Discours de réception de Édouard Estaunié

Le 2 avril 1925

Édouard ESTAUNIÉ

Réception de Édouard Estaunié

 

M. Édouard Estaunié ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Alfred Capus, y est venu prendre séance le 2 avril 1925 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

La grâce de votre accueil a joint aux motifs de la reconnaissance qui vous est due une rencontre imprévue entre un provincial solitaire et la mémoire d’un homme qui, à juste titre, parut incarner la séduction du boulevard et le journalisme.

Sans doute souhaitiez-vous montrer qu’entre les agitations d’une existence parisienne particulièrement brillante et les repliements de la vie secrète, il y a moins de distance que le commun ne l’imagine : mais, plus encore, je me plais à penser que votre désir fut de voir mettre en lumière, dans Alfred Capus, des côtés peu connus et même assez jalousement cachés qui lui méritent, après l’amitié fervente de ceux qui les avaient déjà distingués, la sympathie des lointains admirateurs de son talent.

Le propre des œuvres vivement goûtées par une génération est qu’une formule simple, le plus souvent inexacte, s’y attache et prétend les résumer. Ainsi le « tout s’arrange » semble-t-il encore inséparable de celles d’Alfred Capus. Un philosophe bienveillant et dont l’ironie fréquemment incisive mais jamais désolante se dissipe en sourire, un témoin du train du monde qui ne s’irrite d’aucune vilenie et salue avec un égal intérêt la vertu qui passe et l’argent qui s’installe, un optimiste sans candeur mais décidé à affirmer que la vie, dès lors qu’elle existe, est acceptable et quelquefois beaucoup mieux : telle est, ou peu s’en faut, l’image que se firent de l’auteur de la Veine la plupart de ses contemporains. Image que troubla un instant l’admirable tableau dans lequel, ici même, Alfred Capus a exposé le rôle et les travaux d’Henri Poincaré : mais les légendes ont en elles un pouvoir de conviction qui leur permet d’être démenties sans rien perdre de leur solidité. Pour elles, plus que pour les pauvres hommes, tout s’arrange ; celle-ci resta.

Je ne saurais, semble-t-il, vous témoigner plus sûrement la gratitude que je vous apporte, qu’en m’efforçant de rendre vivante sous vos yeux une figure que vous savez avoir été bien différente. Par elle ne se justifieront que mieux l’influence de l’homme et le mélange d’attrait et de profondeur distante que chacun de vous évoque aujourd’hui avec de justes regrets.

On peut assurer sans grand risque d’erreur qu’à vingt ans, un homme a déjà croisé sur sa route toutes les idées sur lesquelles il échafaudera plus tard sa conception du monde. La jeunesse offre d’avance le dessin de l’existence qu’elle prépare, dessin réduit tel qu’en donnent certains appareils d’optique, mais où paraissent, à qui le scrute, les lignes maîtresses, les tendances, et j’oserai ajouter les capacités d’expérience. Il en va de la sorte pour Alfred Capus.

Et d’abord ce Parisien naquit à Aix-en-Provence. Il n’existe guère en France de lieu plus spécifiquement provincial que cette capitale morte, ensevelie au milieu d’une vasque de collines, loin du tumulte mercantile. Ses hôtels, pareils à des écrins vides, ne semblent subsister que pour reprocher au temps présent la ruine dont il est l’auteur. Dans les rues, des plaideurs pressés, pestant contre un voyage devenu l’offrande propitiatoire à la mémoire du grand parlement qui n’est plus. Là, un sol gonflé d’histoire, un ciel et des horizons toscans et pour tout bruit, la musique des fontaines sous les platanes.

Ainsi la province accueillit au berceau Alfred Capus et non point par accident. Il lui appartient vraiment de race. Ses parents en étaient et encore ses grands parents. Au foyer familial, il ne put qu’en respirer les habitudes il en subit le charme. Avec quels accents d’ailleurs évoquera-t-il plus tard la ceinture bleue du vaste horizon provençal et les bouquets de pins sur les collines » dont ses regards d’enfants avaient retenu la beauté ?

