Discours de réception de Chantal Thomas

Le 16 juin 2022

Chantal THOMAS

DISCOURS

DE

Mme Chantal THOMAS

–––

 

Mme Chantal Thomas, ayant été élue à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean d’Ormesson, y est venue prendre séance le jeudi 16 juin 2022, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

 

Je vous remercie avec émotion de me faire le grand honneur de m’accueillir en votre Compagnie. C’est me donner la chance à la fois de m’inscrire, en passant, dans une institution dédiée depuis sa fondation par Richelieu en 1635 à la vie et au perfectionnement de la langue française, et de ressentir l’élan d’une découverte. « Je pourrais être vieux, j’ai de quoi », déclare joliment le prince de Ligne, alors qu’il touche à la fin de ses jours, qu’il a perdu son fils préféré, son amie, la reine Marie-Antoinette, son château de Belœil en Belgique et habite à Vienne une petite maison rose. Il a de quoi : le nombre des années, les expériences accumulées constituent le seul luxe d’abondance dont il pourrait encore se targuer. Mais non, il s’en détourne, écrit ses mémoires au présent et traite la vieillesse comme une virtualité sans intérêt. Il croit aux commencements. Moi aussi.

Et mon désir d’être reçue en votre Compagnie est lié à l’envie d’un commencement. Joindre d’un seul pas, par le pont des Arts, le jardin de l’Infante, Marie Anne Victoire, petite reine de quatre ans, brièvement l’épouse du très jeune Louis XV, et le palais de l’Institut, ce bâtiment magnifique construit par l’architecte Le Vau qu’a choisi le cardinal Mazarin pour exécuter son projet. Entre le palais du Louvre, que longe le jardin de l’Infante, et le palais de l’Institut, se sont multipliés sur la Seine, au temps de la Régence, illuminations, fêtes navales et feux d’artifice. Le palais de l’Institut, sa coupole dorée faisaient partie de la féerie. Quelque chose de cette féerie continue de flotter dans mon imagination alors que j’ai laissé l’Infante jouer dans son jardin, que j’ai traversé le pont, franchi le seuil.

J’ai donc posé ma candidature pour le fauteuil 12, le fauteuil laissé vacant par la disparition de Jean d’Ormesson, du merveilleux Jean d’Ormesson, une manière pour moi de garder ouvert le registre de la féerie et de me situer dans le sillage d’un écrivain qui a su réunir en sa personne comme en son œuvre la mémoire des siècles passés et une entière et vibrante présence au monde qui l’entourait.

Le xviie siècle avait cette formule : « le théâtre du monde » pour désigner la société. Jean d’Ormesson, pour sûr, a eu plaisir à monter sur la scène de ce théâtre et à y briller. À s’y « faire remarquer », pour employer le langage de sa mère qui lui avait recommandé de s’en abstenir. Mais il a su céder à l’attrait du divertissement sans se départir d’un domaine intérieur infranchissable ou très privé – d’une forme d’étrangeté qui n’appartenait qu’à lui, laquelle, au fil des années et des livres, a fini par ne faire qu’un avec l’espace de son travail, un espace à la fois secret et solaire.

À la différence de la majorité d’entre vous, je n’ai pas rencontré Jean d’Ormesson, sinon dans des manifestations littéraires, occasion d’un échange superficiel et de constater son extraordinaire popularité. Ses yeux bleus, son sourire, son charme étaient irrésistibles. Comme l’écrit Jean-Marie Rouart dans son Dictionnaire amoureux de Jean d’Ormesson, le meilleur des éloges puisque également nourri d’une longue amitié et de la fréquentation assidue des textes : « Qui d’autre que lui aurait pu accomplir le miracle de devenir populaire en faisant de Chateaubriand le centre de l’univers ? »

