Discours de réception de Charles Jonnart

Le 15 janvier 1925

Charles JONNART

Réception de Charles Jonnart

 

M. Charles JONNART, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Paul DESCHANEL, y est venu prendre séance le jeudi 15 janvier 1925 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Vous m’avez fait, en m’accueillant parmi vous, un honneur qui ne s’adresse pas seulement à ma personne. Vous avez voulu accorder un témoignage particulièrement précieux à l’activité des hommes qui, en France ou hors de France, consacrent leur existence au service de, notre pays. Si, pour ma part, j’ai pu, pendant plus de quarante années, dans ma province et dans les assemblées, collaborer à l’administration des affaires publiques si j’ai pu, tant au gouvernement qu’au cours de missions spéciales, concourir modestement à la défense nationale et à la sauvegarde d’éminents intérêts, j’ai conscience d’avoir accompli sur la terre d’Afrique le principal de mon œuvre. Permettez-moi, en vous remerciant, d’associer à ma gratitude la pensée de tous ceux qui, là où le destin les a placés, officiers, missionnaires, administrateurs et agents de tout ordre, travaillent à l’épanouissement du génie de notre race et de l’influence française.

Dans le monde moderne, toute œuvre est si complexe qu’elle prend un caractère collectif. Certes je connais, pour en avoir fait l’expérience, le rôle de celui qui commande et qui porte les responsabilités. Mais je sais aussi quelles collaborations intelligentes et généreuses un chef découvre autour de soi aux heures difficiles et je me fais un devoir, au moment où vous me recevez au milieu de vous, de reporter une part de cet hommage à ceux qui ont participé durant tant d’années à mon labeur. Ils trouveront dans la bienveillance de votre accueil une preuve nouvelle que l’élite de notre pays n’est indifférente à aucune des formes par où se manifeste le dévouement aux grands intérêts nationaux. C’est une des traditions de votre illustre Compagnie d’honorer avec une égale sollicitude la pensée et l’action, et ainsi de maintenir dans chaque période de notre histoire l’heureux accord de la science politique et des lettres.

L’homme d’État très regretté, auquel je m’enorgueillis de succéder, a eu ce privilège d’unir sans cesse au soin des affaires publiques le culte des choses de l’esprit. Orateur, écrivain, parlementaire investi des plus hautes charges de l’État, Paul Deschanel a toujours eu, au cours d’une carrière poursuivie avec éclat, le souci de s’intéresser à toute la vie de son époque; il n’a laissé aucune part du- patrimoine spirituel de sa patrie sans la bien connaître, sans être armé pour la défendre, sans être prêt, dans la mesure des forces humaines, à l’accroître. Il a été un représentant très brillant de cette bourgeoisie libérale, travailleuse et cultivée, qui ne pense pas avoir achevé sa tâche quand elle a profité de toutes les ressources intellectuelles de son temps, mais qui juge avoir ici bas sa mission, et pour laquelle le plus noble emploi de ses foi-ces est de les mettre à la disposition du bien public.

Pour lui le beau langage, les grâces du style, les jeux de la pensée avaient un charme dont il ne s’est jamais dépris. Son éloquence comme ses livres, nourris des souvenirs de l’antiquité et de notre histoire littéraire, attestent le goût permanent de tout ce qui est art et intelligence. Les agréments de la forme lui paraissaient naturels dans un pays de civilisation ancienne ; il les aimait sans emphase, comme il aimait la tenue et l’éducation ; il avait le respect de cet ensemble de qualités d’esprit, de raison et de courtoisie qui formaient au grand siècle ce qu’on appelait l’honnêteté. Il les a possédées avec tant de maîtrise que partout où il a passé, et dans les assemblées politiques même où le tumulte des discussions quelquefois l’emporte sur le raffinement des idées, il a réussi à les faire apprécier. Mais à aucun moment Paul Deschanel n’a vu dans le culte de l’esprit une simple délectation, jamais s il ne l’a considéré comme un divertissement personnel qui fût affranchi du sentiment d’autrui. Les mots, a-t-il écrit, n’ont de prix que par la cause qu’ils servent. C’est toujours l’action qu’il avait en vue, l’action par la parole et par la plume, l’action par le travail législatif et l’exercice du pouvoir, et au delà de l’action le développement des institutions, le perfectionnement de la société, la grandeur de la patrie qu’il aimait passionnément.

Ces heureuses dispositions, Paul Deschanel les tenait à la fois de la nature et des traditions de sa famille. Rappeler ici le souvenir d’Émile Deschanel, ce n’est pas seulement rendre justice à un professeur éminent, à l’exquis conférencier qui réunit dans une pareille admiration nos classiques et nos romantiques, au biographe de Racine et de Lamartine. C’est aussi, Messieurs, j’en ai l’assurance, remplir un pieux devoir et obéir à une volonté dernière de celui dont je retrace l’existence. Avec quelle tendresse filiale, où la reconnaissance se mêlait délicatement ait respect, Paul Deschanel a toujours évoqué l’image de ce père qui forma sa jeunesse, qui lui enseigna l’histoire de son pays, celle des hommes et celle des idées, qui lui donna pour toujours le sens exact des êtres et des choses, l’amour de la précision, de la mesure et de la beauté, qui lui légua les plus belles traditions intellectuelles, celles de l’Université de France ! Lorsqu’il parut, il y a plus de vingt ans, à la place que j’occupe aujourd’hui, ses premières paroles exprimaient sa confusion d’être accueilli là où son père aurait pu figurer dignement, et il voulait partager avec lui la satisfaction qu’il éprouvait à être des vôtres. « Je me sens un peu triste, avouait-il, d’être à l’honneur tandis qu’il a été à la peine ; un peu consolé aussi, pourtant, à la pensée que si j’eusse été heureux de le voir à cette place, il est plus heureux, lui, d’y voir, son fils, car tous deux ne forment qu’une seule âme et un seul cœur. »

Lorsqu’il fut nommé président de la République, une de ses premières démarches fut de se rendre, comme à un pèlerinage, à ce Collège de France où il souhaitait de revoir la salle dans laquelle son père avait enseigné. Il eut du moins le bonheur de garder longtemps ce maître deux fois cher, à qui il lui plaisait d’être redevable de tout; il eut aussi le bonheur de le récompenser en faisant de lui le témoin joyeux et fier de ses succès. Quand vint l’heure de la séparation suprême, il formula cette pensée mélancolique où l’on retrouve comme l’écho discret d’une intime et inconsolable affliction : « On commence de mourir le jour où l’on perd ses parents. »

Il était né à Bruxelles où son père attendait que la liberté fût rentrée dans son pays pour y rentrer avec elle. Est-ce au modèle des ménages, au sien, que pensait Émile Deschanel en notant dans une de ses pénétrantes études que Raphaël avait été élevé par le meilleur des pères, Giovanni Santi, artiste laborieux, savant et probe qui l’avait guidé avec tous ses soins, toute son intelligence. De plus, ajoutait-il, Raphaël était aimé par la plus tendre et la plus charmante des mères. Paul Deschanel allait grandir dans une même atmosphère de science, d’honnêteté et de tendresse.

