Discours de réception de Édouard Hervé

Le 10 février 1887

Édouard HERVÉ

M. Édouard Hervé, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le duc de Noailles, y est venu prendre séance le jeudi 10 février 1887, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Vous avez fait à un modeste journaliste, en l’admettant parmi vous, l’honneur le plus envié. Il en est confus ; il le serait bien davantage encore s’il ne pensait que cet honneur est accordé, non pas à sa personne, mais à la presse et spécialement à un certain genre de presse. L’Académie française, en effet, quoi qu’en disent ses détracteurs, accepte et consacre volontiers les formes nouvelles que revêt à chaque époque l’activité de l’esprit. Sous la Restauration, quand la tribune se relève en même temps que la Monarchie, quand l’éloquence prend le premier rang parmi les forces qui régissent l’opinion, vos portes s’ouvrent aux orateurs politiques. Plus tard, lorsque la presse, cette autre tribune, devient une puissance, vos suffrages vont chercher, dans la personne de ses plus brillants écrivains, le journal des classes qu’on appelait dirigeantes. Aujourd’hui enfin vous faites entrer ici le journal populaire. C’est que nous vivons dans un temps où tout se transforme, la presse comme le reste. On ne peut plus, pour défendre ses idées, se contenter de les développer au milieu d’un cercle restreint de lecteurs. Il faut descendre sur la place publique, se mêler à la foule et parler à tous un langage que tous puissent entendre.

Vous excuserez ces réflexions. Elles n’auraient pas choqué mon regretté prédécesseur. Le duc de Noailles, qui se rattachait au passé par tant d’honorables liens, avait en même temps un jugement trop sûr et un esprit trop large pour ne pas comprendre toutes les nécessités de notre temps. Il l’a prouvé maintes fois dans le cours de sa longue et belle existence.

Il était né en 1802. Il appartenait à une de ces familles qu’on peut appeler vraiment nobles, parce que leur noblesse ne se fonde pas seulement sur l’ancienneté du nom et sur l’éclat des titres, mais sur la continuité des services rendus à l’État : familles dans lesquelles on voit se succéder, de génération en génération, les maréchaux de France, les ministres et les ambassadeurs ; familles qui se font honneur de verser leur sang pour le pays, sous le drapeau de l’ancienne France, comme sous les couleurs de la France nouvelle. Un Noailles se faisait tuer au passage de la Bérésina. Trois Noailles étaient à Fontenoy ; un d’entre eux servait de premier aide de camp au maréchal de Saxe ; les deux autres, à la tête de nos escadrons, se signalèrent dans cette charge fameuse qui décida de la victoire en faisant brèche à la muraille vivante de l’infanterie anglaise. Sous le Consulat, un Noailles, ramenant en France les débris de notre armée de Saint-Domingue, non seulement parvint à déjouer la surveillance de l’escadre anglaise, mais prit à l’abordage, par un coup d’audace, la corvette le Howard, et mit en sûreté sa capture avant de succomber aux blessures qu’il avait reçues dans ce combat. Ses grenadiers, dont il était l’idole, réclamèrent son cœur, l’enfermèrent dans une boîte de métal, et le suspendirent à la hampe de leur drapeau. Ce même Noailles, député à l’Assemblée constituante, avait attaché son nom à un des grands faits de notre histoire. Dans la nuit du 4 août 1789, aux applaudissements de toute cette jeune noblesse, qui partageait ses généreux sentiments, il avait proposé, il avait fait voter l’abolition des privilèges. La Révolution française compte peut-être des dates plus populaires ; elle n’en a pas eu de plus pures.

L’illustration des Noailles datait de plusieurs siècles : leur faveur fut grande depuis Louis XIV. Adrien-Maurice de Noailles avait épousé une nièce de Mme de Maintenon : alliance qui lui a valu les attaques passionnées de Saint-Simon. Adrien-Maurice, mort en 1766 doyen des maréchaux de France, a été la tige commune des ducs de Noailles et des ducs de Mouchy. Ses descendants, sous la Terreur, ont payé chèrement leur élévation. La guillotine les a traités en véritables privilégiés. Le maréchal de Mouchy, après la journée du 10 août, s’était retiré dans ses terres. On vint l’y chercher. On jeta sur une charrette ce vieillard de soixante-quinze ans avec sa femme, qui demandait à n’être pas séparée de lui. On ne les sépara pas, en effet : ils furent exécutés en même temps. Après la branche cadette, ce fut le tour de la branche aînée. Quelques jours avant le 9 thermidor, trois femmes de la maison de Noailles montaient ensemble sur l’échafaud : une des trois avait quatre-vingt-deux ans. La France était alors livrée aux bêtes, et les bêtes de ce temps-là étaient féroces.

Jean-Paul-François, duc de Noailles et d’Ayen, était réfugié en Suisse quand il apprit qu’il avait ainsi perdu dans un jour sa mère, sa femme et l’aînée de ses filles. Le Consulat lui rouvrit les portes de la France. La Restauration lui donna un siège à la Chambre des Pairs. Il n’avait pas de fils. Son petit-neveu fut destiné à hériter de sa pairie. C’était votre futur confrère. Suivant l’usage, il fut autorisé à porter le second titre de la famille, celui de duc d’Ayen.

