Discours de réception de Jean-Louis Curtis

Le 25 juin 1987

Jean-Louis CURTIS

Réception de Jean-Louis Curtis

 

M. Jean-Louis CURTIS, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean-Jacques GAUTIER, y est venu prendre séance le jeudi 25 juin 1987 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

La première curiosité d’un candidat à l’Académie est de consulter la liste des Académiciens ayant, au cours des siècles, occupé le fauteuil qui sera peut-être le sien. Cette liste est fournie, en annexe à la fin du volume, dans l’Histoire de l’Académie française, par le regretté duc de Castries. Le premier occupant du trente-huitième fauteuil est un Monsieur Auger de Moléon, dont le nom pouvait indiquer qu’il était originaire de la même province que moi, bien que « Moléon », chez lui, s’écrivit avec « o », non pas avec « au » ; mais on sait qu’au XVIIe siècle, l’orthographe des noms propres est flottante. C’était un abbé, un peu libraire, qui avait édité, entre autres, des Mémoires de Marguerite de France, reine de Navarre, ce qui semblait confirmer mon hypothèse touchant ses origines pyrénéennes. Or cet Auger de Moléon, élu à l’Académie en 1635, en fut expulsé en 1636. À l’unanimité. Je me suis reporté, dans le corps de l’ouvrage, au récit détaillé de l’inquiétant épisode ; et j’ai appris, d’abord, que cette exclusion représentait un cas unique dans les annales de l’Académie ; ensuite, que M. de Moléon avait été exclu parce qu’il s’était rendu coupable d’un important détournement de fonds. Je vous avoue, Messieurs, que je me suis senti rassuré. Certes, il ne faut jurer de rien, et personne n’est à l’abri de la tentation. Mais les chances sont, malgré tout, très faibles, que je renouvelle l’exploit financier de mon lointain prédécesseur : je n’ai pas les capacités qui me permettraient de le réussir, ni même de le concevoir. Oublions donc le fâcheux début du trente-huitième fauteuil ; et permettez-moi, en revanche, au nom de l’amour que je porte à ma province, de saluer la mémoire de deux compatriotes qui furent Académiciens eux aussi, hommes d’État, et, l’un et l’autre, des modèles d’honorabilité : les Béarnais Louis Barthou et Léon Bérard.

Dans l’esprit d’un candidat à l’Académie, l’évaluation de ses chances, l’espoir d’un succès, la résignation anticipée à l’échec, les soins que demande l’occasion, l’empêchent le plus souvent de mesurer, et même d’apercevoir, l’audace intrinsèque de sa démarche. C’est après son élection que cette audace lui apparaît soudain sous une lumière vive. En évoquant les noms illustres du passé et du temps présent qui font la gloire de notre pays et de cette Compagnie par laquelle il vient d’être agréé, peut-être, dans un accès passager d’humilité, se demandera-t-il s’il n’y a pas eu maldonne, erreur sur la personne, comme cet artisan de Bagdad qui, dans un conte des Mille et Une Nuits, est choisi par le calife Haroun al Rashid comme objet d’une royale plaisanterie : transporté au sérail après avoir été drogué, on lui annonce, à son réveil, que le calife, c’est lui. Bien entendu, il est éberlué. Mais la cour est là, qui lui témoigne les marques du respect que l’on doit à la souveraineté. Un roulement de tambour a peut-être accompagné son entrée dans la salle du trône. Il se voit revêtu d’un riche costume, orné de broderies à la couleur de l’Islam, le vert. Aussi finit-il par croire qu’il est vraiment celui qu’on lui affirme qu’il est. Peu à peu, par degrés, et c’est là tout le comique du conte, il adopte l’attitude correspondant à sa dignité nouvelle. Mais le parallèle ne s’applique pas au cas présent. Je ne crois pas, en effet, que le répertoire des malices académiques comporte des tours aussi cruels. Cette certitude apaisante n’atténue pas, mais, au contraire, avive le sentiment que j’ai, simultanément, des devoirs et des disciplines que m’imposera le redoutable honneur de partager vos travaux. Vous m’avez jugé digne d’y être associé. Laissez-moi vous exprimer ma reconnaissance de cette grâce que vous me faites.

Quand on aime sa langue natale et que l’on souhaite la servir avec un respect filial, est-il mission plus exaltante que veiller à préserver ses beautés, maintenir ses pouvoirs et répandre sa gloire parmi les nations ? Cette mission est celle de votre Compagnie. Elle la remplit, depuis ses origines, avec une autorité courtoise qui force le respect même de ceux qui font profession de ne vous point aimer. Dans un temps où nous voyons que les principaux idiomes parlés en Europe sont menacés par des agents de corruption et de déclin, travailler à leur sauvegarde est, plus que jamais, une tâche essentielle. S’il est vrai qu’une communauté humaine existe et se définit d’abord par sa langue, il n’est pas exagéré de dire, puisque vous êtes les gardiens des mots de la tribu, que c’est beaucoup grâce à vous que la tribu antique à laquelle nous appartenons garde conscience de son identité. Cela se vérifiera peut-être avec une évidence croissante dans l’avenir. Mais déjà, chacun sent, plus ou moins confusément, que si l’Académie française se perpétue en demeurant ce qu’elle est depuis des siècles, la civilisation française pourrait bien n’être pas mortelle.

