Discours de réception de Jean Delay

Le 21 janvier 1960

Jean DELAY

ACADÉMIE FRANÇAISE

 

M. Jean Delay ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Georges Lecomte, y est venu prendre séance le jeudi 21 janvier 1960 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

L’auteur des Caractères ou les mœurs de ce siècle, le jour de son remerciement, louait vos voix d’être « toujours libres et arbitraires ». Aujourd’hui comme jadis ces mots mesurent la gratitude d’un récipiendaire, puisqu’il sait devoir son privilège à la liberté de votre arbitrage et à elle seule. Mais qu’il lui est difficile de donner cours à son sentiment ! Trop confus, il ferait douter de votre goût, trop assuré il ferait douter du sien ; à se déclarer indigne il manquerait de fierté, voire de conviction, à se prétendre digne il manquerait de vergogne, voire de jugement. Voué « pour un moment », remarquait D’Alembert, « à la timidité et à la modestie », dont de plus grands ont donné l’exemple dans une compagnie qu’illustrèrent tant de mérites et de talents, le récipiendaire est, comme disent nos philosophes de l’existence, un être en situation. Je m’aperçois que cette situation est délicate et crains qu’il n’y paraisse. En entrant ici, comment ne pas regretter de n’être que ce que l’on est ?

À vrai dire, l’honneur que je dois à tous ceux qui ont bien voulu m’accorder leur suffrage ne revient pas à ma personne mais à la discipline dont j’ai fait mon occupation. Tout en constatant que la science de son temps n’autorisait guère ses espérances, Descartes avait affirmé sa foi dans l’avenir d’une médecine de l’esprit. Depuis la fin du XVIIIe siècle, une suite de recherches a justifié sa prévision. Peu à peu de nouvelles méthodes sont nées qui permettent de mieux entendre les rapports du physique et du moral et de les mieux gouverner à d’humaines fins. À cette évolution une lignée de psychologues et de médecins français a efficacement contribué, et c’est une œuvre collective, édifiée par de nombreux ouvriers, que vous avez voulu distinguer en élisant, pour la seconde fois, un de leurs représentants. Le premier était Cabanis, médecin philosophe formé à l’école de la Grande Encyclopédie, qui fut élu en 1803. Un intervalle de cent cinquante-six années a paru suffisant à la plupart d’entre vous pour ne pas exposer l’Académie au reproche de favoriser trop souvent cette discipline particulière.

Lisant l’histoire et l’ana du dix-septième fauteuil, de François Colomby à Georges Lecomte, j’y vois des hommes de lettres, dont ce fut le métier d’écrire, et des hommes de sciences, qui écrivirent de leur métier. Le souci de réunir à de purs écrivains des tenants de professions diverses, appliqués à exprimer le résultat de leur expérience ou de leurs travaux dans une forme convenable, n’est-il pas le principe même de votre institution, celui qui inspira son fondateur lorsqu’il se proposa de « rendre le langage françois non seulement élégant mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences » ? Il n’est pas coutume de revenir sur des prédécesseurs déjà lointains, fût-ce pour saluer des mémoires aussi incomparables que celles d’Émile Littré et de Louis Pasteur. Mais puisque je viens de prononcer ce nom vénéré, permettez à un médecin de dire qu’il est très émouvant de se trouver à une place qui fut la sienne et d’y être accueilli par son propre petit-fils.

L’éclectisme qui fit siéger au dix-septième fauteuil après un abbé un philosophe, après un poète un critique, après un philologue un biologiste, après un médiéviste un historien de l’Empire, a désigné un psychiatre pour succéder à un romancier. À ceux qui s’inquiéteraient des conséquences redoutables de la formation et de la déformation professionnelles, j’ai hâte de dire que l’expérience acquise dans la fréquentation de mondes étranges ou étrangers ne me servira de rien pour aborder l’œuvre et la personne de mon robuste prédécesseur. Le psychanalyste le plus vaillant renoncerait à y découvrir le moindre complexe. Aussi bien, Messieurs, voudrais-je joindre aux motifs de mon remerciement celui de n’avoir pas craint de confier à un étudiant obstiné des désordres du corps et de l’esprit le soin de parler d’un homme qui donna un remarquable exemple de santé physique et morale, comme si vous aviez bien voulu autoriser un spécialiste de la folie à faire l’éloge de la sagesse.

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La première fois que je vis Georges Lecomte, c’était ici, un jour de réception. Il siégeait au tribunal suprême, à la gauche du directeur, investi de la triple dignité que lui conféraient une immortalité de principe, une perpétuité de droit et une longévité de fait. Très vert, très droit, très grave, la majesté d’une barbe blanche et fleurie ajoutait à son allure patriarcale. Il semblait quelque grand échevin, quelque personnage d’une magistrature assise et inamovible. Cependant cette image, un peu bien solennelle, était vite animée par des impressions plus familières : un teint vermeil, tel qu’on en voit aux vignerons de l’heureuse Bourgogne, un nez imposant et pourtant débonnaire, un regard noir mais sans noirceur qui s’égayait de malice lorsque passaient au fil d’un discours les pointes rituelles, et soudain une expression toute simple et cordiale de bonhomie. Après le burgrave apparaissait le Bourguignon.

Né à Mâcon, le 9 juillet 1867, son enfance s’était écoulée sur les rives de la Saône et dans la campagne avoisinante, parmi les paysages rustiques, l’odeur des fenaisons, la liesse des vendanges. N’ayant connu votre confrère qu’à un âge vénérable, j’ai eu quelque peine à l’imaginer en jeune garçon impétueux, chantant à tue-tête sur les sentiers de Bourgogne : « Ils n’en ont pas en Angleterre », frondeur, intrépide, emporté, mauvaise tête et bon cœur.

Le Mâconnais est le pays des sites lamartiniens. Aux trois lieux de Milly, Saint-Point et Monceau, restent attachées l’enfance, la maturité et la vieillesse du poète des Méditations. La mère de Georges Lecomte qui avait un culte pour Lamartine, chercha à l’inculquer à son fils de très bonne heure puisqu’il avait à peine deux ans quand, le tenant dans ses bras, elle le fit assister, d’une fenêtre de la rue Rambuteau, aux funérailles de son illustre compatriote. Elle les lui avait si souvent racontées qu’il se persuada longtemps en avoir souvenance. En revanche il gardait un authentique souvenir des premières visites avec sa mère à l’église de Milly où elle l’emmenait prier et au tombeau de l’abbé Dumont, que l’on appelle à Bussières le tombeau de Jocelyn. Il avait connu des témoins de la vie du poète, un compagnon de son voyage en Orient, un serrurier de Saint-Gengoux-le-National et un plâtrier-peintre de Cormatin qui avaient participé en 1847 au fameux banquet où, sous une pluie battante, l’orateur avait fait applaudir le suffrage universel. Il regardait passer dans les rues de Mâcon les notables qui avaient été ses derniers amis Charles Rolland, son « lévrier », Charles Alexandre, son secrétaire, ou, dans sa calèche à deux chevaux, le vieil Henri de Lacretelle, fils de Lacretelle-le-jeune et grand-père de votre confrère. Il avait même connu le propre filleul de Lamartine qui, étant allé voir son parrain après une brillante distribution des prix, s’entendit d’abord complimenter puis prévenir tristement : « Mais surtout, mon petit, ni littérature ni politique ! »

