Discours de réception de Fernand Braudel

Le 30 mai 1985

Fernand BRAUDEL

M. Fernand BRAUDEL ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. André CHAMSON y est venu prendre séance le jeudi 30 mai 1985 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Je ne vous cacherai pas mon émotion. Heureusement, j’ai la conviction que tous ceux qui, au cours d’une existence déjà longue, m’ont aidé et appris à vivre – mes proches, mes amis de toujours, mes maîtres – se regroupent en cet instant autour de moi, qu’ils prennent la part qui leur est due des honneurs qui me sont décernés, qu’ils entrent avec moi dans votre prestigieuse maison.

 

Au premier rang, je reconnais avec plaisir Marc Bloch et Lucien Febvre, les plus grands historiens de ce siècle ; je ne suis que leur continuateur, leur héritier privilégié. Si j’ai innové, c’est à leur suite : n’ont-ils pas, bien avant moi, tout changé de notre métier, ses concepts, ses méthodes, ses problématiques, ses buts essentiels ?

 

D’ailleurs l’histoire, sans cesse interrogée, est condamnée à la nouveauté, à des rajeunissements successifs, indispensables. Car si toute société se retourne obligatoirement vers son passé pour s’expliquer à elle-même, pour trouver hors du temps présent des alibis, des refuges ou des excuses, voire des consolations, elle attend aussi des réponses nouvelles aux questions nouvelles qui la tourmentent. Les histoires de Guizot, de Michelet, de Fustel de Coulanges, de Taine étaient déjà, en leur temps, des histoires nouvelles.

 

Avec Marc Bloch et Lucien Febvre, la nouveauté a pris les proportions d’une violente révolution de l’esprit : avant tout parce, qu’ils ont ouvert le territoire de l’historien aux diverses, jeunes et impérialistes sciences de l’homme. Elles ont envahi et submergé notre métier, comme elles envahissent, déforment et submergent les autres secteurs de notre culture. N’en doutez pas : d’autres révolutions sont en marche. Une nouvelle nouvelle histoire, une nouvelle nouvelle culture nous guettent et déjà nous narguent à l’horizon.

 

Messieurs, si votre bienveillance m’a été acquise presque d’entrée de jeu, n’est-ce pas qu’au travers de ma personne, vous avez voulu récompenser, honorer l’histoire nouvelle d’aujourd’hui ? C’est-à-dire toute cette école historique française qui a tellement grandi depuis le temps de ses fondateurs et qui, à l’étranger, s’est acquis une estime presque unanime. Vous lui donnez aujourd’hui une autre consécration en lui ouvrant en même temps qu’à moi-même les portes de l’Académie. Comment vous en exprimer ma double gratitude ?

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Je me réjouis qu’André Chamson, à qui j’ai l’honneur de succéder, poète, romancier, conteur, essayiste, homme de théâtre, philosophe, conférencier brillant, journaliste de combat, administrateur, soldat par surcroît, ait été aussi historien. Et historien bien plus qu’on ne le dit d’ordinaire. J’essaierai de vous le montrer dans un instant.

 

Les activités multiples réclament des talents multiples. Mais, dès son premier chef-d’œuvre, Roux le Bandit – un livre que je me souviens avoir lu avec délectation lors de sa première sortie –, André Chamson, qui n’a que vingt-cinq ans, possède déjà tous ses talents. Une enfance non pas pauvre, mais sous le signe affligeant de l’insécurité, l’avait préparé à toutes les tâches. Il les aura abordées avec alacrité. En quoi il ne faisait que céder à sa vitalité naturelle, à la solidité de son jarret, à un inépuisable élan physique, à ce qu’il appelle son « allégresse nerveuse », bref à un besoin éperdu de mouvement. « Il aurait aimé traverser la vie au pas de chasseur », disait sa femme, Lucie Mazauric, résignée à le voir au lendemain d’une opération, à peine convalescent, repris par « sa frénésie d’écrire », « travaillant sans relâche comme un cavalier galope ». Roger Martin du Gard, l’ami attentif, s’inquiétait pour lui : « N’allez pas trop vite ! »

 

Mais peut-il ralentir son allure ? Il plonge dans sa vie comme il plongeait enfant, aux heures chaudes de l’été, dans les gouffres d’eau froide de l’Arre, la petite rivière du Vigan. Il a besoin d’aller trop vite. Ne va-t-il pas jusqu’à décrire la poésie, sa première passion de jeunesse, comme « une intensité de vivre, comme l’allégresse du corps » ? J’ai envie d’applaudir. Mais écoutez-le encore, au moment où on lui offre, en 1945, de devenir le Conservateur du Petit Palais : il est « vide et dévasté, il faut le remettre en état. Je me jette à corps perdu dans cette entreprise, comme je l’avais fait pour Vendredi, [l’hebdomadaire créé par lui en 1934] et pour la Résistance », en 1940. Reconnaissons que ce fut une belle témérité, avec une poignée d’amis, sans argent ou presque, de fonder en 1934 cet hebdomadaire de la protestation des hommes de gauche, qui s’élèvera par la suite contre les lâchetés de Munich.