Il apprit à chérir la France avant de la connaître. De tous les compliments que lui avait gracieusement adressés Sully Prudhomme le jour de sa réception à l’Académie, celui-ci l’avait le plus ému : « Depuis le berceau vacillant de la terre d’exil, -vos lèvres apprirent des lèvres paternelles à balbutier le nom de la France. »

S’il est vrai que selon une parole de Taine, tout le secret d’une vie d’homme est de s’incorporer à quelque chose de plus grand que soi, le jeune Paul Deschanel dut à sa famille le bonheur d’être formé par l’enseignement à la fois le plus austère et le plus enflammé. Il régnait dans ce monde d’exilés, sous le second Empire, une extraordinaire ardeur, un zèle tout brûlant pour les vertus civiques, de belles et généreuses espérances. Une amitié charmante, animée par les mêmes soucis et les mêmes aspirations unissait ces républicains bannis. Lorsque Paul Deschanel naquit, une grande voix partie de l’Océan lui souhaitait la bienvenue. C’était celle de Victor Hugo. Quelle naissance fut accueillie par de plus magnifiques parrainages ? On songe en évoquant ces circonstances privilégiées à cette fresque de Ghirlandajo, que l’on voit à Santa Maria Novella, où une jeune femme drapée de blanc, à la démarche d’immortelle, la fée bonne nouvelle, vient saluer la nativité d’un grand prophète. L’enfant qui venait au monde entouré de tant de vœux illustres semblait prédestiné.

À Bruxelles, puis après son retour à Paris, Émile Deschanel était en relation avec ceux qui partageaient ses sentiments. La jeunesse de son fils s’est écoulée parmi les écrivains, les orateurs, les représentants du peuple qui luttaient contre l’Empire et travaillaient à l’avènement de la République, Michelet, Edgar Quinet, Gambetta, Charras, Arago, Scheurer-Kestner, et tant d’autres encore. C’est en écoutant son père parler d’eux, c’est en les écoutant eux-mêmes plus tard, que Paul Deschanel a fait son apprentissage de la politique, et nous savons les profondes impressions qu’ont laissées sur cette âme si vibrante ces années d’épreuves et d’espoirs, ces temps héroïques de l’opposition et de la fondation’ de la République.

A peine revenu en France, il achevait ses études, il passait ses examens, et tout de suite il entrait dans la vie active. Il était attaché au Cabinet de M. de Marcère, puis de M. Jules Simon. Il avait vingt ans quand il publiait son premier article dans le Journal (les Débats ; l’année suivante il devenait sous-préfet.

Près d’un demi-siècle a passé depuis ces jours de fièvre. Nous avons vu la République s’organiser et la France se relever, nous avons vu avec une fierté joyeuse le beau nom de la victoire inscrit de nouveau dans les annales de la patrie, nous avons vu la nation mutilée retrouver, en même temps que son intégrité, son prestige dans le monde. Mais représentons-nous l’état d’esprit des hommes qui, au lendemain de 1870, avaient devant eux la tâche immense dont nous savons la glorieuse issue. Représentons-nous l’ardeur inquiète et le labeur minutieux, la hardiesse et la patience, la foi et la méthode que réclamaient alors les événements. Il fallait refaire la France, réorganiser l’armée, rétablir les finances, reconstituer les rouages de l’État. -Et dans ce moment même, ceux qui avaient pris le pouvoir et la responsabilité d’une grande œuvre étaient obligés de ramener la paix à l’intérieur, de défendre la Constitution et le régime menacés par les anciens partis dynastiques, de recréer l’unité morale de la nation. Comme on comprend alors l’impétueux élan d’un Paul Deschanel, comme on comprend la vivacité à la fois confiante et sérieuse avec laquelle il se mettait au travail ! Il sentait en lui ce débordement de vie qui accompagne la jeunesse, ça désir de bien faire qui est le privilège d’un noble esprit, tette plénitude de ses forces qui est naturelle chez un homme qui sait ce qu’il veut et où il va.

Le jeune sous-préfet débutait dans ce département d’Eure-et-Loir auquel devait l’unir une si longue et si fidèle amitié. Après un court séjour en Bretagne, il fut nommé en Seine-et-Marne. Ce sont là des postes heureux qui permettent à un jeune fonctionnaire d’être plus aisément encore qu’un sous-préfet aux champs, un sous-préfet parisien. Paul Deschanel avait le souci de -rester en contact avec Paris. Il ne se destinait pas seulement à être un administrateur appliqué et compétent ; il savait qu’une mission plus délicate l’attendait.

Au lendemain de la chute de l’Empire, bien des souvenirs encore rattachaient une partie de la population au régime déchu, bien des espérances aussi retenaient loin de la République les survivants encore nombreux des groupements monarchistes. Deschanel pensait que la question constitutionnelle était réglée et qu’il fallait rapprocher les Français les uns des autres. Il mettait dans cette œuvre beaucoup de bonne grâce, de largeur d’esprit ; il professait dès cette époque qu’au-dessus des partis, équipes différentes au service de l’État, il y a les grands intérêts nationaux, les durables traditions de notre pays, les plus hautes notions politiques autour desquels il est possible de toujours rassembler des hommes qui sont les enfants d’une même patrie. C’est là une, des idées directrices de Jouté sa vie politique. Il a appelé tout jeune de ses vœux ce qu’il aimait à définir lui aussi l’Édit de Nantes des partis.

Tel il parait déjà dans ses années de début, tel il sera toute sa vie, tel il demeure dans l’esprit populaire. Élégant ami de là conversation et des ornements de l’esprit, admirateur de la grâce sociable de nos pères dans laquelle il retrouvait le sourire de la France, mais passionné aussi et foncièrement dévoué à ses convictions politiques. Il était si représentatif d’un type d’homme de notre pays qu’il a fini par avoir sa légende. On aimait ce qu’il était, on parlait de ses qualités avec un peu de malice sans cesser dé les admirer, ce qui est une des formes de la célébrité. Les démocraties passent pour soupçonneuses et difficiles à satisfaire. Elles sont à la fois confiantes et railleuses. Elles apprécient le sérieux, mais elles se moquent du solennel. Elles goûtent la cordialité, et elles respectent peu la familiarité. Il faut longtemps pour leur plaire par le naturel, mais il ne faut qu’un instant pour perdre auprès d’elles tout prestige, si d’aventure on les fait sourire. Elles apprécient à leur façon l’hérédité et se plaisent à retrouver chez les fils les qualités qu’avaient les pères, mais elles veulent aussi que l’on ait du mérite par soi-même. Paul Deschanel avec son sentiment des nuances, son éloquence un peu parée, n’a pas communiqué du premier coup avec la foule. Mais il a vite inspiré de la sympathie et s’il a réussi à se faire adopter par le public, c’est qu’il lui donnait d’un représentant du peuple une image qui lui était agréable.

Ses débuts dans la politique n’empêchaient pas Paul Deschanel de travailler à l’enrichissement de son esprit. Il ne tarde pas, d’ailleurs, à abandonner l’administration pour écrire et agir plus à son aise. C’est alors qu’il publie ses études sur Mme du Deffand, sur Mme Récamier, sur d’autres personnalités françaises qu’il a réunies plus tard sous le titre de Figures de Femmes. On n’y trouve pas seulement de jolis portraits littéraires, une vive peinture des salons du XVIIIe siècle, une curiosité intelligente de quelques honnêtes gens du passé, amis de la politesse et des plaisirs délicats ; on y remarque aussi l’attention que porte l’auteur à l’histoire des idées. Un écrivain malicieux a dit que c’était surtout à propos des femmes qu’il était juste de répéter la parole célèbre et de déclarer : « le style, c’est l’homme » de ne crois pas que Paul Deschanel aurait adopté cette maxime un peu irrévérencieuse pour les charmantes figures qu’il voulait peindre. Cependant ce n’est pas à elles seules qu’il pense, et leurs amis lui paraissent avoir bien de l’intérêt. A côté de Mme d’Épinay il voit Rousseau; Mme Necker lui livre Diderot; près de Mme de Beaumont il a occasion, au moins de temps en temps, de trouver Chateaubriand; Mme Récamier le mène à Benjamin Constant; chacune lui permet la société d’un philosophe ou d’un homme d’État.