Semblable avertissement l’élève Lecomte ne l’eût pas écouté tant il était passionné de littérature et plus encore de politique. Son enfance était contemporaine de celle de la Troisième République. Ils grandissaient ensemble et il portait déjà à cette jeune personne, de trois ans sa cadette, une affection que par la suite elle lui rendit bien. La première Marseillaise, entendue précisément à l’inauguration de la statue de Lamartine, le premier 14 juillet où l’armée qui réparait l’offense d’une garnison prussienne fut follement acclamée, la chromolithographie sur laquelle le doigt tendu de Gambetta désignait Monsieur Thiers comme le libérateur du territoire, l’image de l’Alsace et de la Lorraine perdues qu’on retrouvait sur maints objets familiers, les discours de Jules Ferry que le père lisait le soir sous la lampe, la campagne de Tunisie dont ils suivaient ensemble les progrès sur la carte de géographie, marquèrent son âme enfantine. On avait le cœur patriote et républicain à la maison. Sa mère était fille d’un ancien révolutionnaire de 48 qui avait rêvé la République et à si haute voix qu’après le 2 décembre, le gouvernement du Prince-Président l’envoya continuer ses rêveries en Afrique, à Lambessa. Le souvenir de cet exil pesait sur le foyer familial, et l’écolier, apprenant par cœur les strophes vengeresses des Châtiments, mêlait bien un peu l’image de son grand-père à celle du glorieux proscrit de Guernesey. Il aimait à déclamer les vers éclatants de Hugo et y ajoutait volontiers quelques chants du soldat, marches et sonneries de Paul Déroulède. Ces mélanges politiques et littéraires donnèrent à l’élève de Seconde l’idée de fonder avec quelques camarades un journal auquel il donna ce titre sans prétention « La Salade » ; mais il y manifesta une telle véhémence que ses parents, inquiets, confisquèrent la presse à gélatine prêtée par un honorable commerçant mâconnais pour ces débuts tapageurs. Il était turbulent, puis s’assagit jusqu’à remporter un prix de philosophie et partit pour Dijon commencer ses études de Droit. Dans la capitale de la Bourgogne il dévorait les volumes de La Comédie Humaine et songeait déjà à une autre capitale : « Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. Jamais vie en aucun pays ne fut plus ardente », lisait-il dans La Fille aux yeux d’or, et il ne désirait rien tant que brûler à cette flamme. Comme d’autres jeunes provinciaux, il apprenait Paris dans Balzac, méthode peu sûre mais efficace pour donner la fièvre.

Le 31 mai 1885, Georges Lecomte, à peine âgé de dix-huit ans, débarquait à Paris le jour des obsèques de Victor Hugo. Il passa une nuit blanche auprès du voile noir qui tombait du faîte de l’Arc de Triomphe jusqu’au catafalque veillé par douze poètes. Et le lendemain il vit, de l’Étoile au Panthéon, déferler une marée humaine dont la rumeur lui parut imiter celle de l’Océan, familière au proscrit de Guernesey. L’histoire ne dit pas si dans la foule il côtoya ses frères, les jeunes personnages des Déracinés, mais boulevard Saint-Germain, à la hauteur d’un ministère gardé par un invalide très décoré, il vit se détacher du cortège funèbre un homme à l’allure de chevalier qui donna l’accolade au vieux brave puis reprit sa marche en avant : c’était Déroulède. Hélas, après des heures aussi exaltantes il est dur de revenir à la modeste réalité. Depuis la mort de son père, receveur des postes à Mâcon, il connaissait la gêne. Pour vivre à Paris et y continuer ses études de droit, il devint employé au Ministère des Postes, aux appointements de cinquante francs par mois. Le Bourguignon habitué aux horizons champêtres fut bien malheureux dans la poussière d’un bureau. Mais la discipline n’y était pas sévère et un sous-chef, favorable aux Lettres, lui permit même de lire à l’ombre des cartons verts les livres qu’il empruntait à une bibliothèque tournante de la rue des Saints-Pères.

Sitôt dehors, il découvrait les mille spectacles de Paris. Une de ses premières curiosités fut pour la Chambre des Députés où il eut ses entrées grâce à une carte de correspondant du Journal Républicain de Saône-et-Loire. Le grand homme politique restait à ses yeux Jules Ferry, devenu pourtant impopulaire depuis l’affaire d’Indochine. Le reconnaissant dans la rue, il s’élança vers lui, « Le Tonkinois » qui avait été récemment victime d’un attentat, pâlit entre ses favoris blancs, s’attendant à quelque agression, mais il ne reçut qu’un immense coup de chapeau, tiré par un jeune inconnu qui déjà s’éloignait à grandes enjambées. Il visitait souvent les musées et s’émerveillait au Louvre devant les paysages de Claude Lorrain, car il avait du goût. Or un jour qu’il flânait rue Laffitte, il tomba en arrêt devant une vitrine de tableaux qui lui rappelèrent la lumière du Lorrain. Il entra dans la Galerie Durand-Ruel et là, à quelques pas du trottoir, parmi les toiles radieuses, les meules, les cueillettes et les gelées blanches, il se sentit joyeux. Il apprit que les peintres qui lui donnaient une si heureuse impression avaient été appelés, d’abord par dérision, impressionnistes, et il se renseigna auprès de son compatriote Félix Fénéon, de six ans à peine son aîné mais déjà très répandu dans les milieux artistiques. Il avait connu par hasard, à la Foire des Invalides, devant un jeu de massacre, ce brillant anarchiste des années 80, esthète ironique et lucide hostile à tous les poncifs, défenseur subtil des Impressionnistes et des Symbolistes. Sous son égide le bouillant Lecomte voulut militer dans le parti des « refusés » et combattre les officiels. L’occasion s’en présenta bientôt.