Jean d’Ormesson représentait l’écrivain français par excellence. « Je suis devenu une marque comme Coca Cola ou Schweppes », disait en plaisantant Jean d’O, un diminutif par lequel tout lecteur, auditeur ou téléspectateur pouvait se croire dans un rapport de familiarité. Monsieur d’O. Il y a eu La Marquise d’O… de Kleist (parue en 1808), puis, en 1954, nettement plus dénudée et avide de perversité, l’Histoire d’O, signée Pauline Réage, pseudo de Dominique Aury. Avec Jean d’O, le comte d’O, la particule revient. Mais lui-même la fait sauter dans ce roman très libre, et fantasque : La Douane de mer (1994) dont le premier chapitre débute ainsi : « Le 26 juin, un peu avant midi, il m’est arrivé quelque chose que je n’oublierai plus : je suis mort. La vie est injuste. La mort aussi. J’ai eu de la chance. Tout s’est passé assez vite. Le cœur a lâché. » Transmué en un esprit virevoltant, O, c’est son nom, croise A, un esprit venu d’une autre planète, envoyé pour faire un rapport sur la Terre et ses habitants. O et A deviennent amis, d’autant que A, esprit naïf et ignorant, sans O serait bien incapable de venir à bout de sa mission. Et que O, bien qu’impatient de la suite, est content de s’attarder dans les parages des vivants. O et A n’arrêtent pas de s’étonner l’un l’autre. « Ah ! Ah ! dit A. » « Oh ! ponctue O. »

De réduction en réduction et dans un rapport inversement proportionnel à sa popularité, Jean d’Ormesson, né Jean Bruno Wladimir François-de-Paule Lefèvre d’Ormesson, s’est changé de son propre fait, ce qui lui donne la liberté d’en jouer, en une exclamation.

Je n’ai jamais rencontré Jean d’Ormesson et l’ai peu regardé à la télévision, je le connaissais par ses livres et lui envoyais certains des miens. Et j’ai gardé des mots de lui à propos du maréchal de Richelieu, du prince de Ligne ou de Mme du Deffand. Ils étaient écrits à l’encre bleue, je les lisais comme s’ils émanaient directement d’un personnage du xviiie siècle. J’avais en partie raison.

Car Jean d’Ormesson possédait au suprême degré des qualités qu’il est courant d’associer au siècle des Lumières. Avec la courtoisie, le sens de l’humour, la confiance dans la science, une ambition encyclopédique, l’indifférence pour la psychologie et l’horreur de l’apitoiement sur soi, il était doué aussi, et, peut-être d’abord, d’un art de la parole étonnant, art de la conversation qui supposait au xviiie siècle beaucoup d’heures passées dans les salons, les cafés, les allées du Palais-Royal à ne rien faire d’autre que converser. Une manière, selon Mme de Staël, « de se faire plaisir réciproquement et avec rapidité, de parler aussitôt qu’on pense, de jouir à l’instant de soi-même, d’être applaudi sans travail […], enfin, de produire à volonté comme une sorte d’électricité qui fait jaillir des étincelles, soulage les uns de l’excès même de leur vivacité, et réveille les autres d’une apathie pénible. » (On ne peut lire ces lignes, me semble-t-il, sans y voir une sorte de portrait pris sur le vif de Jean d’Ormesson.)

L’esprit de conversation peut se montrer désinvolte en matière de sincérité, il ne faut pas en faire un drame. Ce n’est, ajoute Mme de Staël, qu’une « tromperie improvisée », à distinguer, je précise, de la « tromperie combinée », elle tout à fait détestable.

La conversation de Jean d’Ormesson, allègre, pleine d’anecdotes, de pirouettes, de poèmes, de citations, volontiers savante, faisait le bonheur de ses interlocuteurs, parfois durablement impressionnés. Ainsi François Sureau qui, encore récemment, le 3 mars dernier, dans son discours de réception, évoquait l’effet d’éblouissement définitif ressenti à l’écoute de Jean d’Ormesson causant de saint Augustin

L’art de la conversation se relance selon les réparties, il peut aussi s’en passer, et devenir art oratoire. Jean d’Ormesson brillait dans les deux, la conversation et le discours. Au point qu’il était, posé à l’UNESCO, aux journées de colloque où il devait faire une conférence, l’écriteau :

« NE PAS VENIR APRÈS JEAN D’ORMESSON »

C’est hélas mon cas.