 

Messieurs,

J’ai le privilège difficile de succéder à un homme que vous appréciiez et que vous aimiez beaucoup. Lorsque j’ai posé ma candidature, j’ai songé que l’éloge que je serais appelé à prononcer, si j’étais élu, ne serait pas pour moi un exercice d’école, le morceau de rhétorique obligé d’une cérémonie officielle, mais un hommage spontané, puisque j’étais familier de l’œuvre de mon prédécesseur, que j’admirais ses dons, que j’estimais son caractère, que j’avais enfin de l’amitié pour lui.

C’est par un coup d’éclat que Jean-Jacques Gautier, en 1946, fait ses débuts dans les Lettres. Son premier roman, L’Oreille, est salué partout comme une manière de chef-d’œuvre, un ouvrage remarquable par la force et l’universalité de son thème et par la virtuosité de l’exécution. C’est un récit fantastique, dans une veine qu’ont exploitée, entre autres, Edgar Poe et Oscar Wilde ; et c’est, en même temps, la gestation de ce récit dans l’esprit d’un écrivain qui tient un journal de ses travaux et de ses jours. J’en rappelle, en quelques mots, l’argument. Une jeune femme fait la connaissance d’un homme dont l’aspect inspire de la répulsion. En effet, il est atteint d’une difformité physique : son oreille gauche a deux fois la taille d’une oreille normale. En dépit de cette monstruosité, l’homme exerce un pouvoir étrange de séduction, à laquelle la jeune femme, passive, végétative, finit par céder. Elle devient sa compagne. Il la comble de cadeaux, de soins, de prévenances. Il l’habitue au luxe. Il lui révèle la sensualité. Il la rend cupide, cynique, impitoyable. Or, à mesure que s’accomplit cette corruption méthodique, on constate que l’oreille effrayante diminue de volume ; et, un jour fatal, c’est l’oreille de la jeune femme qui, soudain, grandit en proportion. La difformité physique est passée du corrupteur à sa victime.

Deux très anciens motifs transparaissent sous l’anecdote : la perversion intérieure finit par modeler l’apparence extérieure, le visage devient le blason de l’âme — c’est l’idée centrale du Portrait de Dorian Gray ; et d’autre part, le Mal est contagieux ; au dogme chrétien de la réversibilité des mérites ferait pendant un dogme infernal : celui de la réversibilité du péché, du crime. À la communion des saints correspondrait une communion des damnés.

Le récit est livré par fragments chronologiques successifs entre lesquels viennent s’insérer des pages du journal que tient un écrivain supposé nommé Martin Florent, un double peut-être de l’auteur du livre, ou plutôt, une projection fictive qui à la fois se superpose à l’auteur que nous connaissons et se sépare radicalement de lui. Dès ce premier ouvrage apparaît donc un autre grand motif qui va hanter tous les romans de Jean-Jacques Gautier : la quête pirandellienne de l’identité, du Moi, un « Qui suis-je ? » angoissé ; mais la quête aussi de l’identité de l’Autre, un « Qui es-tu ? » destiné à demeurer sans réponse, puisque la plupart des êtres possèdent non pas un, mais plusieurs visages, le plus souvent contradictoires. Du puits sans fond de l’expérience humaine sort non pas la vérité, mais plusieurs. C’est tout à fait moi est le titre d’un roman composé par neuf lettres de lecteurs à un écrivain. Chacun de ces neufs lecteurs s’est reconnu dans son livre comme on se reconnaît dans un miroir ; mais chacune des neuf images est complètement différente des huit autres. Face, trois quarts, profil présente trois interprétations différentes du même destin. Si Jean-Jacques Gautier a puisé les sujets de certains de ses romans dans les dossiers d’un grand avocat de ses amis, c’est peut-être parce que le fait divers que nous relatent les journaux reste toujours, malgré les éclairages successifs apportés par l’enquête et par les témoins, une énigme, une sorte de cauchemar où la vérité d’un être se dissout, insaisissable à jamais.

Le journal de Martin Florent est composé de réflexions sur son travail et sur ses rapports avec le monde extérieur, avec les autres ; mais voici que la rencontre d’une jeune femme, Thérèse, introduit soudain dans cette vie préservée un élément affectif des plus intenses, bientôt passionnel. On voit alors s’établir entre le journal et le récit intercalé dans le journal, L’Oreille, des interactions, une sorte de va-et-vient continu, qui amène parfois le lecteur à se demander où s’arrête la réalité vécue, où commence l’histoire inventée. Or cette question, on peut se la poser à la lecture de presque tous les romans de Jean-Jacques Gautier. Son premier ouvrage, L’Oreille, contient en germe son œuvre ultérieure.

