié. En 1867, Schiaparelli avait émis l’opinion que les étoiles filantes consistent en des corpuscules détachés par l’attraction du soleil ou de ses planètes, des essaims qui constituaient les noyaux des comètes. Ces corpuscules vont alors se répartir progressivement le long d’une orbite commune, et, quand celle-ci est coupée par la trajectoire de la terre, il se produit une pluie d’étoiles filantes. Schiaparelli avait examiné les chutes de ces météores et les variations du phénomène ; mais il avait négligé les conditions dans lesquelles s’était désagrégé l’essaim générateur ; et il n’avait pas démonté le mécanisme de sa dissolution. C’est le problème auquel s’attaque Luc Picart, avec l’ardeur de ses vingt-cinq ans et il le résout avec une rare élégance dans sa thèse de doctorat sur La désagrégation des essaims météoriques dont les conclusions sont partout admises aujourd’hui.

L’interception par la terre de l’orbite des météores avait ramené Luc Picart sur notre globe terraqué. Il paraît que la rotation ne s’en effectue pas tout d’une pièce à la manière d’un solide, mais entraîne des déplacements de ses pôles et, dans ses latitudes, de minimes variations dont l’ampleur a été contenue par Chandler en des périodes de quatre cent trente jours. Luc Picart établit qu’en attribuant à la terre un coefficient d’élasticité voisin de celui de l’acier, on rend compte de la périodicité fixée par Chandler ; et cette démonstration plaça notre confrère au premier rang des maîtres de la mécanique céleste. Il fut appelé à l’enseigner à la faculté des sciences de Lille en 1898, puis, en 1906, à celle de Bordeaux où lui fut simultanément confiée la direction de l’Observatoire où il avait débuté naguère, et auquel, désormais, il va consacrer le meilleur de son temps. Il le dote d’instruments perfectionnés, il en circonscrit les tâches ; il lui communique une impulsion nouvelle. Virtuose de l’interprétation des photographies célestes, il met au point un procédé nouveau pour identifier les petites planètes ; et au bout de ses statistiques des étoiles faibles perceptibles dans le ciel de Bordeaux, il arrive à convertir en certitude l’hypothèse selon laquelle notre voie lactée revêt, la forme d’une spirale. Toutefois, si remarquables que soient les résultats de son activité personnelle, il s’en réjouit moins que de ceux dont il partage le mérite avec l’équipe qu’il guide et qu’il anime. Quand, atteint par la limite d’âge, il résigne ses fonctions, il est capable d’aligner, à son éloge et à celui de ses collaborateurs bordelais, sept volumes du Catalogue photographique du Ciel, sept cent vingt planches de la Carte du Ciel, quatre volumes d’Annales, deux volumes d’Observations Méridiennes. En vérité, l’Institut de France a le droit de s’enorgueillir d’avoir compté parmi ses membres un mathématicien et un astronome possédant le bagage et la valeur de Luc Picart.

 

