Discours de réception de Louis Gillet

Le 11 juin 1936

Louis GILLET

Réception de M. Louis Gillet

 

M. Louis GILLET, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. BESNARD, y est venu prendre séance le 11 juin 1936 et a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Vous permettrez à un critique d’art de commencer par évoquer l’image d’un tableau : c’est le Parnasse de Poussin au Musée du Prado. Vous rappelez-vous, dans ce bois sacré, parmi les présences divines et l’assemblée des grands poètes, le rustique néophyte qui s’incline devant Apollon, avec un si humble maintien et une attitude si timide de piété et d’initiation ? Voilà, Messieurs, ce que j’éprouve, au moment où vous m’accueillez dans votre compagnie : je reconnais parmi vous des hommes qui sont mes maîtres, et à qui je dois tout ; j’en cherche d’autres qui n’y sont plus, mais dont je sens encore l’esprit et la présence. Je trouve en moi, dans cet instant, avec la reconnaissance, le double sentiment le plus agréable à mon cœur : l’admiration et l’amitié. Pourquoi faut-il que vienne s’y mêler le chagrin de la perte cruelle qui met en deuil la Poésie ?

En appelant à cette place un historien de l’art, vous avez pensé à confier à un spécialiste l’éloge d’un grand peintre. Ce n’est pas d’aujourd’hui que les Beaux-Arts, en France, ont commencé de faire bon ménage avec les bonnes lettres.

M. Albert Besnard estimait toutefois, selon un mot célèbre, que l’avantage de la peinture est de n’être pas « un art bavard » ; toute sa vie, il s’est abstenu de manifestes. Pour un peintre, et surtout pour un peintre de son espèce, il existe, n’en doutons pas, un péché de littérature. Et qu’y a-t-il pour lui, en dehors du spectacle que saisit son regard, en dehors de ce tissu de choses colorées, d’échanges, de reflets qui composent à ses yeux la tapisserie de l’univers ?

Mais on conçoit aussi que, pour un homme ainsi fait, construit pour la contemplation et l’imagination pure, l’art d’écrire soit un emploi inutile et suspect, quelque chose qui n’est pas de jeu. C’est ce qu’il disait, un jour, avec une sorte de terreur comique, en prétendant que la plume devrait être rangée dans la catégorie des armes prohibées.

Avouons pourtant qu’il se servait assez bien de la sienne ; quoi qu’il fît, il ne pouvait s’empêcher de le faire avec grâce. Ce n’était même pas, pour lui, un violon d’Ingres ; c’était un délassement, une façon de se dégourdir les doigts, un hors-d’œuvre à côté de son œuvre immense. Il faisait cela comme il a fait de tout le reste, comme il s’est essayé dans le vitrail, dans la tapisserie, jusqu’à décorer un piano (lui qui détestait la musique). « Il faut toujours faire ce qu’on ne sait pas ! », disait-il. C’était en lui une forme de l’esprit d’aventure, qui avait fait de lui, dans sa jeunesse, un brillant cavalier et un sauteur d’obstacles : goût du risque, du jeu, goût de conquérant, peut-être hérité de ses ancêtres normands (sa famille était de Séez, et dans ses derniers jours, le vieillard aimait à revenir promener sa rêverie sur les quais d’Honfleur, d’où partirent jadis tant de voiles, et où il se plaisait à refaire lui-même en songe le voyage de sa vie). Cet instinct, qui l’avait conduit outre-monts, outre-mers, c’est lui qui le poussait à tenter, dans son art, tous les domaines, l’un après l’autre, à tenir les gageures les plus audacieuses, les équilibres les plus compromettants, et qui s’accompagnait toujours, au fond, de la confiance en des ressources qui lui permettaient de tout oser.

Peu de choses lui firent plus de plaisir, Messieurs, que la faveur d’entrer dans votre compagnie. Il s’émerveillait de cette grâce, comme s’il ne l’avait qu’à demi méritée. On eût dit qu’il comptait pour rien son bagage littéraire, comme s’il n’y voyait qu’un ouvrage d’amateur, encore qu’il n’y ait pas d’homme de lettres qui ne pût se faire honneur d’avoir écrit l’Homme en rose ou le délicieux volume d’Annecy, ou telle causerie sur le « Pastel », où se trouve un parallèle de La Tour et de Perronneau, qui témoigne d’une si vive intelligence critique. Leçon magistrale, où votre confrère nous fait voir à quel point il avait médité sur son art. Cependant, il n’y attachait aucune vanité. Il ne se flattait d’être autre chose qu’un écrivain d’occasion, et s’étonnait de votre indulgence, comme s’il n’avait pas eu d’autres titres à votre choix, et qu’il ne fût pas digne de vous de vouloir honorer un des plus beaux esprits du siècle, et de rendre hommage, en lui, à la gloire de la peinture française !