 

Cette prestesse à accepter l’occasion qui s’offre, c’est toute la vie de Chamson. En 1924, à l’occasion d’une noce villageoise dans les Cévennes, il entend raconter l’histoire de Roux le Bandit. Quelques mois plus tard, il en aura fait son premier roman. En 1937, la République espagnole agonise, il court à Madrid. En août 1944, compagnon de la Résistance, il se trouve dans les environs de Souillac, avec les maquisards du Lot. Il apprend que le général de Lattre de Tassigny commande l’armée française qui vient de débarquer en Provence. Or il connaît de Lattre : il a servi sous ses ordres en 1940. Il saute aussitôt sur l’occasion, quitte ses camarades de combat, rejoint le général à Aix et obtient de lui ce qu’il désirait : des ordres, qui lui donnent la liberté d’agir à sa guise, et... des camions. Ces camions avec lesquels il retournera dans son maquis et qui serviront à organiser le transport vers ‘le nord des volontaires de la brigade d’Alsace-Lorraine, qu’il va former avec André Malraux.

 

Ainsi fut-il toute sa vie. Mais ne pensez pas que cette impulsivité l’ait fait passer sans fin d’une tâche à une autre, au gré de ses caprices. Il était trop conscient de ses responsabilités pour agir à la légère. L’étonnant, au contraire, c’est qu’il n’abandonne jamais une tâche commencée quand il en aborde une nouvelle. Il traîne tout derrière lui. À ce rythme, il gaspillera ses forces et sa vie. Mais je crois qu’il y trouvera aussi la joie d’un accomplissement.

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C’est à Alès, où vivaient ses parents, qu’André Chamson a passé sa première enfance. Mais ce qui comptait pour lui, c’était le temps des vacances. Il les passait régulièrement chez sa grand-mère, au Vigan, dans les Cévennes, au pied de l’Aigoual, cette montagne épaisse, largement boisée, chaque année précocement enneigée, dont les eaux s’échappent d’un côté vers la Méditerranée, de l’autre vers l’Océan, par des rivières qui s’encaissent dès leur départ. Arriver au Vigan, c’était pour l’enfant gagner la terre promise, les jeux, les aventures, la rivière, les prés, les vergers... Dès qu’il passait le tunnel de la Sumène qui précède la gare de la petite ville, il prétendait – le mot est magnifique – que « l’air changeait de goût ». Plus encore, sa vie changeait de goût. Il trouvait auprès de sa grand-mère l’affection, la sécurité et la joie de la liberté : « Elle m’a toujours laissé une liberté totale », écrira-t-il plus tard. Loin des soucis de sa maison et de ses parents, il devenait un autre enfant : un privilégié entouré de soins, d’attentions. Un roi.

 

À ce roi il fallait un royaume. C’est la montagne qui le lui donna. Il la contemplait, fasciné, du fond de sa vallée basse. Si bien qu’un jour – il avait sept ans – il n’y tint plus. Il entreprit l’ascension avec un garçon de son âge. Il a raconté ce « baptême de l’altitude » qui dépassa tous ses rêves. Grisé par l’air léger de la montagne, exalté par l’immense espace qui se découvre du sommet de l’Aigoual, il court interminablement dans l’herbe grasse et, finalement, il déclare avec emphase à son camarade : « Ce désert n’est à personne. J’en serai le maître et le seigneur. Ce qui est en bas appartient à tout le monde. Ce qui est en haut est à celui qui le prend ! »

 

Mais les enfants avaient mal compté avec les heures. Leurs familles n’étaient pas au courant de leur escapade et déjà « l’herbe sentait la nuit, la nuit inquiétante des sangliers, des écureuils, des blaireaux puants, des petites bêtes des bois ». « Marchant, courant, sautant les rochers, dévalant les pentes en nous retenant aux genêts, nous sommes redescendus dans la vallée. Elle montait vers nous de plus en plus sombre, comme si la nuit, au lieu de tomber du ciel, avait émergé des profondeurs de la terre... une nuit qui engloutissait cette joie dans laquelle j’avais vécu, tant que j’avais été sur la crête de la montagne. »

 

Désormais, l’Aigoual, la montagne cévenole, a envoûté André Chamson : il n’échappera plus à ses sortilèges. Il la parcourra en tous sens cent fois pour une, en partant du Vigan où sa grand-mère habitait rue de l’Horloge. En ces mêmes années, Lucie Mazauric, qu’il ne connaissait pas encore, partageait sa passion pour cette montagne, mais elle l’abordait par l’autre versant, en partant de Valleraugue. « Les deux routes étaient belles, écrit-elle, mais nos chemins ne se croisèrent jamais. » Leurs familles se connaissaient pourtant et ils se rencontrèrent même un jour, par hasard, à Nîmes où vivaient les Mazauric. Mais, ironie du sort, c’est à Paris, à l’École des Chartes, qu’ils devaient faire vraiment connaissance, en 1922. Et quinze jours plus tard, ils étaient fiancés.