Il y a six semaines, l’Académie des Beaux-Arts était informée par des dépêches de presse de la mort, en Suisse, d’un de ses membres libres, M. le Baron Maurice de Rothschild. Porteur d’un nom historique, héritier d’une fortune proverbiale et d’une tradition de noble mécénat, il avait été distingué, par elle, il y a vingt ans, surtout à cause de son aide éclairée à l’enrichissement de nos musées ; mais, par malheur, ses séjours loin de Paris l’avaient, depuis trop longtemps, éloigné d’elle. Auparavant, elle avait été affligée à la nouvelle du mal subit qui venait de terrasser le doyen d’élection de sa section de peinture, Georges Leroux, artiste probe s’il en fut et cœur d’or. Vieille d’un demi-siècle, puisqu’elle fut nouée à Rome dans la camaraderie qui rapproche les pensionnaires du Palais Farnèse de ceux de la Villa Médicis, notre amitié fut de celles qui embellissent nos jours ; et je crains seulement de mal traduire l’affectueuse admiration qui, à mesure que s’écoulaient les années, la fortifiait toujours davantage. Frère puîné d’un peintre en renom. Georges Leroux apportait au Pincio la faveur de ses enthousiasmes et la fermeté des convictions qui avaient mûri dans l’atelier de Bonnat et dont il ne s’est plus jamais départi. Pour lui, la peinture ne saurait être une improvisation ; et la magnifique liberté avec laquelle le peintre, en possession de son métier, fera surgir sur sa toile des visions éblouissantes et personnelles suppose l’apprentissage préalable et la stricte discipline qu’il ne dépassera qu’à la condition de s’y être d’abord soumis. Mais il n’y avait qu’à voir et entendre ce long et droit jeune homme, aux yeux clairs, à la voix douce et parfois coupante, à la sobre parole où perçaient les accents d’une sincérité passionnée, pour être certain que son classicisme n’aurait jamais rien de conventionnel, et que s’il s’appuyait sur une tradition consacrée, à laquelle des détracteurs, affectant de la confondre avec ce qui n’en est que la sclérose, décochent comme une flèche empoisonnée le nom d’académisme, il saurait la rafraîchir de toutes les ondes frissonnantes d’une exquise sensibilité. Dès son premier contact avec l’Italie, il cède à l’envoûtement de cette terre bénie ; et sur ses premières toiles, plane l’incantation dont il fut ensorcelé. Il ne pourra jamais plus se déprendre de ces ciels ineffables, de ces paysages d’harmonie, où, sur des pentes ensoleillées et fleuries, s’élance le jet mélodieux des sombres cyprès. En 1993, il reviendra peindre le pays de l’Angelico, ce Fiesole qui nous échappe, puisqu’il a trouvé acquéreur en Amérique ; en 1927, il retourne en Toscane, et nous ne connaîtrons pas non plus les chantantes images qui ont pris le même chemin ; en 1931, il pose son chevalet à San Gimignano et, entre autres tableaux, nous offre ce « Retour de Vendange » dont peuvent jouir à Paris les privilégiés qui sont les hôtes de l’Ambassade d’Italie. Je ne crois pas m’abuser si je dois remonter jusqu’à Corot pour rencontrer un prix de Rome qui se soit aussi violemment épris de l’Italie, dans l’œuvre de qui l’Italie tienne une aussi large place. En 1932, Georges Leroux put organiser une exposition de ses « paysages latins ». Henri Focillon en avait préfacé le catalogue en quelques pages où il évoque délicieusement nos enchantements d’autrefois et la magie du pinceau qui les renouvelait ; et tel fut le succès que les portes de la Galerie Charpentier à peine fermées, l’Académie des Beaux-Arts, le 26 novembre, ouvrit les siennes au magicien.

Aussi bien, la première guerre mondiale avait-elle, dans l’intervalle, révélé chez Georges Leroux un autre aspect de sa maîtrise accrue. Mobilisé en 1914 au 302e d’infanterie, il rejoint le front en 1915, est affecté en 1916 à la section de camouflage. Mais il a emporté avec lui ses crayons et sa palette ; et il emploie ses heures d’inaction à éterniser, en des croquis, des gouaches ou des aquarelles, l’héroïsme des « poilus » qui, tant de fois, dans les tranchées ou au hasard de ses déplacements de « camoufleur », l’avait émerveillé et attendri. Ses compositions spontanées lui valent une célébrité qu’il n’avait pas cherchée ; et, audacieusement, il imagine alors de rassembler en une émouvante synthèse, au-dessous du texte du dernier communiqué, les armes de la victoire et les hommes qui l’ont remportée. Sur vingt mètres de long, cette frise incomparable nous présente à la fois, ainsi que le proclama notre confrère Louis Gillet, « le tableau de notre armistice et le portrait de notre armée ». Elle réalise mieux qu’un tour de force, l’idéal même auquel, chez Georges Leroux, aspiraient d’un même élan le patriote et le peintre. Ces figures criantes de vérité, qu’avec une majestueuse simplicité il avait ordonnées sous le déploiement de nos étendards, baignent dans une atmosphère de tranquille allégresse ; chefs et soldats, serrés au coude à coude, participent à la grandeur de la nation qu’ils ont sauvée. Ah ! que Georges Leroux eut donc raison de dédaigner les intrigues et les vanités, de se satisfaire d’un sort que le commun aurait jugé inégal à son mérite, avec un discret enseignement du dessin à l’École Polytechnique et ce simple ruban rouge qu’il a porté trente ans ! Et comme l’on comprend qu’il ait obstinément défendu ses idées, repoussé les tentations de la mode et les facilités de ce qu’il nommait sarcastiquement « la peinture-minute » ! Fidèle à ses amis dont les plus intimes, Marcel Samuel-Rousseau, Paul Hazard étaient aussi les miens, il goûta le bonheur dans la foi aux principes dont il ne doutait plus, depuis que, par eux, il avait atteint, dans son œuvre maîtresse, le splendide sommet où il lui fut accordé de fixer, avec ses traits et ses couleurs, une heure immortelle de l’histoire de la France.