De la province, il perçut aussi les ardeurs que nous dissimule une apparence morne. Nulle part autant que dans les maisons silencieuses ne s’affrontent des états d’esprit contradictoires et agissants. Le père d’Alfred Capus était républicain et voltairien, sa mère catholique ardente et royaliste. Son grand père avait le culte de Napoléon. Un de ses oncles était l’ami de Littré. Lui-même, indifférent, comme on l’est à cet âge, aux formes de gouvernement qui agitent vainement les hommes, il rêvait d’aventures, des spectacles de l’univers et du grand chemin qu’est la mer. Ailleurs que dans ce milieu de bourgeoisie aisée et dominé par la conscience des traditions familiales, où trouver pareil assemblage d’aspirations diverses, chacune d’autant plus ardente que nul accident du dehors ne venait en distraire ? La dispersion des grandes villes incite au scepticisme : la paix concentrée des demeures sans imprévu abrite toujours des convictions passionnées.

Une seule fois, l’accord s’établit, sincère et brusque, entre des rêves si divergents, et ce fut une heure dont Alfred Capus devait garder à jamais le souvenir, car elle fut faite du malheur de la patrie. Désormais l’enfant allait vivre à l’ombre mortelle de 70.

Il n’est pas de pire atmosphère pour une âme prenant conscience d’elle-même, que celle créée par la défaite. Je ne suis pas assuré qu’à douze ans — c’était alors l’âge de Capus — celui-ci ait eu la claire perception du désastre qui laissait la France mutilée, et l’atteignait lui-même : mais qu’il ait dès lors respiré, sans le savoir et sans le vouloir, un découragement de tous entretenu par des appréhensions sans cesse renouvelées, qu’à ce moment de départ où les ardeurs neuves excitent à la conquête et à l’audace, la tristesse et l’inquiétude d’alentour, expliquées ou non, lui aient fait sentir confusément combien cette conquête et cette audace avaient perdu de chances pour elles, de cela j’en demeure persuadé, ayant connu ce temps et grandi sous la même oppression.

Tout de suite, d’ailleurs, le bouleversement survenu amena un premier contre-coup dans la destinée d’Alfred Capus. Obéissant à ses imaginations de voyageur, il avait commencé de se préparer à l’École navale : il fallut renoncer à la mer en même temps que, contrainte par des revers de fortune, la famille renonçait à la Provence ; et quand en 1874 l’élève Capus entra au lycée Fontanes, il était devenu candidat fervent à l’École polytechnique : non pas qu’une vocation impérieuse lui en fût venue, mais, à lui-même comme aux siens, cette voie était apparue comme la plus propre à garantir rapidement le pain quotidien. Après l’action provinciale, après la secousse de 70, une autre influence décisive allait s’exercer sur l’adolescent, celle-là destinée à prendre dans son âme la place mystérieuse et peut-être prépondérante.

On a beaucoup médit de la science comme préparation à la carrière littéraire. Cependant la plupart des grands mathématiciens furent de remarquables écrivains et nombre de grands écrivains ont commencé par l’étude des mathématiques, sans paraître y perdre leurs qualités natives. Aujourd’hui encore si j’osais, j’en citerais d’illustres exemples parmi vous. Il est de mode aussi d’affirmer que l’algèbre et la géométrie exigent, pour être abordées utilement, des dons accordés à une minorité favorisée. Je me permets d’en douter. Le stage au milieu de formules nées d’une logique continue mais impérieuse, et que la moindre imprécision suffit à défigurer, n’est jamais qu’un séjour dans le domaine du bon sens et de la propriété des termes. C’est là une région accessible à quiconque consent à en franchir la frontière sans répugnances préconçues, accueillante surtout à qui vient d’un pays tel que le nôtre, où n’ont jamais cessé de régner les pensées et le langage clairs.

J’ignore si, en persévérant, Capus aurait un jour découvert de nouvelles propriétés aux fonctions holomorphes : on n’en demande pas tant, heureusement, à un élève de spéciales. En revanche, au cours de ces années d’étude, il reconnut le merveilleux pouvoir d’une analyse qui opère avec rigueur sur une donnée nettement définie, il acquit le goût de la justesse et de la parfaite mesure dans l’expression — qualités maîtresses qu’il devait garder — enfin il se grisa des certitudes qu’apportent les nombres et dont la beauté a paru telle jadis à la Grèce qu’elle voulut y voir la divinité réalisée.

De telles rencontres avec une vérité que, très jeune, on n’est point tenté de discuter, tant elle semble échapper aux atteintes de la critique, ont quelque chose d’enivrant. On y gagne la conviction momentanée que l’absolu existe sous les yeux et que dès lors l’explication du monde devient possible. C’est à la fois une invitation séduisante à la recherche et la première étape sans désillusion ni fatigue sur le chemin au bout duquel toute philosophie trébuche.

