Discours de réception de François Ponsard

Le 4 décembre 1856

François PONSARD

M. François Ponsard ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Baour-Lormian, y est venu prendre séance le 4 décembre 1856, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Le vénérable académicien dont le fauteuil m’a été transmis par vos indulgents suffrages, M. Baour-Lormian, laisse un nom purement littéraire, qui n’a pas retenti dans les mêlées politiques. Quoiqu’il ait vu se succéder, pendant le cours de sa longue existence, toutes les révolutions accomplies depuis 1789 jusqu’à nos jours, il a traversé paisiblement ces formidables orages. Tandis qu’un nouvel ordre social s’élevait sur les ruines de l’ancien régime, il écoutait les chansons de l’oiseau merveilleux dans les jardins enchantés d’Armide, il poursuivait parmi les nuages du Cromla les fantômes des guerriers et des vierges gaéliques, ou bien il transportait sur la scène française les mœurs de la Bible et la touchante élégie de Joseph et de Benjamin. Ses poëmes, retirés dans un monde imaginaire, n’effleurent même pas les ardentes questions de l’époque, et ne se rattachent, par aucune allusion, aux idées et aux passions du monde réel. C’est un barde parmi des tribuns et des conquérants ; c’est le berger de Virgile essayant une muse champêtre, et célébrant Amaryllis au bruit des discordes civiles.

Une ou deux fois, pourtant, cédant à l’irritabilité proverbiale des poëtes, il s’est armé de la satire. Ses premiers essais en ce genre, qu’il appela les Trois Mots, furent lancés en 1796. Deux ans auparavant, on avait entendu la vraie satire, la vivante fille de Némésis, armée du fouet vengeur, âpre, incisive, véhémente. Cette satire-là menait tout droit au tribunal révolutionnaire ; elle y avait conduit André Chénier, Camille Desmoulins et son complice Tacite. Ne cherchons pas dans les Trois Mots un écho, si affaibli qu’il soit, de ces vigoureux philippiques : ce n’est plus le ton des Annales, c’est celui du Lutrin. Les duels littéraires de M. Baour-Lormian n’ont ému que le Parnasse, comme on disait en ce temps-là, et le vaincu n’était cité qu’au tribunal du goût. Hâtons-nous d’ajouter que, bon et loyal, enclin à des vivacités, mais point envieux, et, par conséquent, exempt de fiel, M. Baour-Lormian a décoché des traits quelquefois piquants, jamais empoisonnés.

Ce digne vieillard s’est éteint dans la retraite, aimé et honoré, un peu oublié, peut-être, et acceptant l’oubli, saluant sans jalousie l’avénement des nouvelles gloires qui s’étaient emparées plus énergiquement de la popularité, et répétant, à son lit de mort, les plaintes de Job, plaintes qu’il a traduites avec amour, sans doute parce qu’elles traduisaient elles-mêmes ses propres tristesses et ses résignations.

Cette vie si tranquille m’enseigne où je dois aller et ce que je dois éviter ; elle trace et circonscrit nettement ma tâche. Ne craignez donc pas, Messieurs, que je m’égare dans les problèmes historiques déjà discutés devant vous avec la profondeur d’observation et l’autorité qui me manquent : simple homme de lettres moi-même, je n’ai qu’à parler d’un homme de lettres.

Est-ce à dire que le seul rôle qui convienne à la littérature soit une discrète neutralité en présence des événements ? Est-ce à dire que, dépouillée de conviction, elle doive abdiquer toute influence sur l’esprit public et les affaires du pays ? Ce serait l’amoindrir singulièrement et lui ôter ses plus beaux titres de noblesse. Dans une longue enfance, on la ferait vieillir ; on la réduirait à n’être plus qu’un amusement frivole, un art matériel comme ceux qu’on abandonnait, dans Rome, aux esclaves et aux affranchis. Non : les lettres dégénèrent et meurent quand elles ne sont plus nourries du lait robuste des idées ; on est homme avant d’être poëte ; on est une âme avant d’être une voix, et l’on ne devient même un grand écrivain qu’à la condition de croire à quelque chose ; le fond seul peut donner de l’ampleur et de la puissance à la forme.

Ce n’est pas ici, Messieurs, que j’ai besoin de développer ces vérités, ici où mes regards ne peuvent se poser sans rencontrer des historiens, des professeurs, des poëtes, des critiques, des orateurs, qui ont dû la supériorité de leur style à l’alliance intime et nécessaire de la philosophie et de la littérature ; ici où le souvenir de Corneille, de Bossuet, de Montesquieu atteste suffisamment que les fortes pensées font les fortes expressions ; ici, enfin, où le nom de Voltaire proclame la toute-puissance d’une conviction servie par le génie, conviction généreuse, malgré de regrettables erreurs, puisqu’elle avait pour objet le respect de la conscience et de la vie humaine, conviction ardente, à laquelle il dévoua son existence entière, qu’il fit partager à ses contemporains, et qui amena le triomphe définitif, quoique discuté encore, de la tolérance, de l’égalité des droits, et du libre examen.

Pardonnez cet hommage rapide, rendu au plus illustre représentant du dix-huitième siècle par un de ceux qui gardent le culte des principes conquis en 89. Je ne franchirai pas les bornes que je me suis prescrites ; mais, quand on entre pour la première fois dans le temple de la pensée, comment ne pas s’incliner devant les glorieux morts qui ont siégé là, et dont vous êtes les dignes héritiers ! Ce témoignage de respect apporté à leur mémoire, chez eux, dans leurs propres foyers, ne peut, je l’espère, étonner ni blesser personne. Je ne fais, d’ailleurs, que m’associer bien faiblement à des paroles plus éloquentes : vous les avez entendues et applaudies ; elles vous ont vengés, vous et le bon sens public, de réactions passionnées, mais heureusement éphémères, dirigées contre vous, car elles vous attaquent vous-mêmes en attaquant les renommées qui sont votre auguste patrimoine.