Lors d’un banquet parisien d’anciens élèves du Lycée de Mâcon ; il rencontra un imprimeur, qui éditait un petit hebdomadaire financier au titre menaçant, La Cravache. Ce titre fouetta son imagination. Il proposa aussitôt d’y rédiger une page littéraire d’avant-garde, collaboration qui fut acceptée sous condition d’être bénévole. Ainsi, par une aubaine, il eut à vingt ans la possibilité d’exprimer ses idées dans un périodique dont il entreprit de justifier l’enseigne par des éditoriaux cinglants. Dans le premier, Maurice Barrès s’égare, il prend à partie le prince de la jeunesse, qui venait d’immoler son dilettantisme sur l’autel du général Boulanger, s’indigne de voir la littérature subjuguée par les militaires et la compare hardiment à « une blanche dévêtue » parmi « des nègres en furie ». « Vous êtes un artiste ardent et net », lui répondit Barrès. Dans les éditoriaux suivants, le ton ne faiblit pas. Il attaque le directeur des Beaux-Arts et le somme de démissionner, les peintres officiels qu’il traite de « végétations barbonneuses », les « hommes de pensée » comme M. Renan qui ne refusent pas les décorations, vitupère les prix, en particulier ceux de vertu, demande au nom des droits de la nature qu’on exile les rosières, déclare la guerre aux Classiques, à Corneille ce « tranche-montagnes » et à Molière ce « Pailleron préhistorique », trouve Racine « monopassionnel » et enfin, j’ai le regret de le dire, parle très mal de l’Académie, qu’il voudrait voir siéger, dans une perspective moderniste, sur la toute neuve Tour Eiffel. Telles étaient, Messieurs, dans la fleur de son âge, les opinions de votre secrétaire perpétuel.

En revanche, sous son règne qui dura dix-huit mois, La Cravache a publié d’excellente critique d’art et tout un florilège de symbolistes. L’éditeur s’inquiéta lorsque la publication d’un poème inédit de Verlaine, Lœti et Errabundi, où l’auteur de Sagesse devenu celui de Parallèlement évoquait sans contrition d’anciens errements, souleva des protestations. Mais le jeune rédacteur en chef était prêt à toutes les imprudences pour le pauvre Lélian. Le rencontrant fort dépourvu et dépité de s’être vu refuser une avance par le bibliopole Vanier, il n’hésita pas à lui donner tout l’argent qu’il possédait, après quoi il dut engager au mont-de-piété la belle montre de sa première communion. Si dévoué fut-il à la personne des poètes symbolistes il n’était pas des leurs. On le vit bien quand, à propos d’un manifeste annonçant que la littérature de demain serait tournée vers le rêve, le mystère, la mystique, il réagit violemment et de façon toute laïque. Il se méfiait de la chapelle de la rue de Rome. Avec une franchise où on le reconnaît bien, il a lui-même déclaré qu’il n’était pas allé chez Mallarmé parce qu’il ne voulait pas louer ce qu’il ne comprenait pas. En fait il regardait du côté de Médan et eût volontiers contresigné le télégramme de Paul Alexis : « Naturalisme pas mort. »

Tout en continuant le journalisme de combat, il faisait son service militaire à la caserne de la Pépinière. Il avait belle allure sous le shako à pompon rouge, pourvu d’une abondante barbe noire, d’ailleurs réglementaire, car le général Boulanger, soucieux de relever la prestance des troupes, avait recommandé le port de cet avantage viril. Profitant de ce que le soldat Lecomte se rendait aux grandes manœuvres, l’éditeur de La Cravache se livra à une opération sournoise et supprima la page d’avant-garde. Mais une plume aussi polémique ne pouvait rester longtemps inemployée, et nous la voyons bientôt reparaître dans Art et Critique bataillant pour le Théâtre-Libre.

Antoine, animateur de la nouvelle école, remarqua ces articles. « Vous devez avoir le sens du théâtre », lui dit-il, « auriez-vous une pièce ? » Il n’en avait point mais qu’à cela ne tienne ! En trois semaines il composa La Meule et vint en donner lecture, un après-midi, sur la scène qui servait aux répétitions. C’était une pièce âpre dans la manière naturaliste, stigmatisant l’indignité d’une famille bourgeoise dont tous les sentiments honnêtes sont écrasés par la « meule » des intérêts. Antoine l’écouta sans broncher, assis à califourchon sur une chaise, les pieds posés sur le gazon postiche où allait mourir le soir même, comme chaque soir, la fille Elisa, et dit à la fin : « C’est rigolo », jugement inattendu mais, paraît-il, flatteur. La Meule fut bientôt représentée au Théâtre-Libre avec un grand succès. Des articles annoncèrent la naissance d’un auteur dramatique qui, en fait d’audace, ne le céderait à personne. Déjà il préparait une seconde pièce, mais entre temps il avait découvert Ibsen.

Dans Mirages, un jeune écrivain, « canard sauvage » victime d’une hérédité chargée, de la frivolité des femmes et de l’incompréhension des éditeurs, perd la raison sur scène, après avoir maudit la société et voué l’humanité aux catastrophes cosmiques : « Que tout s’anéantisse et s’abîme ! La force géante des marées n’ébranlera-t-elle pas un jour cette vieille terre de pourriture ? » Ces noirs mirages eurent peu de représentations. Un critique crut y reconnaître le mal de la jeunesse, d’une jeunesse désaxée par la trépidation de la vie moderne, les ferments de l’anarchie, les tourments de la névrose, et conclut qu’il fallait hisser devant les productions morbides du jeune Lecomte, ce fin-de-siècle, le drapeau jaune qui signale les ports contaminés. C’était lever beaucoup de spectres autour de votre futur confrère, et l’avenir n’allait pas justifier ce sombre pronostic. Provincial, élevé dans une paisible famille, transplanté à Paris dans des milieux où les traditions étaient battues en brèche, il a certainement traversé une crise morale et remis en question les valeurs qui lui avaient été enseignées, mais sans tomber pour autant dans un nihilisme funèbre. Il était bien défendu contre les tentations du pessimisme, virulentes à la « belle époque », par des hérédités paysannes, un tempérament sain, le goût de la vie et de l’art.

Depuis sa découverte fortuite des Impressionnistes, il avait appris leur histoire et se passionnait pour les péripéties d’une lutte qui n’était pas encore terminée. Paul Durand-Ruel prit en sympathie ce néophyte et l’invita à dîner dans son appartement décoré de toiles aujourd’hui célèbres, en compagnie de leurs auteurs. Belle aventure pour un amateur de vingt ans que de prendre place devant les « Canotiers de Bougival », à côté de convives tels que Renoir, Monet, Pissarro, Degas, auxquels s’était joint Auguste Rodin ! Et ce fut en quelque sorte pour prolonger l’état d’âme d’un jour de fête qu’il se mit à écrire son livre L’Art impressionniste d’après la collection Durand-Ruel, qui fut publié en 1892. Auparavant avaient paru quelques études plus savantes mais guère plus chaleureuses. On sent le commentateur débordant de gratitude pour la peinture claire qui rend à la joie de vivre. « Qu’est-ce que le Paradis ? » demande un sage oriental à son disciple, et le disciple répond : « C’est la haie au fond du jardin. » Et nous savons, depuis les grands Impressionnistes, que le Paradis c’est aussi la Seine au Pont d’Argenteuil, les peupliers des bords de l’Epte, une femme immobile dans l’Ile de la Grande Jatte, et que tout le bonheur du monde peut tenir dans une pomme. Le nouveau critique montrait la filiation de l’école du Guerbois et des paysagistes de Barbizon, la diversité des talents groupés sous une même étiquette et louait la division des couleurs chères au néo-impressionnisme. Il en devint encore plus féru dans l’intimité de Paul Signac avec qui il passa, dans un petit port peu fréquenté, Saint-Tropez, un merveilleux été, prélude à maintes navigations à voile sur le cotre Olympia. Fervent de peinture, il voulut voir les maîtres espagnols sous leur ciel. De cette visite il rapporta de nombreuses notations, concernant par exemple l’influence de Goya sur Manet, Whistler et Degas, consignées dans son essai sur les Espagnes. Le livre du voyageur, vivant et coloré, plut à Goncourt qui lui accorda le traitement réservé aux favoris du Grenier : la reliure en parchemin et le portrait de l’auteur par un peintre de ses amis. Pour l’heureux Lecomte il choisit Renoir.