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Qu’un enfant se crée un royaume au-dessus de ses jeux quotidiens, l’aventure est des plus banales. L’étonnant c’est que le rêve se poursuive, que l’Aigoual soit devenu, pour André Chamson, à toutes les époques de sa vie, un Olympe, un Sinaï, un Parnasse. Qu’il se soit acharné à y revenir, qu’il y ait construit avec sa femme, vers 1930, une baraque de rondins pour y vivre comme des pionniers du Far-West américain ; qu’ils y aient dormi avec, comme seuls voisins, « les sangliers de la forêt qui, la nuit venue, labourent rageusement le sol des clairières ».

Et c’est là, à la Luzette, sur la pente de l’Espérou, là où, dit-il, « l’Aigoual se soulève comme l’épaule de Dieu », qu’ils ont voulu tous deux être enterrés, sous un bloc de pierre brute, dans le parc national des Cévennes. En août de l’année dernière, je leur ai rendu visite à l’un et à l’autre. La vue sur les Alpes était bouchée. Mais le ciel au-dessus était immense et la solitude parfaite. Sur le tout un silence vide, « un silence de Préhistoire », disait Lucie Mazauric, où tous les temps se confondent et où l’on ne sait plus où l’on est, ni où on en est. Aucun touriste. Aucun promeneur. Mais sur la draille proche, un troupeau serré de moutons qui faisait mouvement comme jadis, avec ses chiens et ses bergers.

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Giono a annexé la Haute-Provence à la littérature française ; votre confrère lui a annexé la Cévenne. Mais au préalable il avait dû s’incorporer lui-même à notre littérature. C’est Paris, où il arriva en 1919, qui lui a permis ce pas décisif. Mais c’est Paris aussi qui le fit renoncer à son ambition de jeunesse. Il avait rêvé d’être poète, « poète et rien d’autre », mais le dadaïsme et le surréalisme qui régnaient dans la capitale lui firent horreur. Alors il se convertit à la prose. Le voilà bientôt embrigadé dans un cercle littéraire, un de ces nombreux groupuscules d’étudiants qui s’échappaient, au sortir de la Sorbonne morose, pour discuter à perte de vue.

 

Le groupe du Vortex, du tourbillon, a le mérite d’être vivant, passionné, et d’après Lucie Mazauric, « le plus vorticiste du groupe, au sens physique du mot, était sans doute André ». Assurément le plus batailleur des quatre « grands » qui y faisaient la loi : Chamson lui-même, Henri Petit, Louis Guilloux et Jean Grenier, le philosophe, l’écrivain merveilleux qui, à Alger, devait être le maître à penser d’Albert Camus, Albert Camus que j’ai eu, moi aussi, un instant comme élève.

 

Entrer en littérature, en 1920, c’était un peu entrer en religion. Le passage initiatique, pour André Chamson, s’est fait ainsi sous le signe de l’amitié. De l’amitié et de l’amour. En ce début de sa carrière, il n’est encore qu’un jeune écrivain très impécunieux. Mais il partage avec Lucie, chartiste comme lui, ces jours difficiles. Ensemble ils découvrent Paris dans des promenades interminables et ils retrouvent les amis du Vortex pour de maigres repas, au Procope ou à la Patte d’Oie, boulevard de Port-Royal. Ils nouent alors de nombreuses et solides amitiés, en particulier avec Jean Prévost qui devait mourir en 1944 dans le maquis du Vercors, et avec Jean Paulhan, dont la maison à Chatenay-Malabry accueillait chaque fin de semaine les familiers de la N.R.F. Lucie a raconté ces dures, mais vivantes années de leur jeunesse, chargées de bonheur. Et, bien sûr, régulièrement coupées d’un autre bonheur insigne : les longues vacances, le retour au soleil, à l’Aigoual, le retour aux sources où va s’abreuver l’œuvre entière de Chamson.

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Votre confrère a donné au pays cévenol et à son petit peuple le meilleur de son cœur et d’une œuvre généreuse, surabondante. Toute- fois, avec le temps, cette passion a évolué. Elle s’est chargée d’expériences, d’émotions nouvelles. Si bien que, dans l’œuvre d’André Chamson, il faut distinguer deux suites, deux séries d’inspiration différente.