En 1821, le jeune duc d’Ayen entrait aux gardes du corps. En 1823, il prenait part à l’expédition d’Espagne. Il était marié depuis quelques mois à peine. Il avait épousé une Mortemart, chez qui la douceur du caractère tempérait cette vivacité d’esprit héréditaire dans sa famille. Elle devait lui survivre, après lui avoir donné une fille qui mourut jeune et deux fils entre les mains desquels l’éclat du nom n’a point pâli. En 1824 la mort de son grand-oncle le faisait duc de Noailles. S’il n’avait pas encore l’âge voulu pour prendre possession de son siège à la Chambre des Pairs, rien ne lui manquait d’ailleurs pour faire grande figure dans le monde. Il venait d’y entrer ; il devait y occuper, pendant bien des années, une des premières places.

Les salons en France ont toujours joué un rôle considérable. Les mœurs, la langue, le mouvement des idées, ont subi leur influence. Jamais elle ne fut plus puissante qu’au XVIIIe siècle. Les salons régnaient sur le goût, et les femmes régnaient sur les salons. L’art de la conversation, où elles ont excellé de tout temps, était arrivé à son point de perfection : raffinement suprême d’une société raffinée en toutes choses.

La Révolution dispersa ce monde imprévoyant et charmant qui avait préparé en souriant la plus grande crise des temps modernes. Quand la tourmente fut passée, les survivants se cherchèrent, et, malgré tant de vides, la société polie se reforma. Il y a des tendances auxquelles on n’échappe pas. Toutes les fois que trois Français se trouveront réunis, un salon se créera, pourvu que l’un des trois Français soit une Française. Déjà, sous le Directoire et plus encore sous le Consulat, on recommençait à se voir, et à mesure que renaissaient les traditions de la bonne compagnie, les femmes distinguées par l’esprit ou par les manières reprenaient leur place et leur influence. C’était Mme de Staël ; c’était Mme de Beaumont, l’amie de Chateaubriand ; c’étaient d’autres encore. Sous la Restauration, ce qu’il y avait de plus choisi s’assemblait chez la princesse de Poix. Le duc de Noailles se trouvait là au milieu de sa famille. Le prince de Poix, fils du maréchal de Mouchy, avait succédé à son père comme chef de cette branche des Noailles. La princesse, née Beauvau, était une des plus gracieuses personnes de son temps. La voici telle que nous la montre un écrit tiré à peu d’exemplaires et qui n’est pas dans les mains du public : « Jamais, disait-elle, je n’ai trouvé personne ennuyeux, et quand on lui demandait sa recette elle affirmait avec vérité que personne n’est ennuyeux en parlant de soi. Les gens les plus bornés sont imprévus quand ils se racontent de bonne foi ; mais pour les y amener, il faut savoir attirer la confiance : elle y excellait. Son infatigable bienveillance se faisait sentir dès qu’on l’approchait. Son esprit, aussi aimable que son caractère, lui présentait d’abord le bon côté de tout, et elle approuvait si juste qu’elle flattait sans que sa sincérité en souffrît. » Quelle plume a donc tracé ce portrait pris sur le vif ? C’est la plume d’une femme, et la plume d’une Noailles. Le goût et le talent d’écrire étaient dans la famille. Ils y sont encore aujourd’hui : la mort du duc de Noailles n’a pas interrompu la tradition.

L’aimable auteur de ces lignes était, par son père, une petite-fille de la princesse de Poix, et s’appelait la vicomtesse Alfred de Noailles ; car elle avait épousé un de ses cousins, celui qui partit pour la campagne de Russie et qui n’en revint pas. Sa mère était de Laborde, et fille du célèbre banquier de la cour. De ce côté aussi, elle tenait à une lignée de gens d’esprit. Toute la descendance de Joseph de Laborde en a eu, et du plus séduisant.

La princesse de Poix recevait la meilleure et la plus spirituelle compagnie, l’hiver, dans cet hôtel de la place Beauvau, qui depuis a changé de destination ; l’été, dans sa propriété du Val, près de Saint-Germain. Là, le roi Louis XVIII venait chaque année lui faire une visite et se plaisait à déployer pour elle toute la coquetterie de son esprit. La vicomtesse Alfred de Noailles fait un tableau piquant de ces entrevues, auxquelles la famille et les amis prenaient part. Elle termine par ce trait : « Le roi Louis XVIII, ainsi qu’on le sait, était aimable comme un seigneur et comme un académicien. »

