Discours de réception du duc René de Castries

Le 1 février 1973

René de CASTRIES

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. le duc de Castries, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le Pasteur Marc Boegner, y est venu prendre séance le jeudi 1er février 1973, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

L’homme nait prisonnier et ce qu’il appelle liberté est tout au plus la possibilité de choisir une servitude. Sans renier les obligations trouvées dans mon berceau, j’ai décidé de la mienne en donnant ma vie aux lettres. Je lui ai dû parfois des épreuves mais aussi de nombreuses joies, dont la plus grande, assurément, est de prendre séance au milieu de vous. C’est un honneur dont je sens tout le prix que d’être admis dans une compagnie chargée de tant de gloire. Avec un élan de tout mon cœur je vous exprime une gratitude que les mots sont impuissants à traduire avec la chaleur que je souhaiterais.

Le fauteuil auquel vous avez bien voulu m’admettre présente des caractères singuliers : il est le seul qui fut originellement dévolu à un protestant, Valentin Conrart; il est également le seul ayant accueilli, en la haute personnalité de M. Boegner, un pasteur de l’Église réformée.

Pour rendre l’hommage qui convient à l’œuvre de mon prédécesseur et pour faire comprendre la valeur et l’importance de son action, il est nécessaire de faire appel à l’Histoire et de remonter aux origines de la religion dont il fut, depuis l’amiral de Coligny, le plus brillant représentant dans notre pays.

L’Église catholique à laquelle j’appartiens a été secouée par de pénibles crises : œuvre de Dieu, elle a éprouvé les tourmentes inhérentes aux faiblesses des hommes qui assumaient la charge de la conduire à travers les siècles.

Le Moyen Age avait connu des certitudes et les avaient trouvées dans les Livres Saints éclairés par la raison; il avait établi des cadres que l’on croyait immuables, il avait rêvé d’une Europe unie sous l’égide de la Chrétienté.

Tout fut brutalement remis en cause par suite d’une série de phénomènes concomitants : les navigateurs s’aperçurent que la terre était ronde, les astronomes qu’elle n’était pas le centre de l’univers. La découverte de l’imprimerie fit connaître au monde le texte de la Bible, en même temps que la révélation de la littérature antique poussait les esprits vers un renouvellement de l’art accompagné d’un certain dérèglement des mœurs.

Il semble aujourd’hui que la logique eût exigé que dans l’Église la théologie primât les humanités. Mais au temps de la Renaissance, si la foi chrétienne était encore professée. Elle n’était plus intensément vécue. Les Papes de cette époque versèrent trop aisément dans les travers de leur temps. Leur goût de l’art, le faste de leurs constructions, leur sens de la magnificence ne suffisent pas à excuser leurs responsabilités spirituelles.

Beaucoup d’esprits honnêtes pensèrent que la manière dont le christianisme était pratiqué s’éloignait fort des sources primitives et la diffusion récente de la Bible faisait partager cette inquiétude à d’importantes fractions de la Chrétienté.

En France, ces tendances étaient représentées dans le clergé par divers évêques tels Louis de Rochechouart, évêque de Saintes, Miles d’Illiers, évêque de Chartres, Étienne Poncher, évêque de Paris, Guillaume Briçonnet, évêque de Meaux. Bien que restant fidèles à l’obédience de Rome, ils pensaient que la chrétienté avait besoin d’une réforme. Leurs souhaits furent exprimés avec fermeté par un humaniste chrétien, Lefèvre d’Étaples, véritable précurseur des événements qui allaient bouleverser l’Eglise à la suite d’une explosion qui eût l’Allemagne pour théâtre.

Pour mener à son terme la construction de la basilique de Saint-Pierre, le Pape Léon X avait autorisé un véritable trafic des indulgences, selon des méthodes inaugurées par l’un de ses prédécesseurs, le fâcheux Alexandre VI Borgia. L’archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, chargé de la publication de la bulle pontificale s’attribua la moitié des sommes collectées et les versa aux Fugger, à la fois pour payer ses dettes et pour financer l’élection impériale.

Un moine, professeur à l’université de Wittenberg, indigné par cette simonie, prit alors position contre les indulgences et exposa ses thèses.

Ce moine se nommait Martin Luther. Le Pape le somma de se rétracter et devant son refus, il l’excommunia ainsi que ses disciples. Charles-Quint, élu à l’Empire depuis deux ans, convoqua Luther devant la Diète de Worms, afin qu’il s’expliquât. Le réformateur maintint ses points de vue et fut pris en protection par l’Électeur de Saxe, Frédéric le Sage, seul souverain allemand assez puissant pour tenir tête à l’Empereur.

Alors que Luther avait poussé un cri d’indignation qui aurait pu être écouté par un Pape plus spiritualiste et devenir la cause d’une rénovation, son aventure prit le caractère d’une manifestation politique dont les princes allemands s’emparèrent pour n’être pas subjugués par les Habsbourg.

Ces petits souverains imposant à leurs peuples la nouvelle religion fournirent à celle-ci un nombreux troupeau de fidèles. L’idée de réforme était dans l’air du XVIe siècle et le protestantisme naissant allait trouver un chef politique dans la personne d’un français, Jean Calvin, auteur de l’Institution chrétienne, âme pieuse, mais caractère inflexible, qui allait, par son autorité fixer à Genève la nouvelle Rome.

Tout en étant parfaitement convaincu de la pureté de la doctrine qu’il soutenait avec rigueur, Calvin, déplorant le déchirement de la chrétienté, n’en écrivait pas moins au réformateur anglais Cranmer, archevêque de Canterbury :

« Il faut compter parmi les pires maux de notre époque que les Églises soient séparées les unes des autres, au point qu’il existe à peine une société humaine entre nous et moins encore cette sainte communion des membres du Christ, que tous professent de la bouche, mais que bien peu cultivent sincèrement dans la réalité. »

Cette plainte ne fut pas entendue, mais la nécessité des réformes avait été comprise par l’Église catholique : un Concile, convoqué à Trente, par le pape Paul III, allait s’efforcer de ramener l’ordre. De l’immense travail mené par ce Concile sur une période de dix-huit ans, allait sortir un catholicisme rénové. Mais il était déjà trop tard et les décisions rigoureuses qui furent prises ne résolurent pas la crise ouverte par Luther et ses disciples. Ceux-ci, qui avaient peut-être espéré une entente, se sentirent définitivement exclus et ils eurent le sentiment que l’Église catholique avait fermé pour jamais la porte qu’ils s’attendaient à voir largement s’ouvrir.