Pour moi, Messieurs, depuis quarante ans, si je fais ce retour en arrière, je vois cette grande œuvre qui m’accompagne et qui jalonne ou qui étoile toutes les étapes de ma vie. Je revois, dans leur fraîcheur, ces toiles qui faisaient scandale au Salon, ces figures sans bords, d’une substance poreuse et comme phosphorescente, ces portraits fringants, provocants, diaprés et riants dans la brusque illumination des herses et des rampes ; ces créatures ambiguës, romanesques, irisées comme des songes, passant d’un salon éclairé au balcon inondé de lune, suspendues entre deux lueurs et comme entre deux nuits, celle des lampes et celle des étoiles... Quels jeux, quels prismes, quelles batailles autour de ces caprices ! Quelles fêtes, quelles charmantes et ingénieuses pyrotechnies ! Un jour, dans ces dernières années, j’eus l’honneur d’être l’hôte d’une noble maison polonaise, toute pleine des souvenirs d’Aurore de Koenigsmarck, de George Sand et de Chopin. Il y avait là un petit musée, un touchant Luxembourg perdu au milieu de ces pins du Nord longtemps captifs. Le défunt maître du logis, au temps de la Pologne prisonnière, allait tous les ans à Paris faire emplette de peintures nouvelles, faire provision d’air respirable. Sa veuve me faisait les honneurs de ses collections. Soudain, j’y reconnus cette toile fameuse, jadis tant discutée, ces étonnants Poneys tourmentés par les taons, masses de flammes, gerbes d’éclairs qui piaffaient sur un sable rose, fouettés de rayons, éclaboussés d’écume, au bord de la vague de Neptune. À cette vue, toute ma jeunesse me sauta au visage : et quel bonheur, me disais-je, que ces quadrupèdes étincelants eussent été, en somme, en ces lieux délivrés, des messagers d’aurore et les courriers de la victoire !

Le malheur veut que j’aie eu peu d’occasions de connaître personnellement l’enchanteur. La crainte est une forme de l’admiration. C’est ainsi que je n’ai approché votre confrère qu’assez tard. Je revois encore, en vous parlant, sa stature imposante, son volume, son tonnage, toute, sa structure de dimensions superbes et un peu extra-normales, toujours vêtue d’étoffes anglaises et flottantes, et que surmontait sa belle tête patricienne de vieux Tintoret. On sentait que la nature n’avait pas lésiné, lui avait fait en toute chose une mesure généreuse. Il était physiquement un animal de la grande espèce. Il se jouait lui-même, tout le premier, de ses apparences considérables. Lorsqu’il rencontrait, dit l’histoire, une certaine dame qu’il lui arrivait de croiser quelquefois sur son escalier, et qu’il préférait faire mine de ne pas reconnaître : « Je fais, disait-il plaisamment, ce que je peux pour m’effacer, mais ce n’est pas commode. » En effet, il ne pouvait guère passer inaperçu. Ce qui charmait en lui, c’était le contraste de sa majesté avec tant de sensibilité et de délicatesse : cette voix flûtée et musicale, ces mains adroites, ces mains de fée, et ce regard, et ce sourire. On s’étonnait alors que, dans cette machine massive, rien ne donnât l’idée du poids, du terre-à-terre, mais tout parlait d’élan, de légèreté, de libération. On sentait le ressort, le coup d’aile, ce qu’en jargon de danse on appelle le « ballon », comme d’une montgolfière avant le « lâchez tout ! », prête à faire là-haut des pleins ciels.

Cet être vaste était naturellement opulent. Ce n’est pas assez de dire qu’il était magnifique : il était somptueux. Tout en lui écartait l’idée de la mesquinerie. Du reste, rien ne sentait non plus le rapin, la bohème. Sans aucune recherche, sans ombre d’ostentation, c’était un seigneur, un gentilhomme. Rien de convenu, aucune morgue, une extrême pudeur, allant presque jusqu’à la timidité, et, en même temps, un abandon, un naturel d’enfant. Il était décoratif, sans pouvoir se contraindre à être officiel. Il avait de l’ardeur et de la nonchalance, de l’impatience et du détachement, une fringale de vivre et une soif de labeur et de production. Il raffolait des couleurs vives, de l’orangé surtout, nuance qu’il prétendait douée de vertus apéritives ; il voulait sur sa table une nappe de ce ton, pour se mettre en appétit, et, pour compléter le tableau, rêvait de servantes rousses habillées de tabliers roses. Il adorait les fleurs, les femmes, les nuages, les enfants et les bêtes. Dans son voyage aux Indes, il ne put se passer d’un singe. Dans les débuts de son mariage, faute d’écurie, il eut des ânes qui logeaient dans sa cave, où les convives rapportent qu’on les entendait braire. Il les attelait en flèche à un cabriolet, et, dans cet équipage, faisait le tour du lac avec Mme Besnard. Ce n’était pas par goût de la publicité, mais pourquoi, par respect humain, se priver d’un plaisir ? Dans la suite, il eut des chevaux, qui firent, à maintes reprises, comme ceux de Rubens, les frais de ses tableaux, et, plus tard encore, une automobile, quand décidément la cavalerie refusa de le porter. Cette voiture, large comme une roulotte, était célèbre sur le Corso. Je gage pourtant que, dans ce carrosse, au faîte des honneurs, le grand peintre n’était pas plus heureux qu’aux jours déjà lointains où il menait ses bourricots, pareil à ce héros biblique, le pâtre Saül, fils de Cis, lequel partit un beau matin en quête des ânesses de son père et trouva un royaume.