S’il aime la bonne compagnie de ces illustres personnages du passé, il ne goûte pas moins à cette époque celle de ses contemporains; il se plaît même dans les salons plus que dans les fumoirs et dans les clubs. Il prend des leçons de diction, déclame avec beaucoup d’aisance, se distingue dans les charades et la comédie. Son entrain, la rapidité de son esprit, la grâce de son érudition lui assurent des succès mondains. C’est un prince de la jeunesse. Il annonce de nouvelles études de psychologie féminine; il s’essaie dans des conférences où les dames se montrent empressées. Est-il prisonnier des belles lettres? Va-t-il disputer à son père les auditoires qui applaudissent aux savoureuses leçons du Collège de France? Non, voici que la politique le revendique et menace de l’absorber.

- Très vite il préfère la foule aux auditoires élégants. Lamartine avait écrit : « J’ai dans la tête plus de politique que de poésie. » Deschanel avait dans la tête plus de politique que de littérature. Il s’excusait lui-même en excusant Lamartine : « Regrettez le temps ravi à la poésie, soit! Mais ne faites pas grief au poète d’avoir voulu mettre dans sa vie et dans la vie des autres hommes la beauté qui débordait de son cœur. »

Il consacre à l’histoire politique d’heureux loisirs; Fox et Pitt, Frédéric II et Bismarck, Gladstone, Berryer, M. de Talleyrand, tels sont les sujets de ses méditations.

Il ne se contente pas d’écrire leur biographie, ni de noter ce qu’il y eut de curieux dans leur existence; les anecdotes ne l’intéressent que si elles ont une signification révélatrice. Ce qui le retient, c’est l’enseignement qu’il découvre pour la bonne conduite des affaires publiques. Nos premiers conflits avec la Prusse, nos dernières luttes avec l’Angleterre, la formation de l’Europe contemporaine, les vicissitudes du gouvernement parlementaire, les progrès de la démocratie chez nos voisins, voilà ce qui lui importe. Chemin faisant, il rencontre des vérités un peu âpres. Il n’hésite pas à les formuler au risque d’émouvoir certaines susceptibilités. Il sait qu’en parlant librement de l’étranger, il dérange quelques préjugés et il ruine quelques illusions, il se heurte à une certaine inaptitude de ses concitoyens à entrer dans l’esprit des autres, mais il a conscience d’accroître notre expérience et aussi de servir nos intérêts:

Bientôt il commence de saisir l’importance de l’expansion de la France au dehors. Dès 1883, il publié un livre sur la question du Tonkin, et il prépare un ouvrage sur les intérêts français dans l’Océan Pacifique. Le rayonnement dé nôtre pays, ses établissements t-épandus dans le monde entier, ses relations traditionnelles avec tant de nations lointaines lui paraissent déjà une part importante de nôtre force, et une des conditions de notre puissance.

Il y a quelque trente ans, chaque hiver, aux jours dé vacances, nous nous donnions rendez-vous sur la Côte d’Azur. Au cours d’inoubliables promenades j’ai eu la fierté d’encourager sa curiosité instinctive. Dans ces paysages merveilleux où la lumière qui tombait du ciel sur la nature méditerranéenne invitait à des conversations moins austères, il ne cessait de m’interroger sur les destinées de la colonisation française au delà de la mer bleue dont ses regards prolongeaient l’horizon. Je me souviens de l’énergie de ses discours qui contrastaient avec la grâce nonchalante et épanouie des sites qui nous environnaient. Il lui arrivait de partir en guerre contre la centralisation sans mesure, la passion d’uniformité et de symétrie qui égarent souvent l’administration française, contre les lenteurs et la routine des bureaux qui enchaînent tant d’initiatives! La France n’était pas une démocratie, mais une bureaucratie ! Sa voix s’emportait, fonçait sur les vieilles idoles chères à notre pays, tandis que la plainte continue des flots dont l’élan vient se briser sur ces rives bénies répondait aux échos de sa parole irritée.

Cependant d’autres préoccupations se joignaient dans son esprit à ce souci des affaires coloniales. Paul Deschanel avait résolu d’étudier les conditions de la vie matérielle et du travail dans les temps modernes, et c’est tout un ordre de recherches «il s’impose. Dès lors les questions industrielles et financières l’accaparent. Ce lettré se met à compulser les chiffres et à réunir des statistiques. Il moissonne en Angleterre, en Espagne, en Allemagne, aux États-Unis. Il rassemble une ample documentation dont il sut se servir avec clarté et avec méthode. C’est ce qui donna à son éloquence, dont on saisissait tout d’abord l’éclat, une solidité concrète, c’est ce qui assura tout de suite le brillant succès du premier discours qu’il prononça à la Chambre sur la question du blé.

Quand il entrait pour la première fois au Parlement en 1885, il était certainement un des hommes qui savaient le plus, et qui étaient le mieux préparés au labeur législatif. Les luttes soutenues par ses anciens pour la fondation du régime républicain avaient enfiévré et mûri sa jeunesse. Désormais son histoire se confond avec celle de la troisième République, sortie victorieuse d’épreuves décisives.

Nous nous sommes liés dès nos premières rencontres dans le bourdonnement des couloirs du Palais-Bourbon. Rien ne nous séparait; tous deux nous étions nés à pensée au milieu des malheurs de la France, en pleine invasion, en pleine guerre civile. Parfois, après la séance, nous suivions le chemin délicieux que forment les bords de la Seine, et nous nous appliquions à définir la lourde tâche qui incombait à notre génération. Les cruels souvenirs de nos désastres nous ramenaient sans cesse au programme de la reconstitution nationale. Nos cœurs se rejoignaient dans la tristesse et dans ‘l’espérance. Nous avions du rôle parlementaire la même conception, et la même conscience des responsabilités que ferait peser sur nos épaules l’épanouissement des libertés nécessaires.

Il est, exceptionnel qu’un homme qui se voue aux affaires publiques ait dès sa jeunesse une conception d’ensemble La politique est surtout un art empirique. Si elle s’appuie sur des règles fixes, elle a cependant pour fin l’organisation des sociétés qui sont une matière vivante, soumise aux passions humaines. Paul Deschanel eut très tôt un certain nombre d’idées directrices. S’il ne les a exposées nulle part sous la forme d’un système harmonieusement lié, s’il leur a laissé assez de souplesse pour recevoir les retouches qui sont l’effet de l’expérience, on les retrouve dans tous ses écrits et dans tous ses discours; elles en composent l’unité réelle. Quand on relit les recueils qu’il a publiés, depuis les Questions actuelles et l’Organisation de la Démocratie jusqu’à la République nouvelle et les Quatre ans de Présidence, on est frappé de la logique de ses théories et de la constance de ses certitudes.