Alors que, de part et d’autre, la réunion s’escomptait encore la rupture définitive fut consommée et l’unité chrétienne en reçut coup d’autant plus fatal que les divergences confessionnelles entraîner des luttes atroces.

Ln France, une entente fut pourtant essayée par Catherine de Médicis et son chancelier Michel de l’Hospital. De ce colloque, ouvert à Poissy le 9 septembre 1561, le pasteur Marc Boegner devait écrire quatre siècles plus tard :

« La divergence des positions ne tarda pas à éclater. Des murmures s’élevèrent dans la salle quand Théodore de Bèze, parlant de la Sainte Cène, mit en lumière la divergence qui, sur ce point sépare les deux confessions. La tentative de résoudre les différends de religion sous l’autorité du pouvoir royal se heurta au refus des évêques de permettre qu’un concile national délibère sur des questions de doctrine ne relevant que du Concile universel et au refus des réformés de signer une déclaration sur l’Eucharistie. »

Ce fut la dernière tentative de rapprochement à la veille d’une traversée du désert qui allait durer quatre siècles.

« L’Histoire, écrit encore le pasteur Boegner, a fait des protestants français une minorité persécutée. La souffrance rend susceptible. Les protestants français sont devenus si susceptibles qu’ils sursautent d’indignation quand on les critique. Sans doute, à entendre les étrangers, il n’y a pas, de par le monde, de minorité religieuse aussi remarquable que le protestantisme français, par la solidité de ses vertus privées et par l’influence que lui assure dans tous les domaines, son haut idéal de moralité. La grandeur du protestantisme, dans un pays où les talents abondent et où les caractères font défaut, est d’avoir formé des hommes, des caractères. Les protestants français sont des caractères. »

Cette définition me paraît assez bien représenter l’histoire émouvante du protestantisme français. Après trente-six années de guerre civile, le roi Henri IV, qui avait dû lui-même abjurer la religion réformée pour ceindre la couronne de France, donnait à ses anciens coreligionnaires, par l’Édit de Nantes, un statut qui assurait la liberté de leur culte. Mais de même que l’unité de la Chrétienté avait été brisée par la Réforme, l’unité politique de la France était mise en question par la reconnaissance de la scission.

Votre illustre fondateur, le cardinal de Richelieu, employa va une partie de son génie politique à résoudre ce problème : en enlevant aux protestants français leur puissance militaire et en respectant leurs libertés confessionnelles, il avait assuré l’unité nationale tout en s’inclinant devant les scrupules des consciences. Il donnait une preuve spéciale de son équanimité en chargeant le premier titulaire du fauteuil où vous m’avez fait l’honneur de m’appeler, de rédiger les statuts de l’Académie française.

Il semblait donc que le problème protestant fut à jamais résolu dans notre patrie. L’orgueil de Louis XIV, imprudemment flatté par des ministres qui persuadèrent l’époux de la petite fille d’Agrippa d’Aubigné que le protestantisme français avait disparu, allait pourtant ouvrir une crise douloureuse, et. en 1685 l’Édit de Fontainebleau révoquait les clauses de l’Edit de Nantes.

« La Révocation, a écrit Saint-Simon, donna à toute l’Europe l’effrayant spectacle d’un peuple si prestigieux, proscrit, fugitif, nu, errant sans aucun crime, cherchant un asile loin de sa patrie »

Une décision injustifiable avait privé la France d’une partie de ses élites. Tous les réformés ne purent cependant quitter le territoire. La foi de ceux qui demeuraient resta entière, leur volonté inébranlable ; dans l’ombre et le secret, ils bravèrent les persécutions pour rester fidèles à la religion de leurs pères. La plus illustre résistance de la foi protestante nie touche particulièrement car elle est intimement mêlée à l’histoire de ma province natale, à celle de ma famille, au contenu de mes archives.

Le musée du Désert, la tour de Constance qu’un des vôtres, André Chamson, a si brillamment évoquée, tous les décors de la guerre des Camisards me sont aussi familiers que les rives de la Seine. De cette guerre, qui dura plus de quinze ans, les souvenirs ne sont pas effacés dans mon terroir languedocien. Protestants et catholiques ont gardé la mémoire des luttes anciennes et tout homme de bonne fois ne peut que s’émouvoir en évoquant ces caractères qui ne voulurent pas renier leur foi et payèrent leur résistance par un nombre imposant de victimes : 114 prédicants et pasteurs martyrisés, plus de 200 femmes emprisonnées dans la tour de Constance, cinq mille religionnaires envoyés aux galères, parmi lesquels cinquante pasteurs.

Ce « miracle du désespoir » dont a parlé Michelet finit par éclairer certaines consciences. Le premier, Voltaire se fit le défenseur de Calas. En 1768, le prince de Beauvau libérait les prisonnières d’Aigues-Mortes. Quelques années plus tard, le maréchal de Castries, devenu comte d’Alais, se penchait avec sympathie sur les malheurs des protestants du désert cévenol, dont il était suzerain et faisait enquêter sur leur sort par mon grand-oncle La Fayette.

Ces efforts, joints à ceux de Necker, de Rulhière, de Malesherbes, allaient aboutir en 1787 à faire signer par Louis XVI l’Édit de Tolérance, enregistré par le Parlement en janvier 1788. L’année suivante, le 24 décembre, l’Assemblée Constituante achevait de rendre aux protestants toutes leurs libertés.

Ou peut alors mesurer combien la foi persécutée était restée vivace au fond des cœurs, et, aux premières années du XIXe siècle, allait s’épanouir ce grand mouvement du Réveil, qui marqua en France la renaissance du protestantisme et s’affirma par la fondation d’œuvres pies, et plus spécialement par l’organisation des missions. Mais l’évangélisation des terres lointaines ne faisait nullement oublier le prosélytisme à l’échelon national et quelques admirables figures surgirent dont la plus émouvante peut-être est celle de Frédéric Oberlin, un saint du monde réformé, qui évoque à la fois le médecin de campagne et le curé de village de Balzac.

Donné à Dieu dès sa jeunesse, Frédéric Oberlin découvrit sa véritable vocation quand il fut chargé de la paroisse vosgienne de Steinthal, le Ban de la Roche, où il prêcha l’Évangile pendant un demi-siècle, dans cette âpre vallée, au pied du Champ du feu, plus connue de nos jours par le soutenir tragique du camp du Struthof qui se trouve sur son territoire.