Est-ce alors que Capus s’éprit d’Aristote et des scholastiques ? Je le croirais volontiers. Grâce à l’oncle, ami de Littré, il avait déjà lu Auguste Comte : mais l’inconnaissable est une théorie à l’horizon trop court pour qui débute dans la vie. Combien valait-il mieux admettre que pareille aux données de l’algèbre l’âme est prête à livrer ses éléments à qui les lui demande par une analyse inflexible ? Soyez persuadés que Capus l’a pensé en ce temps : peut-être même n’a-t-il jamais cessé de le croire.

Nous voici presque au terme des lentes préparations que la jeunesse devait lui faire subir. Une seule manquait encore pour apporter à cette intelligence déjà si vive et toute imprégnée de métaphysiques assurées, le contrepoids du relativisme dans la vie.

Admissible seulement au concours de l’École polytechnique, Capus avait du se résigner à suivre les cours de l’École des Mines. Si l’on compte bien, c’était le troisième changement de route : régime excellent pour qui souhaiterait apprendre l’indifférence. Deux ans passèrent. À l’étude des sciences exactes avait succédé celle des sciences naturelles, bien autrement flottantes et dont s’échappe comme une poussière de catalogue. Capus en savourait l’ennui. Il s’apercevait aussi que l’essentiel est beaucoup moins d’entrer dans une école que d’en sortir. « Le malheur, a-t-il dit, est que les familles nous lancent parfois dans des professions où, pour gagner sa vie, il faut commencer par avoir 30 000 francs de rente. » Il ne les avait pas : il n’avait même rien : et c’est alors que l’aventurier parut — un certain marquis de Rays offrant aux colons de bonne volonté une île d’Océanie qu’il appelait la Nouvelle France et à Capus un engagement d’ingénieur dépassant tout espoir.

Ce fut une belle course à la chimère. Au Havre, deux navires s’emplirent de pèlerins décidés à gagner l’Eldorado. Muni des instructions suprêmes du maître, Capus s’embarqua sur l’un d’eux... On allait lever l’ancre quand un télégramme lui est remis apportant l’annonce d’un petit héritage. Entre la Nouvelle France et l’ancienne, nul débat possible. Aussitôt Capus reprend ses valises, gagne le quai. Les bateaux s’éloignèrent. On ne les a jamais revus, non plus que les pèlerins, car l’île océanique était déserte et l’on y mourut de faim.

Supposons maintenant le télégramme arrivant une heure plus tard, parce que le gamin qui le porte a joué aux billes ou flâné aux devantures, le destinataire serait assurément parti sans retour. Il n’y a pas seulement l’effort personnel dans la vie ; il y a la chance et Capus avant compris le rôle intense du hasard dans l’orientation des destinées humaines. Il parut que cette fois tous les enseignements désirables lui étaient donnés. Désormais, il n’avait plus qu’à rester lui-même et tel que je voudrais le peindre.

À dire vrai, pour être complet, c’est deux-portraits que je dois tracer, car c’étaient bien aussi deux âmes opposées que le passé venait de préparer : l’une désormais toujours séduite par l’attente délicieuse du hasard et tenant chaque lendemain pour un rendez-vous avec la vie, l’autre réfugiée dans le monde rationnel et au nom de l’absolu affirmant sans indulgence l’absurdité du laisser-vivre.

De la première — connue de tous — à grands traits voici quel fut le destin.

Vers 1880, un jeune homme parut en ce lieu singulier qui, n’étant pas encore envahi par les étrangers, résumait alors le mouvement intellectuel de Paris et s’appelait le Boulevard. Ayant perdu les siens, libéré de toutes convenances familiales, convaincu enfin qu’à vingt ans il n’est rien d’aussi niais que l’obsession de l’avenir, il arrivait, la bourse vide une fois de plus, sans désir arrêté, sans ambitions précises, mais avec une confiance assurée dans les ressources que l’existence met au jour le jour à portée d’un esprit avisé, et attiré par la littérature qui a sur la géologie l’immense avantage de laisser son homme à la surface du sol, souvent même de l’asseoir à la terrasse de Tortoni.

Se souvenant d’une brève collaboration avec Lucien Von Oven, comptait-il faire du journalisme ? Probablement. Avait-il déjà décidé de devenir romancier ? C’est certain. En somme, il souhaitait surtout respirer l’air de Paris et pour le reste avançait, comme il le raconte joliment, à l’aventure et sur la pointe du pied. « J’ai été saisi de respect, confesse-t-il au cours du même récit, la première fois que j’ai rencontré un journaliste. » Quelle ne dut pas être sa timidité quand il se risqua, venant d’apprendre la mort de Darwin, à porter au Gaulois un article nécrologique sur l’auteur de l’Origine des espèces.