Il y avait chez lui, par l’effet de sa culture, un fond de philosophie scientifique et une haute morale. « La nature, a-t-il écrit, à travers ses splendeurs est un prodige d’iniquité. Le soleil a souri aux plus grands crimes, la mort frappe en’ pleine jeunesse les plus grands cœurs. Tout ici bas n’est que violence. L’homme lui-même ne subsiste que par une tuerie abjecte. L’extermination réciproque était la loi de l’humanité primitive, comme elle est encore la loi de la nature animée. » Tel est son point de départ. Dans ces âpres constatations, on a quelque peine tout d’abord à reconnaître l’orateur à qui l’on faisait presque un reproche des grâces de son esprit : on y retrouve plutôt les observations d’un philosophe impitoyable, disciple de Darwin.

Mais dans cet univers désolant, voici qu’au cours des siècles a surgi la conscience humaine, et avec elle la justice et cette fleur de la justice, la charité. L’être humain participe de l’éternel et de l’infini. Par la pratique de la justice et de la charité, l’homme et la société doivent tendre à une fin idéale qui est la vertu. Les grandes pensées même ne viennent qu’après les belles actions, les plus beaux préceptes n’ont de prix que s’ils se réalisent. Et ces nobles choses que sont les traits héroïques, le sens du devoir, ont ce caractère admirable de se trouver partout et chez les plus misérables. Ce sont souvent, a dit Paul Deschanel, « les chefs-d’œuvre du génie populaire ». Comme un poète antique, il se plaisait à répéter que la vertu est le seul bien qui ne meurt pas avec l’homme. Il a mis à exprimer ces vérités une passion émanant du cœur. Elevé dans la familiarité des hommes de 1848, il avait hérité leur foi dans la méthode et dans la science, mais il en avait gardé aussi l’enthousiasme un peu romantique et ce civisme qui, au temps de la République naissante, faisait de la vie publique une sorte de sacerdoce. « Le lent travail que poursuivent les êtres pensants et responsables, a-t-il déclaré un jour, grandit l’ordre universel; le moindre mouvement que vient à faire le sage suivant l’ordre agrandit tout l’univers. »

Si ces belles pensées étaient acceptées et suivies, la politique deviendrait le plus paisible des arts et les troubles qui agitent le monde cesseraient comme par enchantement. Nous ne sommes pas encore arrivés à cette étape de l’évolution; on se bat toujours au Palais-Bourbon et Deschanel n’avait pas d’illusions naïves. Il aimait évoquer le mot de Bossuet : " Lorsque Dieu forma le cœur de l’homme, il y mit en premier lieu la bonté. » Il se rappelait aussi qu’un de ses maîtres, un de vos illustres confrères, M. Renan, s’est écrié jadis sous cette coupole : « Que l’homme est bon, Messieurs! » Mais lui n’était pas aussi sûr que l’homme fût bon, il espérait seulement qu’il le deviendrait.

Il pensait que les questions sociales tourmenteront encore ce siècle et ceux qui suivront, et qu’elles ne se résoudront pas dans la haine; la bonté seule est efficace et cette bonté créatrice qui est le flambeau de l’humanité, il la prêchait partout. Ces hautes conceptions l’inspiraient et le guidaient; elles étaient comme l’étoile à la clarté de laquelle on marche, en dépit des difficultés du chemin. Elles ont donné à sa politique un souci extrême de l’équité, des tendances de plus en plus fraternelles.

Voilà le caractère élevé et si attachant pour ceux qui l’ont approché, voilà les idées essentielles du jeune député qui arrivait à la Chambre de 1885. Il avait fixé sa ligne de conduite. Comme Montesquieu, il aurait volontiers dit : « Quand j’ai eu découvert mes principes, tout le reste est venu à moi. »

Dès son premier discours, il a conquis les suffrages de l’assemblée. Il n’a pas hésité à intervenir dans toutes les discussions importantes. Il a traité tous lès problèmes. Il n’était pas depuis longtemps au Parlement quand a éclaté cette grande bataille d’idées qui mettait en cause la constitution sociale de notre pays, les fondements du droit public moderne et l’avenir même de la civilisation. En face de lui, Deschanel trouvait un adversaire puissant, Jaurès, célèbre par son abondance, la subtilité méta- physique, les images et la poésie de sa parole somptueuse, sorte de Chateaubriand épanoui au soleil de Toulouse, respecté pour sa haute probité, sa force de travail et l’étendue de ses connaissances. Avec cet adversaire illustré Deschanel entame une lutte, courtoise certes, mais passionnée.

Par une campagne incessante, il se fit fort de prouver que le régime socialiste change le droit actuel de propriété en droit de possession précaire, supprime l’échange et l’intérêt des capitaux et maintient le salariat. Il montra dans le socialisme une formule de mécontentement, une protestation violente contre les maux existants, habile à déchaîner les colères et la révolte, à aviver les souffrances, à bouleverser les âmes, mais incapable d’apporter un soulagement de quelque durée à la condition des hommes, et ne pouvant aboutir à d’autre fin qu’à l’égalité dans la misère.

Il poursuivit la doctrine sans relâche, en dénonçant son anachronisme, remontant aux sources, opposant à l’ancien socialisme français, vague peut-être, mais sentimental, la conception utilitaire et soi-disant scientifique de Marx et d’Engel, d’où l’idée de justice est absente, faisant paraître à côté de l’idéalisme Saint-Simonien et Fouriériste l’âpreté de la doctrine allemande, et proclamant à quel point le système caduc de la réglementation à outrance et du bonheur organisé par le gouvernement est contraire à nos mœurs et à notre génie. Il reprochait à ses adversaires d’aller chercher au delà de nos frontières les idées rétrogrades qu’ils étalaient; elles portaient la livrée allemande, comme si l’Allemagne prétendait chez nous asservir les esprits après avoir conquis nos provinces.

Qui n’a gardé la mémoire de ces combats d’éloquence où Paul Deschanel fit éclater dans toute son ampleur son art un peu apprêté, mais si sûr, la netteté mouvementée de sa diction, sa science de l’argumentation et du pathétique et ses péroraisons poétiques? Qui ne se souvient de cette prosopopée bientôt légendaire où il faisait appel au paysan de France et où il voyait en lui le défenseur du sol et le gardien de l’âme idéaliste de notre pays ? Sa parole était tour à tour insinuante, pleine de mesure et d’harmonie, exaltée, incisive et véhémente. C’est d’abord une eau tranquille qui coule sur du gravier fin, saute en se jouant de légers obstacles, puis force les écluses, s’irrite et bouillonne, pour reprendre ensuite, entre des rives élargies, un cours limpide et accéléré qui est comme le miroir de la sérénité des pensées de l’orateur et de la force entraînante de sa raison.

On a dit de Jaurès et de Deschanel qu’ils se plaisaient à découvrir dans l’exposé des questions sociales d’admirables thèmes de discours. On les calomniait tous les deux. Deschanel obéissait à une conviction raisonnée, et à ce qu’il considérait comme un devoir impérieux de son mandat. Dans sa pensée, il était vain de diffamer ou de haïr le socialisme, il fallait l’étudier loyalement, le réfuter, en montrer la fausseté. Un pays d’opinion qui a la passion de la logique et des débats intellectuels n’est convaincu que par la valeur des arguments. Deschanel estimait que le socialisme cesserait d’être dangereux quand il serait mieux connu. De là cette richesse de documentation, cette abondance de raisonnements et de preuves. Dans le socialisme il discernait surtout une réaction contre le matérialisme des économistes, mais aussi par une vue subtile et profonde, le collectivisme lui semblait le fils de l’école utilitaire anglaise, une économie politique retournée. Marx était à ses yeux un Ricardo vu à l’envers. Bastiat au nom de la liberté absolue lui paraissait ne regarder dans le monde que l’échange. Le socialisme allemand ne considérait que la consommation et l’usage. Entre le cosmopolitisme économique et l’internationalisme socialiste, Deschanel notait une parenté singulière. À la manière des sciences abstraites, ces doctrines négligeaient les pays avec leur caractère et leurs intérêts pour ne voir que l’humanité. Le grand reproche qu’il faisait au socialisme, c’était de ne tenir aucun compte de la politique, de la philosophie et de la religion des peuples. Le législateur bâtit sur l’expérience et non sur les créations absolues de ceux qui, dédaigneux des réalités, tirent tout d’eux-mêmes, selon l’image si juste du philosophe, comme l’araignée le fil dont elle tisse sa toile. La société ne se modifie et ne se transforme que graduellement. On ne traite pas les hommes comme une monnaie démodée qu’on remet au creuset pour la frapper en bloc à une nouvelle effigie.