La princesse de Poix mourut en 1833. Un autre salon était dans tout son éclat ; celui de Mme Récamier. Le duc de Noailles en faisait partie depuis un an. Déjà, pendant un voyage à Rome, en 1825, il s’était trouvé chez le duc de Laval avec cette femme, d’un esprit et d’un tact supérieurs ; mais il l’avait à peine aperçue et ne l’avait plus rencontrée. En 1832, il lui fut présenté de nouveau. L’amitié qui s’établit alors entre eux fut étroite et durable. Mme Lenormant, dans ses intéressants Souvenirs, en donne la raison, honorable pour tous deux. Mme Récamier avait deviné, d’un coup d’œil, cette délicatesse de cœur qui, chez le duc de Noailles, se cachait sous des manières réservées et presque froides. Il a été le dernier, elle-même le disait, à qui elle ait donné le titre de véritable ami. Chateaubriand le prit en grande estime. Il appréciait la maturité précoce de son jugement. Il goûtait son esprit. Il aimait à lui communiquer les chapitres de ses Mémoires d’outre-tombe ; et si son jeune ami en donnait lecture à haute voix, c’était une fête pour lui. Le duc de Noailles, en effet, disait à merveille, et quand il citait les auteurs du grand siècle, qu’il possédait à fond, personne n’aurait pu les faire mieux valoir. On rapporte même un détail que vous me pardonnerez de mentionner. Mlle Rachel était souvent appelée à l’Abbaye-au-Bois. Plus d’une fois, paraît-il, Hermione n’ayant pas amené Oreste ou Pyrrhus, Camille n’ayant pas prévu qu’elle serait priée de dire ses imprécations et qu’elle aurait besoin d’avoir Horace en face d’elle, on eut recours à ce grand seigneur lettré, qui pouvait à l’improviste, et sans embarras, donner la réplique à la plus grande tragédienne du temps.

Le duc de Noailles vivait donc au milieu d’une atmosphère imprégnée de littérature et d’art. Cette société de la Restauration et du gouvernement de Juillet avait le goût délicat des choses de l’esprit. Les hommes de ce monde, les femmes aussi, aimaient à chercher dans les traditions ou les archives de leur famille la matière de quelques écrits, généralement courts, qu’on ne livrait point au public, mais que l’on se communiquait dans l’intimité d’un cercle d’amis. De là naissaient parfois des œuvres charmantes. J’en citais tout à l’heure un exemple. La vicomtesse de Noailles avait retracé le portrait de sa grand’mère ; sa propre vie a été racontée par une autre Noailles, Mme Standish, à laquelle on doit aussi la publication des Mémoires du maréchal de Beauvau. Le premier écrit du duc de Noailles lui fut inspiré par la mort de sa nièce, la jeune et gracieuse princesse de Châlais-Périgord. C’était en 1835. Son dernier ouvrage, publié vingt-quatre ans plus tard, racontait les vertus d’une autre personne de sa famille, la douce et pieuse Mme de Montagu.

C’est en 1842 qu’il aborda un sujet d’un intérêt plus général, quoique se rattachant encore à l’histoire de sa maison. Il avait formé le projet de raconter la vie de Mme de Maintenon, en groupant autour de cette femme extraordinaire les principaux événements et les personnages les plus marquants du règne de Louis XIV. Craignant que le temps ne lui manquât pour terminer une œuvre d’aussi longue haleine, il en détacha un des chapitres les plus importants, qu’il fit imprimer sous ce titre : Saint-Cyr, histoire de la maison royale de Saint-Louis. Le livre ne fut pas mis dans le commerce. Quelques amis en reçurent des exemplaires. Royer-Collard fut du nombre. Je dois au petit-fils de ce penseur l’obligeante communication de la correspondance qui fut échangée à cette occasion. Le duc de Noailles écrivait à Royer-Collard : « Permettez-moi de vous offrir ce volume : il vous parlera d’un temps que vous aimez. C’est un chapitre de l’ouvrage que j’avais eu la pensée de faire. Si peu de chose ne peut être présenté au public, mais il peut l’être à une amitié aussi bienveillante que la vôtre. » Au bout de quelques jours, Royer-Collard répondait : « Je vous remercie d’abord d’avoir pensé à moi à l’occasion de votre Saint-Cyr. Je vous ai lu. Je vous relirai plus d’une fois. C’est pour moi que vous avez écrit : vous vous êtes adressé à ce qu’il y a aujourd’hui de plus vivant en moi ; Louis XIV, son temps, ses contemporains. Vous ferez beaucoup plus, mais vous ne ferez pas mieux : c’est impossible. » De toutes les appréciations favorables qui accueillirent ce livre, aucune ne pouvait flatter davantage l’auteur. Aucune, aujourd’hui encore, ne garde plus d’autorité. Que pourrait-on ajouter à une si haute approbation ?

Enfin, le duc de Noailles voulut embrasser dans son ensemble le grand sujet dont il n’avait traité encore qu’un épisode. L’entreprise était séduisante : elle était en même temps redoutable. Le caractère de Mme de Maintenon est un de ceux qui soulèvent, encore aujourd’hui, les discussions les plus passionnées. Je trouve les lignes suivantes dans une Histoire de Louvois dont vous connaissez l’auteur : « Elle sera longtemps encore un sujet de controverses, mais elle aura probablement toujours plus d’ennemis que d’amis. C’est sa faute ; elle a toujours aimé le mystère, et rien n’est irritant comme le mystère, surtout quand il a toutes les apparences d’un calcul (1). » Impossible de mieux dire et en même temps de dire plus juste. Mme de Maintenon a voulu, de propos délibéré, devenir une énigme. Après la mort de Louis XIV, elle a brûlé toute sa correspondance avec le roi. Elle avait ordonné à l’abbé Gobelin, son confesseur, de détruire les nombreuses lettres qu’il avait reçues d’elle. Par bonheur il lui a désobéi. Il a remis cette correspondance entre les mains des dames de Saint-Cyr qui, déjà, possédaient de nombreux écrits de Mme de Maintenon, lettres morales ou édifiantes, dialogues et entretiens sur l’éducation.