Le très honorable Lord Vansittart, associé étranger de l’Académie des Sciences morales, ambassadeur de Grande-Bretagne en diverses capitales de l’Orient et d’Europe, termina sa carrière diplomatique au Foreign Office, dont il fut, de 1930 à 1938, le sous-secrétaire d’État permanent, en des fonctions symétriques de celles du Secrétariat Général du Quai d’Orsay, dont notre confrère M. Charles-Roux nous a montré, par les services que rendirent en des circonstances dramatiques sa clairvoyance et son courage, ce qu’elles peuvent comporter de salutaire influence.

Lord Vansittart aimait écrire, et lorsqu’en 1938 il fut élevé à la pairie, cette forme hautement honorable de la retraite, il composa des ouvrages d’histoire diplomatique dont deux, au moins, ont été traduits dans notre langue : Eternelle Allemagne, et Leçons de ma vie. Il y exprime son amitié pour la France où il a souvent séjourné et dont il n’ignore ni les défauts superficiels, ordinairement dérivés d’institutions inadéquates et susceptibles de nécessaires refontes, ni les vertus profondes ataviquement inhérentes aux fils de notre nation. Avec une impartialité méritoire, il n’a pas plus hésité à avouer les erreurs de son gouvernement qu’à appliquer sur la poitrine de nos dirigeants le mea culpa dont ils pouvaient se frapper eux-mêmes. Il regrette le temps qu’il a fallu à ses compatriotes pour découvrir le danger hitlérien. Il blâme la lenteur avec laquelle ils ont converti l’Entente en Alliance, il dénonce la faiblesse militaire de cette alliance et il en répartit les lourdes responsabilités à égalité entre son pays et le nôtre. Suivant lui, la seconde guerre mondiale eût pris un autre tour, à supposer qu’elle eût éclaté, si l’Angleterre avait renforcé son armée de terre et si la France avait consenti les sacrifices nécessaires au développement de son aviation. D’aucuns, peut-être, seront surpris que Lord Vansittart ait si énergiquement critiqué une politique dont il a été si longtemps l’auxiliaire. Mais, d’abord, il n’a peut-être pas été fâché d’épargner à son Foreign Office des remords qui devaient plus justement bourreler la conscience du War Office. Ensuite, il ne tenait plus la barre quand s’approcha la tempête. Enfin il considérait comme son devoir d’écarter, par ses conseils, à défaut de son action, le retour des fautes commises. Il y a neuf ans, le langage qu’il vous adressait a retenti ici-même, moins comme une condamnation du passé que comme une mise en garde pour l’avenir et un appel à l’espérance. À Paris, ce jour-là, Lord Vansittart aura été prophète, car il vécut assez pour assister, grâce à la compréhension des Britanniques, au commencement des réalisations fédérales qu’il avait désirées et qui — nous le souhaitons avec lui — préserveront la liberté de l’Europe occidentale.

Voici un mois à peine qu’expirait Maxime Leroy, membre libre de l’Académie des Sciences morales. Sa longue existence a été remplie par l’intérêt qu’il prenait au progrès social, par la sollicitude qu’il n’a cessé de témoigner aux travailleurs. Coup sur coup : en 1904, par son livre Le Code Civil et le Droit nouveau, en 1907, par celui qu’il a intitulé Les transformations de la puissance publique et les syndicats de fonctionnaires ; en 1908, par son essai sur La théorie de l’autorité dans la démocratie, il affirme sa curiosité et ses sympathies, et elles l’amènent à cerner les formes juridiques nouvelles que le monde du travail est entrain de modeler. La puissance grandissante du mouvement syndical lui paraît dominer notre époque et, en deux volumes parus en 1924, il vise à concilier les tendances du pouvoir qui monte avec la liberté dont il n’accepte pas la décadence, avec le patriotisme dont, descendant de Lorrains et d’Alsaciens, il a traduit la force invincible dans les deux tomes de l’ouvrage par lui consacré à ses deux provinces originelles. Ses inclinations personnelles rejoignent celles des précurseurs d’un socialisme humaniste, dont, en son for intime, il n’a jamais cessé de caresser le rêve.