C’est là un des revirements familiers à notre époque, si féconde en surprises de ce genre. Le paradoxe règne à la faveur de l’incertitude des esprits ; les causes qui semblaient gagnées sont remises en question ; les institutions tombées sous la longue exécration des peuples sont réhabilitées. Nos pères avaient des dévouements et des colères que nous ne connaissons plus, et que nous jugeons sévèrement. Une de nos prétentions, à nous, c’est l’impartialité, laquelle n’est souvent qu’une absence de chaleur pour le bien et de haine vigoureuse contre l’injustice ; nous cherchons le mauvais côté des meilleures choses, et nous aimons à découvrir l’utilité des plus mauvaises. C’est ainsi qu’on voit le dix-huitième siècle condamné par ceux qui lui doivent tout ce qu’ils sont, tandis que le moyen âge lui-même trouve des admirateurs. Mais ces fluctuations de l’opinion, ces caprices, ces modes d’un jour expirent à votre seuil ; leur rumeur ne pénètre pas dans le sanctuaire où vous conservez intact le dépôt de nos gloires, comme vous y conservez les notions du bon goût et les droits de la raison humaine.

Il est donné à peu d’hommes d’agir sur les destinées des nations ; l’intelligence et la volonté ne suffisent pas : il faut encore qu’une occasion les révèle et que les circonstances se prêtent à leur activité. En dehors de ces apparitions éclatantes, qui rayonnent à la fois dans la littérature et dans l’histoire, il est d’autres noms dont l’auréole plus modeste ne dépasse pas la sphère des lettres. C’est là que M. Baour-Lormian occupe un rang des plus honorables, et, certes, il me conviendrait mal d’en parler légèrement, puisque des prétentions contenues dans les mêmes limites me seraient à peine permises.

J’ai revendiqué pour la littérature, considérée dans son ensemble, son droit et son devoir d’intervention dans les questions morales et politiques ; j’ai protesté contre l’exil fleuri dont quelques disciples de Platon voudraient la frapper tout entière, et les services rendus par les hommes éminents que vous comptez parmi vous, services dont la postérité leur tiendra compte, protestent plus haut que mes paroles ; mais je n’ai pas entendu que la même tâche fût imposée à chacun ; tous se doivent au pays, s’il réclame leur dévouement ; mais tous ne sont pas appelés à cet honneur ; les circonstances, les goûts, les aptitudes diverses nous poussent dans des voies différentes, et ceux qui acceptent, comme M. Baour-Lormian, la situation que le sort leur a faite, et, tout en gardant leurs idées et leur foi, se consacrent exclusivement au culte de l’art pur, ceux-là concourent aussi au progrès social, car on ne peut remuer le sentiment du beau sans remuer, en même temps, celui du vrai, du bon et du juste. Ceux-là, Messieurs, trouvent chez vous leur récompense ; l’Académie française est leur unique et leur suprême ambition ; c’est la consécration de leurs succès ou simplement de leurs efforts ; c’est elle seule qui peut leur donner cette confiance en soi-même où l’on puise le courage d’entreprendre de longs travaux et la force de braver la malveillance. On a beau dire, Messieurs, l’orgueil n’est pas si démesuré qu’on le croit chez les hommes de lettres, même chez les auteurs dramatiques ; le doute et le découragement sont bien plus communs et bien plus funestes, car ils mènent à l’inaction : on a besoin d’être soutenu, et le génie même deviendrait incrédule à sa vocation s’il ne rencontrait autour de lui que l’incrédulité.

M. Baour-Lormian, fils d’un imprimeur, est né, en 1772, à Toulouse, dans la patrie des troubadours et de Clémence Isaure. L’influence de ce pays musical,

Où tous les noms heureux semblent faits pour les vers

l’a doué, au plus haut degré, du sentiment de l’harmonie. Sa versification a retenu la douceur de la langue romane, et comme une vibration de la gaie science. Les sons les plus agréables semblent s’arranger d’eux-mêmes pour couler dans son rhythme limpide, et l’on peut dire que ce don naturel constitue le côté le plus remarquable et le plus original de son talent. Je ne crois pas le rabaisser par cette appréciation : la poésie, qui doit parler au cœur et à l’intelligence, est faite aussi pour enchanter l’oreille. Il y a, dans la mélodie de certains mots heureusement disposés, un charme indéfinissable, comme dans certains bruits de la nature ; et de même que le frémissement des peupliers et le murmure d’une cascade lointaine portent à la rêverie par je ne sais quelle puissance poétique, il est poëte celui qui a le secret de la cadence et de nombre.

Ses principaux, ouvrages sont : l’Imitation d’Ossian, la tragédie d’Omasis, la traduction de la Jérusalem délivrée, et celle du livre de Job. Chose remarquable ! ce sont deux traductions qui marquent le début et la fin de sa carrière ; jeune et ardent, il s’est élancé de Toulouse à Paris en chantant avec le Tasse ; vieux et infirme, il est mort en soupirant avec Job. Il ne faut pas en accuser une stérilité d’idées : il a prouvé qu’il savait créer ; mais la traduction offre un vif attrait aux amoureux de la forme : affranchis des soins de la composition, ils peuvent se donner tout entiers aux recherches délicates du style et à l’étude de l’harmonie. C’est une émulation piquante que de lutter contre les beautés de l’original, de les conquérir malgré le génie divers des deux langues, et de dompter les rébellions de la prosodie française ; j’en prends à témoin ceux qui, sortis glorieusement de ce combat, en connaissent toutes les fatigues et toutes les joies. Mais que de difficultés à peu près invincibles ! Quelle victoire, si on les surmonte, quand c’est même un honneur d’avoir entrepris de les surmonter ! Il semblerait qu’à talent égal le traducteur, n’étant occupé que de la versification, dût en ce point surpasser, ou, du moins, égaler son modèle ; et cependant un grand poëte restera presque toujours au-dessous d’un grand poëte qu’il aura voulu traduire ; celui-ci a l’avantage de la spontanéité ; certaines idées (et ce sont les plus belles) naissent tout exprimées ; elles ont revêtu, au moment même où elles se pré- sentaient à l’esprit, la forme qui leur est propre : c’est ce qu’on appelle les bonheurs d’expression, et ces bonheurs-là ne peuvent pas plus être reproduits que la grâce d’une statue grecque ne peut être imitée.