L’année suivante, 1946, le deuxième roman, Histoire d’un fait divers, qui obtiendra le prix Goncourt, raconte la destinée pitoyable d’un mineur du Nord transplanté à Paris, un pauvre homme perclus de timidité, maladroit avec les femmes, méprisé ou berné par elles, et qui finit, lui, l’innocent, humble parmi les humbles, par tuer sa seconde compagne, qui se disposait à le quitter. C’est, ici, l’observation minutieuse d’un milieu social bien circonscrit, avec son mode de vie, son langage, son système de valeurs morales. Tous les romanciers savent combien il est ardu de décrire avec naturel et vérité des sociétés très éloignées de celle où l’on vit soi-même et dont on a la pratique habituelle. Lorsque nous prenons pour personnages de nos fictions des gens de la même famille morale que nous, du même terreau social, nous parvenons sans trop de peine à saisir la ressemblance, à frapper la note juste. Mais si nous nous avisons de vouloir faire vivre un ouvrier, un émigré, un paysan, ou un technocrate, un financier, un politicien, c’est-à-dire quelqu’un qui ne hante pas les bois sacrés de la Rive gauche, si nous ambitionnons d’être un romancier dans la grande tradition du XIXe siècle, alors nous mesurons la difficulté de la tâche. Voyez le nombre de romans d’aujourd’hui qui nous montrent inlassablement le même milieu parisien et médiatique d’intellectuels et assimilés, d’hommes de lettres, de journalistes, de personnel de maisons d’édition, d’artistes, de gens de théâtre et de cinéma, c’est-à-dire l’image du romancier lui-même, démultipliée à l’infini dans les miroirs de la brasserie Lipp. Pour décrire cette microsociété vivant en circuit fermé, il se publie, chaque année, en France, un grand nombre d’ouvrages, qui ne sont pas tous dénués de mérites, mais dont on se demande à qui ils s’adressent, en dehors des quelques personnes pour lesquelles, manifestement, ils ont été écrits. Si bien que l’on a parfois envie de donner à de jeunes auteurs trop éblouis par les paillettes du parisianisme le conseil que Platon donne à tous les hommes : cessez de vous hypnotiser sur des ombres, sur des silhouettes inconsistantes. Découvrez le monde extérieur. Sortez de la caverne.

Comme s’il se repentait d’avoir pris pour personnage de son premier livre un écrivain, un double de lui-même, Jean-Jacques Gautier choisit pour héros, ou antihéros, du livre suivant un prolétaire, qui se trouve être, de surcroît, ce que l’on appelle communément « un pauvre type ». Il faut admirer le pouvoir de sympathie et l’habileté consommée grâce auxquels le romancier parvient à nous rendre perceptible la vie intérieure de quelqu’un qui ne sait pas qu’il a une vie intérieure et qui ne dispose pas des mots qui lui permettraient d’en rendre compte. C’est, comme je le disais il y a un instant, l’art du roman dans la grande tradition naturaliste, dont le maître inégalé demeure Émile Zola. En relisant Histoire d’un fait divers, je pensais constamment à Zola : c’est la même justesse dans la restitution du langage particulier à la classe sociale que l’on décrit, la même « soumission à l’objet », selon l’expression des critiques d’art, la même volonté puritaine de ne pas reculer devant la peinture du trivial, du sordide, du stupide, lorsque cette peinture est nécessaire, bref, la même religion de la vérité.

Cette veine naturaliste, Jean-Jacques Gautier lui restera fidèle, à la fois par conviction d’écrivain et par tempérament. C’est sa vision du monde, une vision sombre et qui fait à la laideur morale, à la perversité, au Mal, une place très grande. Comme le notait en 1985 notre confrère M. Bertrand Poirot-Delpech, dans cette œuvre, « le mal règne en maître » ; et il se posait la question : « Pourquoi ce pessimisme sur les autres et sur soi ? » Ici, les tentatives d’analyse seraient sans doute vaines. Nous savons, depuis que Marcel Proust nous l’a dit, que l’homme qui écrit a peu de rapports avec le même homme que nous rencontrons dans l’ordinaire des jours. Jean-Jacques Gautier nous apparaissait comme un vainqueur, il rayonnait de cordialité, de gentillesse et d’humour. Comment pouvait-il être celui qui, dans ses romans, jette sur le monde un regard si féroce ? Ses sujets sont parfois dignes d’un Barbey d’Aurevilly. En voici quelques-uns. Un auteur à succès est détruit, au moral et au physique, par une jeune personne qui, parce qu’elle le trouve trop sûr de lui, s’est juré sa perte. C’est La Demoiselle du Pont-aux-Ânes. De grands bourgeois de province n’acceptent pas une jeune étrangère qu’a voulu épouser, contre leur gré, l’héritier de la famille. Avec une ingéniosité démoniaque, ils torturent cette bru indésirable, la transforment peu à peu en domestique, la poussent à une tentative de suicide. Elle ne meurt pas, mais se mutile affreusement, et finit ses jours dans un hospice. C’est Les Assassins d’eau douce. Un homme dont l’épouse meurt en couches refuse de voir l’enfant qui a coûté la vie à celle qu’il adorait. Vingt ans plus tard, il retrouve cette enfant, une jeune fille resplendissante, tout le portrait de sa mère. L’homme se prend d’une passion chaste, mais exclusive et possessive, pour cette fille retrouvée. Lorsqu’elle veut se marier, épouvanté à la pensée de la perdre, il tue le fiancé. C’est M’auriez-vous condamné ? Enfin, la plus sinistre, peut-être, de ces histoires vouées au malheur, celle qui est intitulée, par antiphrase, Une amitié tenace. Par antiphrase, car c’est d’une haine tenace qu’il s’agit, plus exactement d’une vengeance, poursuivie avec une patience inflexible pendant des années, jusqu’à son aboutissement, le meurtre. Un homme d’une grande séduction, riche de tous les dons, est, sans qu’il s’en doute, l’objet d’une jalousie, d’une envie démesurée de la part d’un collègue de travail, qui est, lui, quelqu’un de banal, une de ces figures qu’on ne remarque pas, que personne ne songe à aimer ni à détester. Ce médiocre s’arrange pour provoquer le suicide de l’épouse de l’homme qu’il exècre. Des années plus tard, le veuf découvre, par hasard, la vérité. En quelques instants, cet homme magnifique, ce parangon d’humanité devient la proie d’une haine égale à celle que lui portait son collègue de jadis, envers qui il s’était toujours montré affable, par courtoisie naturelle, par indifférence, peut-être aussi par une commisération secrète. Bientôt, il n’a plus qu’une pensée : l’anéantir, mais l’anéantir lentement, à petit feu, en faisant de sa vie un enfer. Et il y réussit.