Ce jour, ou plutôt cette nuit, Darwin jusqu’alors connu seulement aux Débats et au Temps acquit une soudaine réputation dans les bureaux du Gaulois. L’article est accepté d’emblée, composé, corrigé. Il devait paraître au matin suivant. À sa place, hélas ! Capus ne découvrit qu’un éditorial et l’annonce qu’une révolution — sans mort d’homme — avait mis en fuite M. Cornély devant M. Arthur Meyer : le hasard encore, qui se plaît de préférence à bousculer les débutants. Capus pour en connaître alors l’humeur ne conçut pour lui que plus de respect. Il tira aussi de ce faux départ l’enseignement que la finance et la littérature peuvent se trouver en rapports étroits et parce qu’il entrait dans ce qu’il a nommé depuis lors la vie difficile, aux côtés de la chance il inscrivit l’argent, autre despote impérieux quoique moins aisé à fléchir. Une ironie naturelle et l’habitude de philosopher l’aidèrent à consentir sans tragédie aux risques de la double sujétion ainsi découverte : toujours souriant et avec une parfaite bonne volonté, il accepta les conditions du jeu.

Jeu est le terme exact. En ce temps-là, tout Paris jouait, et aussi la province : on le devait bien voir après le krach de l’Union générale. En pareille ambiance, la conduite d’un jeune journaliste n’était peut-être pas exemplaire — Capus du moins l’affirme — mais surtout elle manquait de plan et de la plus élémentaire prévoyance. On passait, suivant le caprice, d’une rédaction à l’autre. Au hasard de la fantaisie ou du besoin, on écrivait tantôt un article grave et tantôt une nouvelle. Suivant le profit, on montait ensuite, ou non, au cercle — et c’était un cercle singulier où se trouvaient à demeure un monsieur de type militaire, témoin d’office pour les duels possibles, un médecin en prévision des blessures et un magistrat pour décourager la justice. Suivant le profit encore, on se sentait maître d’une semaine heureuse, ou l’on découvrait à l’argent une valeur mystique qui, en s’insérant dans les moindres circonstances de la vie, les déformait. À ce métier, on eût manqué évidemment de loisir pour écrire une suite à la Comédie humaine, mais on gagnait de voir très bien un coin d’humanité assez spécial et de ramasser ses provisions.

Docile aux circonstances, Capus fut, de la sorte, un journaliste errant qui improvisait.

Le métier d’improvisateur, funeste aux écrivains dépourvus de culture générale, chez l’homme de lettres qui a le don excite le talent. Déjà celui de Capus surprenait, fait de profondeur et de gaîté, mélange de mots à la Rivarol et de résignation allègre à ce que tout soit également fâcheux, ce qui revient en somme à ce que rien ne le soit plus. Chemin faisant, il commençait aussi la récolte d’amitiés que la mort seule devait interrompre. Elles venaient à lui, séduites par tant de sincérité jusque dans le détachement et l’attrait d’une bonne humeur supérieure aux va-et-vient de la fortune. Il arrivait même parfois que ces amitiés s’associaient pour une entreprise éphémère, et c’est ainsi que les hommes de mon temps gardent la mémoire éblouie de Grimaces où sous la féroce houlette de Mirbeau, le délicieux Grosclaude parlait sans ménagement des auteurs dramatiques, Capus de la politique extérieure et Hervieu du reste de l’univers.

Messieurs, je ne rencontre pas ici le nom de Paul Hervieu sans une émotion que je m’excuse de ne pouvoir celer, ayant su par expérience tout ce que celui-là signifiait d’ardeurs intérieures, de noblesse d’âme et de culte du bien. À mon tour, permettez-moi de saluer au passage un ami que j’ai perdu et, pour un instant, de croire qu’il m’accueille avec vous.

Dix années s’écoulèrent ainsi, dix années d’un journalisme provisoire durant lesquelles Capus rêvant d’en sortir déclarait plaisamment : « Je suis d’une nature trop active pour m’astreindre à un travail quelconque. » Mais un provisoire qui dure dix ans est bien près de s’imposer comme définitif, surtout si l’on y est lié par le succès et une maîtrise reconnue.