Le jeune poëte ne réussit pas du premier coup. Malgré cet échec, sa Jérusalem délivrée le fit connaître ; elle lui valut une épigramme de Joseph Chénier. Il répondit à l’attaque par des représailles, et cette querelle occupa, un instant la curiosité des lettrés ; aujourd’hui, personne ne s’en souvient. La meilleure réponse qu’un écrivain puisse faire à ceux qui nient son talent, c’est de le prouver par ses œuvres. M. Baour-Lormian le comprit et recommença courageusement sa traduction.

« Cela ira mieux, disait-il avec une confiance naïve ; j’ai changé tous les vers qui n’étaient que bons. »

Son espérance ne fut pas trompée, et la nouvelle traduction, publiée vingt ans après la première, obtint un plein et légitime succès.

Il est vrai que le système dans lequel elle est conçue n’est pas le nôtre. Nous demandons une fidélité presque littérale, qui rende la concision par la concision, l’abondance par l’abondance, et ne recule pas devant les hardiesses, les vulgarités et les fautes même de l’original. Chaque production a son parfum particulier, et c’est ce parfum qu’il s’agit de cueillir et de transvaser ; il s’exhale de tout l’ensemble, des parties les plus grossières comme des plus délicates ; et, si vous faites un choix entre ces éléments, ou si vous substituez une abstraction à une image et une image à une autre, si vous mettez l’esprit à la place de la rudesse, ou seulement l’élégance à la place de la simplicité, l’arôme disparaît.

Du temps de M. Baour-Lormian, on croyait que le devoir du traducteur était d’arranger l’original et de l’accommoder au goût français ; on peut critiquer aujourd’hui dans l’œuvre de mon prédécesseur quelques libertés de ce genre, l’habitude de la paraphrase, une pompe trop uniforme, qui éteint quelquefois le pittoresque, une symétrie un peu monotone, où l’on reconnaît l’école de Saint-Lambert et de Delille, et l’abus de l’albâtre, de l’ivoire et de la rose. Mais ces défauts sont moins sensibles dans une traduction du Tasse qu’ils ne le seraient ailleurs ; le Tasse n’est pas exempt d’une fausse élégance : ses octaves sont parfois verbeuses, ses descriptions souvent vagues et convenues ; la vérité et le détail leur manquent, et le détail, c’est la vie ; on y voit trop fleurir les rosiers et les myrtes, on entend trop soupirer le zéphyr, et l’on cherche en vain les pins et les cèdres du Liban, l’herbe épineuse des vallées où paissent l’onagre et la gazelle, les plaines arides de Jéricho et les cailloux du Cédron.

Exprimer ces regrets ce n’est pas offenser la gloire de ce génie immortel : sa gloire n’est pas là ; elle n’est pas non plus dans les jeux d’esprit qu’affectent ses héroïnes, quand le cœur seul devrait parler ; elle éclate dans la composition du poëme, dans la peinture et l’opposition des caractères, et dans l’extrême pathétique des situations. Plus brillant que naturel, il avait plus d’imagination que de sentiment, et connaissait mieux la galanterie que l’amour.

Eh bien ! on peut dire de M. Baour-Lormian ce qu’on disait de Brébeuf : Brébeuf exagère l’enflure de Lucain, mais il fait connaître Lucain, et ses vers sont quelquefois aussi énergiquement frappés que ceux du poëte romain. De même, la manière brillante du Tasse se retrouve dans la pompe du traducteur : il y a sympathie entre ces deux natures. Je ne sais si M. Baour-Lormian eût réussi à reproduire la fermeté du Dante, mais il a plus d’une fois rivalisé d’élégance avec le poëte de Ferrare : son vers est plein, sonore, mélodieux et si facile qu’il ne trahit jamais la gêne ni l’effort.

M. Baour-Lormian a simplifié plus tard son style pour se rapprocher de la simplicité de Job ; mais il rencontrait là une poésie d’un autre ordre, des traits courts et frappants, des métaphores étranges et rapides, des images gigantesques, dessinées d’un seul coup, le sublime dans la naïveté toujours le mot propre et le fait caractéristique de plus mâles génies eussent échoué.

Des Poésies galliques date surtout la grande célébrité de M. Baour-Lormian, car il a eu ses jours de popularité et de triomphe. Malvina fait sourire aujourd’hui mais que de pleurs elle a fait répandre ! Combien de jeunes et belles Ossianistes ont livré leur chevelure aux vents de la nuit, écoutant dans les pins les accords d’une harpe mystérieuse, et peuplant d’apparitions les clartés fantastiques de la lune ! Tel est le destin des choses littéraires : une génération nouvelle raille le mauvais goût de ses devanciers, sans songer que les mêmes railleries attendent ses propres enthousiasmes

Ce fut en 1802 que parut l’Imitation d’Ossian. Ossian ! ce nom rappelle les bruyères de Morven, les sifflements du vent sur la colline, le bruit des torrents, et les nuages courant sur un ciel orageux. Mais Ossian a-t-il existé ? Macpherson a-t-il vraiment recueilli et publié ses poésies ? Ou bien la sensibilité de nos pères a-t-elle été dupe d’une supercherie ingénieuse ? Question souvent agitée, malgré une enquête solennelle mais peu décisive ; question résolue diversement par les érudits et par les poëtes. Sans entrer dans ces savants débats, je dirai seulement que, si Macpherson a inventé Ossian, Macpherson, à tout prendre, est un homme de génie, et qu’on regrette de ne pas en retrouver la preuve dans ses autres ouvrages.