C’est dans ce roman que le thème obsessionnel de la perversité naturelle de l’homme éclate avec le plus de noirceur : il existe vraiment une communion des damnés, le mal engendre le mal, de proche en proche, il gangrène les êtres les plus nobles et les change en démons. Ce motif spirituel semble se rattacher moins au christianisme qu’à l’une de ses hérésies : il hantait les Cathares et leur inspirait le désir que toute vie s’arrêtât dans un monde d’où la Grâce s’est retirée.

Pourtant, quatre ans plus tôt, en 1978, avait paru Âme qui vive, non point un roman, mais un sermon, un vrai sermon, celui d’un vieux curé qui monte en chaire une dernière fois, afin de dire adieu à ses paroissiens, qu’il va quitter pour aller en maison de retraite. En fait, au-delà des parois siens, il s’adresse à tous les êtres vivants ; et le vieux curé est encore un de ces rôles de composition où Jean-Jacques Gautier s’est glissé tant de fois pour nous surprendre, nous intriguer, nous livrer un autre aspect de lui-même, une vérité partielle, un reflet de ce Moi plus élusif que le mercure. Et que nous dit ce sermon ? Il nous dit que le monde dans lequel nous vivons change trop vite, sans doute, pour notre faible capacité d’absorption du changement ; mais qu’il ne faut pas en avoir peur, car, en dépit de ses injustices, de ses violences inexpiables, il a aussi ses bienfaits, sa beauté, sa grandeur. Pour la première fois se fait entendre dans cette œuvre la voix de l’espérance. « Le premier devoir de chacun d’entre nous, dit le vieux curé, est de favoriser nos dispositions à aimer. »

Dans le dernier ouvrage, publié en 1985, qui porte le beau titre mélancolique Le Temps d’un sillage, Jean-Jacques Gautier, à qui sa femme, Gladys, pose la question : « Pourquoi tout ce que tu écris est-il si triste ? », hésite un peu, cherche une réponse qui le satisfasse, et dit enfin ceci : « Tout se passe comme si, par compensation, par hygiène morale et mentale, j’avais mis tout mon malheur en puissance dans les livres, pour me nettoyer et jouir en paix de mon bien. »

Peut-être la vérité est-elle moins simple. Les dernières pages de l’ouvrage (les dernières pages que Jean-Jacques Gautier ait écrites) sont une méditation sur ce que pourrait être « l’essentiel », pour nous, dans notre vie. Les réponses sont diverses et contradictoires : « Voyez, je ne suis pas fixé... Sans doute l’essentiel est-il, si possible, de se faire accepter pour ce qu’on voudrait être, et, après, de se supporter tel qu’on est. » La longue quête de l’identité, du Moi, n’est pas achevée, peut-être parce que sa résolution ne peut s’accomplir que dans un autre monde. L’angoisse de celui qui voulait se retirer à jamais dans « la chambre du fond » n’est pas conjurée non plus, mais elle alterne maintenant avec des phases de sérénité. Ce livre d’effusion, ou d’abandon, dans lequel Jean-Jacques Gautier a livré le meilleur de lui-même, baigne dans une lumière apaisée.

Le survol trop rapide que je viens de faire de cette œuvre n’a pu qu’en dégager certaines lignes de force, en suggérer l’étonnante unité d’inspiration. Je crois que c’est une œuvre qu’il faut redécouvrir, parce qu’elle a été, sinon occultée, du moins partiellement voilée par l’éclat public exceptionnel d’une autre œuvre, d’une carrière parallèle à la carrière du romancier, celle du critique dramatique.

Lorsqu’on passe des romans aux chroniques, on passe d’une pénombre sulfureuse, inquiétante, à une clarté vive et allègre ; de Saturne à Jupiter ; et il faut prendre l’image dans son sens littéral : le grand maître des pages théâtrales du Figaro brandissait la foudre ; mais, avant de montrer la place de Jean-Jacques Gautier dans l’histoire de la critique dramatique, peut-être convient-il de rappeler brièvement certains aspects de la période pendant laquelle il s’est affirmé et imposé comme chroniqueur de théâtre, c’est-à-dire pendant les dix à quinze premières années de l’après-guerre.

Cette période est caractérisée par une grande effervescence dans tous les ordres de l’activité intellectuelle et créatrice. On a le sentiment que les modes de vie comme les formes artistiques vont être, et doivent être, bouleversés. Une notion émerge, qui ne tarde pas à tout dominer : celle de « nouveauté ». Diffusée dans le public, elle semble exercer sur lui une manière de fascination. Désormais, un ouvrage artistique, littéraire ou théâtral doit porter l’étiquette de « nouveau » pour mériter l’examen. Or une chose nouvelle ne relève pas de catégories esthétiques par sa seule nouveauté. L’adjectif « nouveau » désigne un état de fait, il n’implique pas un jugement sur la qualité. Les objets en matière plastique sont une nouveauté absolue dans l’histoire du monde. On n’est pas sûr qu’ils représentent un gain esthétique appréciable. Mais, dans la presse, entre 195o et 1965 environ, la nouveauté devient une valeur en soi, sans que personne, d’ailleurs, ait jamais défini avec précision en quoi telle ou telle forme, déclarée nouvelle, se distingue et se sépare de ce qui existait déjà. On a donc affaire ici à une notion confuse et rudimentaire, pour tout dire un peu barbare, mais qui est sans doute le produit inévitable d’une époque où l’information touchant l’actuel et le provisoire est beaucoup plus répandue que la vraie culture.