Aux premières années du XIXe siècle, le Ban de la Roche était un ardent foyer de charité, où Oberlin rayonnait au point qu’on venait le voir de toute l’Europe. Réaliste autant que mystique, le pasteur Oberlin voulut assurer une prospérité à sa paroisse en y implantant une industrie familiale. Il trouva l’appui cherché dans la personne d’un fabricant de rubans d’Altkirch, Jean-Luc Le Grand. Celui-ci, continué par son fils Daniel fonda au Bon de la Roche des ateliers de rubanerie dont la marque devint fort connue sous le nom de « Le Grand, frères ».

Le Grand s’était établi à Fouday, l’une des cinq paroisses desservies par Frédéric Oberlin. À son activité industrielle s’ajouta une action sociale. Le Grand fut le pionnier d’une législation internationale réglementent le travail des femmes et des enfants. Sa renommée fut si grande que la duchesse d’Orléans belle-fille de Louis-Philippe projeta de se rendre au Ban de la Roche, alors qu’elle faisait une cure à Plombières : au moment où elle prenait la route, on vint lui apprendre la mort accidentelle de son époux au mois de juillet 1842.

L’aîné des petits-fils de Daniel Le Grand se nommait Tommy Fallot ; c’était un enfant pieux qui avait grandi en écoutant les évocations que son grand-père faisait constamment de l’action d’Oberlin et il n’hésitait pas sur sa vocation : il allait devenir l’un des pasteurs les plus agissants de toutes les communautés protestantes.

Le pasteur Fallot avait une sœur Jenny, qui épousa un alsacien nommé Paul Boegner. Celui-ci était le fils d’Henri Boegner, professeur au Gymnase de Strasbourg, célèbre lycée fondé par Jean Sturm, à l’époque de la Réforme.

En 1870, Paul Boegner s’était engagé dans l’armée de Bourbaki, après s’être enfui de Strasbourg au lendemain de la capitulation. Ne voulant pas devenir Allemand, à la suite du traité de Francfort, il échoua à Lyon, après sa démobilisation et entra en relations avec le préfet du Rhône, M. Valentin, qui avait été un moment préfet de Strasbourg après le 4 septembre. Séduit par l’intelligence de Paul Boegner, Valentin le prit comme chef de cabinet. Ce fut l’entrée dans une brillante carrière préfectorale. En 1877, il fut promu préfet des Vosges. De son mariage était déjà né un fils André qui sera pasteur. En 1881, à Épinal, naissait son second fils Marc, qui sera, lui aussi, pasteur et dont la renommée deviendra universelle.

En 1887 le préfet Boegner est nommé à Orléans. C’est dans cette ville que le jeune Marc commence ses études au petit collège du lycée Pothier. Certes, il se montre bon élève, mais il est alors peu attiré, par les auteurs classiques et moins encore par le droit bien que Calvin l’ait étudié à Orléans. Si paradoxal que cela puisse paraître chez un futur homme d’Église, le jeune Marc Boegner n’est alors séduit que par le sport, se révélant ainsi dès sa jeunesse l’homme d’action qu’il deviendra. Il constitue une équipe de football et demande au proviseur du lycée de lui donner un grand comme moniteur. On délègue à cet effet le plus brillant élève du lycée, celui qui collectionne les prix d’excellence, le fils d’une humble rempailleuse de chaises du faubourg Bannier. Il se nomme Charles Péguy. C’est le début d’une amitié qui s’accomplira plus tard aux fameux « Cahiers de la Quinzaine ».

Péguy, espoir fauché en pleine fleur à la veille de la bataille de la Marne, est un des plus illustres titulaires de ce 41e fauteuil que la réserve de vos prédécesseurs a si abondamment pourvu. Un autre titulaire, non moins glorieux, fréquente alors la préfecture du Loiret, où le préfet Boegner le reçoit parfois à dîner tandis qu’il accomplit son volontariat : il s’appelle Marcel Proust. Et le jeune Marc Boegner, déjà enclin aux rapports sociaux, se montre un hôte accueillant aux réceptions paternelles.

Adolescent, il ressent une vocation: épris de vastes horizons, il a décidé d’entrer à Navale. À la veille du concours l’examen médical révèle l’insuffisance de sa vue et il faut soudain changer d’orientation.

À cette époque Paul Boegner étant devenu préfet de Seine-et-Marne, c’était à Louis-le-Grand, que Marc Boegner poursuivait ses études. après avoir fait sa philosophie à l’École alsacienne sous la direction de Théodore Steeg.

Dans le quartier latin en grande agitation des manifestations d’étudiants semaient un climat presque révolutionnaire. De bruyants monômes conspuaient Émile Zola parce qu’il avait eu le courage, dans la fameuse lettre « J’accuse » de prendre la défense d’un innocent. Pour Marc Boegner, ce débat sur la justice fut une première illumination. Le jeune homme traversait alors la crise religieuse qui secoue la plupart de ceux qui vont aborder la vie. Cette angoisse allait être féconde.

Au cours de l’été de 1898, Marc Boegner, passe ses vacances au Ban de la Roche, dans le fief familial des Le Grand. Ce décor agreste est tout à fait celui d’un roman de Gide ; il évoque l’atmosphère de la Symphonie pastorale et la Porte étroite.

« Un jour, raconte Marc Boegner, j’étais étendu sur un sofa, dans le salon de ma grand-mère, au Ban de la Roche, préparant un oral, un livre à la main, peut-être un livre de philosophie. Ma cousine Blanche Fallot est entrée, elle m’a dit quelques mots dont je ne me souviens pas exactement mais qui m’ont atteint :

— Marc, quand seras-tu enfin sincère ?

« C’est ce jour-là que je suis né de ce que l’on appelle « la nouvelle naissance » sans trop savoir ce que c’est.

« Mon péché... oui... mon péché. Mais aussi la grâce, voilà la vérité essentielle qui ne m’a jamais abandonné pendant toute ma longue vie. Aujourd’hui, comme hier, j’en suis profondément convaincu. »

Comme son modèle préféré saint Paul, Marc Boegner a trouvé son chemin de Damas. Il renonce aux séductions du monde et entre dans sa véritable voie : il se consacrera aux âmes.

Titulaire de la licence en droit, ce qui le conduira à faire des cours à l’Académie internationale de droit de La Haye, il entre à la Faculté protestante de théologie de Paris et devient pasteur.

De grands exemples brillent sous ses veux : ceux de son oncle Alfred Boegner, et de son frère André Boegner qui l’ont précédé dans cette voie ; mais le plus marquant lui était donné par le frère de sa mère, le pasteur Tommy Fallot à la mémoire duquel il a consacré une thèse en deux volumes qui apporte bien des éclairages sur le cheminement de sa pensée et de son action.

Tommy Fallot, le meilleur héritier spirituel d’Oberlin, fut un homme admirable. Sur sa tombe sont gravés ces mots du Psalmiste : « MON AME A SOIF DU DIEU VIVANT » qui résument si justement une vie brûlante d’ardeur chrétienne.