Quoi qu’il en soit, on ne peut nier l’influence réelle, quoique passagère, d’Ossian sur la littérature française. La Muse déserta les bocages et n’invoqua plus que le génie des tempêtes, le zéphyr s’enfuit devant l’âpre bise du Nord, l’azur fut chassé par la brume, et le bruit des feuilles sèches étouffa le murmure des myrtes toujours verts. Les fantômes, qui avaient détrôné les néréides et les dryades, furent vaincus à leur tour par les sylphes et les gnomes ; mais, pendant quelques années, leur règne fut absolu ; la gravité même des registres de l’état civil se colora de cette teinte vaporeuse et s’enrichit d’un nombre infini de Malvinas et d’Oscars. Mme de Staël découvrit dans les accents du barde écossais la littérature des penseurs et des esprits indépendants, la poésie mélancolique et méditative, qui convenait seule, suivant elle, à l’humanité vieillie. Enfin l’Empereur, dit-on, fut un des plus grands admirateurs d’Ossian. C’est une admiration qu’il faut reporter sans doute à sa première jeunesse : il était alors sous le charme de la vague tristesse à la mode ; mais, plus tard, si celui qui écrivait comme César et comme Tacite a goûté, entre tous, un poëte, ce n’a pu être que Corneille.

Cette vogue d’Ossian est très-explicable : le genre descriptif, genre didactique, monotone et compassé, qui a produit les Saisons, les Mois, les Jardins, n’avait rien de vrai, rien de vivant ; il ne faisait pas voir les choses : jamais un mot pittoresque ne formait tableau pour les yeux ; jamais un sentiment naïf ne remuait le cœur. De véritables rochers, une véritable mer, l’air des montagnes, imprégné de l’odeur des bruyères et des genêts, les étoiles scintillant dans les nuits d’hiver, voilà une source nouvelle d’émotions, quelque chose de vif et de rafraîchissant, propre à ranimer les esprits rassasiés d’abstractions et de périphrases.

Mais la mélancolie, comme on l’a prétendu quelquefois, est-elle née au dix-neuvième siècle ? Est-ce une corde moderne ajoutée à la lyre ancienne ? La nature est-elle absente des chefs-d’œuvre classiques, et n’y voit-on que l’homme et jamais la campagne ? On me permettra d’en douter. Quand Homère représente le grand prêtre qui s’en allait tristement le long de la mer retentissante, il est plus peintre en un seul vers que d’autres par les plus longues descriptions ; il choisit le trait saisissant, et voilà le génie. Est-ce que Sophocle n’encadre pas ses personnages dans des paysages qu’on croit voir ? Est-ce que l’odeur des prés ne parfume pas tous les vers de Virgile ? Est-ce que l’ombre des coteaux ne descend pas sur ses églogues ? N’y a-t-il pas une ineffable tristesse au fond de cette douceur virgilienne, dont la mélodie fait rêver ? La Fontaine n’a-t-il pas compris les sombres plaisirs d’un cœur mélancolique ? N’a-t-il pas aimé le fond des bois et leur vaste silence ? Qui, mieux que Jean-Jacques Rousseau a su peindre les forêts et les vergers, et les rapports mystérieux des objets inanimés avec l’état sombre ou radieux de l’âme humaine ?

Messieurs, à l’époque où le crépuscule ossianique se montrait à l’horizon, Voltaire, mit en scène un Écossais et un Florentin : l’Écossais déclamait avec enthousiasme les premiers vers de Fingal ; le Florentin n’était pas fort touché de toutes ces figures asiatiques. Rien n’est plus aisé, disait-il, que d’outrer la nature, rien n’est plus difficile que de l’imiter. Quel tour net et rapide donné au bon sens !

M. Baour-Lormian eut l’honneur de deviner le penchant général, et la bonne fortune de s’y associer. Par la douceur de son rhythme, par le tact avec lequel il savait fondre l’innovation dans le moule accoutumé et proportionner les hardiesses étrangères au tempérament de son public, il contribua puissamment à naturaliser chez nous les hôtes diaphanes du palais de Fingal. Cette poésie rêveuse, aux contours indéterminés, ces retours amers sur les douleurs et la brièveté de la vie, ces comparaisons nouvelles tirées des bruits de la grève et de la contemplation de l’Océan, le menaient par une pente insensible et sans qu’il s’en doutât lui-même lui disciple orthodoxe de la sévère école de Boileau, jusqu’aux limites du romantisme, qu’on entrevoyait déjà vaguement dans les brumes. Il a côtoyé, l’un des premiers, ces régions inexplorées, promises à de plus aventureux. Je me figure qu’un Adamastor classique a dû se dresser alors devant ses yeux et lui interdire de pénétrer plus avant. Il a eu le sort de tous les précurseurs qui s’arrêtent en chemin. Ils s’irritent plus contre le mouvement, et lui deviennent plus odieux, que ceux qui tout d’abord lui opposaient une ferme barrière.

Omasis, ou Joseph en Égypte, tragédie en cinq actes fut représentée et chaleureusement applaudie au Théâtre-Français, en 1806.