Le premier historien de Mme de Maintenon, La Beaumelle, a eu ces documents entre les mains. Il y trouvait des vides, et justement sur les points les plus intéressants. Il a résolument comblé ces lacunes : il a fabriqué trois séries de lettres que Mme de Maintenon est censée avoir adressées à trois dames de la cour, Mme de Frontenac, Mme de Saint-Géran et Mme de Fontenay. Ces lettres ont fourni bon nombre des mots qu’on prête à Mme de Maintenon et des anecdotes qui courent sur elle. C’est là que nous la voyons ménageant et entretenant le goût qui attirait Louis XIV auprès d’elle et renvoyant le roi « toujours affligé, jamais désespéré ». C’est là encore que nous trouvons, au moment de la faveur de Mme de Fontanges, cette curieuse scène entre Mme de Montespan et Mme de Maintenon : « Les bontés du roi ne me dédommagent point de la perte de ma tranquillité. Mme de Montespan veut absolument que je sois sa maîtresse. Mais, lui ai-je dit, il en a donc trois ? Oui, m’a-t-elle répondu, moi de nom, cette fille de fait et vous de cœur. » Quel esprit ! disent tous ceux qui ont cité cet amusant dialogue. Malheureusement, ou heureusement ce n’est ni l’esprit de Mme de Montespan, ni l’esprit de Mme de Maintenon : c’est l’esprit de La Beaumelle.

Des recherches toutes récentes ne laissent pas de doute sur la supercherie (2). Aucune découverte ne pouvait être plus avantageuse pour Mme de Maintenon ; car les lettres qui lui sont attribuées par La Beaumelle l’auraient aisément fait prendre pour une coquette habile et dissimulée. Si le duc de Noailles n’a pas repoussé des documents que tout le monde tenait alors pour vrais, il a évité de laisser son jugement s’égarer à leur suite. Il s’est sauvé du piège par la connaissance et par l’amour de son sujet. Sa manière d’envisager le caractère de Mme de Maintenon paraissait trop bienveillante ; elle se trouve aujourd’hui n’être que juste.

Mme de Maintenon n’a pas-réussi par le manège de la coquetterie. Elle avait un autre secret. De bonne heure elle disait : « Il n’y a rien de plus habile qu’une conduite irréprochable. » La dignité de son attitude fit impression sur Scarron, qui l’épousa. Elle en fit sur les jeunes fous qui entouraient ce premier mari. Cette même dignité enfin, avec l’agrément de sa conversation et l’égalité de son humeur, lui gagna le roi. « Elle lui fait connaître, écrivait Mme de Sévigné, un pays nouveau, qui lui était inconnu, qui .est le commerce de l’amitié et de la conversation sans contrainte et sans chicane ; il en paraît charmé. » Si charmé, en effet, qu’il ne voulut plus quitter ce pays et qu’il y resta jusqu’à sa mort. Il n’était pas habitué à cette douceur patiente, à cette bonne grâce qui ne se lassait jamais : grand charme pour un caractère impérieux et dominateur comme le sien. Le duc de Noailles avait assisté à quelque chose d’analogue. Il avait vu, pendant de longues années, Mme Récamier s’ingéniant à distraire de son éternel ennui un Louis XIV littéraire.

La fortune de Mme de Maintenon a été unique : elle en a joui avec modération. Elle a refusé du roi plus de bienfaits qu’elle n’en a reçus. Sans doute, elle a usé de son crédit en faveur de sa famille et de ses amis, comme c’était l’usage de ce temps, et j’imagine aussi du nôtre. Sans doute, dans les affaires de l’Église, on a senti quelquefois sa main ; elle a fait des évêques, et n’a pas toujours mal choisi ; car l’un d’eux s’appelait Fénelon. Est-elle allée plus loin ? Admise dans tous les secrets de l’État, en a-t-elle profité pour exercer cette domination toute-puissante dont parle Saint-Simon, lorsqu’il nous montre « les ministres, les généraux d’armée, la famille royale la plus proche, tout en un mot, à ses pieds ; tout bon et bien par elle, tout réprouvé sans elle ; les hommes, les choses, les choix, les justices, les grâces, la religion, tout sans exception en sa main, et le roi et l’État ses victimes. » Le duc de Noailles nie absolument la vérité de ce tableau poussé au noir. Qu’on lise, dit-il, sa correspondance avec la princesse des Ursins, au moyen de laquelle on a cru que ces deux femmes ambitieuses étaient convenues de s’entendre pour gouverner à leur fantaisie la France et l’Espagne. « On peut y voir, au contraire, le peu d’empressement que mettait Mme de Maintenon à se mêler du gouvernement, son application à se tenir en arrière, sa crainte d’avoir un avis, ses refus souvent répétés de faire les commissions dont la chargeait Mme des Ursins. » Elle lui écrivait : « De quelque manière que les choses tournent, je vous conjure, Madame, de me regarder comme une personne incapable d’affaires, qui en a entendu parler trop tard pour y être habile, et qui les hait encore plus qu’elle ne les ignore. »