Le théâtre n’échappe pas à l’agression de cette barbarie. On jette l’anathème sur des genres dramatiques qui avaient la faveur du grand public entre les deux guerres. On condamne des ouvrages qui visent d’abord à plaire, à divertir, ou qui se réclament de modèles classiques. On voit même se manifester une méfiance à l’égard non seulement du « beau langage », tenu pour ornemental et artificiel, mais pour le texte même, dont on tend à diminuer l’importance par rapport à des éléments de spectacle pur. On recherche l’essence du théâtre dans ce que les historiens nous disent qu’il était à ses origines et dans ce que les ethnologues nous disent qu’il est encore là où subsistent des sociétés qui n’ont pas évolué depuis des millénaires. Ceux qui préconisent le retour à ces formes archaïques ne semblent pas se préoccuper de savoir si elles peuvent correspondre à l’esprit d’un Occident de technologie et d’abondance, où l’on observe encore, sporadiquement, des pratiques religieuses, mais où le sens du sacré, sur quoi était fondé le théâtre des origines, s’est perdu.

À l’opposé de cette esthétique, d’autres théoriciens prônent un théâtre, non de participation, mais, au contraire, de critique. Le spectateur est censé prendre ses distances par rapport à ce qu’on lui montre sur la scène, et il ne s’agit plus pour lui d’être diverti, ou ému, ou transporté, mais de comprendre, à travers une fable démonstrative, le monde dans lequel il vit, et de le juger. Théâtre politique, donc, théoriquement destiné aux masses laborieuses afin de les aider à prendre conscience d’elles-mêmes et de leur combat. Dans la pratique, c’est surtout à un public bourgeois que ces ouvrages sont offerts. Pendant cette décennie 50-6o, l’assistance des invités aux Premières, débordante de bonne volonté, était disposée, entre neuf et onze heures du soir, à démonter les mécanismes de l’exploitation capitaliste, si un metteur en scène un peu autoritaire lui enjoignait de s’y employer. Le public prolétarien se montrait peut-être plus réticent. Il fréquentait les Maisons de la Culture quand on y jouait Molière, Beaumarchais ou Feydeau. Il les désertait quand on y jouait les épigones de Brecht.

Un autre phénomène caractéristique du théâtre d’après guerre est l’émergence du metteur en scène, on pourrait même dire son assomption au ciel de l’art dramatique ; mais cela avait déjà commencé au cours des années 3o. Le théâtre contemporain n’a certes pas eu à souffrir de cette promotion. On sait ce qu’il doit à des metteurs en scène comme le grand Jean Vilar autrefois, comme Peter Brook de nos jours, et je pourrais en citer d’autres, qui ont mis au service des œuvres classiques ou modernes leur intelligence, leur science du théâtre et leur talent d’animateur. Mais il est arrivé aussi, trop souvent, que des metteurs en scène sans scrupules pratiquent l’opération inverse : au lieu de se mettre au service de l’œuvre, c’est l’œuvre qu’ils mettent à leur service — au service de leur sectarisme politique, de leurs délires esthétiques, ou simplement de leur mégalomanie. C’est ainsi que nous avons vu représenter des ouvrages classiques rendus méconnaissables à force d’avoir été triturés à des fins qui leur étaient complètement étrangères. Nous avons vu des Molière brechténisés à mort, des Racine livrés, pantelants et sans défense, au scalpel d’une psy chanalyse de magazine, des Labiche qui semblaient sortir d’un long stage d’apprentissage dans la maison Borniol. Nous avons assisté à des exercices de reptation sur le plancher, à des montées et descentes, à vive allure, d’escaliers piranésiens par des acteurs au bord de l’infarctus, qui n’en continuaient pas moins, parmi des halètements d’agonie, à lancer des lambeaux d’alexandrins déchiquetés.

C’est à cette époque que le public s’est détourné du théâtre, parce qu’il était rebuté par l’arbitraire, la gratuité, la confusion, l’ennui pur et simple de tant de soirées que l’on devait à la paranoïa de certains metteurs en scène, à la morgue de quelques esthètes, à la propagande du sectarisme, aux abus de l’expérimentation, enfin à la tyrannie stupide de la nouveauté à tout prix. Jamais le divorce entre le public et certains agents de ce que l’on appelle « le pouvoir culturel » n’a paru aussi grave qu’à cette époque. Ce divorce, à vrai dire, existe en France depuis longtemps. L’analyse déborderait mon propos ; mais c’est un fait que l’opinion de la majorité silencieuse et l’opinion, non point précisément de l’élite, mais de puissantes coteries en place, ne coïncident plus jamais. De part et d’autre de l’abîme qui les sépare, le public et ces coteries, comme les deux sexes dans le poème La Colère de Samson, de Vigny, se jettent « un regard irrité ». Leur incompréhension mutuelle est envenimée par l’attitude de quelques bien-pensants, chez qui l’amour officiel de l’humanité est tempéré par un mépris sincère des classes moyennes.