Je dirai même que je viens doublement après Jean d’Ormesson, selon l’ordre d’une élection, et aussi, plus spécifiquement, en tant que femme, dixième académicienne élue à la suite de l’élection inaugurale de Marguerite Yourcenar, le 6 mars 1980 au fauteuil de Roger Caillois, sur l’initiative de Jean d’Ormesson – un geste décisif, combatif, ouvrant la porte à des candidatures féminines, mais que lui-même, insistant sur son admiration absolue pour l’œuvre, n’a pas qualifié de féministe.

Il est intéressant de rappeler que l’initiative réussie de Jean d’Ormesson avait été précédée par celle, ratée, de d’Alembert : il avait proposé en 1760 la candidature de Julie de Lespinasse et avancé l’idée que sur les quarante sièges de l’Académie française, quatre fussent réservés à des femmes.

À mes yeux, l’élection de Marguerite Yourcenar a une signification féministe indiscutable, et elle compte dans ma joie d’aujourd’hui, alors que tant d’États empêchent ou restreignent l’accès des femmes aux lycées et universités, et même à l’école primaire. On l’a constaté en Afghanistan, où, le 23 mars 2022, par décret des talibans, les filles ont été renvoyées chez elles le jour même de la rentrée scolaire.

Devenir académicienne, pour moi qui ai en tête tant de passages de lettres de salonnières préparant, déplorant ou acclamant une élection à l’Académie, c’est l’occasion de me réjouir d’un déplacement de perspective qui permet à une femme de vivre cette histoire personnellement, et non plus par procuration, par le détour de grands hommes, philosophes illustres, scientifiques, diplomates, pour la carrière desquels elles se passionnaient faute de pouvoir elles-mêmes, ne serait-ce que par leur manque d’instruction, envisager la moindre carrière (les plus favorisées, on le sait, étaient mises dans un couvent où on leur apprenait, pour l’essentiel, à prier et à broder).

Tout ce qui autorise, encourage les femmes à ne pas vivre par procuration, mais pour et par elles-mêmes est bénéfique.

Cette initiative dont Jean d’Ormesson était à juste titre fier (il a pu la qualifier de révolution), témoigne du caractère généreux, dynamique de sa propension à admirer. Elle est révélatrice aussi de sa relation aux institutions. Qu’il s’agisse de l’Académie française, de l’UNESCO où il a travaillé la plus grande partie de sa vie, ou du mariage, il les respecte, les aime, tient à les perpétuer, à condition de pouvoir les modifier, à condition qu’elles ne constituent pas un obstacle à la liberté d’inventer et de s’inventer.

Une liberté très différente du « Ni dieu ni maître » de l’anarchiste comme de la jouissance transgressive. Une liberté à mille lieues de Mai 68. La plage sans les pavés.

Jean d’Ormesson est pour une liberté douce, en douceur, du côté de l’enfance, de son monde parallèle, de sa clandestinité.

« L’enfance, écrit-il dans Une fête en larmes, est un âge béni. On avance à tâtons. On découvre la vie et le monde. Tout est neuf […]. On ne sait rien de l’argent qui est l’affaire des adultes ni de la comédie grave qui s’emparera de nous avec l’aide de la famille, de l’école, du métier, de toutes les institutions […]. Cette époque de la vie où nous sommes si dépendants des autres est la seule où nous soyons libres d’être vraiment nous-mêmes. »

Cet esprit de conversation, ce penchant à la sociabilité, tout cela qui s’apparente au goût du théâtre du monde (et qui, d’ailleurs, résume ce que Rousseau a détesté, et dénoncé, y compris les femmes de lettres, les salonnières, et, plus largement, les femmes transfuges de l’unique place à elles destinée : le foyer) pourrait tendre à une virtuosité mécanique, à une suite d’exercices de style, ce serait oublier la dimension poétique de Jean d’Ormesson, et que sa capacité à éblouir était indissociable de sa disposition à être ébloui, ou encore qu’il était si merveilleux à proportion d’une rare capacité à s’émerveiller.