L’histoire de Joseph et celle de Ruth sont, au point de vue littéraire, les épisodes les plus intéressants de la Bible. L’histoire de Joseph, surtout, a toujours eu le pouvoir de remuer tous les cœurs, les plus rebelles comme les plus sympathiques, depuis Voltaire jusqu’à M. de Chateaubriand. Cette émotion générale prouve que le sujet est dramatique ; il offre, en effet, la reconnaissance la mieux amenée et la plus attendrissante qui ait jamais été produite sur aucune scène ; de plus, une poésie particulière est attachée aux mœurs de ces patriarches, pasteurs armés de l’épée et de l’arc, voyageant avec leurs troupeaux et dormant sous la tente, comme les Arabes de nos jours chez qui se sont conservés les usages primitifs et jusqu’aux noms bibliques. Le contraste des habitudes pastorales avec la pompe des pharaons de la vie fière et indépendante des déserts avec la mollesse des eunuques et l’obéissance passive des Égyptiens ; ici le mouvement, l’air et la liberté, là l’immobilité et la muette adoration, tout cela prête à l’effet théâtral. Rien de plus original et de plus vraisemblable que l’entrée des frères de Joseph, qui, poussés par la famine, viennent acheter en Égypte le blé accumulé pendant sept années de fertilité ; rien de plus vénérable que l’apparition du vieux Jacob, le petit-fils d’Abraham, ce nom sacré chez les Orientaux aussi bien que chez nous ; et, pour jeter des teintes douces et candides sur l’action, le gracieux personnage de Benjamin était là formant opposition avec les remords farouches de ses frères. Peut-être eût-on mieux embrassé toutes les richesses du poëme, s’il avait été permis de prendre le drame dans son principe, et de nous montrer d’abord la citerne, la discussion terrible qui décidera du sort de l’enfant, la robe teinte du sang d’un chevreau, Joseph vendu aux Ismaélites, et Jacob qui vient au-devant de son dernier-né, et, ne retrouvant plus que sa robe sanglante, déchire ses vêtements et se couvre d’un cilice. Le spectacle eût été plus frappant, quand on aurait revu Joseph, revêtu de la robe de lin, orné du collier d’or, adoré par la foule agenouillée, et ministre tout-puissant du souverain d’Égypte ; le pardon eût paru plus magnanime si l’on avait été témoin du forfait ; peut-être, surtout, fallait-il suivre le récit de la Bible, et se borner à dramatiser, sans altération essentielle, ces données fécondes.

Ces audaces, si peu effrayantes aujourd’hui, auraient soulevé en 1806 une réprobation générale. La Révolution, qui a renversé tant de choses, avait respecté les trois unités, et la violation de cette règle ne pouvait même pas se .présenter à la pensée. M. Baour-Lormian a composé son plan selon les usages établis. On doit lui savoir gré d’avoir aperçu l’intérêt du sujet cette initiative est d’un poëte ; mais, au lieu de remplir la scène par des oppositions de mœurs et des péripéties tirées des entrailles de la matière, il a été contraint d’imaginer une froide conspiration et un amour plus froid encore Siméon est le rival de son frère Joseph, et complote contre lui. Quant au style c’est celui de l’époque, avec les mérites particuliers de M. Baour-Lormian : trop majestueux, quelquefois cependant naturel, et toujours musical.

Messieurs je ne crois pas dénaturer cet éloge en y mêlant des critiques ; il m’a semblé que des louanges banales ne seraient pas un hommage sérieux, et que je devais cette preuve de considération à mon prédécesseur, d’examiner la valeur de ses ouvrages en eux- mêmes et dans leurs rapports avec le goût contemporain. Mais, s’il est vrai que la tragédie d’Omasis porte en soi sa date ; si le dialogue n’est pas toujours assez franc, si le lecteur moderne y peut remarquer des scènes languissantes, des procédés usés, et quelques déclamations, car cinquante ans ne passent guère sur une œuvre dramatique sans lui laisser quelques rides ; si, en un mot, M. Baour-Lormian a payé son tribut à une convention dont nous nous sommes éloignés — peut-être pour tomber dans une autre, — quand il entre dans la situation vive, il se dégage de l’amplification et de la formule ; il est poëte, car il peint ; il est auteur dramatique, car il touche. Une émotion réelle anime les scènes de Joseph et de Benjamin, de Joseph et de Jacob ; on y respire, de temps en temps, un souffle racinien, c’est-à-dire quelque chose de pur, de doux et de simple. Le public tout entier sentait la poésie lui couler jusqu’au fond du cœur, en écoutant ces vers délicieux :

Jacob et ses enfants perdront-ils la lumière
Sans revoir de Béthel la grotte hospitalière,
La plaine de Séïr et les champs fortunés
Qu’aux neveux d’Isaac le Seigneur a donnés !

et ceux-ci, non moins suaves et plus touchants encore :

J’étais bien jeune alors et ne pouvais comprendre
D’où naissaient tous les pleurs que je voyais répandre ;
Mais, quand l’âge eut enfin éclairé ma raison,
Je partageai le deuil de toute ma maison ;
et cette exclamation si connue :

La tombe de Joseph est-elle en ces climats ?

et cette parole de Benjamin à Jacob, qui a retrouvé Joseph :

Tu ne pleureras plus.

et ce cri de Siméon, à l’approche de son père :

Quand j’étais innocent, j’aimais à le revoir.

Et bien d’autres vers que j’aurais tant de plaisir à vous rappeler, certain de vous faire partager mon plaisir, si les bornes de ce discours n’arrêtaient mon entraînement.

Ces citations suffisent pour faire apprécier le mérite incontestable d’Omasis. Votre goût éclairé confirme après un demi-siècle, le succès de cette tragédie, et vous applaudissez aux conclusions du rapport qui la proposa pour un des prix décennaux. Qu’ajouterais-je, qui en pût donner une plus haute idée !

J’ai prononcé plusieurs fois le mot de tragédie. Ai-je évoqué une ombre ? Sommes-nous encore, à la suite d’Ossian, dans le pays des fantômes ? La tragédie est-elle un genre mort ? — On comprendra que je pose cette question ; je ne veux que l’effleurer ; je la soumets à votre jugement : de brillants épîtres ont déjà parlé à votre imagination.

Messieurs, on m’accordera bien qu’un genre ne peut pas mourir, s’il répond à un besoin constant et général de l’esprit humain. Or, n’est-il pas vrai que certaines figures historiques excitent particulièrement notre intérêt ? Nous aimons à voir revivre les personnages qui dominent le niveau commun, les législateurs, les conquérants, les souverains, les tribuns, les grands hommes de toute sorte, tous ceux qui résument en eux une civilisation, tous ceux, enfin, héros ou philosophes, qui ont influé sur la fortune des peuples et sur la marche des idées. Assurément, leurs discours et leurs actes, auxquels se rattachent de vastes destinées et de profonds enseignements, nous frappent plus que les actions privées d’un simple citoyen ; l’historien les peint, mais à grands traits ; il ne saisit que leur vie publique dans ses relations avec l’ensemble de l’histoire ; le poëte dramatique leur rend la parole ; il nous dévoile leur vie intime, et nous fait assister à leurs combats secrets, à leurs incertitudes, à leurs résolutions d’où dépend l’avenir du monde. Je conviens que les malheurs d’un négociant peuvent me tirer des larmes ; mais on conviendra que la délibération d’Auguste en présence de Maxime et de Cinna, ou l’entretien d’Agrippine et de Néron, remue quelque chose d’un ordre plus élevé dans l’âme des spectateurs.