Par bonheur pour nous, une telle perspective de stabilité, dûment reconnue, était juste ce qu’il faut pour épouvanter un esprit, uniquement sensible à la mobilité des choses. Bienheureuse inconstance ! Capus, qui avait le goût des grandes décisions, « toujours faciles à prendre », et l’effroi des petites « les seules qui encombrent la vie et dont on ne sache comment se tirer », une fois de plus changea de route. En 1890 il publiait Qui perd gagne, puis trois romans. En 1891 le Vaudeville lançait à une de ses matinées littéraires Briqnol et sa fille. En 1902 enfin, la Veine — première en date de ses œuvres dramatiques et combien de fois refusée par les directeurs de théâtre ! ­triomphait aux Variétés. L’optimisme, venant de trouver son prophète, prit son essor. L’œuvre de Capus avait paru.

Une surprise nous y attend. Bien que cela semble presque paradoxal, elle est avant tout d’un romancier. Capus lui-même nous a livré sa secrète prédilection. « Si mon premier roman, dit-il, avait eu le moindre succès, je n’aurais peut-être jamais fait de théâtre. »

Imaginons Lesage revenu pour un temps dans la bohème singulière qui tenait alors ses assises entre la place de l’Opéra et le faubourg Montmartre, puis écrivant un nouveau Gil Blas : telle la narration de Capus. D’une simplicité qui atteint au suprême de l’art, coulante, aisée, elle n’appuie pas, ne s’étonne non plus jamais, mais vous invite à décider vous-même s’il s’agit là de faits monstrueux ou plaisants, s’il faut s’amuser ou gémir. « Un écrivain de ton français n’aime pas à flageller le vice avec solennité », a-t-il écrit un jour, sans doute en songeant à sa propre manière.

À quoi bon rappeler les personnages qui animent cette galerie contemporaine ? On les a ensuite retrouvés, pour la plupart, s’exhibant à la scène : journalistes, banquiers marrons, petits courtiers de publicité, débutants de toutes classes et de toutes les sortes, et chacun en mal de vivre, car en mal d’argent.

L’argent, voilà le motif central, l’argent dont le défaut équivaut à une captivité, aussi dur à gagner qu’il s’agisse de se procurer à dîner pour le soir ou de donner une fête somptueuse et toujours, quels que soient l’objet ou le chiffre, condamnant aux mêmes gestes et aux mêmes regards. Pourtant, suivant les cas, combien le problème est différent ! « Entre cent sous et 10 000 francs il y a un abîme ; entre 10 000 et 20 000, il n’y a qu’une différence. » Ne sont à peu près à l’abri que les heureux installés au niveau supérieur, car sur ce champ de bataille la zone dangereuse est en bas. Avec quelle prédilection, Capus s’attarde-t-il dans celle-ci !

Au second plan, — on s’y attendait, — la chance. Elle ne s’appelle pas encore la veine, mais elle en a déjà les grâces, puisqu’elle sert toujours d’exempt au dénouement. « Qu’est-ce que la chance sinon une sorte de vol inconscient ? déclarera plus tard M. Piégois. Un homme trop heureux est comme un voleur de profession : il finit toujours par être pincé. » Les romans de Capus, eux, ont soin de s’achever avant pareille issue déplorable. Cela permet de croire à la bonté de la vie. Est-elle d’ailleurs si mauvaise ? Si tous les gens étaient sages et bons, il ne se passerait rien et la terre semblerait inhabitable. À défaut de solutions absolues, on trouve toujours des solutions moyennes. Elles ne satisfont peut-être ni la raison ni le cœur ; du moins elles vous maintiennent debout, lucide et quelquefois même très gai.

Enfin, à l’arrière, limitant l’horizon, un paradis inattendu — la province.

Tous les dénouements tendent vers elle, comme si elle seule possédait le privilège de l’honnêteté et du repos qui font ailleurs défaut. Les héros de Qui perd gagne en rêvent celui d’Années d’aventures s’y installe, celui de Robinson y découvre le bonheur.

Dans un tel tableau l’amour seul est un comparse. Devinant qu’on n’a pas beaucoup de temps pour lui, il se garde bien d’absorber l’activité à son profit, mais apporte modestement son aide intermittente ou quotidienne. Lui aussi s’occupe de l’avenir, des problèmes de la Bourse, de la sécurité à conquérir ; il est un gentil camarade ; il est un passant ; il n’est jamais un obstacle, moins encore un tyran.

Que de pareils livres n’aient été vraiment accueillis que par une élite, n’a pas de quoi surprendre.