Mais la critique ne suffisait pas à Paul Deschanel. Il savait bien que les doctrines, même les moins solides, valent souvent par les sentiments qu’elles déterminent. Il relevait dans le socialisme, même utopique, un pouvoir mystique qui était une réalité. Que donner aux esprits inquiets? Quelle consolation et quelles espérances proposer aux misérables ? La maison laissait à désirer, coin-ment l’améliorer?

Il était d’avis que pour réfuter l’utopie, il faut donner au peuple le spectacle d’efforts réalisés. C’est là une des parties les plus touchantes de son œuvre, c’est aussi une de celles qui lui ont valu le plus de critiques et qu’il a souffert de voir mal comprise. Car s’il réussissait à contenter sa raison et son cœur, son besoin de logique et son besoin de fraternité, il lui arrivait de heurter tous les partis, ceux qui le trouvaient trop conciliant et ceux qui le trouvaient trop modéré, ceux pour qui l’État n’est rien et ceux pour qui l’État est tout. Il a parlé un jour avec quelque mélancolie et quelque sarcasme de ce métier charmant des hommes mêlés à l’action. Demeurent-ils fermes sur leurs maximes? On dit que ce sont des talents honorables, mais des isolés sans puissance. Essayent-ils d’étendre leur action, de se joindre aux autres pour agir sur eux et de sacrifier l’accessoire à l’essentiel ? Alors on dénonce en eux des ambitieux qui abandonnent leurs amis et qui font des avances à leur adversaires. Lui, il se consolait parce qu’il avait foi dans ses convictions et parce qu’il pensait qu’une parole élevée ou une campagne juste ne sont jamais perdues.

Rompant avec l’économie politique orthodoxe, essayant de retrouver la pensée véritable de ses maîtres, Adam Smith et Jean-Baptiste Say, et de rendre à la sympathie humaine la place qu’ils lui réservaient, il rêvait d’une conciliation entre la liberté et la solidarité, entre le droit social et le droit individuel.

Ce grand problème des relations de l’individu et de l’État est toujours pendant devant nous. Paul Deschanel s’est rendu compte qu’une question de cet ordre dominerait pendant de longues années la politique ; il a cherché dans la tradition du XVIIIe siècle, notamment dans Montesquieu, dans Condorcet et Necker, puis dans la Constitution de 1791, les éléments d’une solution. Contrairement aux doctrinaires de la Restauration, aux économistes et à l’école du laisser-faire, il ne veut pas opposer l’individu à l’État. Il cite à ce sujet le mot de Pascal: « Ceux qui font des antithèses en forçant les mots sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. » Il croit qu’un accord est possible entre l’individualisme et la collectivité et que dans cet accord réside la vérité de l’avenir.

Dans son système, l’intervention de l’État n’est donc pas écartée. Dans quelles limites doit-elle se manifester? Toute la question est là. Il répondait que l’État intervient pour apprendre au citoyen à se passer de lui. Sans doute, mais la difficulté est de mesurer le temps et l’action de la tutelle.

C’est déjà beaucoup, à vrai dire, d’être fixé sur le but d’une société bien faite. Avec l’émouvante précision de son langage, Victor Hugo l’avait défini « Élargir et adoucir sans cesse la montée qui conduit du travail à la propriété, du prolétariat à l’émancipation. Dans la civilisation vraie, la marche de l’humanité est une ascension continuelle vers la lumière et la liberté. »

Cet avenir, vous savez, Messieurs, avec quel zèle Paul Deschanel a cherché à en préparer l’avènement. Toute une partie de son œuvre politique est consacrée au développement des associations, de la mutualité, de la coopération. Il n’était pas de ceux qui croient que le monde est définitivement fait et qui se refusent à concevoir des changements. Il ne -redoutait pas les réformes profondes, il n’avait d’autre souci que de les voir s’épanouir dans la liberté et la légalité.

Ce modéré a écrit que l’organisation du travail n’est pas immuable ; ce représentant de la bourgeoisie a proclamé que le salaire ne sera pas éternellement fixé tel qu’il est aujourd’hui ; ce défenseur de la société n’a pas craint de dire que les rapports entre le capital et le travail n’obéiront pas toujours aux mêmes lois. Ah ! certes ce n’est pas pour le plaisir de paraître avancé, ni d’étonner par des opinions hardies. C’était, chez lui, les conclusions de lentes recherches et de réflexions approfondies. Il professait que la France avait le tempérament conservateur et l’imagination révolutionnaire. Il sentait qu’un monde nouveau était en formation. À un siècle individualiste, il voyait succéder un âge élargi et amélioré par l’idée et par la pratique de l’association. Les associations ouvrières et autres, méthodiquement organisées, par l’échange de bons offices, ne sont-elles pas appelées à devenir des écoles de fraternité concrète et réelle ?

Le principe de l’association que la Constituante avait aboli avec le régime corporatif renaissait sous des formes plus libres. C’est un des phénomènes les plus intéressants de notre époque, et c’est un de ceux qui donnaient à Paul Deschanel le plus d’espérance. Il avait ardemment travaillé à l’organisation de la mutualité et il voyait l’œuvre se développer rapidement. Il entrevoyait une société future où il y aurait plus de sagesse, de concorde et de solidarité, une société reposant sur des lois plus justes et plus humaines, vivifiée par le bienfaisant essor des initiatives soit individuelles, soit collectives.

De là l’intérêt qu’il a toujours porté aux questions de syndicats, de retraites, d’assurances, de là ses interventions dans toutes les discussions où la politique sociale était en jeu. De là tant de discours prononcés dans ces réunions multipliées par des associations de toutes sortes qui l’appelaient à elles comme un conseiller, comme un protecteur, plus encore comme un ami. Il entendait prêcher d’exemple. Il se joignait à tous ceux qui essayaient de créer dans le pays un large courant d’action sociale.

C’était une de ses idées les plus chères que le véritable esprit politique consiste à ‘s’occuper à temps des problèmes qu’on ne peut éviter et que le .devoir des partis conservateurs et modérés est de ménager les transitions, de prévenir les secousses par des réformes opportunes. L’Angleterre lui paraissait experte dans cette sagesse prévoyante. La France, depuis cent ans, n’avait-elle pas trop souvent préféré le système révolutionnaire à la méthode d’évolution? En se refusant à partager leur influence, en se faisant évincer des affaires publiques par leurs propres erreurs, puis en laissant le champ libre aux démagogues par peur des responsabilités et des coups, les classes cultivées commettaient d’après lui une grande faute ; elles ôtaient un contrepoids utile à l’équilibre du Gouvernement et en provoquant une série de mouvements violents, elles empêchaient les forces sociales de tendre ensemble au même but, elles rendaient difficile le maintien de l’ordre dans le progrès.