Après la première de La Meule, Georges Lecomte avait reçu d’Edmond de Goncourt une invitation à monter au Grenier d’Auteuil et avait pris l’habitude d’y retourner chaque dimanche. Dans son livre de souvenirs qu’il a intitulé Ma Traversée, il a laissé de pittoresques témoignages sur le vieux « Maréchal des Lettres », plus familièrement appelé depuis la mort de son frère Jules « la veuve d’Auteuil », et sur les écrivains et les artistes qu’il rencontrait chez lui. C’était Alphonse Daudet dont il retrouvait aux jeudis de la rue Belle-chasse la fine gaîté provençale et le visage de Sarrasin. C’étaient Gustave Geffroy, dit « le Juste », son meilleur ami, qu’il voyait aussi au bureau du journal La Justice où il connut Clemenceau, la plupart des romanciers qui composèrent la première Académie Goncourt, le peintre Carrière, beaucoup d’autres. Tout à fait isolé à son arrivée à Paris, il faisait désormais partie de divers groupes, se montrait l’assidu de plusieurs salons républicains et révélait le talent de sociabilité qui demeura une de ses constantes. Pas un vernissage, pas une première, pas une festivité littéraire sans sa présence. Il était déjà loin le soir du banquet Moréas où le rédacteur de La Cravache s’était signalé à l’heure des toasts par cette intervention farouche et inattendue : « Je bois à ceux qui travaillent et qui ne mangent pas. » L’insurgé de naguère était devenu un bourgeois de Paris. Un mariage heureux et qui le demeura, des enfants, des amitiés, le succès de ses premières œuvres, une vie matérielle plus aisée, la découverte de nouveaux milieux avaient modifié sa vision du monde.

À trente ans, Georges Lecomte commença à réaliser son rêve de devenir un romancier. Les ouvrages qu’il a publiés presque chaque année, de 1897 à 1907, sont des romans de mœurs qui relèvent du réalisme documentaire par la description minutieuse des habitudes communes à un groupe, l’accumulation de détails bien observés, la médiocrité des personnages, la façon de les peindre du dehors, à travers leurs comportements et leurs dialogues, en évitant l’analyse intérieure, l’écriture sans recherche. Il met en scène des employés dans Les Cartons verts, des parlementaires dans Les Valets, des affairistes dans Le Veau d’or, des mondains dans Les Hannetons de Paris. On retrouve des traits de sa propre histoire dans Les Cartons verts où un jeune employé de ministère, exaspéré par les routines administratives, renonce à la sécurité de son emploi pour tenter de vivre moins régulièrement, et il y a tracé un tableau des bureaucrates qui rappellerait Les Employés de Balzac s’il n’y manquait un Rabourdin. C’est de sa curiosité des milieux parlementaires que sont nés Les Valets. Ainsi osa-t-il appeler les représentants du peuple, incarnés dans un médecin bourguignon monté à Paris rempli de nobles intentions mais bientôt asservi par les mœurs politiques qui, à cette époque, étaient mauvaises. Le titre sévère de ce roman contraste avec son indulgente épigraphe : « Personne n’est méchant et que de mal on fait ! » Cette palinodie est de l’homme même qui n’était pas misanthrope. Devant les spectacles qui le révoltent son premier mouvement est d’indignation, mais le polémiste se double d’un observateur qui le désarme, parce qu’il découvre sous d’odieuses apparences des réalités pitoyables ou risibles. La veine satirique de l’ancien auteur de La Meule est devenue moins cruelle et tend vers le comique, même lorsqu’il aborde des sujets que d’autres eussent avantageusement poussés au noir. Maintenant qu’il avait pris confiance en la vie il étouffait dans l’atmosphère lugubre du naturalisme auquel il s’était cru voué.

Aussi respire-t-il à son aise lorsqu’il décrit dans L’Espoir, avec animation, les beaux efforts que fit la France pour se relever après la défaite de 1870, dans les commencements de la Troisième République. Ce livre est une profession de foi. Léon Daudet ne s’y est pas trompé qui surnomma désormais Georges Lecomte « le Respublicain de 1875 ». Autour d’un jeune philosophe, Didier, entré dans la vie politique aux côtés de Gambetta, se groupe une ardente équipe de savants et d’artistes qui rêvent d’une république athénienne. On trouve parmi eux un chimiste, disciple de Berthelot, un biologiste qui travaille au laboratoire de la rue d’Ulm, un élève de Charcot à la Salpêtrière, un peintre impressionniste habitué du Guerbois et, naturellement, un romancier. Didier leur explique qu’ils sont « frères d’armes », ce qui peut ne pas sembler évident, mais à quoi servirait d’être philosophe sinon à voir des évidences qui nous échappent ? Ils sont résolument laïques, démocrates, sociaux, positivistes, scientistes et, tout aussi résolument, patriotes. Dans ses mémoires, l’auteur a rappelé qu’il avait mis un point d’honneur à publier L’Espoir en un temps où le patriotisme ne se portait plus dans certains milieux intellectuels. Dès les débuts de l’Affaire Dreyfus, il s’était rangé dans le camp d’Émile Zola et avait combattu pour que le procès fût révisé, mais il n’admettait pas, pour reprendre ses propres termes, qu’une « abominable erreur judiciaire » fût exploitée « contre l’honneur de l’armée ». Dreyfusard comme l’avait été Clemenceau, il se montra non moins clemenciste lorsque, à chacun des trois coups qui annoncèrent le drame, — Tanger, Casablanca, Agadir, — ce grand Français incarna la volonté de défense nationale qui aboutit au service de trois ans. L’enquête de Georges Lecomte, Les Allemands chez eux, qui parut en 1908, s’achève sur un pèlerinage en Alsace où il évoque avec émotion la nostalgie de Strasbourg.