Outre l’attention que provoquent les noms fameux, nous avons le sentiment et l’amour de la beauté. Si l’on nous présente sur le théâtre des aventures compliquées, préparées avec adresse, se nouant et se dénouant par des accidents inattendus, on pourra nous étonner, nous émouvoir, et tenir notre curiosité en haleine ; cette habileté d’intrigue exige, d’ailleurs, beaucoup de talent et une grande expérience scénique ; mais le sentiment du beau ne s’éveillera pas en nous ; il s’exaltera, au contraire, devant des caractères vigoureusement tracés, des sentiments bien développés, devant l’observation profonde du cœur humain et la lutte des passions parlant leur vrai langage. Les événements n’ont ici qu’une importance accessoire, tandis que tout leur est sacrifié dans le premier système : les péripéties naissent, ici, du contraste des caractères ; là, de circonstances purement fortuites. Le poëte, qui poursuit ses développements, n’a ni la volonté ni le loisir de croiser les mille fils d’un imbroglio ; mais quel spectateur oserait avouer qu’il préfère le coup de théâtre le plus surprenant à la fermeté du vieil Horace, à l’emportement de Phèdre et au désespoir d’Hermione ! Ce n’est pas amusant, dit-on, comme si le but de l’art était d’amuser ! non c’est autre chose : c’est beau, et cela satisfait une faculté et un besoin de l’âme, qui est l’admiration.

Je viens de définir le mélodrame et la tragédie ; laissons au mélodrame son effet sur la curiosité et la sensibilité vulgaires ; laissons à la tragédie son action sur l’intelligence et le goût. Si le mélodrame a sa raison d’être, la tragédie a la sienne ; elle existera tant qu’on se plaira aux leçons de l’histoire et à la peinture fidèle des passions.

J’ai opposé le mélodrame à la tragédie ; c’est que je vois clairement ce qui les distingue ; je n’ai pas parlé du drame, parce que ce mot ne m’offre pas un sens déterminé. Ou le drame ne s’occupe que des simples particuliers et ne s’attache qu’à une accumulation matérielle de faits bizarres, d’accidents romanesques et de situations imprévues et c’est le mélodrame ; ou il s’empare des personnages illustres qui personnifient d’une façon éclatante les mœurs et l’esprit d’une époque ; il cherche à dessiner des caractères et à développer des idées des sentiments et des passions et c’est la tragédie.

Serait-ce que le propre de la tragédie est de ressusciter les temps passés, et que le drame ne puise ses sujets que dans les temps modernes ?

Mais on appelle drames le Jules César et le Coriolan de Shakespeare, et Bajazet était contemporain de Racine. Et puis, qu’est-ce que les temps modernes ? Où commencent-ils ? César, Pompée, Auguste, Cicéron, n’ont-ils pas plus de rapports avec notre civilisation et notre état politique qu’un baron de la féodalité ?

Que si on attribue au drame la naïveté auprès de la grandeur, le comique à côté du terrible, cette variété d’éléments n’est pas étrangère à la tragédie. On n’a qu’à feuilleter Sophocle, on y verra toutes les hardiesses du théâtre moderne.

Enfin, appelle-t-on drame la tragédie affranchie de quelques entraves et débarrassée de quelques formes convenues ? Soit ! mais ce n’étaient que des parties accessoires sur lesquelles on ne peut établir une distinction fondamentale.

En somme, cette classification me paraît vaine, et, s’il m’est permis de le dire pédantesque. Il faut se méfier du pédantisme ; il appartient à toutes les écoles. Une tragédie sans les trois unités était un monstre pour le pédant d’hier ; le titre seul de tragédie met hors de lui le néo-pédant. Ainsi va le monde. Les révolutions littéraires se font au nom de la vérité et de la nature, comme les révolutions politiques au nom de l’ordre et de la liberté ; mais, une fois victorieuses, les unes et les autres aboutissent souvent à l’arbitraire et à l’intolérance.

Je ne sais qu’une distinction rationnelle : on doit distinguer ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui est naturel de ce qui est affecté, ce qui est humain de ce qui est accidentel l’un est bon, qu’on l’appelle tragédie ou drame ; l’autre est mauvais, qu’on l’appelle drame ou tragédie.

La tragédie existe donc ; elle fait plus : elle démontre son existence par des œuvres vivaces. Elle a produit Sophocle, le plus grand génie dramatique des temps anciens et modernes chez nous, elle a produit Corneille et Racine. Certes, leurs ouvrages ne sont pas morts, ni près de mourir ; ils ont le caractère de la beauté éternelle, c’est-à-dire la force de survivre aux réactions ; après des éclipses momentanées, qui sont plutôt les éclipses du goût public, ils reparaissent aussi jeunes que jamais ; vienne Talma ou Mlle Rachel, et l’on est surpris de trouver ces chefs-d’œuvre, âgés de deux siècles, plus nouveaux que des nouveautés flétries par quelques années. Comment le genre serait-il mort, quand ses productions sont pleines de vie ? Comment le tronc n’aurait-il plus de sève, quand les rameaux sont si robustes et si frais ? Il est vrai que Corneille et Racine n’ont pas eu de successeurs ; ce qui prouve que, si les hommes de talent sont nombreux, le génie est rare mais ce qui ne prouve rien contre le genre lui-même. Dira-t-on que la comédie est éteinte, parce que Molière n’a laissé sa succession à personne sauf un legs à Lesage ?