Il y a, Messieurs, dans ces vies prédestinées, des signes quasi divins de leur vocation. La mère de M. Besnard, veuve de bonne heure, vivait place de Furstemberg, sur ce petit préau, d’aspect claustral et provincial, où subsiste la forme d’une cour des écuries de l’ancienne Abbaye de Saint-Germain-des-Prés. À cette date, Eugène Delacroix, qui travaillait alors à ses fresques de Saint-Sulpice, habitait la même maison. L’enfant, âgé d’une dizaine d’années, croisa maintes fois dans la rue le maigre, consumé, maladif Lucifer à tête de lion, à crinière de jais, noyée dans un foulard de soie de couleur feu, et se souvenait encore, quand il allait au catéchisme, d’avoir vu Delacroix, sur ses échafaudages, lutter, comme Jacob, avec l’ange. Le vieux maître sut-il deviner, dans le petit Besnard, celui qui serait son successeur, l’enfant qui ramasserait sa palette héroïque, le dernier qui jouerait après lui le grand jeu et livrerait la suprême partie de la grande peinture ? Plus tard, à Rome, dans le palazzo qu’avait loué sa mère, le jeune homme devait faire une nouvelle rencontre : c’était celle de l’abbé Liszt, vieil aigle chargé de souvenirs, gravissant avec lenteur les degrés que le jeune peintre avalait quatre à quatre ; le vieillard souriait au passage de la jeunesse. Ainsi se touchaient le passé, l’avenir, et se faisait mystérieusement la relève de la gloire.

La mère de Besnard, comme celle du baron Gros, était miniaturiste, élève distinguée de Mme de Mirbel : mère tendre, à l’amour alarmé et autoritaire, auprès de qui le petit garçon fut élevé presque en jeune fille. Un ami de la maison, le peintre Jean Brémond, complétait les leçons. Ce fut, pour l’adolescent, un vrai père spirituel. C’était un élève d’Ingres, mais un élève troublé et sentant le fagot, un inquiet, un dévot de Corrège, avec toute sorte de côtés baroques, tout un reste rebelle du XVIIIe siècle, réfractaire au Credo de l’Apothéose d’Homère. Besnard nous a laissé ses traits dans une belle eau-forte, et une précieuse étude sur son œuvre. Ce dut être un maître parfait. Albert Besnard, Messieurs, n’en reconnut jamais d’autre. Huit jours avant sa mort, il fit appeler à son chevet l’actif conservateur d’un musée parisien : c’était pour lui enjoindre, au nom de l’amitié, de faire entrer au Louvre un portrait de Brémond. Le vieillard, aux portes de la mort, se retourne vers le professeur envers qui la vie fut ingrate, pour lui tendre la main, le tirer avec lui dans l’immortalité.

Le Prix de Rome, à vingt-cinq n’est pas la fin des études ; c’est du moins le commencement des études supérieures. Rome, pour l’élève de Brémond, après Fontainebleau et le Louvre, n’a peut-être rien à apprendre de bien nouveau ; mais le fait d’arriver à Rome, pour une âme bien faite, c’est toujours une seconde naissance. Les plus belles choses, dans les musées, ce sont toujours des fleurs coupées : à Rome, elles poussent en pleine terre. Les athlètes de la Sixtine et les déesses de la Farnésine se promènent encore dans les venelles du Transtévère. C’est à Rome que l’on comprend la familiarité, l’aimable bonhomie du génie. Le palais y coudoie sans façon la fruiterie, la trattoria populaire y bavarde à côté du portail de Bernin ou de Borromini. La fille du peuple, à la fontaine, fait un geste de Raphaël. Ce qu’on apprend ailleurs comme des formules d’atelier, devient le pain de tous les jours : les chefs-d’œuvre ne sont pas des monstres, des prodiges, des choses tombées du ciel comme des aérolithes ; ils existent en liberté, dans une grande fresque en vacances. On est dans le secret, dans les coulisses de la comédie, là où les personnages essaient leurs répliques et leur rôle, in cerca d’autore, comme dit Pirandello, dans l’attente d’un auteur.

C’était encore la Rome d’autrefois, la Rome de Pie IX, de Stendhal, et presque du Président de Brosses, la ville grandiose et à demi villageoise, qui s’essayait timidement à son rôle de capitale, sans avoir encore perdu son caractère patriarcal de mère et de métropole du monde : elle hésitait à échanger le royaume des cieux pour l’empire de la terre. Elle avait conservé son rythme paresseux, bercé par le son des cloches de l’Ave Maria, entre les pins du Janicule et les solitudes de l’Aventin, et ne rêvait pas encore de prendre son allure moderne, sabrée de voies triomphales et d’avenues rectilignes et militaires : De toutes parts, les bois, les jardins, la campagne envahissaient ses murs ; le Forum n’était qu’un espace d’abandon et de rêverie. L’Agro demeurait le désert auguste de Poussin, jusqu’au suaire de boues et de sables qui ensevelissaient l’Ostie de Monique et d’Augustin, et aux collines ravissantes, épicuriennes et aérées de Frascati et de Tivoli. Chasses et galops juvéniles, coursés avec Aimé Morot, ivresse du vent, de l’espace et de la liberté ! Le soir, on quittait l’habit rouge pour le frac, et l’on se rendait, après le théâtre, prendre des sorbets au Veglione, chez la princesse Bonaparte, marquise Roccagiovine, ou, dans son petit Palazzo dell’Orso, chez la princesse Charlotte, la mère du comte Primoli, notre cher Primoli, notre inoubliable Gégé.