Quand un homme d’État a de telles vues sur l’avenir, quand il devance les temps par la pensée, il est un ordre de préoccupations qui domine toute son activité ; avant tout il songe à la défense nationale, à la sécurité des frontières, à la sauvegarde de la patrie. A quoi serviraient les plus beaux programmes d’amélioration, les plus séduisantes perspectives de progrès si l’existence même de la nation n’était certaine, si elle n’était garantie par sa force matérielle, par ses alliances et par ses amitiés?

La politique étrangère de nos ministres ne trouvait pas en lui un juge complaisant ; s’il arrivait qu’il lui prêtât un vigoureux concours, il n’hésitait pas le cas échéant à lui adresser de sévères critiques. Elle pêchait par la base quand elle ne s’appuyait pas sur ces indispensables contreforts : de bonnes finances et une armée de terre et de mer forte et disciplinée.

Son patriotisme s’alarmait des lacunes que révélait l’organisation de notre armée et de notre marine, et de certaines défaillances du commandement. Jeune député, il prononçait sur la marine un retentissant discours qui rappelait le célèbre rapport de votre regretté confrère, M. Étienne Lamy. Plus tard, dans une période douloureuse, il s’efforçait de dégager l’armée de solidarités compromettantes, et il luttait de toutes ses forces contre les déclamations antipatriotiques. « Pour payer sa dette à l’humanité, s’écriait-il, il faut d’abord la payer à la patrie. » Il sommait Jaurès de tenir en France le langage de Bebel qui, dans un congrès d’Iéna, venait de condamner la propagande contre le devoir militaire. Désarmer la France, n’était-ce pas désarmer le droit ?

Paul Deschanel est entré dans la vie politique à une heure où la France vaincue, isolée dans le monde, portait la blessure toute récente du traité de Francfort. Écoutez-le. Avec quelle émotion et dans quel magnifique langage, il parle toujours de l’Alsace et de la Lorraine! Quand on étudie la période d’histoire qui s’étend entre les deux guerres, entre 1870 et 1914, on s’aperçoit que cette grande question des provinces perdues a, même dans les années où notre démocratie était si patiemment pacifique, exercé une action déterminante sur la vie nationale. Elle a sans cesse maintenu devant notre regard affligé l’image des réparations promises au droit ; c’est elle qui nous a rappelé qu’au-dessus de nos querelles il y avait un devoir qui réclamait nos efforts et notre amour ; c’est elle qui nous a avertis que quels que fussent nos rêves de fraternité, nous vivions dans un monde sans sécurité où ceux qui croient disposer de la force en usent; c’est elle qui a constamment rassemblé, aux heures critiques, nos pensées et nos cœurs.

Sans doute, bien d’autres objets ont retenu l’attention de Deschanel, et il n’a pas manqué de s’y intéresser. J’ai dit qu’il a été un des premiers à comprendre le rôle de notre politique coloniale qui formait une admirable école d’officiers et d’administrateurs, conférait à nos armes le prestige d’une gloire nouvelle, et promettait à la France d’immenses ressources délaissées et de nouveaux débouchés. Il était soucieux de notre influence traditionnelle en Orient, de notre rôle séculaire dans l’Empire ottoman, de la sauvegarde de notre patrimoine intellectuel dans le monde, de nos rapports avec le Saint-Siège. Ferme partisan de la représentation diplomatique de la France au Vatican, il a usé de son autorité pour hâter le rétablissement de l’ambassade que, comme lui, je jugeais nécessaire. Il n’ignorait pas que la papauté se retrouve à la croisée de toutes les routes de l’humanité, et que dans l’avenir les forces morales exerceront sur les événements une influence de plus en plus décisive. Il s’est, d’autre part, attaché avec beaucoup d’insistance à faire ressortir l’importance des affaires balkaniques, ne dissimulant pas les sinistres pressentiments qui assiégeaient son esprit. Président de la Commission des Affaires extérieures pendant plusieurs années, rapporteur du budget des Affaires étrangères, il n’a cessé d’affirmer sa vigilance et la clarté de ses vues sur tous les sujets.

Mais l’idée dominante de toute sa politique extérieure, c’est durant quarante années nos relations avec l’Allemagne et les conditions de notre sécurité. Dès ses premiers écrits, il définissait le double objectif de la diplomatie française. Il souhaitait l’entente avec l’Angleterre et l’alliance avec la Russie. C’était en 1883, et ce vœu paraissait alors un peu chimérique. La Russie était encore liée à l’Allemagne, et elle était en Asie la rivale de l’empire britannique. Mais Paul Deschanel avait étudié le passé. Il avait médité à ce sujet sur les idées de M. de Talleyrand et celles de Gambetta. La rivalité de la France et de l’Angleterre après 1870 était à ses yeux un des grands contresens de l’histoire. Au milieu de cette paix armée à laquelle Bismarck avait condamné l’Europe, il proclamait que la France ne pouvait s’exposer à la fois à l’opposition des Allemands et à celle des Anglais. Il appelait de tous ses vœux un accord avec la Grande-Bretagne et même au plus fort de la guerre du Transvaal, il restait constant dans ses souhaits et signalait avec courage la vanité de certaines démonstrations impolitiques. Il soutenait l’effort infatigable de notre grand ambassadeur, Paul Cambon. Il conseillait de faire disparaître toutes les causes de friction qui existaient sur différents points du monde entre les intérêts anglais et les intérêts français, d’éliminer tous les ferments de discorde et de conclure, pour l’Afrique notamment, des accords qui sauvegarderaient la dignité et l’avenir des deux peuples et leur permettraient d’envisager, des sommets d’un idéal commun, les redoutables problèmes qui se posaient en Europe. Le jour où l’empereur Alexandre III fit jouer la Marseillaise à Cronstadt et où le roi Édouard VII se rapprocha de la France, il put se donner ce témoignage qu’il avait été des premiers à recommander et à défendre cette politique.

Il ne lui a jamais été permis de faire l’expérience du pouvoir et de mettre lui-même à l’épreuve ses conceptions. On lui a parfois reproché cette abstention comme une faiblesse. D’aucuns ont cru qu’il entendait échapper aux risques de la solidarité ministérielle. Quand il traça le portrait de Berryer qui était resté obstinément à l’écart du pouvoir et des partis, dominant le tumulte de son temps et les remous de la politique intérieure, n’avait-il pas laissé percer ses préférences pour ce rôle privilégié de juge désintéressé qu’avait adopté le grand orateur? Peut-être aussi, à l’approche des responsabilités, ressentait-il ce trouble et ce tourment qui parfois dans les hautes consciences paralysent l’esprit de décision ?

Messieurs, je puis vous assurer que s’il n’a pas été ministre, il n’y eut pas toujours de sa faute. Les combinaisons ministérielles ont leur secret. Paul Deschanel a remarqué lui-même que dans tous les gouvernements, fussent-ils représentatifs, la politique est souvent ce qu’on ne dit pas, et que l’histoire d’hier est celle qu’on sait le moins. Toujours est-il que n’ayant pas été ministre à l’époque où il semblait facile et naturel qu’il le fût, il ne l’a jamais été dans la suite. Et c’est peut-être là ce qui donne à sa carrière politique quelque chose de particulier et d’un peu théorique. L’exercice du pouvoir, en jetant l’homme d’État parmi les difficultés quotidiennes, en le heurtant à l’opposition, en l’obligeant aux décisions rapides, en le roulant dans le courant des événements, ôte à ses doctrines ce qu’elles peuvent avoir d’un peu rigide, d’un peu conventionnel, on est tenté de dire ce qu’elles ont de trop neuf. A cette transformation l’image de l’homme d’État perd en harmonie, en régularité, en perfection; elle gagne en richesse et en réalité. Mais le sort en était jeté, d’autres fonctions attendaient Paul Deschanel.