Que leurs tragédies immortelles n’aient pas un côté factice et périssable, on ne prétend point le soutenir. Au fond de l’œuvre est la vérité, à la surface sont des formes passagères. Nul ne peut s’isoler entièrement du milieu où il est placé : le poëte, échauffé par la situation, se dégage de ce qui l’entoure et va droit à la nature ; mais, quand les haltes de l’action le laissent plus froid, la nature ne se montre à lui qu’à travers les usages les préjugés et le jargon du siècle.

Les sacrifices faits à la loi rigoureuse des unités de temps et de lieu, les confidents, les longs récits, une noblesse toujours soutenue, qui rejette ces détails familiers, si intéressants dans les tragédies grecques, le même choix d’expressions chez les subalternes et chez les rois, quelques termes de galanterie en usage à la cour de Louis XIV, mais étranges dans la bouche de Pyrrhus ou de Néron, voilà ce qui appartenait au temps et ce qui a subi l’injure du temps.

Ce sont justement ces conventions, dont l’imitation s’est emparée immédiatement après Racine ; les maîtres cherchaient la nature les disciples ont copié les formes des maîtres. Mais l’arbuste ne croît pas au pied d’un grand arbre ; il est étouffé par l’ombre majestueuse qui lui dérobe l’air et le soleil. Cette imitation est morte ; sont mortes avec elle la mauvaise élégance, la périphrase, la pauvreté d’idées vêtue de lambeaux de rhétorique, l’horreur du mot propre. Tout ce clinquant est postérieur aux deux grands tragiques. Quoi de plus franc et de plus concis que les vers de Corneille ? Quoi de plus vrai que les vers de Racine ? On peut le dire et le redire, car les banalités d’autrefois ont l’air aujourd’hui de paradoxes : Racine est simple, très-simple, plus simple, plus naturel que Goethe ; aussi naturel que Shakespeare, quand Shakespeare est naturel. Le langage d’Oreste, celui d’Hermione, est tout ce qu’il y a de moins pompeux ; c’est le cri du cœur : ainsi s’exprimerait à présent même tout amant rebuté, toute femme jalouse.

Laissons de côté les imitateurs ; à l’égard des maîtres, passons sur certaines formes caduques, et sachons apprécier comme il faut le côté profondément humain. De quel droit serions-nous sévères ? Nous avons aboli les confidents ; aime-t-on beaucoup mieux les longs monologues, ou les groupes de personnages qui viennent s’entretenir, sur la place publique, des affaires d’autrui, et mettent ainsi le spectateur au courant de ce qu’il doit savoir ! Quant à la couleur locale, nous en avons usé et abusé, et nous savons combien est facile cet étalage d’érudition ; ce n’est pas qu’il faille en proscrire l’emploi : on peut en tirer d’excellents effets, et Racine l’a observée avec un très-grand bonheur dans Athalie. Mais enfin, il n’importe pas extrêmement que les héroïnes de Racine parlent comme des Grecques ou comme des Françaises ; ce qui importe, c’est qu’elles parlent comme des femmes passionnées car l’accent de la passion est le même dans tous les pays. Une faute contre le costume et la couleur historique est un péché véniel ; une faute contre le cœur est un vice radical. Shakespeare, qu’on a opposé dans ces derniers temps à Racine, pour abattre Racine, est-il plus exempt que lui de ces anachronismes ? Tous ses personnages, Romains, Grecs, Siciliens ou Danois, n’ont-ils pas le costume anglais ? Si Xipharès est un seigneur français, César est-il le César des Commentaires, quand il s’écrie : Le danger sait bien que je suis plus dangereux que lui. Nous sommes nés le même jour ; mais je suis l’aîné. Les serviteurs chez Racine s’expriment comme des princes : c’est un tort ; mais la faute contraire est autrement choquante. Eh bien ! la déclaration du roi Henri V à Catherine, fille du roi de France, est-elle autre chose que celle d’un matelot ivre ? Les propos de Catherine sont encore plus extraordinaires. Ces taches empêchent-elles qu’on admire Shakespeare ? Pourquoi donc être si indulgent envers lui et si rigoureux envers Racine ? Disons plutôt qu’ils sont du même ordre ; que ni l’un ni l’autre n’ont échappé à l’influence de leur siècle, et que l’un et l’autre vivront, parce que, sous la dignité trop polie, comme sous la brutalité trop grossière on voit, on entend, on touche la nature et la vérité.

Il fut un temps où nous étions si jaloux des gloires de notre pays, que nous leur immolions, comme barbares, toutes les célébrités étrangères : c’était du patriotisme, mais un patriotisme étroit ; maintenant, nous prenons plaisir à humilier nos propres chefs-d’œuvre aux pieds des poëtes anglais et même allemands. Au siècle dernier, on eût excité le rire en comparant Shakespeare à Molière ; il n’y a pas bien longtemps qu’on était traité de petit esprit en comparant Molière à Shakespeare. Et, pourtant, qui peut être au-dessus de Molière ? La mode a proclamé que les drames du divin William embrassaient l’humanité sur toutes ses faces, tandis que nos classiques ne représentaient que des individus. Gœthe a trouvé dans Hamlet mille choses auxquelles Shakespeare, heureusement pour lui, n’avait jamais pensé ; on a tout adoré en lui, jusqu’à ses enflures et ses grossièretés ; on a copié ses procédés comme on avait copié ceux de Racine. Ce fanatisme s’est un peu calmé ; il en est resté une admiration juste et réfléchie. On reconnaît que Shakespeare est un très-grand génie, de la famille d’Homère, de Dante, de Corneille et de Molière ; qu’il est éloquent, pathétique et passionné ; mais c’est alors qu’il est simple et vrai ; qu’il a des traits sublimes entourés d’emphases et de bouffissures des observations profondes à côté de bavardages puérils ; qu’il abonde en tableaux gracieux, mais aussi en obscénités ; que ses drames, souvent terribles, sont pleins de force et de grandeur, mais pleins en même temps, d’extravagances si bien qu’ils n’ont jamais pu être joués tels qu’ils sont, devant un public français. On avoue qu’il n’avait pas la verve comique et que ses plaisanteries sont plus bouffonnes que franchement gaies ; on ne ferme plus les yeux sur ses défauts, mais on les accepte sans impatience, parce qu’ils sont naïfs et tiennent à son pays et à son temps, parce qu’ils ne trahissent pas le parti pris, parce que Shakespeare est lui-même, spontané et original, sans le savoir et sans le vouloir, ce qui est la seule manière ,d’être original.