 

La première s’ouvre avec le merveilleux Roux le Bandit (1925) et s’achève en gros vers 1934. La seconde a été poursuivie, avec acharnement au soir prolongé de sa vie. La première a la chaleur.de la vie montagnarde, telle qu’elle se déroulait devant l’auteur ; la seconde, qui s’engage dans l’épisode historique de la révolte des Camisards, est une vraie série noire, fuligineuse, terrible.

 

Pour ma part, ce sont les livres de jeunesse que le préfère. Vous y trouvez tous les traits de l’écriture de Chamson, son goût du récit bref, sa prédilection pour la phrase bondissante, j’allais dire grimpante, plus un don inouï du dialogue. Il laisse ses personnages s’expliquer eux-mêmes. Ils parlent. André Chamson serait-il homme de théâtre bien qu’il n’ait à son actif, le paresseux, qu’une seule pièce : On ne voit pas les cœurs, jouée en 1952 ?

 

En tout cas, comme au théâtre où les décors sont forcément schématiques, il n’y a, dans ses romans, aucun penchant à la description, aucun encadrement méticuleux à la Balzac. Le décor est dressé en quelques images. L’étonnant c’est qu’elles suffisent au lecteur pour reconnaître les paysages, les montagnes et les vallées qui fendent comme à la hache les épaisseurs du granit cévenol. Quelques mots suffisent aussi à lui restituer les couleurs, la saveur des douceurs saisonnières et des rudesses de la montagne. Chamson écrira sans plus : « C’était un matin de fleurs sucrées et d’herbes humides, au bien, il évoquera en quelques lignes « un déplissement du monde, une poussée d’herbe, de bourgeons et d’eau vive... L’odeur des jardins... calme, somnolente et paisible ». Ou encore, « pendant le mois d’octobre, les vents du sud et de l’ouest qui se disputèrent l’espace au-dessus des vallées. Ils se levaient par-delà les grands cols, poussaient la pluie devant eux et se ruaient dans les arbres ». Quelle brièveté !

 

La vérité est que ce Chamson amoureux de la nature ne perd pas de temps à nous la présenter. Il se hâte vers son récit, car le récit, ce sont des hommes et ce sont les hommes qui l’intéressent. Ne disait-il pas lui-même, le jour où il reçut Joseph Kessel sous cette coupole : « Celui qui raconte a besoin de créatures vivantes » ?

 

Et ce sont des créatures bel et bien vivantes que Chamson a saisies dans ses premiers chefs-d’œuvre: Roux le Bandit, Les Hommes de la route, Le Crime des justes, L’Histoire de Tabusse – ces deux derniers portés à l’écran. Il s’agit même de faits divers authentiques, pris sur le vif. Roux le Bandit avait refusé de répondre à l’ordre de mobilisation, en 1914, au nom de ses convictions religieuses. Il ne fut arrêté comme déserteur par les gendarmes qu’en 1918 ou 1919. L’aventure était encore d’actualité quand Chamson la rapporta, en 1925. Les Hommes de la route ont vécu leur expérience vers 1900. Ce sont les constructeurs des chemins par lesquels les villages et les mas isolés de la montagne se sont vidés de leurs hommes, au bénéfice de la plaine et des villes. Le Crime des justes relate la dislocation d’une famille patriarcale : c’est le drame répété à l’infini de la modernisation de nos campagnes. Mais la famille d’André Chamson lui-même, de souche paysanne, avec les oncles, les tantes, les cousins, les grands-parents qui surgissent aux carrefours de son enfance, n’était-elle pas une authentique famille patriarcale ? Une famille cimentée en outre par sa fidélité au protestantisme, et cependant en train de se défaire. Quant à Tabusse, il a eu pour modèle deux hommes ultra connus de l’Aigoual, que Chamson a confondus pour en faire un seul héros de roman. Et tous ces personnages vivent, parlent, mangent, souffrent, croient comme les montagnards que Chamson rencontrait chaque jour.

 

Dans la seconde série, la série noire, André Chamson abandonne le présent pour le passé. Il plonge, d’un seul coup, dans le gouffre sans fond de l’histoire, et de l’histoire la plus tragique : la guerre désespérée des protestants cévenols, avec leurs martyrs, leurs prophètes, leurs persécutions, à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle.

 

Quelles raisons l’ont poussé à ce changement radical – à ce fantastique renversement de sa vision du monde ? Certainement la part qu’il a prise aux remous et aux événements tragiques de la vie française, de 1934 à 1945.