On lui impute la révocation de l’édit de Nantes. On pourrait l’imputer à tous les personnages considérables du temps, car tous l’ont conseillée ou du moins tous l’ont approuvée, Vauban seul excepté. La noble idée de la liberté religieuse est toute moderne. Henri IV était en avance de deux cents ans sur ses contemporains. Louis XIV pensait comme son siècle. On peut dire aussi, sans le calomnier, qu’il était entraîné par le sentiment de son autorité poussé jusqu’à l’excès, et qu’enfin tout en lui était grand, même les erreurs. Celle-là fut immense. Mais il n’a pas seulement persécuté les protestants, il a traité avec rigueur les jansénistes et les quiétistes. Verra-t-on encore ici l’action toute-puissante de Mme de Maintenon ? Le cardinal de Noailles, disgracié comme suspect de jansénisme ; Fénelon, exilé comme entaché de quiétisme, étaient de ses amis et de ses protégés. Louis XIV ne lui obéissait pas : il cédait à son goût pour l’unité en toutes choses. Il ne sentait pas se préparer pour la religion des dangers bien autrement menaçants que les rêveries de Mme Guyon ou les subtilités théologiques de Fénelon. Il ne prévoyait pas qu’un jour viendrait où catholiques, protestants et même simples déistes devraient s’unir pour lutter contre l’athéisme, devenu intolérant à son tour.

Faut-il donc croire que l’action de Mme de Maintenon a été nulle ou insignifiante ? Non, mais il faut la chercher là où elle s’est pleinement exercée. Sous cette influence, un changement s’est fait chez Louis XIV : l’homme a changé, si le roi est resté le même. Elle a voulu que la morale religieuse ne fût plus pour lui une vaine formule, mais une règle de conduite. Elle a voulu non seulement lui faire abandonner sa vie passée, mais qu’il ne la regrettât pas. Elle a essayé de remplacer ce qu’elle avait détruit. Ce roi, qui ne paraissait plus amusable, elle a suffi à l’amuser ou du moins à l’occuper pendant près de trente ans. Elle l’a gardé, elle l’a défendu contre les égarements de la vieillesse, plus dangereux cent fois que les entraînements des jeunes années. Suivant le mot expressif et vrai de M. Saint-Marc-Girardin, elle a empêché Louis XIV d’être Louis XV.

Enfin, elle a inspiré la fondation de Saint-Cyr. Elle a organisé, surveillé, presque dirigé cette célèbre maison d’éducation. Elle l’a marquée de son empreinte. Elle en a fait son œuvre propre. La renommée de Saint-Cyr a suivi dans ses vicissitudes la réputation de sa fondatrice : tour à tour élevée jusqu’aux nues ou bien systématiquement rabaissée. La vérité n’est pas dans ces jugements passionnés. Saint-Cyr a été une bonne œuvre : Saint-Cyr n’a pas été une grande œuvre. « Vous l’avouerai-je, disait Royer-Collard dans une lettre que j’ai déjà citée, ce qui m’intéresse presque uniquement dans Saint-Cyr, c’est Mme de Maintenon. Elle s’y est montrée capable et digne de faire beaucoup plus. Son esprit était plus élevé que sa création. » Mme de Maintenon avait d’abord conçu pour Saint-Cyr de grands projets. Elle dépassa le but. Elle s’aperçut qu’elle risquait de faire des précieuses ou des coquettes. C’était au moment des représentations d’Esther. Effrayée, elle réforma Saint-Cyr, et la réforme fut trop rigide. Louis XIV n’approuvait pas, mais il laissa faire. Elle écoutait son directeur, l’abbé Godet des Marais, qu’elle fit évêque de Chartres, prêtre vertueux, cœur honnête, esprit médiocre. Il n’est pas resté de Saint-Cyr un mode nouveau d’éducation. Il en est resté Athalie, Esther ; il en est resté ce que Mme de Maintenon a écrit de meilleur et de plus attachant. Ses lettres aux gens de cour sont sans intérêt, parce qu’elles sont sans abandon. Jamais elle ne se livre : prudente jusqu’à la défiance et secrète jusqu’au mystère. À Saint-Cyr, elle est tout autre. Je ne dirai pas qu’elle se livre, ni même qu’elle se montre. Je dirai qu’elle se laisse entrevoir. Essayons donc de la regarder un instant.

Tout d’abord, si nous prenons Mme de Maintenon pour une prude que le moindre mot un peu vif épouvante, il faut nous défaire de cette idée. Dévote, oui ; prude, non ! Elle aborde certains sujets avec une liberté d’esprit et une franchise d’expression que Mme de Sévigné n’aurait pas désavouée. Lisez cette lettre ou plutôt ce fragment de lettre, car je ne cite pas tout : « Une petite demoiselle s’arrêta avec moi, quand je voulus lui faire dire combien il y a de sacrements ; ne voulant point nommer le mariage, elle se mit à rire et me dit qu’on ne le nommait point dans le couvent d’où elle sortait. Quoi ! un sacrement institué par Jésus-Christ, qu’il a honoré de sa présence, dont les apôtres détaillent les obligations, et qu’il faut apprendre à nos filles, ne pourra pas être nommé ! Il y a bien plus d’immodestie à toutes ces façons-là qu’il n’y en a à parler de ce qui est innocent et dont tous les livres de piété sont remplis. Quand elles auront passé par le mariage, elles verront qu’il n’y a pas de quoi rire. Il faut les accoutumer à en parler très sérieusement et même tristement ; car je crois que c’est l’état où l’on éprouve le plus de tribulations, même dans les meilleurs. »