Sans doute, Jules Lemaitre les traita de petits chefs-d’œuvre. Mais les mœurs électorales ne faisaient pas encore partie de la vie littéraire, d’autre part la mode alors était aux sentiments appuyés et à l’outrance slave ; il y avait là enfin trop d’intelligence et de goût ; et le public, résolument, ignora quel romancier rare lui était donné.

Ce fut une série de ces échecs secrets qui, suivant le mot de leur victime, permettent de conserver une certaine bonne humeur : et, c’est pourquoi les héros de Capus, désertant les volumes où ils menaçaient de périr dans l’oubli, s’en furent aux Variétés.

L’auteur dramatique qui les y conduisait gardait les qualités du romancier. Cependant, à la lumière crue de la rampe, les personnages prirent des traits marqués qui les changeaient un peu. Ce qui n’était auparavant qu’indication discrète sembla doctrine, le laisser-vivre parut du laisser-faire et la chance propice aux dénouements, un optimisme imperturbable. De là des succès demeurés dans toutes les mémoires, et des œuvres telles que Rosine dont l’analyse altérerait les nuances. Il est des fruits qu’on ne peut toucher, même avec des mains délicates, sans en gâter la fleur.

Le « tout s’arrange » a vraiment enchanté une génération, peut-être en partie parce qu’elle sentait tout se déranger autour d’elle. Il l’a enchantée encore, et justement, moins par les trames plaisantes ou délicates destinées à le mettre en valeur, que par la langue limpide qui l’exprimait, la manière naturelle dont les choses profondes y étaient glissées, et une apparente simplicité, masquant les pires combinaisons d’aventuriers et de pauvres gens.

C’est à ce temps, Messieurs, qu’appartient l’image de Capus gardée par ceux qui ne l’ont point approché.

Cependant, à y regarder mieux, que de fois l’âme secrète avait parlé dans ces œuvres légères ! D’elles, on a tiré un recueil de maximes d’une âpreté singulière et d’une telle pénétration qu’on s’étonne de les avoir pu jadis écouter en riant. Aujourd’hui, surtout avec le recul que donne la disparition, comme elles éclairent le fond ! Il est temps de s’y arrêter : aussi bien nous révéleront-elles enfin celui que l’on a cru voir et que nous connaissons encore mal, faute d’avoir pénétré sa pensée véritable.

Un personnage de l’Adversaire s’exprime ainsi :

« Il est possible que nous ayons, enfermés en nous, d’autres êtres que nous-mêmes, dont nous ne soupçonnons pas l’existence. De temps en temps, sous des influences mystérieuses, un de ces êtres fait des gestes étranges auxquels nous ne comprenons rien, puis disparaît, et alors il semble que nous avons fait un rêve. »

Là est le secret de la seconde vie d’Alfred Capus, vie toute intérieure, si différente de l’autre en effet qu’il devait, lorsqu’elle le quittait, imaginer, lui aussi, qu’il avait fait un rêve.

Le mathématicien, le philosophe épris d’absolu n’étaient pas morts en lui, ni le provincial du départ ; hors du boulevard et rendu à lui-même, l’optimiste déposait le masque pour découvrir un stoïcien désabusé.

Stoïcien n’est point trop dire. Ce dilettante l’a été autant par conviction que par goût. Persuadé que « dans l’humanité il n’y a que les détails qui changent », il avait « pris son parti de renoncer à la volupté de vivre », jugeait que les hommes à qui l’existence se livre sans combat sont rarement des maîtres, ajoutait âprement : « C’est un plaisir royal de faire le bien quand les ignorants croient que c’est le mal que vous faites », puis assuré que tout aboutit en fin de compte à une heure d’angoisse et de terreurs, concluait : « On devrait toujours s’arranger de manière à se séparer dans une fête. On éviterait peut-être ainsi, non la douleur, mais ce qu’il y a de pas beau dans la douleur. » Est-ce Épictète qui parle ou l’héroïne de la Veine ? Qu’importe ! Enfin nous entendons le vrai son de l’âme.