C’est alors qu’intervient Jean-Jacques Gautier. Il ne méprise pas, lui, les classes moyennes, le public payant. Inlassablement, il a proclamé sa certitude que la foule des spectateurs a l’instinct de ce qui est beau, de ce qui est grand, qu’elle aime le bon théâtre quand on lui présente du bon théâtre, et qu’en fin de compte c’est elle, toujours, qui a raison. Sa conception du rôle du critique est fondée sur le respect qu’il ressent pour ce public anonyme et sur la confiance qu’il lui témoigne spontanément. Il croit que le critique doit d’abord informer, fournir un renseignement pratique, documentaire. Pour cela, il commence par situer l’ouvrage : la pièce que vous allez voir relève de tel ou tel genre dramatique, vous pouvez en attendre telle ou telle sorte de plaisir ou d’intérêt. C’est ensuite qu’il exprime son opinion personnelle sur la qualité du spectacle offert, sans jamais perdre de vue qu’il s’adresse à des milliers de lecteurs et doit être compris de tous. Une telle démarche est l’honnêteté même. Et je me demande lequel, du partisan inconditionnel de toutes les nouveautés et de toutes les avant-gardes, écrivant surtout pour ses pairs, pour une élite de spectateurs déjà très avertis, ou du critique soucieux d’être entendu par le plus grand nombre, je me demande, ou plutôt j’ai cessé depuis longtemps de me demander, lequel est le vrai démocrate, et lequel est le mainteneur d’un apartheid intellectuel, c’est-à-dire, en dernière analyse, d’une sournoise ségrégation de classes.

Outre l’amour passionné du théâtre, la connaissance approfondie du répertoire français et étranger, Jean-Jacques Gautier possède deux vertus qui, dans le conformisme à peu près général de l’époque, sont des vertus subversives : la liberté de jugement et le bon sens. Faire usage de bon sens et de liberté de jugement au cours des décennies 5 o et 6o, c’était se condamner à passer soit pour un réactionnaire, au pire sens du terme, soit pour un provocateur. Comme la provocation est à la mode et que les cercles dirigeants du pouvoir culturel n’aiment pas beaucoup décerner des brevets d’originalité à ceux qui les attaquent sans merci, ces derniers sont instantanément étiquetés comme réactionnaires. Jean-Jacques Gautier le sait, et passe outre. Tous les soirs, il entre dans une salle de spectacle, résolu à juger selon son goût, non selon les mots d’ordre du jour, résolu aussi à dire ce qu’il pense et à penser selon les normes de la raison et de la mesure. C’est comme s’il allait s’asseoir à son fauteuil d’orchestre, armé d’une bombe. Ce juste est un terroriste ; et, comme il faut s’y attendre, il ne tarde pas à semer la terreur. Le secret de son influence, c’est que rien au monde, aucun pouvoir officiel ou occulte, aucune considération d’intérêt personnel, de prestige, de mode, ni même, ce qui est beaucoup plus difficile, le souci de ne pas heurter des sympathies, des amitiés, rien au monde ne l’empêchera d’exprimer son sentiment exact sur l’ouvrage qu’il est appelé à juger. Cette rigueur fonde son autorité. Le public suit. Jean-Jacques Gautier peut, en vingt-quatre heures, remplir ou vider une salle. Les directeurs tremblent. On poste des observateurs dans les loges d’avant-scène, pour épier le critique, tenter de déchiffrer sa physionomie. Au cours de la soirée, les observateurs vont, de quart d’heure en quart d’heure, au bureau directorial pour apporter des nouvelles du front. Ces communiqués de guerre sont coulés dans des formules d’une concision émouvante : « Il a ri deux fois », « Il a froncé les sourcils », « Il fait un dessin sur son programme ».

Cette indépendance de jugement, ce courage à défier les modes et les mots d’ordre, Jean-Jacques Gautier les a, naturellement, payés très cher.

Aucun homme de lettres, à notre siècle, n’a été plus insulté, plus vilipendé que lui. Les coups n’ont jamais cessé de pleuvoir. De grands hebdomadaires lui consacrent des numéros spéciaux d’éreintements et d’injures. On le traite de fléau public. Un journal d’extrême gauche dénonce, je cite, ses « pernicieuses activités ». Un auteur dramatique qui passait, aux yeux d’une partie de la critique, pour une réincarnation d’Eschyle ou de Sophocle, et qui, dans ses pièces, traitait de « grands sujets » avec une grandiloquence qui nous paraîtrait, aujourd’hui, peu supportable, la seule fois où Jean-Jacques Gautier trouve le moyen de lui décerner quelques louanges, assorties de fortes réserves, voit rouge et publie un article vengeur. Voici quelques traits de cet article : « Vous êtes un laid roquet sauvage qu’on a laissé trop longtemps aboyer et baver. Il aurait été convenable que, de temps en temps, une matraque fermement maniée s’abattît sur la gueule du roquet... » « Si vous étiez intelligent, vous vous rendriez compte... » « Je pourrais vous démontrer, mais vous ne comprendriez pas... » Et cætera. Mieux vaut jeter un voile de miséricorde sur ces pauvretés. Je ne les ai citées que pour montrer la violence des attaques que devait subir le chroniqueur du Figaro. Pendant des années, il fut vraiment l’homme à abattre.