C’est à Rome enfin que le jeune homme, tout en s’imprégnant de la Gaya Scienza, reçoit le plus beau des dons de sa vie, celle qui devait être sa femme et demeurer sa compagne pendant plus de cinquante ans. C’était un sculpteur de grand talent, faite elle-même comme on dit que le sont les déesses : sa beauté évoquait les caryatides et les roses. Que de fois, dans de tendres tableaux, des eaux-fortes plus exquises encore, l’artiste nous a fait la confidence de son bonheur ! Il me semble, Messieurs, que, dans le récit de cette vie illustre, il serait injuste d’oublier la femme de tête et de caractère qui en fut à la fois les délices et le gouvernement. Il était le poète, elle était l’homme d’État de l’association. Il planait, elle administrait. Elle tenait les rênes de la maison, dont elle était, pour ainsi dire, le côté politique. Il y a plus. Je croirais volontiers que, dans le couple, il était l’élément émotif et cordial ; elle, l’élément cérébral et intellectuel.

Le jeune ménage passa sa lune de miel à Londres, où Mme Besnard avait des commandes à exécuter. Mais, à cette date, ce n’est ni à Rome ni en Angleterre que se trouvait la vie des arts et le centre du Beau : Paris était l’école du monde. Rien de plus beau dans notre histoire, Messieurs, que le spectacle d’une si rapide, d’une si soudaine résurrection : la France, à peine guérie des revers les plus cruels, à force de génie, arrachait l’admiration de l’univers. Elle renouvelait les miracles d’Athènes. Elle inventait un art et une poésie. Corot venait de mourir, et l’intrépide Edouard Manet ; mais Rodin s’avançait, et une génération splendide : Degas, Renoir, Cézanne, Monet, Pissarro, Sisley, bientôt suivis de Gauguin, de Van Gogh, de Seurat — la phalange la plus éclatante et la plus homogène que l’on eût vue dans l’art depuis le cercle de Watteau. Ces maîtres opéraient le plus spirituel branle-bas dans les arts. Par une méthode inédite, ils étaient en train de bousculer le vocabulaire ; ils rafraîchissaient, à la fois, la forme et la palette, et exécutaient sur le langage et la grammaire du dessin, le travail le plus fécond et le plus radical qui eût été entrepris depuis les ateliers florentins du Quattrocento. Le monde entier venait se rajeunir à cette jouvence. Le grave Eugène Carrière, le sérieux Fantin-Latour rouvraient le monde du cœur, le royaume de l’intimité, et le noble hiérophante, le maître des grisailles spacieuses et des calmes Élysées, Pierre Puvis de Chavannes, ramassant les pinceaux échappés à son maître Chassériau, chantait les destinées immortelles de la France, peignait l’Enfance de sainte Geneviève et le Ludus pro patria.

Albert Besnard avait 35 ans : il brûlait d’être de la fête. Il ne pouvait plus compter parmi les militants. Les expositions du groupe impressionniste venaient de finir comme il arrivait à Paris, mais, à Londres, il avait vu Turner et Constable, ces deux sources de Claude Monet. Il adopta spontanément le langage fleuri qui convenait à sa nature de luxe, la palette chatoyante, la gracieuse Iris de reflets qui dissipaient les ombres, faisaient ondoyer les contours, et remplaçaient, dans la peinture, tout ce qui était rigide et opaque, par une souple écharpe d’arc-en-ciel et par un écrin de feux et de pierreries. Jeux charmants, effets fugitifs, paradoxes de virtuose, qui nous proposent, au lieu des aspects convenus de la réalité, de brillantes énigmes, des vapeurs, des mirages. La nature se change en une immense opale, se dissout en moires, en diaprures ; c’est la perle de Cléopâtre. Mais la part propre de Besnard ne réside pas dans ces exercices. Ce n’étaient que des grandes manœuvres en vue d’une œuvre plus importante. Il restait à utiliser les leçons de l’impressionnisme, et à les appliquer à la grande composition. Ce fut l’œuvre de Besnard à la Mairie du Louvre et à l’École de pharmacie.