De Proudhon, il commente le manifeste sur La Capacité politique des classes ouvrières. En 1925, il se fait le biographe de Saint-Simon, ce qui est naturel, et en 1928, ce qui est plus imprévu, mais, à la réflexion, non moins opportun, de Fénelon, le prélat grand seigneur que son amour du peuple a conduit, pour sa disgrâce, à souhaiter des réformes inévitables. Plus tard, il s’attache à Sainte-Beuve dont le sens social n’est pas moins aigu que le sens critique ; il en étudie La pensée en 1940, La Politique, en 1941, La vie tout entière en 1947, puis il se consacre à l’édition de l’œuvre intégral de son auteur préféré. Avec quelle piété il s’est penché sur ses devanciers ! De quelle tristesse n’était-il pas envahi, lorsqu’ils étaient méconnus ! À quelle sourde colère ne cédait-il pas devant les attaques dont était l’objet Sainte-Beuve, celui d’entre eux qui lui était le plus cher, parce qu’il brillait à ses regards des sentiments et des lumières qui vivifieraient les temps nouveaux. Je n’ai eu qu’une fois l’occasion de causer longuement avec lui, dans un dîner où ma chance me l’avait accordé pour voisin : c’est de Sainte-Beuve qu’il m’a tout de suite entretenu, je ne dirai pas avec feu, car son aménité lui interdisait les éclats de voix, mais avec une chaleur contenue et d’autant plus vive qu’il rencontrait chez son interlocuteur une compréhension dont il était touché. Chez Maxime Leroy, le rationaliste était inséparable de l’homme de cœur. Sa pensée fut constamment imbue de sa générosité foncière. De là vient le succès qu’en ces dernières années remportèrent les exposés qu’il fut invité à développer devant le micro de la radiodiffusion et qui furent si largement appréciés de son invisible auditoire qu’à diverses reprises la répétition en fut demandée. C’est cela aussi qui a fait le charme de sa compagnie, et qui, hélas ! aujourd’hui avive la peine de ses confrères à qui feront défaut sa sagacité et sa ferme douceur.

 

J’arrive aux coups redoublés qui, en ces derniers mois, ont accablé l’Académie française. Le premier à l’endeuiller fut Édouard Herriot qui n’y aura siégé qu’au soir de sa vie et durant dix années seulement. Quand il y fut élu, il avait déjà gouverné la France et il présidait notre Assemblée nationale. Mais n’eût-il pas été l’homme d’État qui, au pouvoir ou dans l’opposition, avait si fortement marqué les trois régimes sous lesquels il a milité, que sa place y eût été réservée quand même. Peut-être même eût-il été académicien plus tôt, si l’âpreté des luttes partisanes n’avait fait de son nom un signe de contradiction ? Son rôle politique a masqué plutôt qu’il ne la mit en relief l’étonnante envergure d’esprit qui eût suffi à sa renommée.

Sur l’homme d’État, je serai bref. L’heure de l’impartiale histoire n’a pas encore sonné pour lui ; et d’ailleurs si je me risquais à la devancer par un éloge sans ombres, vous seriez en droit de suspecter mon sérieux et ma bonne foi. Je tiens toutefois à saluer le libéralisme qu’il a professé, la cordiale tolérance dont il a fait preuve, où les Chrétiens se plairont à percevoir les secrètes impulsions de la charité évangélique et qui, chez lui, était inséparable de la bonté habituelle aux hommes sûrs de leur force. Je voudrais aussi m’incliner devant un patriotisme dont la flamme n’a jamais vacillé, pas même lors de la négociation des Chequers, qui lui a été si souvent reprochée et à laquelle on ne sera pas plus sévère que le Maréchal Foch écrivant dans ses « Cahiers » : « Le 1er septembre [1924], Herriot est revenu de Londres avec un résultat qui nous a mis en bonne situation vis-à-vis de nos alliés et qui lui a créé une victoire en France sur le dos de ... prédécesseurs qui n’[avaient] en rien su avancer nos règlements avec l’Etranger. » Je désire enfin payer mon tribut de louange au Président du Conseil qui a préféré tomber sous un vote de défiance, que la conjonction des extrêmes rendait inéluctable, plutôt que renier un engagement de son pays. Dans le discours fameux qu’il a prononcé en faveur de la reconnaissance de nos dettes envers l’Amérique, Édouard Herriot eut l’impérissable honneur d’incarner l’honnêteté française.

Mais c’est abstraction faite de la politique que je désire déférer au grand intellectuel que fut Herriot la louange à laquelle tous ceux qui sont ici s’associeront sans arrière-pensée. Dans le temps qui m’est imparti, je ne saurais prendre sa mesure et au surplus il me serait impossible de rivaliser avec Jérôme Tharaud qui, à la réception de son camarade, réussit à le peindre dans l’infinie variété de ses talents, avec la constante supériorité dont il les a, tous, empreints.