Fallot ne fut pas seulement un saint pasteur ; ce fut un visionnaire de la réforme sociale : il fit campagne pour l’émancipation de la femme, pour l’amélioration des conditions de vie des travailleurs les plus humbles et son action prit vite une dimension internationale.

De santé fragile, il fut prématurément condamné au repos. Pour continuer jusqu’au bout à se dévouer au salut des âmes, il se fit nommer desservant d’une humble paroisse de la Drôme, près de Crest, celle d’Aouste-sur-Sye avec ses annexes de Cobonne, de Mirabel et de Blasons, un territoire de cent kilomètres carrés à majorité catholique rendant la tâche difficile. Ce fut là que Tommy Fallot mourut en 1904, âgé de cinquante-neuf ans.

Marc Boegner allait souvent passer ses vacances chez cet oncle qu’il vénérait et y prenait de hautes leçons. Au moment où il disparut, le jeune homme venait de recevoir sa consécration de pasteur, il sollicita la succession du défunt et vint s’établir dans la vallée de la Drôme.

J’ai fait, non sans émotion, le pèlerinage d’Aouste ; j’ai vu le petit temple de Mirabel où Marc Boegner donna ses premiers sermons ; je me suis incliné sur la tombe du pasteur Fallot, à l’ombre des cyprès et des montagnes. Le paysage est d’une sauvage grandeur. Les falaises du Vercors étincellent dans le lointain ; les trois sommets en pyramide des monts de Rochecourbe bornent l’horizon du sud.

Dans cette nature propre à la méditation Marc Boegner s’ensevelit à vingt-trois ans, commence son ministère et voit naître ses trois premiers enfants. Comment de cette solitude presque oubliée des hommes le jeune pasteur, fou de Dieu, va-t-il s’élever à une renommée universelle ? C’est là tout le mystère et aussi tout le miracle d’un étonnant destin.

Méditant les enseignements de Tommy Fallot, priant de longues heures chaque jour, Marc Boegner se penche sur les problèmes de l’unité chrétienne. Il possède jusqu’au fond du cœur la foi protestante, mais il est chrétien avant d’être réformé. Son oncle Fallot lui a laissé ce principe : « L’église sera catholique ou elle ne sera pas; le chrétien sera protestant ou il ne sera pas. » Thèse assez proche d’une pensée d’un de mes prédécesseurs au deuxième fauteuil, le président de Montesquieu qui a si curieusement noté dans ses carnets : « La religion catholique détruira la religion protestante et ensuite les catholiques deviendront protestants. »

Ce ferment existe dans l’air au début du siècle. On pourrait du moins le penser en étudiant le comportement d’un pasteur épiscopalien d’Amérique, le révérend Lewis Thomas Watson qui lance à cette époque l’idée que tous les chrétiens devraient prier pour l’unité. Cet appel frappe le pape Léon XIII qui, dès 1895 avait encouragé une prière pour que tous les catholiques implorent le retour de leurs frères séparés. Pie X élargit encore cette vue et, à partir de 1910, une neuvaine pour l’unité fut célébrée chaque année, entre le 18 janvier, fête de la chaire de Saint-Pierre et le 25 janvier, anniversaire de la conversion de saint Paul. Mais la manière dont cette initiative avait été conçue était de nature à choquer le monde protestant, si honnêtement convaincu de détenir la seule doctrine véritable, et ce ne furent pas l’action du pasteur Watson, ni l’incitation vaticane, qui déterminèrent l’illumination qui allait pousser à l’action universelle le pasteur Marc Boegner.

La grandeur de la doctrine protestante est issue d’une exigence profonde : elle considère que le chrétien est seul en face de son Dieu, et la théorie du libre examen prônée par Luther a donné naissance à une religion difficile, puisque la créature sans autre impératif que l’intensité de sa foi se voit obligée sans guide de trouver sa voie. « Tout protestant est pape une Bible à la main » disait Voltaire. C’est se refuser les facilités des catholiques auxquels l’obéissance totale au successeur de Pierre trace un chemin bordé de garde-fous assez robustes pour éviter de s’égarer. Le risque immense du libre examen est qu’il finisse par exister autant de religions que de fidèles.

Sans arriver à cette extrémité, le protestantisme a connu de nombreuses variations qui l’ont divisé en plusieurs confessions : il existe 75 millions de luthériens, 40 millions de calvinistes, 30 millions de baptistes, autant de méthodistes sans parler des 35 millions d’anglicans. Ces groupes sont eux-mêmes subdivisés en églises autonomes dont le total atteint plusieurs centaines. Certes les différences sont souvent infimes, elles ne mettent pas en péril la foi commune, mais elles ont suscité beaucoup de difficultés dans le problème des missions, auquel le protestantisme a attaché tant de dévouement et d’activité.

Ces divergences éclatèrent de manière spectaculaire à la conférence universelle des missions protestantes, réunie à Edimbourg, du 13 au 23 juin 1910, sous la présidence d’un homme éminent, John Mott, fondateur de la Fédération universelle des étudiants chrétiens. Au cours de ce congrès, un chrétien d’Extrême-Orient demanda la parole et osa dire :

« Vous nous avez révélé Jésus-Christ et nous vous en remercions ; mais vous nous avez apporté aussi vos distinctions et vos divisions ; les uns prêchent le méthodisme, d’autres le luthéranisme, d’autres sont congrégationnistes et d’autres épiscopaliens. Nous vous demandons de prêcher l’Évangile. »

Ce propos qui bouleversa le congrès d’Edimbourg et marqua le premier pas du monde protestant vers l’œcuménisme allait décider de toute l’orientation du pasteur Boegner pendant les soixante années d’activité que sa longue vie lui permit encore. Il s’imposa comme programme de devenir le fédérateur des communautés protestantes, avec la ferme volonté de les ramener à l’unité, et peut-être l’espoir que cette tâche immense serait le premier jalon qui permettrait un jour à tous ceux qui se réclamaient du Christ de reconstituer dans son intégrité la tunique sans couture déchirée par les divisions confessionnelles.

C’est l’ensemble de ces activités qu’il convient maintenant d’exposer après avoir tracé les grandes lignes d’une carrière qui de l’humble paroisse d’Aouste-sur-Sye va conduire d’abord en 1911 Marc Boegner à une chaire de théologie à la Société des Missions évangéliques de Paris.