C’est fort bien de parler sérieusement du mariage ; mais tristement, n’est-ce pas trop ? Et quelle étrange façon d’y préparer les jeunes filles que de leur dire : Il n’y a pas d’état où l’on éprouve plus de tribulations. Si encore c’était une de ces boutades qui échappent parfois à l’entraînement d’une correspondance familière. Ne le croyez pas. C’est l’opinion arrêtée de Mme de Maintenon. Elle y revient sans cesse ; elle ne se lasse pas d’insister sur l’égoïsme des hommes en général, et des maris en particulier. Elle dit à Mlle d’Aumale. « Les hommes ne sont pas capables d’amitié comme les femmes. Ils sont tyranniques. Il n’y en a pas de meilleur que le Roi ; mais il faut souffrir de tous. » Quand elle rédige des instructions morales pour la duchesse de Bourgogne, au moment du mariage de cette jeune princesse, elle exprime la même pensée et presque dans les mêmes termes : « Les hommes sont naturellement tyranniques et veulent des plaisirs et de la liberté, et que les femmes y renoncent. Ils sont les maîtres : il n’y a qu’à souffrir de bonne grâce. »

Où donc a-t-elle puisé cette philosophie morose et découragée ? Quelle source a fait couler ce torrent d’amertumes ? Est-ce seulement la vieillesse ? Ou l’ennui de la cour ? Ou le caractère de Louis XIV ? N’y a-t-il pas là autre chose ? Ne sommes-nous pas en présence d’une de ces plaies secrètes dont on souffre, d’autant plus cruellement qu’on les cache avec plus de soin. La vertu de Mme de Maintenon n’est pas ce que je mets ici en doute. Les accusations dirigées contre elle ont été contredites par les témoins les plus dignes de foi. La fameuse lettre de Ninon de l’Enclos sur la chambre jaune, seul texte à l’appui de ces accusations, paraît apocryphe et manquerait d’autorité, si même elle était authentique. Je ne mets en doute qu’une chose : cette froideur que plus d’un historien considère comme le trait caractéristique de Mme de Maintenon. Il me semble, au contraire, apercevoir chez elle un besoin de tendresse qui n’a pas été satisfait sans doute, mais qui n’en apparaît que davantage au milieu de ces impitoyables observations et de ces désolantes analyses. Ce besoin de tendresse est-il donc inconciliable avec la vertu ? Les âmes les plus hautes, les cœurs les plus fermes n’ont-ils jamais connu ces luttes de la volonté contre le sentiment, combats cachés qui n’ont d’autres témoins que la conscience et Dieu ? Si la fille de Constant d’Aubigné, si la pupille de Mme de Villette, si la femme de Scarron et plus tard de Louis XIV, est née avec une âme tendre, qu’elle a dû souffrir en effet ! Car sa vie s’est passée à étouffer, à détruire cette tendresse de cœur dont certaines destinées sont condamnées à se défendre, comme d’une faiblesse. Si elle a lutté, si elle a triomphé, la lutte a dû être douloureuse et le triomphe cruel. En tout cas, elle a bien gardé son secret. Elle est restée, comme elle le voulait et comme elle le disait, une énigme pour la postérité.

L’Histoire de Mme de Maintenon et des principaux événements du règne de Louis XIV a occupé le duc de Noailles pendant de longues années, sans qu’il ait pu la conduire tout à fait jusqu’à son terme. Quatre volumes ont été publiés. Les deux premiers parurent en 1849. Chateaubriand venait de mourir. Le duc de Noailles, jusqu’alors, avait pensé souvent à l’Académie pour d’autres, jamais pour lui-même. Dix ans auparavant, il avait fait des démarches en faveur de Berryer, qui était destiné à n’entrer ici qu’après lui. La mort de Chateaubriand fut l’occasion qui fit violence à sa modestie. Son illustre ami n’aurait pas souhaité d’autre successeur. L’Académie, en acceptant un nom, d’ailleurs entouré de tant de sympathies et d’un si universel respect, semblait faire honneur à une présentation d’outre-tombe. Elle n’a jamais eu qu’à se féliciter de son choix. Vous avez possédé le duc de Noailles pendant près de quarante ans : vous auriez aimé à le conserver longtemps encore. Non seulement vous trouviez en lui un confrère honorable et sûr, affable en même temps que réservé, mais il occupait ici une place à part. Il répondait à une de vos plus anciennes et de vos plus respectables traditions, à une tradition qui remonte presque à la naissance de votre compagnie.