À M. André Billy, Édouard Herriot a confié son secret : « Je ne dors que deux heures par nuit, je lis le reste du temps et je retiens tout ce que j’ai lu. » Grâce à quoi il lui fut permis de stupéfier ses rhétoriciens de Lyon par la précision impeccable des corrigés qu’il improvisait pour eux avec la même facilité dans chacune des trois langues qu’il leur enseignait ; d’envelopper de, la même compréhensive tendresse une toile du Greco et une symphonie de Beethoven ; et d’en remontrer, sur l’Acropole, aux jeunes Athéniens dont notre École du Lycabette lui avait gentiment fourni l’escorte superflue. Cette accumulation de connaissances, sans cesse augmentée par une insatiable curiosité, illuminée par la plus vive des intelligences, échauffée par la ferveur d’un humanisme qui était sa seconde nature, a tenu du prodige ; et pour vous convaincre il ne me sera besoin que d’égrener quelques souvenirs personnels. J’étais élève de cinquième à Sainte-Barbe quand le barbiste Édouard Herriot, depuis deux ans normalien, revenait avec plaisir dans notre vieux collège. Sa célébrité d’invincible lauréat avait débordé la « Cour Rose » où tournaient en rond ses vétérans et elle polarisait jusqu’à nos admirations enfantines. À la fête qui précéda les vacances de Pâques de 1893, je fus assez heureux pour mériter de lui une grande tape dans le dos, ponctuée d’un « Bravo, petit, tu ne t’en es pas mal tiré. » Je venais, en effet, de réciter, sur le devant du rideau, le sonnet qu’il avait écrit pour la circonstance ; et j’étais rouge de fierté d’avoir mérité cette flatteuse bourrade du Normalien, notre aîné, que nous considérions comme le poète de notre génération et dont nous nous passions en classe, pour les apprendre par cœur, les vers parnassiens qui, par leur modernité et leur ironie savoureuses, régalaient les convives de nos Saint-Charlemagne. Lors de ma visite académique, je rappelai à Édouard Herriot cet épisode de notre lointaine camaraderie. Bien entendu, il n’en avait pas gardé la moindre souvenance ; et je l’intéressai davantage quand je l’informai de l’aide que, sans le savoir, il m’avait apportée dans mes recherches d’histoire religieuse par son gros livre sur Philon le Juif, publié en 1898, omis même par Jérôme Tharaud et toujours utile, puisque j’y ai découvert, dûment interprétés, les passages où Philon explique la hachette des Esséniens comme un symbole du Verbe divin. Dans les compliments que, par gratitude, j’avais le devoir d’adresser à l’auteur, je m’enhardis à glisser la supposition que cet ouvrage considérable procédait des recherches qu’Edouard Herriot aurait entreprises rue d’Ulm sous la direction de son maître, l’helléniste Tournier. « Pas du tout, me répondit-il en riant. Quand je partis pour la caserne, un choix des œuvres de Philon venait de paraître chez Teubner. J’achetai les deux volumes de ce texte grec, et je les ai emportés à Nancy. Même en marche ou en manœuvres, je m’arrangeais pour les caser dans mon sac. Philon le Juif a été le compagnon de mes dix mois de service militaire ; et c’est de ce commerce quotidien avec lui que mon livre est sorti. » Quelle admirable avidité de savoir ! Quel acharnement à l’étude ! Aussi n’ai-je été qu’à peine interloqué lorsque, à la fin de notre entretien, j’entendis Herriot me confier les doutes qui, au déclin de sa vieillesse, l’amenaient à se demander s’il n’eût pas mieux rempli sa destinée en obéissant jusqu’au bout à la vocation qu’avait devinée en lui l’abbé Feuilloley, son proviseur de Nantes ; et il se prit à regretter devant moi d’avoir abandonné les enseignements désintéressés et le culte pur des Lettres pour les joutes confuses et cruelles du forum. Naturellement, je protestai et protesteront avec moi les Lyonnais dont il aura été, pendant cinquante-deux ans, le Maire providentiel ; et ma protestation était sincère, autant que pourrait l’être celle de ses administrés, car enfin de quels prestiges la France ne serait-elle pas frustrée, si des hommes de l’universelle culture et de la puissance intellectuelle d’Edouard Herriot allaient manquer demain à son Parlement.