Après avoir fait comme infirmier la guerre de 1914, Marc Boegner devient en 1918 pasteur de l’église réformée de Passy, dite de l’Annonciation ; il occupera avec éclat pendant trente-deux ans ce poste de base où la réputation ne cessera de croître. Par une initiative d’un rare modernisme, il commencera, à partir de 1928, à prêcher le carême à la radio, activité qu’il exercera jusqu’en 1962, abordant les sujets les plus divers : « Dieu, éternel tourment des hommes, Le Christianisme et le monde moderne, La vie humaine de Notre-Seigneur Jésus-Christ, l’Église face aux temps actuels, La prière de l’Église universelle, La souffrance, Les sept paroles de Jésus sur la Croix, La vocation de la sainteté. »

Ces discours, d’un langage direct, profondément émouvants et nourris d’une culture raffinée touchèrent des millions d’âmes au plus intime de leur sensibilité tant ils savaient développer le sentiment que l’homme est une créature privilégiée, appelée par Dieu à une mission surnaturelle qui trouvera son véritable épanouissement dans l’éternité.

Quand on a eu l’honneur d’approcher le pasteur Marc Boegner, on comprend plus aisément son influence. Doué d’un grand prestige physique, d’un visage souriant, d’une voix prenante, il séduisait dès le premier abord. Il émanait de lui une authentique chaleur humaine, et même assurent ses familiers, une véritable tendresse. Ami et conseiller de chacun, sa prodigieuse mémoire lui permettait de se rappeler tous les entours de ses visiteurs, et même, à plusieurs années de distance, de reprendre les conversations au point où il les avait laissées.

Aussi son autorité morale s’accroissait de jour en jour et en 1929 il était élu président de la Fédération protestante de France. C’était la consécration d’un long et dur effort. Le principe de cette fédération avait été posé dès 1905 par le pasteur Monod ; l’assemblée plénière de Mines en avait sanctionné l’autorité depuis 1907. Le pasteur Boegner devait assumer cette présidence pendant plus de trente ans, jusqu’en 1961 ; elle marquait le premier jalon important de l’œuvre qu’il poursuivait et qui avait comme objet de réunir toutes les églises réformées de France. Un tenace effort, conduit de 1933 à 1938 permit enfin la convocation à Lyon d’une constituante qui réalisa l’union.

En 1939, le Synode national de Paris, assemblé à l’église du Saint-Esprit, élisait le pasteur Marc Boegner à la présidence du Conseil national de l’Église réformée, charge qu’il allait exercer pendant douze ans.

Au moment où l’accession à cette dignité lui assurait une plus haute audience internationale et où il allait pouvoir se consacrer davantage à cause de l’œcuménisme, les tragiques circonstances que traversait la France allaient modifier les conditions de sa vie quotidienne et lui donner l’occasion de faire montre de son courage et de ses vertus civiques.

Au cours des premiers mois de la guerre le pasteur Marc Boegner avait ajouté à ses multiples activités des devoirs de charité en faveur des prisonniers et des réfugiés. Quand l’invasion de la France fut consommée, il vint s’établir en zone libre où il fit choix de la ville de Nîmes parce qu’elle était à la fois une citadelle protestante et une des rares cités reliées directement à Vichy par voie ferrée, ce qui devait faciliter les contacts nécessaires avec le gouvernement.

Au cours des années d’isolement vécues à Nîmes, puis à Paris où il revint s’établir en 1943, le pasteur Marc Boegner considéra comme un devoir d’intervenir dans les décisions gouvernementales toutes les fois qu’elles lui parurent incompatibles avec les règles de charité enseignées par le Christ.

Le maréchal Pétain, qui éprouvait une haute estime pour le pasteur Boegner, le reçut à plusieurs reprises et le nomma d’autorité membre du Conseil national, promotion qui valut de facto à son titulaire une indignité nationale dont on oublia de le relever, ce qui préoccupa fort peu les deux classes de l’Institut qui l’accueillirent successivement dans leurs rangs, tant sa haute figure paraissait au-dessus de mesures de circonstances.

On se demande, d’ailleurs, comment le pasteur ne fut pas radié du Conseil national par le gouvernement de Vichy tant furent véhémentes ses protestations chaque fois qu’il se trouva en désaccord avec des mesures qu’il désapprouvait.

Dès le 3 octobre 1940, il prenait position contre le statut des juifs et écrivait au Grand Rabbin de France :

« Notre église, qui a connu jadis les souffrances de la persécution, ressent une ardente sympathie pour vos communautés dont en certains endroits, la liberté du culte est déjà comprimée et dont les fidèles viennent d’être si brusquement jetés dans le malheur. Elle a entrepris et ne cessera de poursuivre ses démarches en vue d’une refonte indispensable de la loi.

« Entre vos communautés et les églises réformées de France existe un lien que les hommes ne peuvent briser : la Bible des Patriarches, des Prophètes et des Psalmistes, l’Ancien Testament dont Jésus de Nazareth a nourri son âme et sa pensée et où ses disciples de tous les siècles entendent la parole de Dieu. »

Cette courageuse attitude, si fortement critiquée par ceux qui assumaient alors les pouvoirs, n’était que la première étape d’une lutte ardente dont le pasteur Boegner a révélé les cheminements en 1945, quand la Fédération protestante de France, dont il était président l’autorisa à figurer comme témoin à décharge au procès du maréchal Pétain.

Sa première démarche directe avait eu pour objet de faire dispenser les fonctionnaires chrétiens du serment de fidélité inconditionnel exigé par l’État français. Il avait proposé une formule restrictive, approuvée par le cardinal Gerlier, bornant l’obligation exigée à ce qui regardait le bien public.

Peu après, le pasteur Boegner prenait position contre un projet de rassemblement de la jeunesse en une formation unique destinée à l’action politique, il fut écouté et le maréchal se prononça contre le projet devant la commission du Conseil national.

Deux interventions plus osées concernèrent les lois raciales au cours du mois d’août 1942. Une cinquième démarche en faveur des détenus politiques antinazis livrés aux Allemands au mépris de tout droit justifia une nouvelle visite à Vichy. Enfin une ultime tentative eut pour objet de combattre la relève et d’écarter les mesures de déportation menaçant les jeunes filles. En quittant la barre, le pasteur tint à dire qu’il s’était exprimé en toute objectivité, ce qui fit écrire par le journaliste Géo London :

« Assurance superflue ! Qui oserait douter de sa charité chrétienne : C’est pourquoi, par les seuls faits qu’il rapporte, le plus noble des témoins de la défense s’est transformé en témoin de l’accusation. »

Au cours de l’occupation, les actes de charité avaient été la principale activité du pasteur Boegner : il avait visité les internés dans les camps, aidé les prisonniers de guerre et s’était penché moralement et matériellement sur toutes les misères de ces temps troublés.