Richelieu, en fondant l’Académie française, avait une grande pensée : il voulait relever les lettres et ceux qui les cultivaient. La condition des écrivains n’était pas alors ce qu’elle est aujourd’hui. Les plus illustres d’entre eux devaient se faire les clients des grands seigneurs. Par la création de l’Académie, par l’autorité qu’a prise votre compagnie, tout est changé. Les grands seigneurs recherchent vos suffrages et veulent les mériter. Même les princes de sang royal tiennent à grand honneur de s’asseoir parmi vous. L’un d’eux, dont l’épée avait terminé la conquête de l’Algérie, a pris la plume et ne s’en est pas servi moins heureusement. Il faisait l’histoire ; il l’écrit maintenant. Tous les genres de supériorité se sentent attirés vers vous, et vous n’en écartez aucun. J’aperçois ici, à côté des poètes, les romanciers ; auprès des maîtres de la philosophie, les maîtres du théâtre, et parmi eux, celui qu’on a pu appeler un petit-fils de Molière. J’y vois des hommes dont la vie, partagée entre les lettres et l’enseignement, s’est passée à surprendre les secrets de notre langue et à les propager ; j’en vois un qui fait le jour sur les points les plus intéressants de notre histoire militaire ; j’en vois un, historien en même temps que politique, dont les écrits font revivre les négociations et les guerres du XVIIIe siècle. D’autres ont étudié, dans ses organes et dans sa vie, cette grande ville qui est presque une nation au milieu de notre nation ; d’autres ont ouvert à la civilisation des routes nouvelles, ou reculé les frontières de la science. Enfin, vous prenez votre bien partout où vous le trouvez. Un jour, c’est au barreau, un autre jour c’est dans la chaire chrétienne, un autre jour encore c’est à la tête de nos assemblées délibérantes que vous reconnaissez un orateur de race et que vous le revendiquez, comme vous appartenant de plein droit.

La part prise par le duc de Noailles aux débats de la Chambre des Pairs aurait suffi, à défaut de ses écrits, pour le désigner à vos suffrages. Les événements ont voulu que sa vie politique ait commencé le lendemain du jour où s’était écroulé le gouvernement de ses préférences et de son cœur. Son âge ne lui avait pas encore permis de faire ses débuts à la tribune du Luxembourg. Il fallait quelque courage, après la Révolution de 1830, pour lutter contre le courant de l’opinion. La France presque entière, on peut le dire, s’était ralliée au gouvernement nouveau, dans lequel les uns voyaient le triomphe des idées de 89, et les autres, la dernière garantie contre une révolution nouvelle. Le parti légitimiste, dans cette crise, fut sauvé par un sentiment supérieur à tous les intérêts, supérieur même à la foi politique ; par ce sentiment qui défend aux âmes généreuses d’abandonner à l’heure des épreuves ce qu’elles ont aimé, ce qu’elles ont servi dans les jours heureux ; par ce sentiment qui inspire les dévouements chevaleresques et qui soutient les fidélités sans espoir. Le duc de Noailles venait d’assister à une scène émouvante. Dans ce château de Maintenon, tout plein des souvenirs de Louis XIV, il avait vu le 3 août 1830 Charles X se présenter et demander l’hospitalité. Il avait vu le vieux roi recevoir pour la dernière fois les honneurs militaires, il l’avait vu licencier sa garde. De quelques faveurs que l’ancienne monarchie eût comblé la maison de Noailles, cette dernière, pour un homme de cœur, était la plus précieuse de toutes. Le duc ne l’oublia jamais.

Il ne crut pas cependant devoir se retirer de la Chambre des Pairs. En cela, il montrait cette sûreté de jugement et cette sagesse de conduite qui étaient les qualités caractéristiques de sa nature. Tout parti en effet qui renonce à l’action légale est obligé de choisir entre l’impuissance et la conspiration. C’est ce que n’avait pas vu Chateaubriand. Entraîné par son tempérament de poète, il avait refusé le serment avec éclat. Plus tard, il n’hésitait pas à reconnaître que son jeune ami avait eu raison contre lui. « Le duc de Noailles, disait-il, a prêté serment au malheur d’une manière plus utile que moi. »

Le duc de Noailles occupa jusqu’en 1848 son siège au palais du Luxembourg. Sa parole grave et mesurée ne se faisait jamais entendre sans produire une impression favorable sur ses collègues. De bonne heure, il avait eu ce don si rare et si apprécié dans les assemblées : l’autorité. Les questions de politique étrangère l’attiraient plus que les autres. Plusieurs fois il fut assez heureux pour indiquer, avec une prescience remarquable, des changements que nous avons vus se produire de nos jours dans l’équilibre de l’Europe et dans le système des alliances. Toutefois, il ne resta pas étranger aux discussions d’un autre ordre. Son intervention fut remarquée dans un débat qui passionna l’opinion. C’était en 1841. Il s’agissait de savoir si l’on devait fortifier Paris et, cette première question une fois tranchée, quel système de fortifications on adopterait. Les orateurs de l’opposition combattaient avec vivacité le projet du gouvernement. Quelques-uns d’entre eux, à la rigueur, auraient peut-être accepté ce qu’on appelait l’enceinte continue, c’est-à-dire les remparts. Aucun ne voulait entendre parler des forts détachés. Les objections qu’ils faisaient valoir étaient de nature très diverse. Les uns prétendaient que les forts étaient destinés à réprimer les insurrections futures et non pas à repousser les ennemis du dehors. Ils protestaient contre ce qu’ils appelaient le projet d’embastiller Paris. D’autres niaient la possibilité d’une nouvelle invasion. D’autres refusaient à la population parisienne l’énergie nécessaire pour supporter un siège. Paris est riche, disait-on ; les riches se défendent mal. Un des hommes les plus considérables de la haute assemblée, qui a fait partie aussi de votre compagnie, le feu duc de Broglie, repoussait cette insinuation avec énergie : « Ce que le législateur est chargé de faire, répondait-il, c’est de donner à Paris les moyens de résister, s’il le veut, et dans mon opinion il le voudrait puisqu’il le pourrait... Gardons-nous, pour être justes envers la population de Paris, de lui appliquer les paroles dont le général Rogniat a flétri la population des capitales. Paris n’a rien fait pour le mériter ; je suis pleinement convaincu que si le peuple de Paris était soumis à cette épreuve, on verrait que c’est un peuple en état, en volonté, en puissance de se défendre. »