Après la publication de L’Espoir, plusieurs critiques avaient pensé que cette fresque des débuts de la Troisième République en annonçait d’autres et que l’écrivain avait trouvé sa voie dans le roman de l’aventure politique d’une génération. Mais c’est précisément alors que s’est produit dans sa vie un changement d’orientation. Élu à quarante ans président de la Société des Gens de Lettres, il s’est dès lors consacré à ce rôle social. Ainsi, au milieu de sa journée, à un âge où généralement les jeux sont faits, naquit un second personnage voué à des tâches d’intérêt collectif qui l’obligèrent à délaisser son œuvre littéraire, sans pourtant y renoncer.

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Dans sa lettre aux écrivains français du XIXe siècle, Balzac les avait conjurés de s’unir « Il n’est pas d’ouvrier qui n’ait sa société maternelle, qui lui donne aide et assistance dans ses moments de détresse. Nous seuls artistes, écrivains, sommes sans un lien commun. Il est donc du plus haut intérêt que nous nous assemblions. » Dès 1838, Louis Desnoyers avait réalisé ce vœu, et la Société des Gens de Lettres avait eu souvent à sa tête d’illustres écrivains, de Villemain et Balzac lui-même à Hugo et Zola, mais il n’est pas excessif de dire que nul président n’avait encore apporté dans l’exercice de ses fonctions autant de dévouement, d’efficacité et de constance que Georges Lecomte, treize fois réélu à ce poste difficile, fait sans précédent. Il avait les qualités qui font un politique, l’amour du gouvernement, le souci de la chose publique, les longs desseins et la ténacité qui permet de les réaliser, le sens du possible et de l’opportun, le goût de l’action, une habileté à manier les hommes qui n’excluait ni l’autorité ni la franchise, et cette vocation trouva à se manifester dans la politique d’une organisation corporative, pour le plus grand bien de ses confrères. Connaissant par expérience les difficultés matérielles des gens de lettres, il a lutté pour améliorer leur condition sociale, créé un syndicat et des organisations d’entraide, défendu les droits d’auteur et fait campagne pour le droit de suite. Donnant son temps et ses forces à la vie d’un groupe, il en a étendu l’influence, rehaussé le prestige par la dignité avec laquelle il l’a représenté en toute occasion, en France et à l’Étranger, et par sa générosité à servir la renommée des autres. Si la Société des Gens de Lettres est devenue la grande maison qu’elle est aujourd’hui c’est beaucoup à Georges Lecomte qu’elle le doit.

Persuadé que la littérature est un instrument essentiel du rayonnement de notre pays, il voulait que l’écrivain eût une place éminente dans la cité, mais il n’était pas moins convaincu qu’un artiste a des devoirs envers elle et qu’il doit, à l’heure du péril, se tenir pour engagé. C’est ainsi que pendant la première guerre mondiale il a travaille à mobiliser les forces morales de la Société qu’il présidait. Ses deux recueils, Les Lettres au service de la Patrie, puis Jours de bataille et de victoire, témoignent de son patriotisme. Le 12 octobre 1914, durant les affres de la course à la mer, il imprimait pour la première fois, dans un journal du matin, les mots que l’héroïsme des poilus devait rendre légendaires : « On les aura. » D’où venaient-ils ces mots ? Des tranchées où combattait son fils, Marcel Lecomte, nommé sergent lors de la défense du Grand Couronné de Nancy et qui mourut au champ d’honneur en mai 1915. L’épreuve raidit sa volonté jusqu’à ce 11 novembre 1918 où, à la Chambre des Députés, il entendit Georges Clemenceau, dernier survivant des parlementaires de 1871 qui avaient juré fidélité aux provinces perdues, saluer l’Alsace et la Lorraine retrouvées. Et ce soir-là, tandis que revenu chez lui il songeait à une croix de bois, un visiteur se présenta. C’était Barrès. L’ancien rédacteur de La Cravache et l’ancien rédacteur de La Cocarde s’étaient réconciliés dans l’union sacrée.

L’enthousiasme qui le souleva après la victoire se donne libre cours dans Au chant de la Marseillaise, où il célèbre l’épopée du chant de l’armée du Rhin. Et c’est sans doute porté par son élan que, dans l’après-guerre, il se tourna vers quelques grandes figures de l’Histoire de France, écrivant un Suffren, geste du marin dont Napoléon disait qu’il en eût fait son Nelson, un Marceau et Kléber, un Danton, un Thiers, un Clemenceau. Il ne faut point chercher dans ces ouvrages des surprises d’érudition, ils valent surtout par le souffle qui les anime. On a dit que les disciples de Clio, muse de l’Histoire, pouvaient se répartir en trois groupes, selon qu’ils choisissaient l’un de ses trois attributs : le papyrus, la cithare, la trompette. Georges Lecomte appartenait à l’école de la trompette, qui alerte, encourage et exhorte. Elle est peu prisée des spécialistes de la science historique, et certains attendaient avec curiosité l’éloge qu’il eut à prononcer de son prédécesseur à l’Académie française, Frédéric Masson, qui appartenait, lui, à l’école du papyrus. Fidèle à lui-même, il fit retentir ce jour-là sous la Coupole un fier coup de buccin lorsque, dans sa péroraison, il compara le minutieux archiviste de la personne de Napoléon à un dernier survivant des vétérans de sa Garde. En 1921, comme il assistait près de lui, aux Invalides, à la cérémonie commémorant la mort de l’Empereur à Sainte-Hélène, il avait vu dans les yeux du vieil érudit briller une larme. Et il termina son discours par cette image qui évoque un tableau de Raffet : « Redressé comme à la parade, la tête haute, l’œil flamboyant, le sourcil froncé et la moustache hérissée, mais une larme roulant de ce sourcil à cette moustache, le grognard Frédéric Masson rendait les honneurs suprêmes à son Empereur. »

C’est un aspect plus paisible de son amour du pays que révèlent les pages de Gloire de l’île-de-France où il nous promène parmi les fantômes illustres qui hantent ce jardin de Paris, transformé par ses soins en une société élyséenne des gens de lettres. Il nous les présente un par un, avec piété, sur les lieux où ils vécurent : Jean de La Bruyère à Chantilly, Rousseau à Ermenonville, Nerval en Valois, Hugo à Bièvres, Maupassant à Bougival, et tant d’autres. Plus encore que ses pèlerinages dans le passé intéressent ses souvenirs sur ses contemporains, et l’on n’oublie pas son Goncourt, « regard couleur de café dans un visage couleur d’argent », venu à Champrosay en jaquette et haut-de-forme passer le dimanche à la campagne chez les Alphonse Daudet, ni son Zola à bicyclette sur la route de Médan. Tous les écrivains qu’il cite, si différents soient-ils, lui paraissent avoir bien mérité leur place dans l’île privilégiée, à l’exception pourtant de Sainte-Beuve. Il écrit en effet : « Son cœur desséché par l’envie et l’orgueil n’eut aucune affinité avec la tendre poésie de l’Ile-de-France », ce qui paraît bien injuste pour l’auteur des Pensées d’août, où se trouve pour la première fois l’expression « coteaux modérés » si souvent reprise pour exprimer le charme de ce pays. À un beuviste qui lui demandait raison de cet ostracisme, il répondit vertement : « Moi j’aime Hugo. » Comme au jour de son arrivée à Paris, il continuait de monter la garde autour des mânes du poète, s’indignant de toute atteinte à sa mémoire comme d’un crime de lèse-majesté. Et d’ajouter que s’il avait tenu entre ses mains les lettres de l’infidèle à l’auteur du Livre d’Amour, il n’eût pas hésité à les brûler. Cette intention d’autodafé, qui consterna son interlocuteur élevé dans le respect des documents, montre assez en quelle piètre estime il eût tenu certains critiques modernes qui tendent moins à déifier l’homme de lettres qu’à l’humaniser afin de s’en instruire davantage. Il était pour l’école du socle contre celle de la grandeur nature.