Pour honorer tant de vertus civiques, le pasteur Boegner avait été élu membre libre de l’Académie des Sciences morales et politiques, le 1er avril 1946 et y avait pris séance le 4 décembre de la même année.

Prononcé le 15 novembre 1948, le discours dans lequel il fit l’éloge de son prédécesseur Georges Risler fut consacré en partie à l’œcuménisme, et ses déclarations reconnaissant au Christ et au Christ seul la souveraineté sur les âmes rencontrèrent dans l’assistance un écho immense.

Le pasteur Boegner était alors devenu un personnage d’importance mondiale ; il assumait la vice-présidence puis l’une des six présidences du Conseil œcuménique, activité qui allait lui faire parcourir la terre en tous sens pendant un quart de siècle. Ces voyages qui semblent si bien répondre à sa vocation primitive de marin demeurent un de ses plus grands titres de gloire.

Afin d’en faire bien comprendre le mobile, il convient de préciser ce terme d’œcuménisme. Pour les catholiques c’est sous la forme adjective, une qualification utilisée par les Conciles réunissant tous les évêques de la Chrétienté. En fait depuis Nestor et Arius, plus encore depuis Michel Cérulaire et Luther, il n’existe plus de véritable œcuménisme.

Le vocable fut repris par les églises séparées à la recherche d’une communauté qui pourrait un jour faciliter l’unité de tous ceux qui se réclamaient de la doctrine du Christ.

Le pasteur Boegner n’a cessé de répéter que cette idée qui avait pris naissance au congrès d’Edimbourg en 1910 avait tracé pour jamais la ligne directrice de son action. Il l’avait mise en œuvre en France en menant à bien l’entente entre les communautés protestantes ; il allait y donner le meilleur de son activité à une échelle planétaire.

Dès 1911 la Fédération des associations chrétiennes d’étudiants avait pris contact avec l’Église orthodoxe. Puis trois grands mouvements naquirent : en 1921 le conseil international des missions présidé par John Mott, puis les mouvements « Vie et action » animé par la pure figure de Nathan Sonderblom, évêque luthérien d’Upsal, et enfin « Foi et constitution » fondé par l’évêque missionnaire épiscopalien Charles Brent. La fusion de ces trois mouvements fut décidée au congrès d’Utrecht tenu en 1938. Le conseil œcuménique des Églises se trouvait désormais constitué.

Il est équitable de préciser que l’initiateur restait le jeune pasteur qui, dès 1914, avait rédigé en anglais une thèse de théologie sur l’unité de l’Église, pasteur qui se nommait Marc Boegner et avait ressenti la lumineuse vision de l’avenir.

À Saint-Germain-en-Laye, en 1939, la réalisation du Conseil œcuménique engageant toutes les Églises protestantes reçut son organisation : il fixa son siège à Genève et nomma comme secrétaire général le pasteur hollandais Visser’t Hooft, qui devait occuper ce poste pendant une trentaine d’années et qui est aujourd’hui président d’honneur de ce Conseil.

Avant de rédiger ce discours, je me suis rendu à Genève pour rencontrer le pasteur Visser’t Hooft ; il m’a précisé que le Conseil n’était qu’un moyen et une méthode avant pour but de servir l’église universelle ; mais il n’est pas celle-ci ; il n’a pas d’autorité sur les églises et est encore moins une super église.

Je garde une impression profonde de mes conversations avec le pasteur Visser’t Hooft, et c’est avec émotion que visitant avec, cet homme de Dieu le centre œcuménique de Genève, je l’ai entendu me dire en pénétrant dans la chapelle :

— C’est ici que nous avons eu l’honneur de recevoir le pape Paul VI.

Qui eût pensé, il y a seulement vingt ans, qu’un jour le successeur de saint Pierre viendrait visiter les frères séparés depuis quatre siècles et demi et que la joie serait égale de part et d’autre.

À ses débuts le mouvement œcuménique n’avait pas rencontré d’encouragement dans le gouvernement de l’Église catholique, bien que l’idée de l’unité chrétienne eût trouvé d’ardents défenseurs parmi lesquels il faut nommer l’abbé Laberthonnière, l’abbé Couturier et le père Congar et que, depuis Pie X, la Papauté eût constamment approuvé et encouragé les prières pour l’unité ; elle n’avait cependant jamais permis que des observateurs catholiques assistassent aux assemblées œcuméniques tenues à travers le monde, notamment à Genève en 1946, à Amsterdam en 1948 et à Evanston au mois d’août 1954. Toutefois, lors de cette dernière réunion, le Vatican avait volontairement, fermé les yeux sur la présence discrète d’observateurs catholiques. L’autorisation officielle ne fut accordée qu’à partir du congrès de New-Delhi en 1961, à la suite d’événements considérables.

Chez les catholiques, même laïcs, l’idée d’unité gagnait du terrain. Dès 1945, votre confrère Étienne Gilson avait écrit dans son livre « L’esprit de chrétienté » :

« Nous sommes dans un temps où la mission chrétienne est sans cesse aux prises avec une conception essentiellement areligieuse de la société humaine. Au service de cette mission, Orthodoxes, Protestants et Catholiques, par-delà les différences qui les séparent, doivent se rencontrer comme des hommes qui ont en commun CETTE SINGULARITÉ REMARQUABLE : tous se réclament du Christ et font profession d’en vivre. Plus le monde qui les entoure devient différent d’eux, plus ils se ressemblent. Ce n’est pas rien que d’aimer en commun Jésus-Christ, sauveur des hommes et de se réclamer en commun de son Évangile comme de la seule vérité qui sauve. »

À l’ombre des monastères, à Chèvetogne en Belgique, à Frigolet et aux Dombes en France, à San Giorgio de Venise, et dans bien d’autres solitudes studieuses répandues dans les deux mondes, des recherches se poursuivaient. Dans les archives vaticanes, le pape Pie XII faisait étudier les schémas de la seconde session du Concile du Vatican, interrompu par la prise de Rome le 20 septembre 1870 ; cette seconde session qui n’avait pas eu lieu devait avoir pour objet la constitution des Églises, ce qui exigeait nécessairement l’unité.

Ce fut le pape Jean XXIII, qui, dès le début de son pontificat annonça, le 25 janvier 1959, une décision foudroyante, celle de convoquer un nouveau concile du Vatican, dont les profanes ne voyaient pas la nécessité puisque l’Église catholique, centralisée, appuyée sur des dogmes intangibles, semblait n’avoir plus rien à remettre en question et que le terme d’aggiornamento prononcé par le Souverain Pontife rendait un son nouveau.