Pour moi, j’ai peine à croire que ceux qui admirent ses folies et les transforment en profondeurs comprennent ses véritables beautés ; je doute que ceux qui ne savent pas aimer Racine sachent aimer Shakespeare.

Messieurs, je parlais de la mode ; supposons que, depuis deux cents ans, Shakespeare soit en possession de notre théâtre et de notre vénération ; supposons que son règne soit incontesté, qu’il ait eu de nombreux imitateurs qui, depuis deux siècles, auraient reproduit invariablement ce qu’il est facile d’imiter, et la seule chose qu’on imite toujours, à savoir ce qui est mauvais ; supposons que tous les cours de littérature, toutes les leçons de nos professeurs nous aient enseigné, jusqu’à satiété, le respect de ses bizarreries qu’on érigerait en règles, et dont on nous imposerait la despotique autorité ; imaginez alors Racine apparaissant comme un novateur, avec son langage toujours pur, harmonieux, noble sans enflure, naturel sans trivialité, avec la majesté sévère de ses tragédies où se déroule régulièrement l’action une, logique, claire et vraisemblable : quelle surprise ! quelle nouveauté ! quel enthousiasme pour le révolutionnaire Racine ! Quelle pitié pour cet arriéré, ce vieux, ce bonhomme Shakespeare !

J’ai terminé cette dissertation trop longue, et pourtant bien incomplète. On m’accusera peut-être de réaction ; mais j’ai dit sincèrement ma pensée, et, si je suis dans le vrai, je suis avec ceux qui marchent, et non avec ceux qui rétrogradent. On voudra bien considérer, d’ailleurs, que je suis un auteur tragique succédant à un auteur tragique — et très-classique, si l’on en juge par la satire qu’il a publiée, en 1825, contre le romantisme. Ces qualifications surannées retentissaient alors violemment ; ces guerres éteintes étaient ardentes ; c’était le bon temps, le temps où l’on se passionnait pour les idées, et non pour les intérêts matériels. Je n’ai pas ressenti, quant à moi, les indignations de mon prédécesseur ; j’avouerai même que le romantisme eut mes premiers enthousiasmes ; aujourd’hui encore, j’y vois la liberté d’examen, que j’aime partout. Les illustres chefs de cette école ont laissé leur empreinte ineffaçable à tout ce qu’ils ont touché : à la poésie lyrique, au roman, au théâtre. Puissent leurs disciples se garder de l’imitation qui a engendré la décadence classique ! Puissent le lyrisme mal placé et la fantaisie, ennemie de toute vraisemblance, ne pas succéder à l’élégance pâle et énervée ! Les jeunes gens cherchent volontiers l’exagération, l’esprit maniéré, et l’emploi excessif de la couleur et de l’image. La lecture assidue de Molière, de Corneille et de Racine, leur fera sentir que la force n’est pas là ; elle consiste à prêter aux personnages un langage si juste, que chaque spectateur se dise en lui-même : C’est bien ainsi qu’ils ont dû parler ; la force n’est pas dans les figures ambitieuses, mais dans les pensées solides, énoncées en termes propres, vifs et précis.

Un dernier mot, Messieurs, sur M. Baour-Lormian, et je laisse la parole à celui qui a rendu si pieusement au bon vieillard que vous regrettez un suprême et touchant hommage ; c’est à lui qu’il sied d’honorer encore une fois cette mémoire respectable, à lui qui possède la science, le goût et le style ; à lui, l’un des maîtres de cette critique dont j’ai balbutié quelques rudiments, et l’un des premiers et des plus valeureux champions de nos classiques, dans un temps où leur grandeur était méconnue.

Messieurs, l’homme qui, deux fois, a fait vibrer la corde poétique au cœur de tous ses contemporains, qui a popularisé la mélancolie d’Ossian et fait applaudir la candeur de Benjamin, n’est pas un homme médiocre : il a sa place marquée dans l’histoire littéraire, et il la gardera. Parmi les titres honorables de M. Baour-Lormian, et je n’ai pas pu les parcourir tous, il en est un que je ne veux pas passer sous silence : son souffle harmonieux est allé à l’âme d’un jeune homme ; il y a éveillé le génie. C’est en lisant l’Imitation d’Ossian que l’auteur des Méditations s’est écrié : Je suis poëte ! C’est dans les brises du Nord qu’il a senti passer l’enthousiasme ; c’est dans les bruyères d’Écosse qu’il aspirait ces parfums de la solitude dont il a composé son divin miel. Bien longtemps après, ces deux destinées, si différentes, qui n’avaient eu que ce point de contact, se sont rencontrées, encore un instant, sur un autre point. M. Baour-Lormian, triste, oublié, parvenu aux confins de la vie, aveugle comme Ossian, pauvre comme Job, vivait d’une pension que lui avait assignée l’Empereur, et que tous les gouvernements lui avaient conservée ; en 1848, quelques membres de l’Assemblée constituante, ignorant, sans doute, les infirmités et les besoins du vieillard applaudi par une génération éteinte, discutèrent cette pension. Alors se leva le grand poëte, devenu un grand orateur et un courageux homme d’État ; du haut de sa gloire et de sa puissance il se souvint des émotions de sa jeunesse ; il plaida avec un respect filial la cause du barde aveugle de l’Ossian français : sa parole émue et chaleureuse produisit son effet accoutumé, et, grâce à lui, le poëte indigent garda le pain de ses vieux jours. Ainsi, par une noble réciprocité, Ennius a inspiré Virgile, Virgile a protégé la vieillesse d’Ennius.