Sous le ciel de l’Ile-de-France, il évoque aussi les peintres qui s’en sont inspirés, et naturellement ses chers Impressionnistes dont cette province et ses alentours furent la terre d’élection : le fin, le merveilleux Sisley à Moret-sur-le-Loing, le patriarche de Giverny devant ses nymphéas, celui d’Eragny, « l’humble et colossal Pissarro », devant son potager. En un temps où l’art évoluait de l’impression sensible vers la construction intellectuelle, il restait fidèle aux admirations de sa jeunesse. Il continuait d’écrire sur les artistes qu’il avait aimés dans le Paris de la « belle époque » qui fut celui de sa belle saison, sur les grisailles de Carrière, les premières féeries de Besnard, les banlieues désolées de Raffaëlli, le Montmartre encore agreste de Guillaumin, les affiches de Chéret, les félinités de Steinlen, les céramiques d’Auguste Delaherche, le bon potier du Beauvaisis terre propice aux arts du feu. À dix-huit ans, dès ses premières nuits de Paris, il avait rencontré, devant l’Opéra, le sourire de La Danse éclairé par les tremblantes bougies Jablochkov, et au temps de sa maturité il écrivit La Vie héroïque et glorieuse de Carpeaux, s’émouvant de la lutte que mena ce sculpteur de la grâce, ce témoin du bal des Tuileries, contre la pauvreté, la calomnie, les misères morales et mentales surmontées pour une beauté qui dure.

Georges Lecomte avait personnellement connu Rodin, qui fut quelque temps l’élève de Carpeaux, et il demeura un de ses défenseurs les plus combatifs, comme en témoigne cette lettre inédite que lui adressa le créateur du Balzac : « Je vous dois depuis bien des années. C’est avec des hommes comme vous que j’ai fini par m’imposer. Votre fidèle sympathie est une des forces qui m’a toujours protégé. » Il avait assisté au vernissage du Salon de 1898, où la foule ricanait devant la statue du romancier de La Comédie Humaine, la comparant — je cite les journaux de l’époque — à « un sac de charbon, une outre, un menhir, un pingouin ». Mais lui qui, jeune journaliste, avait publié dans chaque numéro de La Cravache une rubrique intitulée Balzac for ever et chômé la Saint-Honoré comme la fête du « patron » en exaltant son labeur forcené, reconnut son idole dans l’hallucinant nocturne. C’était bien là l’incarnation du démiurge romantique. C’étaient son outrance et sa flamme, sous la robe de bure son corps épais et difforme déjà marqué par la mort prochaine, sa tête rejetée en arrière avec emphase dans un mouvement de volonté, comme pour aspirer encore la vie par ses narines larges, par ses yeux de voyant. Malgré les refus officiels, six hommes de lettres firent alors le serment que le chef-d’œuvre aurait un jour sa place dans une rue de la capitale. Et, quarante ans plus tard, le 2 juillet 1939 — il était temps — Georges Lecomte, dernier survivant de cette conjuration très balzacienne, eut la joie de voir Maillol et Despiau faire tomber le voile qui recouvrait la fabuleuse image du romancier, là où elle se dresse aujourd’hui, au carrefour des boulevards Raspail et Montparnasse, d’où elle semble continuer de jeter à la ville le défi de Rastignac. Un modèle réduit de cette statue fut placé devant l’Hôtel de Massa devenu la maison des Gens de Lettres, par les soins de leur président. Elle y rappelle le rêve réalisé de celui qui voulut faire revivre toute la société de son temps, et l’extraordinaire leçon d’énergie que comporte pareil destin. Elle y rappelle les phrases fameuses : « J’ai tout l’égoïsme du travail obligé. Je suis comme le forçat attaché à son boulet, et je n’ai pas de lime, il n’y a pas d’outil pour briser les idées d’honneur qui m’attachent. Je suis dans mon cabinet comme un navire échoué dans les glaces. »

Il n’est guère de grande œuvre d’imagination qui n’ait exigé de son créateur une somme presque inhumaine de travail, de solitude, et en définitive de renoncements. Il paraît impossible d’être à la fois un artiste dévoué à son œuvre et un homme public dévoué à la société. De cette incompatibilité Georges Lecomte, humain, trop humain, fit l’expérience. Engagé à partir de la quarantaine dans une vie d’action et de représentation dont il a assumé les responsabilités avec une conscience exemplaire, président en quelque sorte inamovible de la Société des Gens de Lettres, directeur de l’École Robert Estienne, école parisienne du livre qu’il a réorganisée et même rénovée, membre d’innombrables commissions, orateur dont on sollicitait l’éloquence chaleureuse dans les tribunes et sur les estrades les plus diverses, épistolier scrupuleux qui ne laissa jamais une lettre sans réponse, philanthrope toujours prêt à se dévouer aux causes qu’il estimait bonnes, depuis les revendications féministes jusqu’à la défense des classes moyennes, citoyen incapable de se refuser aux groupements qui faisaient appel à son civisme, très social et aussi très sociable, aimant l’usage du monde, les relations, les réceptions, les réunions politiques et littéraires, les agapes cordiales, les plaisirs parisiens et bourguignons, les cérémonies officielles, les distinctions honorifiques, les pompes même funèbres, les pieux anniversaires, les inaugurations de statues, bustes, stèles et plaques, participant avec ponctualité, voire avec entrain, aux manifestations rituelles des petites et des grandes compagnies, par-dessus tout infiniment serviable, sans défense devant les solliciteurs qui usaient et abusaient de son influence, victime de tous les fâcheux, il lui restait bien peu de temps pour la création littéraire.