Le décès de Claude Farrère a suivi de près celui d’Édouard Herriot et, par une singulière rencontre, leurs dépouilles mortelles se sont rejointes en terre lyonnaise. Car, si Claude Farrère ne doit d’être né à Lyon qu’au hasard de changements de garnison auxquels la carrière du Colonel Bargone, son père, était exposée ; s’il n’a vécu, de suite, à Lyon que ses années d’enfance, c’est Lyon que le romancier de l’exotisme contemporain a chéri comme sa vraie patrie ; et c’est à Lyon qu’il a désiré d’être inhumé, plutôt qu’en la Corse berceau de sa famille paternelle, plutôt que sur le rivage d’une de ces mers, proches ou lointaines, dont la houle soulève ou berce ses plus beaux récits. Ce choix ne surprendra plus, pour peu qu’on relise les lignes émouvantes par lesquelles il avait signifié sa volonté posthume :

Le destin peut m’emporter où il voudra, nulle part je n’oublierai ni le Rhône, ni la Saône, ni la ville assise sur le confluent. Et le jour qui sera mon dernier jour, je sais que mon suprême vœu sera pour que ma tombe soit creusée dans l’angle même des deux grands fleuves. L’esprit religieux ne passera pas. Toujours les hommes s’efforcent à deviner l’énigme de par-delà la mort. Et cette énigme apparaîtra moins sombre en des lieux mystérieusement marqués pour plus d’illusion ou plus de vérité. Fourvière est de ces lieux-là. Puisque c’est près de Fourvière que je suis né, c’est auprès de Fourvière que je voudrais mourir. »

Aussi bien, de même que les convulsions du Lyon révolutionnaire sont entrées dans notre littérature avec le Lyon n’est plus d’Édouard Herriot, de même le Lyon du début du XXe siècle y a pris sa place grâce à Claude Farrère, dans La Porte dérobée et dans sa Mademoiselle Dax, jeune fille, toutes pages enveloppées de l’atmosphère lyonnaise, avec ses convoitises silencieuses et ses élans amortis, ses passions concentrées, son mystère et son mysticisme. Mais quels que soient les mérites de ces œuvres durables, elles seront dépassées dans la faveur de l’opinion mondiale par les romans où les amours diverses de Farrère se sont fondues en d’authentiques chefs-d’œuvre, Les Civilisés, L’Homme qui assassina, surtout La Bataille dont la puissance dramatique, dépouillée sur la scène ou l’écran d’une partie de sa parure verbale, n’a cessé de remuer les spectateurs du théâtre et du cinéma.

Là, Claude Farrère a pu librement obéir aux deux tendances qui se disputaient son esprit : sa vocation littéraire, qu’avait prédite Victor Bérard, son examinateur au concours de l’École navale, quand ce juge, qui était devin, dut s’adresser au Ministre de la Marine pour maintenir au candidat la note d’histoire 20 sur 20 qu’il lui avait attribuée par dérogation à la coutume des jurys ; sa vocation de marin, qui lui venait sans doute d’un bisaïeul corsaire, que réveilla la vue d’un bateau d’enfant à la vitrine d’un magasin lyonnais et qui ne se démentira plus. C’est leur alliage qui a composé le brillant métal de ses créations. L’admirateur d’Aphrodite, le disciple de Pierre Louÿs recherchait les sensations rares, l’attrait en fût-il dangereux ou blâmable. Mais l’officier qui était plus fier d’avoir bien serré une voile par gros temps que de ses plus flatteuses réussites d’écrivain, connaissait l’âpre contentement que procurent les disciplines inexorables consenties à la Patrie dont le drapeau claque au vent du large sur tous les navires de notre flotte ; et quand on lit la citation que lui valut, à la bataille de la Malmaison, en octobre 1917, sa farouche détermination de demeurer toute une nuit sur soli char d’assaut immobilisé sous la mitraille, ou lorsqu’on se rappelle qu’insoucieux des balles qui le blessèrent grièvement, il s’est jeté entre le Président Doumer et son assassin, on ne doute point qu’il n’y ait eu en lui de l’étoffe drapée en cette école d’héroïsme qu’est la Marine française. À mon avis, cette coexistence de penchants contraires, qui ne fut peut-être pas toujours pacifique en lui, explique l’emprise de Claude Farrère sur ses lecteurs. Certes, ils sont captivés par l’art du conteur, l’habileté de la composition, la chatoyante souplesse du style. Mais surtout ils sont emportés par le souffle d’épopée qu’aux pires comme aux meilleurs, le devoir et l’honneur inspirent tout à coup dans l’instant décisif. Qui de nous ne serait heureux de serrer la main du colonel de Sévigné-Montmorin, l’homme qui assassina pour sauver Lady Falkland de l’iniquité et du malheur ? Qui de nous n’admire comment un pur amour a tiré de la fange où il s’enlisait le lieutenant de vaisseau des Civilisés et l’éleva soudain jusqu’au sublime sacrifice qui assure la victoire de son torpilleur contre le cuirassé anglais King Edward, comme celle de Nelson à Trafalgar ? Et qui n’est bouleversé par le spectacle de grandeur morale que nous offrent en même temps, dans La Bataille, le commodore britannique et le marquis japonais ?