 

Pendant ces années-là, de propos délibéré, il a négligé son métier d’écrivain, comme si la guerre avait commencé pour lui plus tôt que pour les autres, avec la fondation de Vendredi en 1934, puis son voyage en Espagne républicaine, en 1937. Alors il est devenu journaliste. Il a même tâté de la politique. Surtout il a vécu la défaite de 40 la rage au cœur. Et, en 1944 et 1945, de son maquis du Lot jusqu’aux rives du lac de Constance, il a participé à la reconquête de la France et de ses libertés. Je l’envierais volontiers : enfermé dans un camp de prisonniers, je n’ai pas eu pareil bonheur. Mais cette année exaltante, glorieuse, inoubliable, dont il a parlé, sur le tard, avec beaucoup de talent, il l’a durement payée. Il a alors côtoyé trop de drames, trop de misères. Il a vu, le cœur révulsé, le camp de Struthof, en Alsace, dans son horreur intacte. Et il dit lui-même avoir « appris en faisant la guerre [cette dure vérité] qu’au combat, on s’aligne toujours sur le pire, sur le plus dur, sur le plus sauvage ».

 

Je pense que la France résistante de l’Occupation et de la Libération s’est alors identifiée dans son esprit avec la Cévenne protestante du XVIIe siècle, dressée contre Louis XIV par son refus obstiné d’abjurer ses croyances. Et qu’il s’est, lui, identifié à un Camisard.

 

Car ces paysans cévenols de jadis, il s’était toujours senti des leurs. En 1935, dans un discours prononcé au Désert, en plein cœur du pays cévenol, il déclarait : « Je suis de ce pays autant qu’on peut l’être. Les miens l’ont habité depuis toujours... travailleurs qui travaillaient la terre et... artisans qui tissaient les draps et le cadis dans les hautes vallées cévenoles. » Et tous protestants fervents. Dès avant la Révocation de l’Édit de Nantes, en 1685, ils avaient été poursuivis, persécutés par les soldats du roi et, finalement, ils avaient pris les armes. Ils ne pouvaient que perdre, bien entendu. La guerre inégale des Camisards dura trois longues et terribles et affreuses années, de 1702 à 1705, « dates de sang, dira Chamson, pour le petit peuple de mes montagnes ».

 

Oui, c’est l’histoire de ses montagnes, de son peuple, de ses Camisards, de ses fous de Dieu, de ses tutoyeurs de Dieu, de ses prophètes et prophétesses, que Chamson entreprend de ramener à la lumière. C’est au vrai sa propre histoire. Un rebelle, il l’est lui-même, de naissance pour ainsi dire, en tant que membre d’une minorité religieuse. Et ne l’est-il pas aussi de par son expérience de résistant, réduit, comme le furent les Camisards, à fuir, à se cacher, pour mieux frapper ?

 

De ce Louis Chamson, son ancêtre, qui mourut aux galères pour sa foi, Chamson avoue : « Je crois avoir parlé de lui comme j’aurais pu parler de moi. »

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Voilà qui est clair, mais j’hésite à trop forcer le portrait. Par malchance, je n’ai pas connu personnellement André Chamson. Je ne l’ai même jamais aperçu.

 

Je suppose seulement que c’est à partir des années 60, à partir du moment où il s’est finalement identifié à ces soldats du désespoir, qu’il est devenu l’homme un peu sombre, un peu sévère, dur d’apparence mais non de cœur, que tant de ses amis m’ont décrit. N’a-t-il pas senti lui-même le danger de ce lugubre pèlerinage ? « Je sais bien, écrira-t-il, que c’était toucher à des choses douloureuses, enfouies dans les catacombes de l’histoire. » Et il ajoute : « N’aurait-il pas mieux valu les laisser dans le silence ? »

 

Mais, obsédé par ce drame, était-il en mesure de s’en libérer ? Il n’est pas seulement un grand écrivain, il est l’honnêteté même, quelque chose comme le dernier des justes. Il ne peut supporter que l’homme torture l’homme. Pour sa fille, Frédérique Hébrard, romancière comme lui, il est l’Incorruptible. En écartant la résonance qu’il a pour tout historien, le mot sonne juste. Comme me l’a dit l’un d’entre vous, Messieurs, « il a été un homme de foi, de courage, d’engagement ». Une jeune étudiante grecque qui lui servit de guide, jadis, au Parthénon et à Delphes – une étudiante qui est aujourd’hui le Recteur de l’Académie de Paris – se souvient de ses paroles éloquentes, passionnées, marquées d’un sens tragique de la vie qui la fait penser encore à Malraux. Elle revoit un long corps étroit, rigide : une sorte de flamme, une épée, dit-elle.

 

Mais cette rigidité n’était-elle pas un masque ? Ceux qui l’ont intimement connu parlent aussi de son besoin d’aider les autres, de sa « rage de l’amitié », de sa fidélité, de son absence de sectarisme. « Vous pouvez l’aimer », a conclu brusquement l’un de ses proches.