Cependant, après une longue interruption, il a recommencé à écrire des romans. Ceux-ci ne témoignent pas de l’extraordinaire évolution qui s’est accomplie dans le genre romanesque au cours du XXe siècle, car en littérature comme en art il était resté fixé aux maîtres de sa jeunesse sans guère prêter attention à ceux des générations suivantes, et ce misonéisme qu’on lui a souvent reproché était l’envers de ses fidélités. Mais ils témoignent d’une évolution morale de l’auteur par rapport à ses premières œuvres, comme s’il était passé de la littérature d’attaque à la littérature de défense. Avec La Lumière retrouvée, Le Jeune Maître, Les Forces d’amour, Le Mort saisit le vif, La Rançon, le romancier fait figure de moraliste moralisateur, prônant dans une société qui se trouble le retour aux valeurs traditionnelles et aux normes établies, montrant, dans une perspective optimiste du monde, les luttes méritantes et les victoires méritées des forces du bien sur celles du mal. Certains critiques ont jugé conventionnels ces contes moraux où le vice est régulièrement puni et la vertu récompensée, et Paul Souday les a comparés sans bienveillance à des berquinades. Ils n’en manifestent pas moins un cœur généreux, le culte de l’honnêteté, le respect d’un certain point d’honneur, et ils rappellent plus d’une fois cette pensée du délicat Joubert : « Le bonheur, c’est d’avoir l’âme bonne. »

Peut-être les meilleures pages de Georges Lecomte sont-elles celles où il s’attarde sur les paysages et les mœurs de la Bourgogne. Il revenait chaque été dans sa propriété de Cormatin, Le Coteau, ou chez son vieil ami d’enfance Joanny Mommessin, à La Grange Saint-Pierre, et plus il avançait en âge, plus il se sentait de sa province. À l’occasion d’une série de conférences sur les routes du monde vues par les écrivains, tandis que les nomades rivalisaient d’exotisme, il se proclamait sédentaire et intitulait son propos avec une tranquille effronterie : Toute la terre dans mon village. Il aimait à se dire Bourguignon salé. D’où vient cette locution très ancienne et de quel sel s’agit-il ? Olivier de Serres, dans son souci de remonter aux sources, va jusqu’aux saloirs où, en 1422, les habitants d’Aigues-mortes conservaient les soldats bourguignons qu’ils avaient coupés en morceaux pour les châtier d’avoir occupé leur ville. Malgré cette origine, d’ailleurs contestée, l’épithète a pris un sens plaisant qui figure la malice, non point certes au sens triste des théologiens mais au sens gai des Gaulois. Les soins de la politesse auxquels votre confrère s’était astreint, moins par respect des convenances que par souci de la sensibilité d’autrui, dissimulaient sa veine narquoise, mais elle reparaissait parfois avec un jaillissement dru. On l’avait remarquée, cette verve satirique, dans ses Hannetons de Paris, album de caricatures du snobisme, dans ses Bouffonneries dans la tempête, pamphlet contre les hannetons de la guerre, mais elle acquiert une singulière virulence dans son dernier roman Le Goinfre vaniteux. Il y a découpé, salé et accommodé un critique littéraire, qui lui fut hostile, d’une façon qui devrait faire trembler les aristarques habitués à malmener impunément les romanciers. Capable à l’occasion de causticité, une malice sans malignité lui était plus habituelle. Elle s’exprime librement, sur un ton d’allégresse villageoise, dans un court fabliau, La Mésaventure du faux Bourguignon. Il nous conte l’idylle d’une jeune compatriote qui ayant eu le malheur d’en épouser un « faux » eut le bonheur d’en rencontrer un « vrai », et il conclut en vert galant, avec cette indulgence aux passions de l’amour dont était coutumier l’auteur de La Maison en fleurs : « Ma grande joie de vieux Bourguignon salé est d’avoir des raisons de me dire que la Bourgogne est heureuse. »

Georges Lecomte apparaît bien le fils d’une province qui mit des pampres jusque dans ses armes, lorsqu’il rend les honneurs de plume aux vignobles de son pays natal en ces termes lyriques : « Saluons-les. Voici dans la magnificence de leur pourpre le Musigny, le Chambertin, le Clos Vougeot... Puis, en leur transparente robe d’or, voici le Montrachet, roi des vins blancs, le Meursault, un souverain lui aussi... » Républicain bon teint, dont les convictions démocratiques étaient au-dessus de tout soupçon, il défendait avec passion l’inégalité des crus, montrait à leur endroit un sourcilleux respect des privilèges de la naissance, des préséances, de l’étiquette, et affirmait que l’art d’apprécier « les grands vins fastueux » confère « une manière d’aristocratie ». Devant le Clos de Tart, il se sentait du pays, sinon du parti, des Ducs. Dans un manifeste sobrement intitulé Boire, il a codifié les règles du bon usage, dénoncé les abus, condamné les intempérants qu’il traite de « simples galope-chopines, riboteurs et sacs-à-vins », puis, élevant le débat avec sérénité jusqu’au symbole, il a considéré les correspondances entre les chefs-d’œuvre du terroir et les œuvres du génie bourguignon. De quel pas assuré de bon propriétaire il nous fait faire le tour de sa province, s’arrêtant au passage pour vanter, à la façon du maître de Tournus, avec l’autorité d’un vigneron entre ses ceps, d’un dégustateur à tasse d’argent entre les tonneaux, l’éloquence de Bossuet, la malice de Piron, qui ne fut pas académicien mais eut de l’esprit comme quatre, la vigueur de Rude, la vénusté de Greuze, la poésie de Lamartine.

Ah celui-ci, il le mettait au-dessus de tous ! Lorsqu’il apprit que des alpinistes lettrés venaient de donner à un sommet de la chaîne de Belledonne, dans les Alpes Dauphinoises, le nom de Pic Lamartine, il les approuva, mais, s’étant informé de la hauteur de ce pic, ne put cacher sa déception : « Deux mille six cent cinquante-quatre mètres, dit-il, ce n’est pas assez haut. » Pour lui il devenait d’une touchante partialité, allant jusqu’à composer un mémoire afin d’excuser les trente-neuf ans de silence de l’académicien taciturne qui réussit à se soustraire au discours sur les prix de vertu, abstention que votre secrétaire perpétuel, Messieurs, n’eût peut-être pardonné à aucun d’entre vous. Pas un anniversaire important de la vie du poète, pas un centenaire de ses œuvres, des Méditations aux Girondins, pas une des fêtes organisées par l’Académie mâconnaise en son charmant hôtel Sénecé, où il n’ait trouvé l’occasion de lui rendre un hommage fervent. Il a rappelé tour à tour les aspects les plus divers d’une existence qui en comporta tant, mais il réservait sa prédilection à l’enfant de Milly. « Et c’est là qu’est mon cœur », a dit Lamartine, évoquant la « terre natale », le village sur la colline, la maison où il avait grandi heureux entre sa mère et ses cinq sœurs. Tout en reconnaissant que ce poète est plus qu’aucun autre un fils de la femme, Georges Lecomte protestait contre la légende qui le représente un peu trop couvé dans une « nichée de colombes ». Il nous montre un vrai petit paysan, ayant du silex dans sa complexion comme le sol des vignes, courant sur la roche de Solutré avec les gamins de son âge, une miche de pain et un fromage de chèvre dans sa poche, grandissant en plein air sous un ciel qui rappelle pendant l’été celui de Sicile. C’est au retour d’une promenade à Milly que Lamartine dans sa mélancolique vieillesse, après avoir revu la demeure de son enfance, passée en des mains étrangères, composa son dernier poème La Vigne et la maison. Après, il n’écrivit plus qu’en prose comme si son chant s’était tu sur ce rappel des jeunes années,

Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierre

De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits.