Peu de Parisiens se doutent qu’il y a là, dans ce quartier de l’Observatoire et des anciennes Feuillantines, une des choses parfaites de notre temps, une de celles où le visiteur retrouve le mieux l’atmosphère de certaines sacristies, de certaines chapelles de Toscane : un esprit léger se joue sur les murs, les écarte, semble y ouvrir des jours et des fenêtres. Je ne sais trop pourquoi le mot d’apothicaire, depuis Molière, fait sourire, et l’uniforme des vitrines modernes de pharmaciens, avec leurs inexplicables bocaux de verre bleus et rouges, ne paraît pas un sujet très propre à la peinture : il n’a donné lieu, en fait d’art, qu’à une facétie de Meilhac et Halévy, définissant l’impressionnisme par l’exemple d’un monsieur qui, faisant les cent pas, le soir, devant une pharmacie, où il attend une petite dame, se colorerait en bleu devant le bocal bleu, en rouge devant le bocal rouge. Et cependant, une pharmacie peut être une chose charmante. Je songe à celle de Sainte-Marie à Florence, ou à des pharmacies de couvents du Portugal, ou à ce qu’était, avant la guerre, celle de l’hospice de Château-Thierry : ces beaux alignements de poteries, ces architectures de faïences, ces jarres, ces cornets, ces cylindres d’onguents et d’aromates, d’où sortait comme un baume le parfum diffus, composite, et confit de toutes les essences et de toutes les herbes de la Saint-Jean. On dirait que l’artiste n’a eu qu’à frapper de sa baguette ces vases un peu magiques, pour en faire jaillir des figures et des scènes vivantes : l’idée abstraite s’ouvre comme un coffret et laisse échapper ses trésors. L’invention est un enchantement. D’un côté, c’est l’histoire des simples : la récolte, la pastorale, puis la préparation de l’homme de l’art, l’alambic, la cornue et le laboratoire. En face, sur le mur opposé, les bienfaits des remèdes, diptyque ravissant, la Malade, la Convalescente, touchantes scènes de miracles qu’on croirait empruntées à quelque « vie de saint », à une Légende dorée de la tendresse et de la charité. Plus loin, c’est la partie théorique du sujet, l’Enseignement, la Promenade botanique et les belles scènes d’amphithéâtre, dont les essaims studieux reprennent les motifs classiques des Sermons ou des Leçons d’anatomie. Tout cela est plein d’un esprit de Vita Nuova, d’une espèce d’allégresse et de vif argent, comme l’éclat de vergers en fleurs. Au-dessous, court une frise célèbre, qui en ébauches fougueuses une Genèse darwiniste, une histoire, à grands traits, de la Création et du progrès. Hymne à la science, à la foi nouvelle, que le jeune maître devait continuer et reprendre, avec tout un orchestre de ressources nouvelles, dans une suite d’ouvrages fameux, à la Sorbonne, dans l’allégorie cosmique de l’Amphithéâtre de chimie, ou à l’Hôtel de Ville, dans ce disque vertigineux du Plafond des Sciences, cette peinture « astrale », disait M. Taine, rayée de météores et emplie de la terreur énorme de l’abîme, des rondes et des archipels flamboyants des soleils et des nébuleuses. Œuvres ambitieuses, œuvres superbes, que seul un Besnard pouvait peindre : mais je n’y retrouve plus, à môn gré, la fraîcheur et le naturel de l’École de pharmacie, et cette mélodie et ce charme irremplaçable : la jeunesse.

Je n’hésiterais pas à tenir ces délicieuses peintures pour le chef-d’œuvre de votre confrère, s’il n’avait fait un jour celles de la chapelle de l’Hôpital de Berck. La santé d’un de ses fils exigeait des soins, l’iode, le sel, le vent de la mer, Pour lui, l’artiste quitta tout : succès, carrière, clientèle, et ce Paris dont il commençait à être l’enfant gâté. Il ne fut plus que père. Il en fut récompensé par sa plus belle idée. La chapelle du sanatorium où son enfant gisait, parmi des centaines d’autres petits lits blancs, s’élevait sous le vocable d’une reine charitable : sainte Elisabeth de Hongrie, Il obtint, de la supérieure, la permission de la décorer. Ce fut comme une prière et une action de grâces, Il touchait à la cinquantaine. À travers des joies et des deuils, il parvenait, riche d’expériences, au milieu de la vie. Là, à l’écart du siècle, loin du bruit, loin du monde, dans le voisinage de la souffrance, il eut ce moment de retraite et de recueillement où l’on a le loisir de pencher l’oreille sur son âme et de faire oraison.

Comme à l’École de pharmacie, ce fut encore une fois l’histoire d’une guérison, mais d’une guérison pieuse, où reparaît de scène en scène le divin revenant, le céleste thaumaturge de la Pièce aux cent florins, celui vers qui, depuis des siècles, s’élève la supplication du Pater : « Délivrez-nous du mal ! » Sur les deux murs de l’oratoire, comme le rosaire égrène les mystères douloureux et les mystères glorieux, se développe parallèlement une double suite de sujets : à gauche, du côté de l’Évangile, c’est le cortège de nos misères, de la naissance à la mort, terminé par un groupe de mères en détresse, écroulées devant la Pietà ; à droite, c’est l’espoir, la charité, les œuvres de miséricorde, le salut, la résurrection, la vie, — un long oratorio ayant pour finale, en face de l’Enfer (péché, alcoolisme, scrofule, tuberculose, démence), le Paradis de la joie et de la beauté retrouvées.

C’est la même prose attendrie, le plain-chant, la douce cantilène de l’École de pharmacie, la même poésie mi-pédestre, mi-ailée, faite d’humbles réalités. Et de page en page, pour faire l’unité du poème, chaque fois reparaît le Christ, tantôt oblique, vacillant, nostalgique, blessé, ivre d’amour et de pitié sur la potence de sa croix, tantôt transfiguré, baignant dans son halo de lumière, avec des gestes de mansuétude et de bénédiction. Au-dessus des fenêtres, de grands chérubins déclinent les commandements du Décalogue. Un chemin de croix devait compléter la décoration. J’étais là, l’autre jour, par un mélancolique printemps. Sous un pâle soleil d’argent, le vent du nord agitait sur les dunes les chevelures des oyats ; la charpente de bois gémissait comme un violon. Des religieuses psalmodiaient. Je contemplais ces peintures, ces images d’un Art de souffrir, fleurs du Mal et de la Rédemption, que ne regardent jamais que des yeux de bonnes sœurs et d’enfants malades, et je pensais que votre confrère a fait là, avec son cœur de père, non pour les snobs et les touristes, mais pour l’amour de Dieu, ce qu’on a pu appeler justement la « Madonna dell’Arena de la peinture moderne ».