Au conseil œcuménique des églises, l’annonce du Concile fit, assure le pasteur Boegner, l’effet d’une bombe et l’on cita volontiers le mot de Kierkegaard :

« Le catholicisme et le protestantisme sont reliés l’un à l’autre comme deux parties d’un bâtiment qui ne peut tenir debout et être très solide que si les deux parties s’appuient l’une sur l’autre. »

Pour le pasteur Boegner, la décision papale d’appeler au Concile des observateurs non catholiques fut une joie qui le paya de tout l’effort de sa vie, elle atteignit sa plénitude quand, le 5 juin 196o, Jean XXIII créa un secrétariat pour l’unité des églises, présidé par le cardinal Béa, assisté de Mgr Willebrands comme secrétaire.

Le pasteur Marc Boegner traversait une passe heureuse : l’Académie française qui venait d’appeler parmi ses membres le cardinal Tisserant, second personnage de l’Église catholique, désira, pour la première fois dans son histoire, voir siéger chez elle un pasteur de l’Église réformée, que sa foi et son action avaient élevé à une audience mondiale.

Il n’est pas toujours aisé de pénétrer sous la Coupole. De même la condamnation d’un roi ou la naissance d’une république, un fauteuil ne s’obtient souvent qu’à une voix de majorité. Pour que celle-ci ne fit pas défaut, au matin du 6 novembre 1962 le cardinal Tisserant prit l’avion à Rome et vint apporter le suffrage indispensable. Et, comme le dit alors le doyen du Sacré Collège, ce fut une élection vraiment œcuménique puisqu’elle rapprochait deux églises.

Le 6 juin 1963, le pasteur Boegner prenait séance et prononçait l’éloge de votre regretté chancelier François Albert-Buisson, auteur d’une biographie de Michel de l’Hospital qui permit au récipiendaire, à propos du passé, de dire ce qu’il pensait du présent.

Que les temps étaient changés et combien étaient nombreuses les causes du bonheur qui inondait alors le pasteur Boegner.

Il n’appartient pas à un laïc, fut-il bon chrétien, de s’appesantir sur les travaux du concile car c’est affaire de théologiens. Il convient au contraire de noter les impressions du pasteur Boegner, témoin oculaire d’une partie des séances conciliaires.

Il ne cache pas qu’il fut d’abord sensible à la majesté du spectacle, mais l’émotion qu’il éprouve ne l’empêche pas de ressentir, parfois douloureusement, les points de désaccord qui subsistent.

Après la première session du Concile, le pape Jean XXIII fut rappelé à Dieu. À sa mémoire, le pasteur Boegner consacra sous le nom de « Reconnaissance d’un protestant » un article dans lequel il notait :

« Jean XXIII ne s’est pas résigné à regarder comme regrettables ou inévitables les divisions des Églises : il n’a pas considéré comme leur remède nécessaire et suffisant « le grand retour des frères séparés ». Il a vu, dans la lumière de l’Esprit saint, qu’il fallait d’abord que, renonçant à toute polémique stérile, l’Église catholique se rénovât, se rajeunit et engageât le dialogue avec les autres confessions chrétiennes, ayant retrouvé la fraîcheur d’amour et l’esprit de pauvreté de sa Jeunesse...

« Les paroles de Jean XXIII agonisant, s’éveillant du coma pour prier et pour bénir demeureront gravés dans nos cœurs et c’est avec une immense gratitude que notre foi le cherche désormais auprès de Dieu, dans la noble compagnie des vivants qui ont cessé de mourir. »

Jamais, depuis plus de quatre siècles, un pasteur n’avait tenu pareil langage en parlant d’un Pape et la situation prééminente du pasteur Marc Boegner dans l’Église réformée conférait un poids particulier à son propos.

Honnêtement le pasteur Boegner reconnaît avoir éprouvé quelques inquiétudes quand Paul VI ceignit la tiare, mais elles furet rapidement dissipées. Le dialogue se poursuivait dans le même esprit de charité et de compréhension. Lors de la cérémonie œcuménique de saint Paul hors les Murs, le Pape concluait en s’adressant aux observateurs des autres confessions :

« L’Église catholique romaine a témoigné sa bonne volonté de vous comprendre et de se faire comprendre : elle n’a pas prononcé d’anathème, mais des incitations, elle n’a pas posé de limites à son attente, pas plus qu’elle n’en pose à son offre fraternelle de continuer un dialogue qui l’engage. »

Et le 7 décembre 1965, à Saint-Pierre de Rome, Paul VI lève l’excommunication fulminée neuf siècles auparavant contre le patriarche Michel Cérulaire ; l’Église de Byzance en agit de même à l’égard de Rome et ce geste de réconciliation autorise de grands espoirs.

La cérémonie touche à son terme : Paul VI descend de son trône ; il ne veut pas utiliser la sedia et c’est à pied qu’il gagne à travers la basilique l’entrée qui le conduira à ses appartements. Il s’avance et aperçoit dans l’assistance le pasteur Boegner, à côté des frères Schutz et Thurian, animateurs de Taizé. Il s’approche du pasteur, lui tend la main, et lui dit ce seul mot : « MERCI ».

Lors d’une audience papale, en 1967, le pasteur Boegner rappela d’une voix émue cette scène à Paul VI. Le Pape lui répondit : « Lorsque je vous ai vu, j’ai hésité, puis j’ai pensé que le Saint-Esprit me guiderait. »

« Pourrais-je jamais oublier, ajoute le pasteur Boegner, cette minute si imprévisible, si chargée d’espérance de ma vie œcuménique ? »

S’il est vrai, comme l’a écrit Alfred de Vigny qu’« une grande vie c’est une pensée de jeunesse réalisée dans l’âge mûr », il est peu de chances de trouver une vie plus grande que celle du pasteur Boegner. Elles sont bien rares les existences qui s’achèvent sur une aurore ! Il a tiré lui-même de son passage sur la terre une conclusion lapidaire, lors d’une rencontre œcuménique à la Sorbonne qu’il présidait, assisté du cardinal Martin pour l’Église catholique et par Mgr Mélétios, représentant le patriarche Athénagoras. À ses frères dans le Christ, il déclara : « Le texte de nos divisions devient le texte de notre rencontre. »

Le pasteur Marc Boegner s’était accoutumé à une vie harassante de grand voyageur à travers la planète. Lui, dont les débuts avaient été si humbles s’était résigné à accepter les charges et les honneurs et, dans le monde, il jouait consciencieusement son personnage. Mais il savait aussi se recueillir dans la solitude et il consacrait de longues heures à la prière ou à de discrètes tournées évangéliques dans d’humbles hameaux montagnards comme s’il avait voulu revivre les heures d’une jeunesse toujours persistante dans son grand âge.