Parce que Milly est à la source même du mystère lamartinien, Georges Lecomte pensait que ce village devait être respecté comme un haut lieu. Aussi fut-il consterné lorsque, au cours de l’année 1930, il reçut du maire de la commune une lettre l’informant que, dans le clocher disjoint, la cloche chantée par le poète avait cessé de se faire entendre et que le toit de l’église menaçait de s’effondrer. Aussitôt il se mit en campagne et mobilisa toutes les bonnes volontés. Il sonna le tocsin dans un quotidien, ouvrit une souscription, obtint des crédits, attendrit jusqu’à M. André François-Poncet, alors sous-secrétaire aux Beaux-Arts, persuada le sous-secrétaire aux Sports que la recette du prochain match de foot-ball France-Belgique devait être versée à l’œuvre pieuse, et se rendit lui-même, académicien chevronné, au stade de Vincennes pour y donner le coup d’envoi dans le ballon rond. Ne sourions qu’avec reconnaissance, car grâce à sa performance l’église fut restaurée. Et la cloche de Milly recommença d’accompagner les travaux rustiques et de faire entendre aux lamartiniens « La voix joyeuse du vallon — La voix d’une sœur douce et tendre — D’une mère émue de mon nom. »

Peu d’années avant la dernière guerre, Georges Lecomte, évoquant le noble rêve de pacifisme qui inspira au poète La Marseillaise de la paix, rappelait que celui-ci était mort en 1869 et il écrivait : « Si Lamartine avait vécu une seule année de plus, quelle désillusion ! Depuis un demi-siècle deux invasions nous ont montré le péril de sa trop généreuse confiance. » Et voici que pour la troisième fois, au cours d’une longue vie, le drame recommençait.

Lorsqu’il entendit l’appel du Général de Gaulle, il reconnut dans cette grande voix la résolution qu’il avait admirée jadis, à l’heure de la ruée allemande, chez Clemenceau affirmant : « Nous ne pouvons pas être vaincus, parce que nous n’accepterons pas de l’être », et il ne cessa plus de l’écouter comme on écouterait, a-t-il écrit, « la voix de la France ». Son second fils, Claude Lecomte, l’écrivain Claude Morgan, militait dans la Résistance, et il retrouvait en lui sa jeunesse combative. À la Libération, élu une dernière fois président de la Société des Gens de Lettres, dont son nom est décidément inséparable, il se retira au bout d’un an. Presque octogénaire, il avait formé le projet de donner une suite à L’Espoir. De même qu’il y avait décrit le relèvement du pays avec l’avènement de la Troisième République, de même il voulait décrire dans un nouveau roman les événements qui précipitèrent la chute de cette institution dont il avait vu le commencement et la fin, puis le redressement rapide mais prévisible d’un peuple qui, disait Richelieu, « ne se tenant jamais au bien revient si vite du mal ».

Pour peindre cette grande fresque il lui fallait le temps, la liberté, les studieux loisirs d’un solitaire qui a renoncé au siècle. Mais lorsque l’Académie française lui offrit de devenir son secrétaire perpétuel, il ne put résister, et c’est à ce rôle éminent qu’il réserva ses dernières forces. Plusieurs d’entre vous ont bien voulu me dire avec quelle excellence il assuma les fonctions auxquelles le prédisposaient son habitude des magistratures littéraires et son amour du gouvernement. Il avait ici beaucoup d’amitiés, nonobstant quelques préférences, et l’on m’a assuré que dans sa géographie cordiale des quarante, les médecins tenaient encore plus de place que de sièges, propos sur lequel il convient de ne pas insister. Il alliait à la courtoisie la plus amène un goût certain de l’autorité. Vous n’avez pas oublié, Messieurs, de quel ton il savait dire : « Amiral, taisez-vous », car il entendait être obéi et tenir seul la barre jusqu’au bout. Le vieux pilote, tout en grognant un peu contre des obligations perpétuées, qu’il remplissait du reste avec dévotion, ne souhaitait plus que mourir à son poste. C’est ce qu’il fit, très simplement, le 27 août 1958, laissant cette recommandation : « Faire savoir que j’ai cessé de vivre, muni des sacrements de l’Église, que j’ai été très touché des témoignages d’affectueuse sollicitude que m’ont prodigués mes amis et mes confrères, et que je tenais absolument à ne pas les déranger après ma mort, ne leur demandant qu’une pensée ou une prière. » Il demandait aussi d’être inhumé à Mâcon parmi les siens. Il revint donc au pays natal, pendant la saison qu’il préférait, au milieu de l’été, tandis que la terre de Bourgogne prépare l’allégresse du vin nouveau. Et ce jour-là, le maire du village qu’aima Lamartine fit sonner la cloche de Milly.

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Ainsi s’acheva dans la quatre-vingt-douzième année de son âge, une existence qui avait duré près d’un siècle. De tous les romans de Georges Lecomte le plus attachant est l’histoire de sa vie, et de tous ses personnages le plus authentique est le sien. C’est toujours une heureuse surprise que de chercher un auteur et de trouver un homme. Dans le langage forestier, on appelle témoins les vieux arbres, survivants des coupes anciennes, que l’on garde au milieu des jeunes pousses et des taillis pour rappeler la vigueur de la futaie disparue ; ayant résisté aux tourmentes qui ont brisé tant d’élancements plus délicats et plus menacés, ils représentent fièrement le passé debout avec ses enseignements. Il était un de ces chênes simples et robustes de nos forêts, témoin presque séculaire de notre histoire, attestant aussi, par son tempérament et son caractère poussant droit, sa fidélité à une seule terre, sa longue résistance aux orages et aux tempêtes, la continuité des ancêtres issus de notre sol. Le mot vertu au sens ancien qui signifie constance, courage, civisme aussi — il ne l’oubliait pas ce vieux républicain resté bleu dans l’âme — ou, plus généralement encore, force morale, me paraît convenir, dans son acception toute classique, à caractériser le grand honnête homme que fut, Messieurs, votre confrère. Et, pour revenir en terminant à l’auteur que je citais en commençant, n’est-ce pas un bel éloge celui qu’il fit ici même de son prédécesseur par une question et une réponse : « À qui m’avez-vous fait succéder ? À un homme qui avait de la vertu » ?