 

Alors, est-ce aussi la pitié qui l’a jeté sur les pas de ce petit peuple rebelle, livré à lui-même et à ses malheurs, abandonné par une noblesse prudente, par les bourgeoisies trop sages des villes, abandonné même par ses pasteurs réfugiés à Genève, et qui mène seul une guérilla implacable ? Ces combats perdus dans l’espace montagnard évoquent la guerre d’Algérie, hier, à travers les fourrés épineux et les déserts des djebels. Ou la Résistance française, en 1944, dans les mêmes espaces cévenols.

 

En tout cas, à partir de 1967, les Camisards envahissent toute l’œuvre de Chamson. Soit qu’il retrace leurs actions, par exemple dans Castanet, le Camisard de l’Aigoual, ou dans Catinat, le gardian de Camargue. Soit qu’il suive dans leurs prisons les irréductibles, ceux qui, la guerre terminée, refusèrent de se convertir. La Superbe, la galère du roi, est la prison flottante où mourut un galérien de la foi, Louis Chamson, son arrière-arrière-grand-père. Et, dans la Tour de Constance, prison immobile celle-là, en avant des murailles d’Aigues-Mortes, c’est l’ancêtre de Lucie, Jeanne Mazauric, qui fut enfermée le 23 avril 1723. Aigues-Mortes, au milieu de marais désolés et pestilentiels, où les bulles montaient de la vase, comme autour de Venise.

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« Le Camisard est mort », titrait un journaliste au lendemain de la disparition de votre confrère, en novembre 1983. Un bel, un magnifique hommage. Mais André Chamson n’a-t-il pas sacrifié à cette œuvre de rédemption une grosse part de son rayonnement littéraire ? Pour son ami, André Wurmser, qui fut son collaborateur à Vendredi, Le Puits des miracles, publié en 1945, aurait été le dernier de ses chefs-d’œuvre.

 

Le jugement me paraît plus que discutable, injuste. Je préfère, moi aussi, Le Puits des miracles, ce livre fort sur l’occupation, ou Roux le Bandit, à ce que j’ai appelé la série noire cévenole. Pour autant, je ne crois pas que le talent d’André Chamson ait subi une sorte d’éclipse au-delà de 1945. Le Chiffre de nos jours qui, en 1954, raconte son enfance zigzagante est sans doute le plus beau livre qu’il ait écrit. La Superbe (1967) est son roman le mieux construit. J’avance même que La Reconquête , en 1975, à trente ans de distance, il raconte son itinéraire de combattant à travers la France libérée, est un reportage magnifique, écrit dans une sorte d’allégresse contagieuse. En tout cas, le public des lecteurs lui a été fidèle et ses livres continuent à être traduits dans une vingtaine de langues étrangères.

 

Donc n’accusons pas l’âge. Ni les honneurs. Au plus pensera-t-on qu’à son esprit convenait mieux le contact de ce qui se voit et se touche du doigt, que l’histoire qu’il faut reconstruire, qui n’est pas présence immédiate.

 

Pour ma part, j’avouerai un tout autre regret, un vrai regret : que Chamson n’ait pas cherché une voie de renouvellement plus souriante. J’aurais aimé que cet admirable connaisseur de la langue et de la civilisation des pays d’oc, que l’admirateur éperdu de Mistral, nous ait parlé autrement qu’il ne l’a fait de Nîmes, de Montpellier, d’Aix, d’Arles, de toutes ces villes du Midi collées les unes à la montagne, appuyées les autres sur leurs rivières, sur le grand Rhône, ou sur la mer. J’aurais voulu qu’il parlât à longueur de pages de ses voyages somptueux en Camargue et autour de la Camargue. Car ce Midi-là faisait aussi partie de sa vie. Il aimait emprunter le costume du gardian et partir à cheval, le long trident en main. Le jour où l’on fêta, à Arles, son élection à l’Académie, c’est à cheval qu’il arriva dans la cour de l’Hôtel de Castellane. Toute la ville l’y attendait. Encore en 1968, avec l’un de vous, Messieurs, il retraversait à cheval, droit comme un I, la Camargue. Et parmi les souvenirs qui m’ont été rapportés, c’est bien le seul lieu où je puisse l’imaginer riant sans retenue, débordant de joie de vivre.

 

Il n’était pas seulement, comme disait Jean-Louis Vaudoyer, un Rhodanien des deux bords ; il était aussi un Français des deux bords – le Nord et le Sud. Et follement épris d’une France une et indivisible. Oui, quel beau livre, éclatant de soleil et de couleur, d’orgueil tranquille, n’aurait-il pas pu écrire !