Je me remémore la dernière conversation que j’échangeai avec lui, lors d’une visite de candidature, le 18 novembre 1967, entretien qui roula uniquement sur l’œcuménisme et le Concile. Profondément pénétré de l’importance de son action, le pasteur Boegner m’ouvrit des horizons si nouveaux que j’osai marquer une surprise qui l’attrista peut-être. Je m’en suis parfois voulu de mon excès de spontanéité. C’est pourquoi, de même que j’étais allé au centre œcuménique de Genève, j’ai considéré comme un devoir de me rendre à Rome, pour approcher les prélats chargés de l’unité des chrétiens. J’ai eu beaucoup de joie en constatant dans quelle haute estime ils tenaient mon prédécesseur et combien ils rendaient justice à l’effort de sa vie.

La position actuelle du Vatican à l’égard de l’œcuménisme me paraît parfaitement se résumer dans une citation de la Constitution pastorale : « De Ecclesia in mondo hujus temporis » qui m’a été signalée par Son Éminence le cardinal Willebrands, président du Secrétariat pour l’unité des chrétiens. Dans un langage d’une haute modernité, ce texte apporte les précisions suivantes :

« L’expérience des siècles passés, le progrès des sciences, les richesses cachées dans les diverses cultures qui permettent de mieux connaître l’homme lui-même et ouvrent de nouvelles voies à la vérité sont également utiles à l’Église. En effet, dès le début de son histoire, elle a appris à exprimer le message du Christ en se servant des concepts et des langues des divers peuples et, de plus, elle s’est efforcée de le mettre en valeur par la sagesse des philosophes : ceci afin d’adapter l’Évangile, dans les limites convenables, et à la compréhension de tous et aux exigences des sages. À vrai dire, cette manière appropriée de proclamer la parole révélée doit demeurer la loi de toute évangélisation. C’est de cette façon, en effet, que l’on peut susciter en toute nation la possibilité d’exprimer le message chrétien selon le mode qui lui convient, et que l’on promeut, en même temps, un échange vivant entre l’Église et les diverses cultures. Pour accroître de tels échanges, l’Église, surtout de nos jours où les choses vont si vite et où les façons de penser sont extrêmement variées, a particulièrement besoin de l’apport de ceux qui vivent dans le monde, qui en connaissent les diverses institutions, les différentes disciplines et en épousent les formes mentales, qu’il s’agisse des croyants ou des incroyants. Il revient à tout le peuple de Dieu, notamment aux pasteurs et aux théologiens, avec l’aide de l’Esprit-Saint, de scruter, de discerner et d’interpréter les multiples langages de notre temps et de les juger à la lumière de la parole divine pour que la vérité révélée puisse être sans cesse mieux perçue, mieux comprise et présentée sous une forme plus adaptée. »

Au cours d’une audience, où Sa Sainteté le pape Paul VI a daigné m’exprimer toute la sympathie que lui inspire l’Académie française, le souvenir du pasteur Boegner a été évoqué d’une manière qui laisse grandes ouvertes les portes de l’espérance.

Cette espérance qui soutint toute sa longue vie de berger des disciples du Christ, le pasteur Boegner essaya d’en retracer les étapes en une somme. Secondé par sa fille Denyse Berthoud, dépositaire de sa pensée, il rédigea son ouvrage capital cette « Exigence œcuménique » qui fait si bien mesurer le chemin parcouru.

Dans cette accomplissement de son action, le pasteur Boegner connut ses dernières joies, mais elles s’entremêlèrent de grandes souffrances physiques et morales.

Cet homme sur qui la vieillesse semblait n’avoir pas eu de prise la rencontra tout à coup à la veille de devenir nonagénaire. Son corps se refusa à tant d’activité et ses merveilleuses facultés intellectuelles sentirent descendre les ombres de la nuit. Lui qui se souvenait de tout ne retrouvait plus rien et oubliait complètement ces liens entre les êtres dont les subites évocations lui avaient valu tant d’amitiés.

Pour le consoler ses amis lui assuraient qu’il s’inquiétait à tort et se disaient convaincus que quand le pasteur Boegner se trouverait en présence du Christ sa première parole serait :

— Je connais très bien, Monsieur votre Père.

Mais il faut effacer ce sourire par une réalité : les derniers mois du pasteur Boegner furent une très rude épreuve dont son confident et ami le pasteur Courthial a parlé avec une délicatesse infinie :

« Il a accepté d’être dépouillé, et, non sans un rude combat spirituel, de tout ce qui pouvait à bon droit être motif d’orgueil. Il ne s’agit point de ses charges et de ses titres, mais de la manière dont s’affaiblirent sa prodigieuse mémoire, le brillant de son intelligence, la séduction de sa présence.

« Marc Boegner ne m’a jamais paru plus grand que dans cette agonie, dans le combat spirituel qu’il a dû mener selon la volonté de Dieu, d’humilité en humilité, durant des mois, jusqu’à ce que brillât seule, dans le silence qui le cloîtrait et que seul Dieu habitait avec lui, la pure flamme de sa foi.

« Les fiertés humaines avaient disparu; toute grandeur du monde s’était dissipée. Il y avait l’enfant de Dieu, l’humble croyant dépouillé de tout le reste devant son créateur et son sauveur. »

Le 18 décembre 1970, l’âme du pasteur Boegner retournait vers le seigneur auquel il avait dévoué toute sa vie et auquel il avait donné tout son amour.

« Le mot amour ne s’est trouvé associé au nom de Dieu que depuis le Christ. » Cette constatation n’est pas tombée de la plume du pasteur Boegner, mais de celle de mon compatriote Paul Valéry, qui fut une des lumières de votre maison. Elle termine d’une manière stupéfiante, le vingt-neuvième et dernier tome de la suite reproduisant les carnets dans lesquels une des plus hautes intelligences de tous les temps ne s’est pas encombrée de métaphysique. Ce contraste ne lui donne que plus de valeur.

Faut-il en conclure qu’en approchant du seuil suprême la créature cherche une réponse à la troublante question posée par saint Jean de la Croix : « On vous interrogera sur l’amour. »

Cette réponse, la vie du pasteur Boegner semble l’apporter. Il a été un rassembleur d’âmes, un apôtre qui a aidé les hommes à mieux connaître et il a fait sien le principe du Christ : « Aimez-vous les uns les autres », principe essentiel qui peut non seulement assurer l’unité des croyances, mais aussi la compréhension entre les peuples, la paix dans les familles et même la sérénité dans les Académies.