Et cette âme, combien se montre-t-elle désabusée, parce que magnifiquement lucide ! S’agit-il de se juger elle-même, elle constatera « qu’en elle l’intelligence et la volonté restent distinctes, que pleine de confiance dans son esprit, elle n’en a point dans son caractère ». Juge-t-elle les autres, ce sera certes avec indulgence, mais il s’y mêlera un tel dédain nuancé qu’il pourra même passer pour de la courtoisie, Le monde l’estime frivole : elle n’admet de l’être que si tout aussi dans le monde est frivole. Il y a des choses, certes, que Capus ne se résoudra jamais à prendre au tragique, « c’est un sens qui lui manque » soit : mais il y a aussi une certaine catégorie d’actions que pour arriver à un but, quel qu’il soit, il ne pense pas commettre jamais : « et ce sont celles qu’on n’ose pas discuter avec soi-même, dont on ne peut se tirer avec de la blague. La conscience ne comporte pas de galerie ! » Reste seulement, hélas à découvrir où est le devoir et trouver celui-ci « c’est quelquefois aussi difficile que d’avoir du génie ». Ainsi la route pour chacun se montre obscure et rude. On ne sait où on va. On ne perçoit que le mal et le mal offusque autant par ce qu’il fait supporter que par sa laideur.

Conception hautaine, à quel point éloignée des apparences premières ! Surtout conception désespérante si, pareille à la plupart des métaphysiques, elle n’avait gardé une part d’illogisme et réservé, dans son mépris universel, deux ou trois sentiments auxquels se rattacher.

À considérer d’abord la misère totale des pauvres hommes une pitié s’y mêlait. Au fil des années, l’âme intérieure de Capus perdit ainsi peu à peu sa rude indifférence. Une bonté croissante se trahissait dans ses actes, d’autant plus appréciée qu’elle redoutait de se laisser connaître.

Mais plus encore, par habitudes ataviques et aussi par raisons de contrastes, ce Parisien ivre de Paris retournait en rêve à la province du début, imaginant que là du moins restent de la beauté, et à défaut du bonheur, une paix qui l’approche. Il s’était créé une retraite paysanne en Touraine : il l’aima passionnément. « L’amour de la nature comme la volupté exige un raisonnement » prétendait-il, pour s’excuser lui-même de sa faiblesse. Écoutons-le pourtant un jour où il se livra mieux — ce qui était rare : « J’ai de très bons amis en petit nombre, beaucoup de camarades, encore plus de relations et une véritable sympathie pour l’univers. J’aime en outre les animaux, les bords de rivière et les routes dans les forêts. » Et dans ce finale qui clôt une ironie désenchantée, qui ne sentira l’émotion rare, c’est-à-dire la plus goûtée ?

Enfin la province n’est qu’une parcelle du pays. Nous arrivons ici à la conception fondamentale que ni scepticisme, ni stoïcisme ne parvinrent à entamer en lui.

Alfred Capus, je l’ai dit, avait raillé tous les pouvoirs, résumé les cahots divers de la politique française dans cet aphorisme plaisant : « En somme, les difficultés ne cesseront que le jour où nous en aurons pris l’habitude. » En revanche, au-dessus des vains mouvements des partis, depuis 70, son cœur gardait la religion « du lieu unique où l’homme a le droit de prétendre à la sécurité et au bonheur » et qui est la patrie. Que ce fût avec les candeurs de l’enfant ou les clairvoyances de l’homme, comme il l’aima !

Sur ce point, d’ailleurs, il ne s’agit plus de sentiments secrets ni de vie cachée. Bien avant 1914, c’était Capus qui écrivait : « Le mot d’univers est vide de sens : on ne peut devenir universel qu’en restant de son pays », lui encore qui jetait ce cri d’alarme : « Il faut protéger contre le cabotinage le mot de patriotisme : il y a des mots qu’il faut défendre comme le sol ! » lui toujours qui s’irritant d’influences étrangères exercées sur l’art et la pensée au nom de modes imprévues proclamait : « Tant qu’on ne sait pas marcher tout seul, on reste dans son jardin. » Scrutant d’un regard pénétrant la jeunesse de 1913, il avait eu aussi ce mot prophétique : « Désormais, nous nous sentons bien portants et croyons à notre chance. » Il est vrai que de tels avertissements passaient dans des chroniques légères : bien peu songeaient alors qu’ils entendaient par eux le véritable Capus.

Il a fallu le coup de tonnerre de 1914 pour ouvrir les yeux. À ce moment, rendue tout entière à la vie profonde, la France dépouilla les apparences qui l’avaient longtemps défigurée aux yeux de l’adversaire. Ce fut l’heure sacrée où chacun se livra sans détour. Il n’y eut plus qu’à regarder les âmes pour les connaître.