Ce sont des figures ineffaçables, que le fond des tableaux sur lequel elles se détachent rehausse encore. Car Claude Farrère fut un peintre coloré des pays où s’ancrèrent, au loin, ses navires : des langueurs dissolvantes de Saïgon, du charme d’Istanbul, « cette eau-forte » et du Bosphore, « ce pastel » ; et comme le poète de ces descriptions se doublait de l’observateur dont l’mil s’était exercé, au banc de quart, à percer les brumes où l’avenir s’ébauche, il a pu, comme le rates antique, prophétiser. Il a prévu la fragilité de l’Indochine que nous avons perdue, et l’irrésistible expansion de la force nippone comme il a scruté les vertus, labeur, vaillance, loyauté chevaleresque, qui ont fondé la rénovation de la Turquie. Claude Farrère n’est plus ; mais son œuvre subsiste, lestée de ces témoignages qui ne passeront pas.

Et ne passeront pas davantage ceux qu’a portés sur l’évolution de l’humanité aux différents moments de notre époque et sur à peu près toutes les contrées de notre planète l’artiste et le penseur que fut André Chevrillon.

Il était, avec ses quatre-vingt-treize ans, le doyen de l’Académie française et de la Société des Gens de Lettres et on l’environnait partout d’une égale vénération, non point parce que son âge commandait le respect, mais parce que toute sa vie droite et sans ambitions temporelles était un exemple et parce que, jusque dans l’extrême vieillesse, il avait gardé intacte une exquise fraîcheur d’esprit. Neveu, par sa mère, d’Hippolyte Taine, il vécut sa jeunesse dans l’intimité de son oncle, et, sous l’influence de « cette âme candide et probe, stoïcienne et secrètement tendre — c’est lui qui parle — il s’est initié à l’Art, à la Pensée, au culte de la Vérité ». Il voulut d’abord enseigner la littérature anglaise dont Taine était l’historien. Agrégé, docteur ès lettres avec une thèse sur Sidney Smith et la renaissance des idées libérales en Angleterre, il fut professeur à l’École Navale de Brest, puis à la Faculté des Lettres de Lille. Mais bientôt sa santé exige un séjour de cinq années en Égypte, dans le climat chaud et sec des temples de Louksor. Quand il en revient, son parti est pris. Il dit adieu à l’Université ; il étudiera en voyageant. « J’ai un neveu, confiait un jour Mme Taine à M. Albert-Buisson, auquel je ne reproche que d’être un peu trop vagabond. » En vérité, c’était un vagabond d’une espèce singulière. Il avait ses plans de voyage arrêtés ; ses curiosités prédéfinies, et avec un discernement divinatoire elles l’aiguillaient sur les vieilles régions où il y avait le plus de nouveauté à découvrir.

Comme l’a finement remarqué notre confrère M. Émile Henriot, Chevrillon a précédé Loti dans l’Inde, et les Tharaud au Maroc, puisqu’il a séjourné à Fès dès 1905 et qu’il est entré à Marrakech, non seulement dans les palmes, mais au milieu de nos bataillons qui, six mois plus tôt, s’étaient emparés de la capitale du Sud. C’est un pionnier, mais qui voyage à petites journées, observe à loisir et ne se rassasie jamais de sentir et de comprendre, les yeux fixés sur les vérités humaines, ces étoiles immatérielles qui ne sauraient ni pâlir ni changer, même quand les changements de latitude entraînent celui des astres du ciel.

N’attendez pas de moi que j’énumère les ouvrages qui, sortis de ses prospections infatigables, de sa longue réflexion itinérante défient l’analyse par la perfection même de la forme où se moulent les réalités qu’ils embrassent ; et d’ailleurs, l’on ne saurait retenir ses cadences de poète et distinguer les nuances de sa prose diaprée de pourpre et d’or qu’en multipliant les citations. J’essayerai seulement de ressaisir le fil d’Ariane qui l’a guidé sur tant de terres disparates et qui relie aux pays qu’il a sillonnés les livres qui, chemin faisant, nourrissaient sa méditation.