Car il avait, Messieurs, ce privilège du lyrique, qui est de tirer beaucoup de choses de lui-même : sa peinture la plus belle n’est qu’une effusion directe du sentiment. Sans doute, à mesure qu’il grandit, il reçoit sans plier, sur ses vastes épaules, des tâches de plus en plus lourdes : l’État, la Ville de Paris lui confient à l’envi des plafonds, des coupoles. Son génie y prodigue les plus brillantes fusées. Là où Puvis décore à plat, il n’hésite pas à ouvrir le ciel et à escalader la nue, à asseoir les déesses sur les cimes de l’Ida, à lancer sur le pavé de turquoise du firmament le char d’Apollon. Il plafonne, il flamboie ; il fait, comme dit le poète, des dépenses d’aurore. Il est notre Tiepolo. Il trouve le moyen, dans ces œuvres éclatantes, de ranimer la Fable et de rendre une dernière chance, une suprême probabilité à la Mythologie. Il est en lui de manier ce magnifique langage de l’Ode, du dithyrambe : le plafond de la Comédie, construit comme une pièce de Malherbe, fait pendant à celui de Delacroix dans la Galerie d’Apollon, et n’est pas indigne de soutenir ce voisinage redoutable.

Mais plutôt que dans ces œuvres publiques et retentissantes, où il représente, si je puis dire, le côté « Louis XIV » de la Troisième République, l’auteur s’est mis de préférence dans des ouvrages plus personnels. C’est à Talloires, non loin d’Annecy,

Annecy, délicate, humble, aimable Venise,

 

devant cette coupe de lapis, au pied de monts lamartiniens, que furent composées la plupart des œuvres dont je parle : c’est dans ces ciels déjà italiens que le peintre vit passer ces songes. Après les jours désolés de Berck, c’est là qu’il retrouva le climat du bonheur. C’est là qu’après l’orage il peignit l’Ile heureuse et cent variantes de ce thème du Pèlerinage de Cythère, naïades, sources, cascades, nymphes des eaux, des roseaux, des rochers et des grottes, barcarolles, sonates, romances sans paroles, sans prétexte, sans littérature, et ne répondant qu’au désir de représenter la vie nue, virginale, innocente, dans l’état de grâce de la nature, parmi les jeux de la brise et les frissons baptismaux du cristal.

Ce genre de Paradis, il avait été le chercher depuis longtemps au delà des monts et de la mer, à Séville, à Cadix, à Biskra, au pays des Femmes d’Alger : prélude d’un autre voyage exécuté vingt ans plus tard et qui devait le conduire (toujours ses ancêtres normands !) jusqu’à Ceylan et jusqu’au Gange, vers la féerique Johdpur et la sainte Benarès. Ce voyage fameux, il en a rapporté le journal, qui devait le désigner un jour à votre choix pour le successeur de Loti. Mais, de même que Loti, le peintre, tout en ayant l’air de sortir de lui-même, ne faisait autre chose que de rentrer dans son vrai monde. C’est un prince qui revient prendre possession de son héritage. Rappelez-vous, à son retour, cette prodigieuse exposition de la rue de Sèze ; rappelez-vous cette fournaise, cet embrasement sourd, cette caverne de joyaux, ces ombres où palpitent des pépites et des trésors, ce fourmillement d’idoles, ces sanctuaires étouffés où ondulent des fantômes étranges, couverts de clinquant, coiffés de tiares, aux gestes précieux, hiératiques, de péris et de bayadères. Ce n’étaient point là des documents, des notes sur une ethnographie, une description d’une contrée particulière du monde : c’était bien mieux que de l’exotisme, mieux que du pittoresque et que d’importunes curiosités. C’était le flot sacré de la vie dans l’Orient, une antiquité millénaire et cependant contemporaine, la présence du fabuleux, l’existence conservée comme on ne la voit plus chez nous que dans la nécropole des musées, parmi le peuple pâle des marbres, mais colorée, éblouissante de soleil et de feux, authentique et telle pourtant que nous l’imaginons en rêve, dans sa profusion de Mille et une Nuits.