Est-il utile, maintenant, de rappeler l’admirable campagne que durant quatre années Alfred Capus a menée au Figaro ? Cette fois, nul ne put s’y tromper. Le stoïcien avait quitté son armure d’ironie pour souffrir comme tous. Avec quelle énergie continue, avec quelle clairvoyance il sut tour à tour rassurer les inquiétudes du début ou garantir contre les illusions déprimantes. Nul ne l’égala pour deviner les ondes mystérieuses qui élèvent, abaissent ou dérivent l’opinion. L’article écrit, on sait aussi comment, abandonnant ses dédains de jadis pour la politique active il se mêlait aux hommes afin de les rapprocher. Oubliant la chance, il avait mis toutes les ressources de sa raison au seul service du droit, et parce qu’elle était le droit ne douta pas de la victoire.

Quand celle-ci parut, un monde avait fini et pour la première fois de sa vie peut-être, Capus s’étonna, doutant de comprendre l’ère qui commençait.

Il avait été le témoin clairvoyant d’une série de générations très différentes : celle de 70, en proie à un découragement intelligent et spirituel ; celle de 1880, éprise d’ironie et de dilettantisme, à qui l’existence paraissait acceptable à condition de n’être pas dupe, et tolérable la souffrance pourvu qu’on sût l’analyser ; celle de 1900, issue de la crise de l’Affaire, mal satisfaite des fictions ou des parades et subissant l’attrait de l’anarchie ; celle de 1910, organisatrice plutôt qu’amoureuse de liberté et cherchant pour ainsi dire dans le passé du renfort pour continuer la route.

Tous ces traits il les avait analysés et les mots dont je me sers pour les rappeler sont à peu près les siens. Cependant, si diverses que parussent ces générations, impossible de ne pas découvrir en elles la continuité d’une race et des vertus qui « éclatant dans l’une se trouvaient presque toujours impliquées dans la précédente ».

Le temps nouveau, lui, défiait l’analyse. Qui avait cru jadis aux difficultés de vivre s’apercevait soudain n’en avoir connu que la douceur. Qui avait lutté pour le salut de l’esprit voyait la pensée désintéressée réduite à la misère. Le goût de cela seul qui étonne ou secoue obligeait chacun à forcer la voix sans mesure. Devenu la proie d’hôtes inconnus, Paris, enfin, donnait le spectacle d’une gare où, assaillant le guichet, chacun lutte à coups de poings pour conquérir sa place dans le train qui mène à la fortune.

Déconcerté comme s’il pénétrait brusquement dans une contrée d’autre langue, Capus se demanda sans doute un instant s’il avait compris son propre passé et, parce qu’il était avant tout philosophe, il résolut d’en reprendre le bilan.

Ce mot, Messieurs, trahit toujours le pressentiment de la fin ou le découragement. En écrivant les Scènes de la vie difficile, Capus eut-il l’un et l’autre ? Jamais peut-être l’écrivain n’avait témoigné de plus d’aisance souriante que dans ce livre. Mais quelles que soient les séductions d’une pensée toujours soucieuse de ne point appuyer, quelle mélancolie s’y découvre ! Nous avons là des accents personnels auxquels le stoïque de jadis ne nous avait pas accoutumés. La question, hélas, n’est plus de supprimer « ce qu’il y a de pas beau dans la souffrance » Le laid a vaincu le monde. Bienheureux serons-nous si, en dépit des formes qui varient, le fonds humain ne change pas et la laideur ne croit plus. « Je suis persuadé que, si nous vivons encore dix ans, nous terminerons notre existence au milieu de gens qui ne seront pas très différents de nous », conclut le héros favori à la dernière page. Parole d’espoir prononcée du bout des lèvres par l’être intérieur qui, après avoir toujours guidé la claire intelligence de Capus, restait cependant trop averti pour y croire : paroles auxquelles l’autre Capus, celui de la Veine, s’empresse de répondre, comme s’il voulait se montrer à son tour avant qu’on ne fermât le livre :

— Rien ne presse, nous avons le temps...

Il ne l’avait plus. Il est mort le 31 octobre 1922, heureux peut-être d’échapper à une société qui menaçait de résister à ses grâces et que lui-même craignait de ne plus savoir analyser.

Il avait été le témoin pénétrant d’une grande époque abolie. Son esprit, qui fut célèbre, vivra, car il jouait non avec des mots qui passent mais avec des idées qui sont de tous les temps.

Et ce fut aussi une âme charmante qui, sous des dehors nonchalants, abrita un idéal secret. On l’a beaucoup aimé, car, pareille à lui, son amitié savait allier des réserves discrètes à une parfaite connaissance du secours qu’elle pouvait apporter.