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Mais peut-être trouverez-vous paradoxal que je reproche à André Chamson, moi qui suis historien, d’avoir préféré à la tentation poétique les perspectives de l’histoire. Et vous auriez raison. Après tout, pouvait-il ne pas être historien ? Il s’y était condamné, en 1919, en entrant à l’École des Chartes. Ensuite, comment échapper à l’histoire lorsqu’on a été Conservateur à Versailles, « chez Louis XIV » ? Puis, durant les années qui ont suivi notre défaite, que l’on a participé, sous les ordres de René Huyghe, à la garde des tableaux et collections du Louvre repliés dans le Midi de la France ? Comment échapper à l’histoire quand on est Conservateur du Petit Palais et organisateur d’expositions prestigieuses ? Et, pour couronner le tout, le voilà, en 1959, directeur général des Archives nationales, la capitale de notre histoire, où il a régné avec efficacité et gentillesse jusqu’en 1970. L’histoire que, dans sa jeunesse, il avait voulu écarter résolument de son parcours intellectuel l’a finalement rejoint sans difficulté à travers ses romans historiques.

 

Mais quand j’ai avancé, au début du présent discours, qu’André Chamson était historien plus qu’on ne le dit d’ordinaire, c’est une autre perspective que j’avais à l’esprit.

 

J’ai lu deux, ou même trois fois, un petit essai de sa jeunesse, L’Homme contre l’histoire, paru en 1927 dans Les Cahiers verts et qui eut un gros succès. En cette année-là, l’histoire dite nouvelle n’avait pas encore affiché son programme : les Annales ont été fondées en 1929. Mais les mots sont là : « La vraie substance de l’histoire est au-delà des événements, écrit Chamson, dans les éléments quotidiens de la vie humaine, les coutumes et les mœurs, les pensées et les croyances, les travaux et les arts, plus que dans les révolutions, les victoires et les désastres. » Et j’aime sa formule : l’histoire, « c’est le conflit du moment et de la durée ».

 

Voilà qui a toutes les apparences d’une étonnante profession de foi en faveur de l’histoire profonde, répétitive, l’histoire que j’appelle de longue durée. Apparence, bien entendu. Heureusement pour Chamson ! Quel roman aurait-il pu imaginer avec l’histoire des structures qui a mes préférences ?

 

Pourtant je vois dans ces paroles une clé de sa pensée profonde. Quand il conte l’histoire des Camisards, ce ne sont pas les péripéties qui l’intéressent au plus haut chef, c’est le drame intérieur de tout un peuple qui combat pour sa liberté de conscience, cette flamme au cœur de toutes les libertés. La Réforme, pour lui, a été en profondeur un combat pour la liberté, un combat inutile, un combat perdu jusqu’en 1789. C’est pourquoi il a chanté sa reconnaissance envers la Révolution libératrice. Et comme s’engager pour elle, en 1920, c’était se ranger dans les partis de la gauche, il est resté fidèle, sa vie durant, à l’engagement politique de sa jeunesse.

 

Mais il y a plus. « Quel est votre secret ? », lui demandait en août 1959 Pierre Lhoste, au nom des Nouvelles Littéraires. « Le thème le plus important, répondait-il, celui qui revient toujours en moi, est le rapport que nous avons avec l’histoire. L’homme est histoire... Toute vie est histoire... Depuis ma vingt-cinquième année, je pense qu’à l’intérieur de ce déroulement historique, ... il y a quelque chose qui dépasse l’histoire : c’est le lieu réservé, comme le Saint des Saints, l’endroit qui ne peut être touché par ce qui est passage, car il confine à l’éternité. Voilà le thème fondamental qui m’habite. »

 

Ce noble langage n’est pas parfaitement clair. Mais ai-je raison de penser sérieusement quand même qu’il conduit jusqu’à la porte secrète de sa pensée ? Son intérêt ne va pas seulement à l’histoire culturelle des hommes, lentement déroulée, mais à quelque chose qui dépasserait cette lenteur et que rien ne toucherait, à « un univers incorruptible qui survivrait à l’écroulement même des civilisations » ... « Toute vie est histoire », toute vie est passage, mais passage vers l’éternité. Un mot de plus et Dieu surgit. Et le tourment de sa vie éclate devant nos yeux.