Cette exposition triomphale ouvrait au voyageur, Messieurs, les portes de l’Institut, et, bientôt après, celles de la Villa Médicis, où il revenait cette fois comme directeur de l’École de Rome, et où il eut l’honneur d’être nommé, peu après, membre de la vénérable Académie de Saint-Luc. Sous son règne, l’admirable maison du Pincio, ses incomparables jardins reprirent leur éclat et leur train des grands jours : la France des arts y reparut telle qu’elle avait cessé d’être représentée, depuis Horace Vernet, par un maître moins tyrannique, mais d’un prestige presque égal à celui de M. Ingres. À défaut de l’Ambassade auprès du Vatican, que le gouvernement d’alors venait de supprimer, le salon des Albert Besnard faisait presque fonction d’une seconde ambassade : c’était un terrain diplomatique pour des rencontres utiles, et adroitement ménagées comme par le hasard, qui ne pouvaient avoir lieu au Palais Farnèse. Le portrait d’un grand ambassadeur qui s’occupait alors de nos affaires en Italie, comme le buste de Mgr Duchesne, le savant prélat qui dirigeait notre École de Rome, par le fils du peintre, l’excellent sculpteur Philippe Besnard, témoigne du genre des relations qui s’étaient établies entre les deux maisons. Elles allaient bientôt devenir plus étroites. C’est de Rome, dans les derniers jours de juillet 1914, que Besnard apporta son allégorie de la Paix, pour la Salle des séances du Conseil de La Haye. La Paix ! Huit jours plus tard, le canon grondait, et nous ne savons pas encore si la colombe, qui s’envolait, est bien revenue parmi nous.

La guerre, que haïssait l’ancien engagé volontaire de 1870, surprit son optimisme sans abattre son courage. Dès les premières journées, elle lui avait coûté un fils, le sous-lieutenant Robert Besnard, tué en Lorraine en septembre ; les trois autres, Louis, Jean et Philippe, étaient mobilisés. Il avait rejoint son poste : la présence de la France à Rome était plus nécessaire que jamais. Dans un livre précieux, l’auteur nous a conté ses mémoires de ces années. On y voit ce qui explique la carrière d’un Rubens. Parfois, un peintre a ses entrées là où ne pénètre pas facilement un homme d’État. Quelques portraits résument, parmi tant d’autres activités, l’œuvre de guerre d’Albert Besnard. Mais quels portraits ! Déjà, il avait fait celui de Gabriele d’Annunzio, qui méritait alors son nom d’annonciateur, avant que ses exploits ailés ne lui méritassent celui d’archange des batailles. L’année suivante, il avait eu l’honneur de faire (en même temps que Rodin) celui de S. S. le pape Benoît XV. C’était l’année où un grand prélat, figure digne des siècles de Léon et d’Ambroise, le cardinal-archevêque de Malines, était venu faire entendre au siège de l’Apôtre les plaintes de la Belgique martyre : Besnard fit encore le portrait de cette pourpre, sorte d’Ecce homo derrière lequel, dans les ombres, parmi les fumées de l’incendie de Louvain, se dresse la figure pantelante du Crucifié.

L’artiste exprima le désir d’achever son œuvre par le portrait du roi et de la reine des Belges. En septembre 1916, LL. MM. daignèrent le recevoir à La Panne. Le peintre retrouvait, au bout de vingt ans, ces sables, ces horizons souffrants, ces troubles ciels du Nord qu’il avait tant chéris à Berck, lorsque, près d’un enfant malade, il travaillait pour l’église d’une autre Élisabeth. Il passa quinze jours dans les Flandres. Là, il conçut cette page équestre, honneur du musée moderne de Bruxelles, où, côte à côte, au pas, sous des nuées soucieuses, sur une plage plate, épave de la patrie, chevauche un roi de chanson de geste, sorte de Roland taciturne, auprès d’une petite princesse de contes de fées, si menue, si fragile dans sa grâce d’oiseau, que nos soldats, dans les tranchées de Nieuport où elle allait crânement les voir, jusqu’à une portée de grenade de l’ennemi, l’avaient baptisée « la Fauvette ».

Albert Besnard avait alors 70 ans. Des difficultés, auxquelles l’admission des femmes, et surtout des élèves mariés, à la Villa, ne fut pas étrangère, l’engagèrent à abdiquer ses fonctions romaines, pour prendre celles de Léon Bonnat, qui venait de mourir, comme directeur de l’École des beaux-arts. C’était un poste d’honneur, qu’il occupa dix ans. Il sut le remplir avec gloire, et mériter la confiance et l’affection de la jeunesse. Dans la confusion et le trouble des idées qui agitaient l’école, il prenait le parti de la tolérance et de la liberté ; il siégeait au plafond, comme Lamartine. Il n’était pas un garde-champêtre, un gendarme bougon et un peu morose, comme M. Ingres, mais un vieux maréchal couvert de gloire, qui conduisait paternellement ses troupes et les aimait comme ses enfants. Pour tous, même pour les mauvaises têtes, il était plus qu’un chef : il était le drapeau.

Ses derniers jours furent assez sombres. La vie, qui lui avait été longtemps si bienveillante, le trahissait enfin, et commençait à lui peser. Il avait maintenant plus de 80 ans. Tout ce qu’il avait chéri, ses amis, ses contemporains s’en allaient un à un. De sa génération, il restait à présent presque seul. Sa femme partit à son tour, sa compagne de plus d’un demi-siècle ; c’est elle qui, des deux, s’endormit la première. Il resta pour lui fermer les yeux. Cependant, le vieillard ne cède pas encore. Les ans ni les revers ne font pas tomber la palette de ses mains puissantes. De ses derniers regards, avant de disparaître, il arrache encore des images, les plus audacieuses de toutes, à ce monde qu’il va quitter. Un ami, son biographe, le fils de l’architecte qui avait construit sa maison de la rue Guillaume-Tell, organisa pour lui un hommage touchant, réunit ses ouvrages dans une dernière exposition. Je vois encore, au milieu de l’immense salle, le vieux patriarche massif, assis, les deux mains sur sa canne, muet, avec un air de pâtre ou d’antique souverain : il trônait comme un dieu au milieu de sa création, et roulait, avant de mourir, le songe de sa vie.