Il devint en 1898 président de la Chambre des députés. En le recevant le ler février 1901 à l’Académie où il avait été élu en 1899, Sully Prudhomme le louait d’avoir défini cette magistrature complexe avec une précision et une nouveauté remarquables. Environné du respect et de l’estime de ses collègues, sachant à la fois diriger les travaux de l’assemblée et la représenter au dehors avec une parfaite dignité, arbitre impeccable des partis, modérateur des discussions les plus violentes, interprète éloquent de la Chambre dans toutes les circonstances, il a été un président dont le nom se perpétuera dans les annales du Parlement.

À cette haute magistrature, il s’est donné tout entier avec des scrupules où se reconnaît sa grande probité. Le fauteuil, disait-il, est la seule place de l’assemblée d’où l’on puisse la voir tout entière, il est aussi le seul d’où l’on puisse bien juger les partis et s’élever pour chacun à la pleine équité. Et il ajoutait : « La difficulté la plus redoutable et parfois la plus douloureuse de cette charge, ce sont ces cas de conscience qui surgissent tout à coup devant un devoir complexe, et qu’il faut résoudre à l’instant, tout en tenant tête aux passions. » Délicate parole d’honnête homme qui, dans un des plus hauts postes de l’État, pense moins à l’honneur qu’aux moyens de s’en rendre digne, et qui ne cesse alors qu’il a l’autorité et la puissance, de chercher les meilleures voies pour être juste.

Sully Prudhomme n’avait pas manqué de le mettre en garde contre la fragilité des mandats politiques. À l’Académie, il était des vôtres immuablement, mais la fortune politique est si fantasque, elle a de si injustes vicissitudes que le plus digne y peut le moins fonder son bonheur. Le fait est qu’après les élections générales de 1902, Paul Deschanel dut rentrer dans le rang. Mais nous n’y avons rien perdu. Il reprend avec éclat possession de la tribune jusqu’en 1912. À cette époque, il est de nouveau choisi comme président de la Chambre, et réélu ensuite avec des majorités croissantes jusqu’au jour où il quitte le Palais Bourbon pour l’Élysée.

Lorsque la guerre éclate, Paul Deschanel a mission d’élever les âmes des représentants de la France vers les héros qui combattent pour elle. On se souvient des grandes séances et des comités secrets, des beaux débats d’union sacrée et des controverses où l’inquiétude risquait de semer la discorde. Il fit face à tout avec un patriotisme, une présence d’esprit et une chaleur qui ne s’oublieront pas. Cette guerre, il l’avait_ prévue, il l’avait prédite. Dès le temps de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine, en 1909, il en avait aperçu les conséquences possibles. En avril 1914, il avait répété : « La guerre des Balkans n’est qu’une préface, le duel entre Germains et Slaves est irrésistible et la France y sera engagée. »

Pendant les cinq années de guerre, cinq années d’angoisse et de gloire, il a été une des grandes voix de notre pays, vibrante d’émotion, d’humaine pitié et de tendresse quand il s’agissait d’honorer les morts, enflammée et superbe de virilité et d’irréductible énergie quand il fallait exprimer nos résolutions et nos espoirs.

La beauté et la cruauté des temps que nous avons vécus éclatent dans ces hymnes magnifiques. Hymnes aux femmes de France, à l’affreuse douleur des mères, des épouses et des fiancées en deuil; hymnes à l’endurance et à l’héroïsme de nos armées, à la confiance invincible de la nation dans l’éternelle justice ; hymnes au splendide élan de cette belle jeunesse accourue de tous les points du globe au secours de la plus sainte des causes !

Les discours qu’il a prononcés alors, dont chacun faisait reverdir cette plante de salut, la foi dans les destinées de la France, il les a réunis sous ce beau titre : La France victorieuse. Ils ont conservé le frémissement que leur donnait son cœur; on v devine le retentissement de sa voix ; on croit entendre encore les acclamations qui accueillaient les paroles de l’orateur quand il louait les combattants d’avoir fait de l’Alsace-Lorraine la personnification du droit, et par l’apaisement de la conscience humaine préparé un ordre plus haut. Si l’histoire veut choisir dans l’œuvre de Deschanel les pages qui composent la plus exacte image de son art et de son caractère, elle les trouvera dans ce livre brûlant et tout animé d’une ardeur sacrée.

En janvier 1920, la paix était signée depuis quelques, mois, les élections venaient d’avoir lieu et tous les esprits étaient tendus vers l’idée de cette France nouvelle auréolée de gloire, couverte de lauriers, mais épuisée d’un si long effort, qu’il fallait organiser et préparer à ses destinées dans le monde. Le premier acte des assemblées politiques devait être de nommer le Président de la République. Alors les regards se tournèrent soudain vers le Président de la Chambre qui avait été le symbole de l’union sacrée. Tout le servait, et jusqu’au fait même de n’avoir jamais encore participé au pouvoir. Il était l’homme de l’avenir.

D’autres projets cependant avaient été formés. On avait songé à l’illustre vieillard qui avait su donner une ai vive impulsion à la défense nationale et à qui le sort avait réservé cette incomparable fortune d’être le chef du gouvernement au moment de l’armistice, le père de la Victoire. N’était-il pas porté par la reconnaissance de son pays et l’admiration des peuples? Mais voici que les desseins acceptés la veille se modifient à la dernière heure. Réélu à la présidence de la Chambre par une ovation enthousiaste, Paul Deschanel devient candidat à la présidence de la République. Après un vote préparatoire où il fut distancé de quelques voix par son concurrent, M. Clemenceau refuse de laisser poser sa candidature au Congrès de Versailles et le président de la Chambre y est élu par 734 voix sur 888 votants.

Souvent depuis vingt ans il avait paru aux amis de Paul Deschanel qu’il serait à sa place à l’Élysée ; souvent sans doute lui-même avait pu avoir légitimement cette pensée. Les circonstances avaient été toujours contraires, et il semblait que l’heure fût passée définitivement. L’histoire a de ces revirements. Paul Deschanel est conduit à l’Élysée par un de ces mouvements de fond qui emportent tout sur leur passage. Toute la France applaudit à cette élection triomphale. Ceux qui ont vu le nouveau chef de l’État partir de Versailles avec la femme d’élite qui a été ‘la compagne de son esprit et de son cœur, et avec ses jeunes enfants, ont gardé la vision charmante de cette famille française que toute la nation entourait de ses vœux et qui semblait aller vers Paris comme vers un beau songe.

Hélas ! Messieurs, quel douloureux réveil ! Le suprême honneur, à peine échu à Paul Deschanel, lui est brutalement retiré. À cet homme bon, loyal et dévoué est réservée la plus cruelle épreuve, la mission tragique de nous rappeler l’infirmité de la condition humaine et le mystère de la volonté qui fait et défait les puissants du monde. Quelle leçon sur le néant des grandeurs !