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Car André Chamson est né huguenot, de même que Lucie Mazauric. Mais ni lui, ni sa femme (qui confiait à leur fille qu’elle était « libre penseur ») n’ont vécu leur religion. Pourtant n’avait-il pas reçu de sa grand-mère maternelle, le personnage essentiel de son enfance, l’héritage ineffaçable d’une foi rayonnante ? Le Vigan, c’était les courses en montagne, les plongeons dans la rivière, la pêche aux truites, la liberté, mais c’était aussi « une grand-mère sereine pour qui rien n’était rien, sauf Dieu et l’Éternité ». C’était la référence quotidienne aux Écritures : après une sévère réprimande, ce mot : « Tu reliras ce que nous a dit Saint Matthieu, au chapitre XV, verset 19 » ! Le Vigan, c’était tous les mercredis la réunion de prières, qui se tenait précisément chez la grand-mère et où l’enfant était chargé par elle de lire un verset de la Bible. « N’importe lequel, disait-elle quand elle le voyait chercher un texte attrayant. Elle est bonne à toutes ses pages. »

 

Alors imaginez le drame lorsque ses révoltes d’adolescent – il devait avoir 14 ans – se tournent contre la religion ! Par honnêteté, il décide de l’avouer à sa grand-mère. Mais ne va-t-elle pas mourir de cette révélation ? Il raconte la scène dans Le Chiffre de nos jours. C’est le plus beau passage de tous ses livres. Écoutez-le.

« Le lendemain, après le dîner, elle s’approcha de la fenêtre. Le dos tourné, le front sur la vitre, elle regardait le jardin sur lequel descendait la nuit.

– Grand-mère, j’ai quelque chose à te dire, murmurai-je à demi-voix, sans pouvoir aller plus loin.

– Eh bien ! me dit-elle sans se retourner.

– Grand-mère, ... je ne peux plus croire comme Madame Vidal et comme Léontine Mouty... J’ai lu des livres qu’elles n’ont pas lus. Je sais des choses qu’elles ne savent pas.

« J’avais cru que Grand-mère allait se retourner, en poussant un cri, comme si le feu du ciel venait de tomber sur elle... Mais elle restait immobile, sans avoir l’air de m’entendre, le front toujours collé à la vitre.

– Je suis désolé de te faire de la peine... Mais je ne veux pas te mentir.

– Avec toute ta science ! grommela-t-elle.

« Je continuai à parler. Je ne pouvais plus m’arrêter. Il me fallait aller jusqu’au bout de mes confidences.

– Grand-mère, je ne crois plus !

 

« Il me semblait que je venais de la frapper entre les deux épaules, avec un couteau. Pourquoi restait-elle immobile ? Était-elle en train de prier, de demander un miracle à celui dont je m’étais détaché ? Elle me tournait toujours le dos. Je ne pouvais pas voir son visage, mais par la fenêtre, à côté du petit bureau de palissandre, j’entrevoyais le jardin... Derrière le mur... les arbres du parc se fondaient avec les montagnes. Au-dessus, le ciel était vide.

– Tu ne crois plus ? dit soudain Grand-mère d’une voix calme. Qu’est-ce que ça peut bien faire ?

– « Elle s’était retournée. Jamais, peut-être, une aussi profonde sérénité n’avait illuminé son visage.

– Qu’est-ce que ça peut bien faire ? reprit-elle. Ce que nous pensons n’a jamais beaucoup d’importance... Je suis tranquille... Il saura te retrouver... Il te retrouvera bien un jour ! ».

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L’a-t-il retrouvé, le Dieu de sa grand-mère, abandonné au soir de son enfance ?

 

Un jour, à la télévision, André Chamson confiait qu’il commençait toujours la lecture d’une biographie par les dernières pages : la mort, à ses yeux, était l’explication, le sens profond de toute existence vécue. Il aurait pu faire siens les beaux vers de Rainer Maria Rilke :

Seigneur, donne à chacun sa propre mort
Qui soit vraiment issue de cette vie
Où il trouva l’amour, un sens et sa détresse...

 

Quelles ont été les dernières pages de la biographie d’André Chamson ? Il était déjà assez gravement atteint dans sa santé lorsque sa femme, Lucie, disparut la première, subitement, en quelques minutes. Il est mort cinq mois plus tard, au Val de Grâce : il ne pouvait vivre sans le beau visage, sans la merveilleuse présence qui le comblaient depuis soixante ans. Il n’avait même pas eu la force de l’accompagner sur les sentiers de l’Aigoual jusqu’à sa tombe aérienne où ses enfants la conduisirent, sans pasteur ni office religieux, comme elle l’avait voulu.

 

Ensuite, il déclina rapidement, douloureusement, mais dans une sérénité grandissante. En ses derniers instants, qui furent lucides, sa magnifique fille, Frédérique Hébrard, tenait sa main et elle sait qu’il a eu le bonheur dont parle le poète d’avoir « sa propre mort », « la grande mort que chacun porte en soi » tout au long de sa vie. Elle est sûre que ce qui l’a accompagné dans ses derniers instants, c’est son enfance, la voix de sa grand-mère, ses certitudes et ses promesses. Il est mort dans sa vérité, dans sa vraie grandeur.