C’était l’heure des adieux, l’heure du grand dépouillement. Chaque fois qu’on allait le voir, le vieux maître, sans perdre jamais son air royal, semblait plus dénué, plus pauvre : partis, les beaux tableaux, les dessins de prix, les bibelots, les terres cuites grecques qui avaient amusé ses yeux, égayé sa vie laborieuse. Il demeurait seul, vieil empereur, dans son palais désert. Il n’était pas malade déjà, il n’était plus de ce monde. Lui qui avait tant chéri la vie, au terme de ses longs jours, sentait rôder dans le crépuscule celle à laquelle personne n’échappe. Une angoisse, qui l’avait tourmenté sans répit, l’obsédait dans sa solitude. Jamais — le croira-t-on ? — ce grand vivant n’avait passé un jour, ni même, dit-on, un quart d’heure sans penser à la mort. La mort, la nuit, la fin de tout, il tremblait devant cette épouvante et cet anéantissement. La mort, ce grand effroi glacial, ce désastre qui nous menace tous, est présente dans toute cette œuvre radieuse : elle explique seule cette apparence d’illusion et de fantasmagorie que prennent à ses yeux les êtres et les choses. Peut-être y voyait-il la seule réalité.

Dans son œuvre la plus intime et peut-être la plus durable, celle du graveur, à côté de tant de feuilles gracieuses et pleines de volupté, il a avoué ce secret, cet indicible désespoir logé au plus profond de sa chair. Il a consacré à la mort un poème extraordinaire, un des plus pathétiques et des plus âpres qui existent depuis les Simulacres et l’Alphabet macabre du grand Holbein. C’était « Elle », celle qu’on ne nomme pas, celle qu’on n’attend jamais et qui surprend toujours, celle qu’on supplie parfois en vain, et qui se refuse quand on l’appelle, celle qui prestement saute en croupe ou qu’effleure le cavalier, celle qui guette la jeune fille à la sortie du bal, se mêle aux orgies, se glisse dans la mansarde comme un crime, assassine un amant dans les bras de sa bien-aimée, abat un cadavre dans la rue, ou roule un noyé dans la vague. Duelliste, elle ne rate pas son homme ; vagabonde, elle choisit sa victime sur la route ; pêcheuse, le filet sur l’épaule, elle retire de la rivière un corps de suicidé. La première de ces vingt-six pièces a pour sujet la mort du peintre. L’artiste las, avec cette détresse du vieux Titien, médite devant sa toile, tandis que, derrière son épaule, le maigre camarade l’observe et goguenarde. C’est l’instant du Jugement. « Seigneur, je suis chargé d’honneurs ; me voici recrû de travaux et de jours ; gloire, succès, fortune, tout ce que peut convoiter un homme, je l’ai eu. Mais qu’ai-je fait ? Ai-je bien vécu ? N’ai-je pas triché, n’ai-je pas menti, péché par rhétorique ou par facilité ? Qui suis-je, quand j’y songe, auprès de ces maîtres irréprochables, un Chardin, un Le Nain, un Corot ? Que dirait Degas ? Que dirait Brémond ? Est-il une part de moi qui ne périra pas ? Ai-je fait mon salut ? »

Noble angoisse ! À cet instant, rien d’autre ne subsiste en lui que cette haute inquiétude. Il avait vu un prêtre. Il s’était confessé. Il avait reçu les sacrements. Les frissons de la chair, les émois, les cauchemars s’étaient dissipés : il laissait des enfants, Louis le peintre, Philippe le sculpteur, Jean le potier, une fille, des petits-enfants qui le continuaient. Il avait fait sa paix : il acceptait sa fin, courtois envers la mort comme il l’avait été toujours avec la vie. C’est alors qu’un des vôtres, Messieurs, un de ses admirateurs, un de ses amis de quarante ans, un des premiers champions du jeune impressionnisme, vint le trouver sur ce lit où il agonisait. Il ne pouvait parler d’espérance à un moribond. Sa délicate charité lui suggéra une autre idée. Il se mit à lui parler doucement, à lui énumérer toutes les belles choses qu’il avait faites ; il appela toutes les figures dont le génie de l’artiste avait orné nos murs et peuplé notre ciel, ses filles immortelles, la Cueilleuse de fleurs de l’École de pharmacie, le Philémon et la Baucis du Soir de la Vie, l’Hôtel de Ville et ses planètes, la Sorbonne et sa métamorphose, le Petit-Palais, l’Apollon de la Comédie-Française, les rayonnantes apothéoses, et le doux Évangile de Berck, toute son immortalité. Le mourant murmura : « C’est bien loin, tout cela, bien loin. » Mais, en se retirant, l’ami qui m’a fait ce récit, M. Georges Lecomte, vit, à travers ses larmes, le vieillard qui soulevait faiblement sur le drap cette main glacée, d’où étaient sortis tant de chefs-d’œuvre, et cette main esquisser le geste d’un baiser.