D’abord, chez lui plus que chez n’importe quel écrivain, le paysage est un état d’âme. Par exemple, à Jérusalem, « dans cette désolation superbe, dans cette lumière exaltée », Chevrillon sent bien que la cité sainte « ne vit que de la vie de l’âme, d’une idée, d’un souvenir, d’un espoir » ; et partout ailleurs il s’ingénie à retrouver « les éternelles influences » qui font la vertu d’un site, par quoi il s’impose aux hommes, les pénètre, forme ou conserve leurs mœurs ; et dans l’Inde, comme au pays breton, il constate que la nature, par des voies différentes, a affecté pareillement les sociétés de telle sorte que « le bruit du monde moderne y semble expirer et n’est plus perçu que comme la vague rumeur d’une marée lointaine ».

Ensuite, en tous les pays qu’il a visités, Chevrillon a été hanté par le problème que posait à sa conscience leur contact avec la civilisation contemporaine de l’Occident. Dans l’Inde, quelles réactions lui opposeront ces jeunes brahmanes qui lisent Macaulay et Spencer et cependant, « s’ils avalent par mégarde un poil de vache dans une tasse de lait mal filtrée », se jugent « perdus et condamnés aux pires transmigrations » ? Et au Maroc, dans les « tumultes et cacophonies de notre civilisation qui s’installe, que devient le peuple indigène ? Il se désagrège... et ce n’est plus, sous le flot mouvant de la population nouvelle, qu’un déchet fripé qui traîne dans les rues... »

Enfin, nonobstant ces contrastes et ces heurts, Chevrillon ne doute, ni au Maroc, ni dans l’Inde, ni dans les coins les plus reculés et immobiles de sa chère Bretagne, que notre civilisation rationaliste ne finisse par étendre toujours plus son empire. Ici et là, « chaque jour nous apporte le craquement d’un monde millénaire » ; et cette certitude l’envahit d’une inquiétude qui confine à l’angoisse.

Dans ses Études anglaises, il écrit : « Une société trop intellectuelle qui ne respecte plus rien que l’intelligence peut marcher avec orgueil à la mort. » Dans ses Derniers reflets de l’Occident, il ajoute : « C’est d’une vision surnaturelle que les âmes bretonnes tirent leur surnaturel pouvoir. En excluant de l’école tout ce qui n’est pas rationnel et le réel, on a pu tenter d’enseigner didactiquement le devoir. Mais les vertus héroïques, la charité quand on est pauvre, l’espérance quand on devrait désespérer, la vaillance quand le corps défaille, toutes ces miraculeuses énergies qui soulèvent la créature au-dessus de la nature... quelles paroles de pure raison pourront jamais les susciter ? »

De tels accents confèrent à l’œuvre de Chevrillon sa signification la plus haute et sa plus brûlante actualité. On a regretté qu’elle eût été méconnue. Soyons certains qu’elle ne sera pas oubliée. Sans doute la vogue s’est détournée d’André Chevrillon tandis qu’elle allait à d’autres qui ne le valaient pas. Mais il n’aura pas non plus à subir l’épreuve léthargique du purgatoire où se morfondent de plus voyantes célébrités défuntes. À mesure que les questions qui l’obsédaient nous assiègeront nous-même, il nous deviendra plus présent et plus cher ; et dans le regain de faveur dont bénéficieront alors ses livres, je vous convie, mes chers confrères, à puiser un surcroît de confiance dans la permanente utilité de vos tâches transcendantes. Pour avoir entendu hier Paul Valéry et aujourd’hui De Sanctis et Chevrillon, nous savons bien que les civilisations sont vulnérables ; mais la civilisation proprement dite, la civilisation par excellence, la civilisation où retentissent les syllabes du vocable latin civis, qui désigne l’homme libre et moralement responsable dans la communauté à laquelle il se dévoue ; la civilisation de l’esprit et du cœur, issue de la Grèce des Sages et de la Rome chrétienne ; la civilisation qui, pas sa quête du vrai, son amour du beau, sa volonté de fraternelle justice, préserve, après l’avoir créée, la dignité des humains ; la civilisation qu’ont défendue, affermie, chacun à sa manière, tous les morts aujourd’hui commémorés et dont l’Institut de France continue d’alimenter les foyers sacrés, la civilisation ne périra pas.