Quelle est la conception du théâtre de ce critique sans complaisance ? Il ne s’agit que de relire ses articles pour la deviner en filigrane ; mais il l’a exprimée aussi très souvent dans les termes les plus nets. Le critère majeur qui se dégage, c’est le critère classique du plaisir que dispense un ouvrage. Pour Corneille, Racine, Molière, la première règle est de « plaire ». Si donc on prend plaisir à une pièce, quelle que soit la nature de ce plaisir, quelle que soit sa place dans la hiérarchie des émotions, simple euphorie, gaieté, ou vive exaltation de l’esprit et du cœur, il y a des chances que l’ouvrage soit bon, qu’il survive dans notre souvenir et qu’il nous survive. Stendhal pensait de même : pour lui aussi, le plaisir pris à un ouvrage était le garant de sa qualité ; et, inversement, l’ennui qu’il dégage, la preuve absolue et irréfutable de son néant.

Ce plaisir que dispense un ouvrage, sur quoi est-il fondé ? Quels sont ses moyens ? Nous retrouvons ici encore la notion classique des « règles fixées par Aristote, mais au XXe siècle ces règles formelles, un peu trop rigides, n’ont plus cours ; et Jean-Jacques Gautier, en accord avec des vues plus modernes, préfère parler de « lois ». Il semble qu’une pièce de théâtre, pour être communicable, efficace, doive appliquer certaines lois internes, en quelque sorte organiques, inhérentes au genre même. Une de ces lois a été formulée par Édouard Bourdet : « Une pièce doit être à la fois imprévisible et fatale dans son déroulement », ce qui implique deux obligations en apparence inconciliables : donner à la pièce une structure logique, où tout s’enchaîne selon la stricte causalité, et s’arranger pour que cette logique ne puisse à aucun moment être déduite par le spectateur. C’est dans cette double et contradictoire exigence que réside le secret d’une pièce bien faite. Il y a contradiction au départ, mais la pièce n’existera que si cette contradiction est résolue. La notion de pièce « bien faite », de « métier », de « compétence », est le motif récurrent des chroniques de Jean-Jacques Gautier. Il n’ignore pas qu’en insistant sur cet aspect artisanal de la création dramatique, il est à contre-courant de son époque, à contre-courant des modes, de l’esthétique de son époque. Il se doute bien qu’il sera décrié dans quelques salons, mais cela lui est égal, parce qu’il préfère la vérité qui traverse les siècles aux options éphémères d’un temps ou d’une saison.

De cet ensemble de qualités exigées d’un ouvrage de théâtre, on peut déduire l’ensemble de leurs contraires, c’est-à-dire des défauts ou des fautes qu’il convient de condamner. Puisqu’une pièce doit être intelligible, communicable, il s’ensuit que Jean-Jacques Gautier répudie une construction lâche ou incohérente, l’obscurité du langage, un excès d’abstraction ou d’intellectualisme, le jargon des philosophies vulgarisées, enfin le charabia des divers pédantismes contemporains. Puisque la mission première du théâtre est de plaire, non point d’endoctriner, il s’ensuit encore qu’il ne saurait être didactique. Une pièce n’est pas un cours du soir, ni une exhortation militante, ni un moyen de propagande. Jean-Jacques Gautier n’a pas de mots assez durs pour ces sortes d’ouvrages. Voici en quels termes il s’exprime sur l’un d’eux : « Il fallait à des esprits embrouillés ce misérabilisme vociférant, cette philosophie primaire, ces récitations hachées de mannequins phraseurs... Pétrifiés par le respect, des dizaines de spectateurs dorment dans leur fauteuil. Ne me dites pas non : je les ai vus. »

Est-ce à dire qu’il pense que le théâtre devrait se contenter de divertir ? Loin de là. Pour lui, les fins les plus nobles de l’art dramatique, sont celles que lui ont assignées, dès son origine, les sages qui ont statué sur son rôle dans la cité : corriger les mœurs par le rire, purger les passions, transporter l’âme jusqu’aux approches du divin, accomplir enfin une communion entre les hommes. S’il répudie l’endoctrinement et la propagande, il a toujours apprécié les pièces qui posent les grands problèmes de la condition humaine ou de l’organisation des sociétés, à condition que ces problèmes soient traités dans le mouvement vivant du drame, non point dans la froideur figée d’une démonstration. C’est ainsi, par exemple, que certaines de ses chroniques les plus enthousiastes sont consacrées à des œuvres telles que Les Sorcières de Salem, d’Arthur Miller, Sur la terre comme au ciel, de Hochwalder, ou La Résistible Ascension d’Arturo Ui, de Brecht.