Que s’est-il donc passé? Le surmenage que lui avaient imposé cinquante-deux mois de guerre avait fortement ébranlé le tempérament nerveux de Paul Deschanel. La Chambre qu’il présidait siégeait en permanence ; il était rare qu’on ne le vît pas au fauteuil dans les séances de l’après-midi, et même il s’y asseyait souvent aux séances du matin. Il ne perdait rien des paroles ni des gestes de l’assemblée ; il lui fallait dominer l’agitation des Comités secrets, redresser aux séances publiques, à la minute précise où elles déviaient, les discussions qui menaçaient de mettre en péril l’union sacrée, d’affaiblir le moral du pays. Il se raidissait contre les dures fatigues de sa mission, contre les émotions et l’anxiété de son âme. Il s’appliquait à ne rien laisser paraître des tressaillements de tout son être au cours d’interminables débats. Jusqu’au bout, il a soutenu ce rôle harassant. Comment cet effort presque surhumain n’aurait-il pas éprouvé sa santé ? Elle fut atteinte dans ses sources vives.

Comme il disposait à la fin de 1919 de quelques loisirs, je lui conseillai d’en profiter pour se détendre et renouveler ses forces. « Je ne sais pas-me reposer », me dit-il. Il écrivit alors son livre sur Gambetta. Il élevait un monument de reconnaissance au grand patriote dont l’idéal, l’union de tous les Français dans la République victorieuse, s’était réalisé, et qui à l’heure où la France signait la paix du droit dans la galerie des glaces de Versailles, était présent au milieu de nous et communiait avec elle.

Lorsqu’il s’installa à l’Élysée, l’altération de ses traits frappa tous ses visiteurs. Rapidement, les défaillances de sa santé se précisèrent. La nouvelle de la maladie du chef de l’État fut accueillie par la nation avec une stupeur silencieuse et désolée. Le sentiment dominant fut celui d’une immense et déférente pitié devant un de ces coups du sort qui sont hors de l’ordre commun et qui laissent aux spectateurs la notion troublante d’une puissance qui les dépasse. Mais pour celui qui, placé à la tête de la nation, venait d’assumer la charge suprême avec tant de nobles projets, qui espérait achever son œuvre politique en dirigeant son pays dans les voies nouvelles que lui ouvrait la victoire, pour celui qui commençait à peine la dernière étape et la plus brillante étape de sa route, quelle disgrâce ! Quel drame intime ! Notre pensée se reporte aux cruelles imaginations d’un Shakespeare, ou aux terribles enseignements d’un Bossuet.!

Le mal qui terrasse en un instant définitif est moins funeste que cette mort lente qui ne laisse à l’homme que la conscience de son infortune. Et quand cet homme est précisément chargé des plus grands devoirs, quand il a le caractère scrupuleux que j’ai tenté de vous dépeindre, et le plus généreux idéal, quoi de plus pathétique ! Trahi par ses forces, Paul Deschanel voulut encore espérer, mais bientôt il dut prendre le parti de se retirer. Il écrivit alors aux Chambres le message mélancolique et digne où il annonçait sa résolution.

Ses fidèles amis d’Eure-et-Loir lui ont donné après sa démission de Président de la République une, preuve touchante de leur affection en le nommant sénateur. Dans la retraite, où il était obligé de ménager sa santé, il eut encore le souci de travailler pour le bien public. Il prépara longuement un discours qu’il se proposait de prononcer devant la Haute Assemblée. Cette consolation lui a été refusée. Mais du moins son discours était écrit quand la mort est venue le saisir, et sa publication a pu être assurée par des soins pieux.

C’est comme le testament politique d’un homme qui a toujours vécu pour son pays et qui lui donne, avant de disparaître, la consultation suprême que lui inspirent à la fois son expérience et son patriotisme.

Rien des difficultés que nous laissait le traité de Versailles ne lui échappait. Il voyait l’Allemagne responsable de la guerre, auteur volontaire des dévastations qui ont ravagé nos départements du Nord et de l’Est, se dérober à ses engagements et éviter par une banqueroute ingénieuse et déshonnête le paiement de ce qu’elle le doit. Il voyait la même Allemagne travailler contre les jeunes nationalités affranchies par la guerre et menacer le statut de l’Europe nouvelle. Il la devinait partout occupée à ruiner les résultats de la victoire. Alors, révolté et inquiet, Paul Deschanel rassemblait ses forces pour adresser à sa patrie un avertissement qu’il jugeait salutaire, et fortifier ces causes de la sécurité et de la justice pour lesquelles tant de Français sont morts. Exiger de l’Allemagne tout notre dû et prendre, si besoin est, les sanctions commandées par les événements, ne supporter aucune atteinte à l’indépendance et à la souveraineté nationale, travailler avec les jeunes nationalités à la consolidation de l’Europe centrale, tel était le résumé qu’il faisait lui-même des principaux articles de son programme.

Mais pour accomplir ces grandes œuvres, il croyait une réforme nécessaire et avec l’autorité que son passé lui conférait, il l’expliquait.

Il avait constaté par lui-même l’insuffisance des pouvoirs du président de la République et l’insuffisance du contrôle parlementaire. « A mon sens, disait-il, il est impossible de conduire désormais, comme elle doit l’être, notre politique extérieure sans redresser en quelques points l’organisation des pouvoirs publics. » Cependant il hésite devant une trop profonde modification de nos lois constitutionnelles. Il réclame pour le chef de l’État le droit de communiquer directement avec les Chambres. Il recommande aussi la formation d’une Commission permanente des affaires étrangères, nommée par les deux Chambres, comme celle qui existe aux États-Unis, comme celle qu’en 1871 M. Thiers fit élire par l’Assemblée Nationale.

Dans ce dernier appel au Parlement, nous reconnaissons les idées de toute sa vie : la primauté donnée aux affaires extérieures et à la défense nationale, la préoccupation on de situer dans la République un point où se concentre la tradition, notamment pour la conduite de la politique étrangère, le souci de diviser les pouvoirs, de définir le rôle des Chambres et aussi la limite de leurs droits, le désir de- laisser à l’exécutif toute sa force et de concilier ces deux termes d’autorité et de liberté qu’il faut à tout prix sauvegarder, puisque « pour être libre, il faut d’abord être gouverné ».

N’est-il pas émouvant et n’est-il pas juste que la carrière de Paul Deschanel se soit terminée par cette leçon de haute politique où il a mis tant de sérénité et de sagesse ? Après de longues journées de souffrances, cette noble faveur lui a été accordée : la dernière manifestation de son activité a été consacrée aux affaires publiques.

Cette constance dans le devoir patriotique est la marque propre de son esprit et lui assure le souvenir de ceux qui viendront après nous. Les grandes réussites et les grandes infortunes remplissent l’histoire, elles intéressent et elles touchent. Mais seuls les grands dévouements vont au cœur des peuples et demeurent longuement dans leur mémoire. Si l’œuvre de Paul Deschanel est particulièrement digne de l’attention, c’est d’abord parce qu’elle révèle la beauté de la conscience et du talent, le culte de l’honneur, le respect de la pensée d’autrui, le sentiment supérieur de l’union ; c’est aussi parce qu’elle représente quarante ans de labeur pour le bien publie, une ardente confiance dans les destinées du pays, faite d’effusions spontanées et de méditation; c’est surtout parce qu’elle est profondément nationale et qu’elle retient en elle un pur rayon de cette grande lumière, si éblouissante à certaines heures par son éclat, si captivante à d’autres par sa douceur, que projettent comme un immortel foyer, les grandeurs, la dignité et le charme de’ notre France.