Le duc de Noailles présenta une objection inattendue, et il la présenta en termes saisissants. Tandis que certains orateurs craignaient de voir le gouvernement tourner les canons des forts contre la ville de Paris, il prévoyait, lui, qu’une insurrection victorieuse pourrait un jour employer contre le pouvoir régulier les remparts aussi bien que les forts. « Messieurs, disait-il, les factions peuvent s’emparer du gouvernement de plusieurs manières. Se figure-t-on ce que seraient dans leurs mains ces moyens nouveaux d’organiser la terreur et de se défendre contre le gouvernement qui, du dehors, voudrait les soumettre ? Maîtres de la ville par les murailles et peut-être des environs par les forts, ayant à leur disposition et livrant aux mains d’un peuple exalté tant d’armes et de munitions, tournant à la fois ces 2,000 canons contre la ville et contre la campagne, défiant le dehors et terrifiant le dedans ? Ce qu’un souverain, quel qu’il fût, n’oserait jamais faire, les factions révolutionnaires en délire le feraient, ou du moins on les en croirait capables ; et elles domineraient par la terreur plus encore peut-être que par le crime. »

C’était une prédiction. C’était quelque chose de plus : l’histoire écrite par avance. Et cependant, malgré la Commune, a-t-on le droit de regretter que les adversaires des fortifications aient échoué dans leur résistance, si sincère que fût leur conviction, si sérieuses même que fussent quelques-unes de leurs raisons ? Détournons les yeux du second siège de Paris pour les reporter sur le premier. Derrière ces remparts, derrière ces forts qu’on avait eu tant de peine à faire accepter, Paris tenu pendant quatre mois et la résistance de Paris permis celle de la France : dernier honneur et dernière consolation de notre deuil. Ils ont donc rendu au pays, non seulement un service, mais le plus grand de tous les services, ceux qui ont élevé contre l’invasion cette suprême barrière : le roi Louis-Philippe, d’abord, qui a voulu les fortifications, M. Thiers et M. Guizot, qui se sont unis pour les faire voter, le général de Chabaud La Tour, qui en a dressé les plans et dirigé la construction.

Après les douloureux événements de 1870 et de 1871, le duc de Noailles, par patriotisme et malgré son grand âge, avait accepté l’ambassade de Saint-Pétersbourg. Personne n’était mieux qualifié que lui pour nous représenter auprès d’une nation généreuse qu’il avait toujours considérée comme l’alliée naturelle de la France. Il déclina cette mission dès qu’il aperçut le but auquel tendait la politique intérieure de M. Thiers. Toutes les ressources de ce merveilleux esprit ne parvenaient pas à lui faire voir dans la République conservatrice autre chose qu’une ingénieuse théorie. Pour lui, son parti était pris et sa route fixée. Depuis la Révolution de 1848, il n’espérait plus pour le pays que dans une réconciliation entre les deux branches de la maison des Bourbons, gage d’une autre réconciliation : celle de la France avec elle-même. Il a vécu assez pour voir se réaliser la première moitié de ses vœux.

Le moment approchait où l’existence, dont il avait toujours noblement usé, allait se terminer ici-bas pour lui. Les croyants attendent la mort sans trouble. Ils envisagent avec confiance cette mystérieuse transformation. Elle peut arriver inopinément : elle ne les surprend pas. Le duc de Noailles s’y était dès longtemps préparé. Vous avez assisté à ses funérailles : elles ont eu un grand caractère. Il s’est acheminé vers sa dernière demeure escorté de tout ce qu’il avait aimé dans ce monde : sa famille d’abord, cette famille qui semblait accompagner le cercueil d’un patriarche ; l’Académie, qui avait tenu tant de place dans ses pensées ; la noblesse française, qui était là tout entière ; la monarchie, qui était représentée ; les pauvres, qui connaissaient son infatigable charité, avec les enfants du peuple auxquels il faisait donner l’instruction ; et à côté d’un chef glorieux de notre armée, un frère des écoles chrétiennes. C’était bien là le cortège qui convenait à ce galant homme dont la vie entière a été dominée par des sentiments élevés : l’amour, et je dirai le culte de sa maison, le goût des lettres, la foi religieuse et la fidélité politique.

1 Histoire de Louvois, par M. Camille Rousset, de l’Académie française.

2 Mme de Maintenon d’après sa correspondance authentique, par M. Auguste Geoffroy, de l’Académie des sciences morales et politiques.