Le reproche le plus grave que l’on ait adressé à Jean-Jacques Gautier est de s’être trompé sur tel ou tel ouvrage, d’avoir méconnu tel ou tel auteur. C’est vrai, il a parfois commis des erreurs d’appréciation. Faire le silence sur ce point ne serait digne ni de celui qui prononce l’éloge ni de celui qui en est l’objet, et qui était, au suprême degré, un homme de vérité. Il savait mieux que personne qu’il lui était arrivé, surtout à ses débuts, de méconnaître certains mérites. Il en souffrait, et ne se cherchait nullement des excuses. Il en avait, pourtant. Je crois discerner la principale : un souci constant d’amener au théâtre le public le plus vaste possible, mais un public qui n’était pas nécessairement familiarisé avec la modernité, et qui pouvait être effarouché, découragé, voire démoralisé par des audaces de sujet, de thèmes, de langage ou de technique. Ce souci rendait parfois le critique trop méfiant à l’endroit des ouvrages où l’on trouvait justement ces audaces-là. Mais, en regard des auteurs auxquels il n’a pas rendu justice, combien d’autres lui doivent leur légitime succès ! Notre amie Gladys Gautier, que je salue ici, m’a communiqué un document, une feuille de papier sur laquelle, un jour de 1985, son mari avait voulu noter les titres qui lui venaient spontanément à l’esprit, s’il cherchait à se rappeler ses meilleurs souvenirs de théâtre. Je ne réciterai pas la liste, mais de L’Alouette à Christophe Colomb, de Le Mari, la femme et la mort à L’Œuf, de Port-Royal à Le Roi se meurt, les pièces qu’il avait aimées et louées sont parmi celles que nous considérons aujourd’hui comme les classiques français du théâtre du XXe siècle.

À travers ces chroniques si diverses, si chatoyantes, mais unifiées par la forte personnalité de leur auteur, on peut esquisser quelques traits qui définissent la manière du critique. Le premier de ces traits est, de toute évidence, la ferveur, l’enthousiasme. Quand Jean-Jacques Gautier aime vraiment une pièce, il le proclame avec des accents qui s’élèvent jusqu’au lyrisme : il s’agit vraiment, pour lui, d’une communion dans la joie.

Un autre trait marquant est l’appréciation sensuelle de ce que l’on voit dès le lever du rideau : utilisation de l’espace scénique, pouvoir d’évocation du décor, harmonie des formes, des couleurs, des éclairages. Le critique est un visuel, doublé d’un esthète. Il est émerveillé lorsque, le rideau levé, le cadre de la scène lui présente un véritable tableau, de préférence un tableau de haute époque. Même le théâtre où le texte prédomine est aussi, pour lui, un spectacle qui doit d’abord ravir les sens par des charmes bruts, non intellectualisés. Il y a la musique du texte. Il y a aussi la musique des voix, qui ne tient pas seulement au timbre, lequel est une qualité naturelle, un don du ciel, mais à une science apprise, que l’on peut toujours exercer et approfondir. Il importe donc que l’acteur soit, plus encore qu’un professionnel, un virtuose. Jean-Jacques Gautier est impitoyable pour les amateurs, les comédiens qui articulent mal, « boulent » leur texte, et pour ceux qui ne parviennent pas à se faire entendre du dernier rang des fauteuils. D’une comédienne presque inintelligible, il déclare : « Elle pépie en morse. » Même ses adversaires lui reconnaissent un flair infaillible touchant le jeu des comédiens. « Vous êtes pour eux, lui dit un journaliste, un conseiller, un guide sévère mais toujours sûr ; et ils le savent bien. »

Si la passion éclate dans le lyrisme des éloges, elle donne aux condamnations une férocité des plus réjouissantes. Jean-Jacques Gautier ne pratique pas la méchanceté froide, celle qui équivaut à un meurtre moral ; mais il pratique à merveille la rosserie, qui moque des travers ou des défauts sans mettre en cause la personnalité profonde. Lorsque l’ouvrage est franchement mauvais, il s’amuse aussi très franchement, comme à cette pièce qui mettait en scène la reine égyptienne Hatchepsout. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire quelques lignes de l’article :

« Hatchepsout ! Ce n’est pas un éternuement, mais, parait-il, l’unique pharaon femme de l’histoire égyptienne... Et voici que, rentrant chez moi et consultant le programme, je lis : “ Il y aurait trop à dire sur la tragédie de Monsieur Untel, qui mérite une exégèse constante. ” Allons, bon ! Il s’agissait donc d’une tragédie ! Moi qui avais ri de si bon cœur, et de plus en plus.

« D’abord, il y a le style. Quand les personnages parlent de Hatchepsout, ils s’expriment toujours ainsi : “ Notre reine aimée, vénérée — vie, force, santé — ” et cætera. La troisième fois, ce “ vie, force, santé ” entre tirets constitue un effet sûr. De même, si l’on mentionne le Nil, on ajoute à tous les coups : “ Béni soit-il ” entre parenthèses. À la longue, ça déride.

« Lorsque son conjoint arrive, une suivante avertit la reine en ces termes : “ Ton époux royal est là, reine adorée. ” Et la dame, aussitôt, de se draper dans un beau rideau.

« D’autres citations ? Voici : “ Laisse-moi caresser ton front, grand penseur... Selon les rites, il aurait passé sa main ouverte le long du dos de la reine. ”

« Tout au long de la pièce, on a eu l’impression que le royal époux de la reine adorée, vie, force, santé, avait manqué une jolie vocation de kinésithérapeute.

« Je vous jure qu’à la fin, c’était du délire. Je ne puis croire que les réalisateurs de ce spectacle ne l’ont pas fait exprès. Ils tiennent là un “ Branquignol ” pyramidal comme le Sphinx n’en a jamais vu. Nil obstat.

« Allez voir Hatchepsout. À vos souhaits ! »

Je crois que Jean-Jacques Gautier n’aurait pas été fâché que son éloge académique s’achevât sur une citation d’un de ses articles de verve, sur une note de gaieté qui nous rappelle le compagnon joyeux que savait être aussi, dans ses relations amicales, ce cœur fier et cet esprit libre.