« C’était quelqu’un de délicieux, qui allait débusquer la joie. Quelqu’un qui a gardé son âme et son regard d’enfant. » Ce sont les mots d’Héloïse d’Ormesson, éditrice, amoureuse des livres comme son père, dans un film consacré à la maison de l’écrivain. Mme Françoise d’Ormesson prononcera presque exactement les mêmes paroles quand je visiterai cette maison de Neuilly, où ils ont vécu ensemble cinquante-cinq ans.

La présence de l’enfant en Jean d’Ormesson est une donnée fondamentale. Elle renvoie à un mode d’éducation singulier, anachronique, longtemps coupé de la réalité. Une enfance dans un monde parallèle. François Mauriac intitule Un adolescent d’autrefois le récit de sa jeunesse, il évoque une vie lente, traditionnelle, étouffée de morale et de religion, un Bordeaux sombre et brumeux. Pour Jean d’Ormesson, l’enfance, l’adolescence n’appartiennent pas à un autrefois qu’un aujourd’hui finirait par effacer selon une progression irrésistible. Elles relèvent d’un temps autre et même à bien des égards de la magie du Il était une fois.

Dans le seul conte qu’il ait écrit, L’Enfant qui attendait un train (1979), Jean d’Ormesson imagine un petit garçon pauvre tendu de toutes ses forces vers le passage d’un train, un train de luxe empli de voyageurs élégants. L’enfant, écrit l’auteur, « attendait le train qui allait passer, le soir comme tous les soirs, et qui était pour lui, en un éclair, dans son fracas et dans sa lumière, comme l’image éblouissante de la vie ». Le petit garçon pauvre tombe malade. Va-t-il survivre ? Va-t-il réussir à monter dans le train ? Pour l’enfant Jean la question ne se pose pas. Il se trouve d’office dans le train de lumière. Bien installé, entouré de sa mère, de son père, de son frère, de gouvernantes, de domestiques, il tient posé sur ses petits genoux l’entièreté de son arbre généalogique et Les Pieds nickelés, que publie la revue L’Épatant. Il savoure un parfait confort, L’Épatant donne le ton.

Il voyage dans le train qui déchire l’obscurité des campagnes et sème des rêves dans la tête des enfants pauvres. Le train qui affole de désir ceux qui se demandent comment faire pour y monter.

Quelle chance ! pense-t-on.

Sauf qu’à l’enfant comblé se posera un jour la question : Peut-on être à la fois transporté tout confort et de désir ?

Pour se définir dans sa jeunesse Jean d’Ormesson utilise les termes d’« indifférence passionnée ». Une expression étrange, qui suggère bien toute l’intelligence et l’énergie qu’il dut déployer de sorte que l’indifférence ne gagne pas sur la passion,

– que le monde ne cesse pas d’être épatant,

– que l’émerveillement perdure.

Jean d’Ormesson voudra le confort et l’ivresse, la tradition et l’exception.

Ce n’est pas évident, mais il faut remarquer que par ses ascendances familiales il a été confronté très tôt à des épisodes historiques hautement romanesques, et qui relèvent de l’exception.

Sa mère, Marie Anisson du Perron, appartient à une famille de tradition royaliste, à l’exception du régicide et héros révolutionnaire Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau, député de la noblesse aux États généraux, assassiné pour avoir voté la mort de Louis XVI.

Le père, André d’Ormesson, présenté par son fils comme austère et rigoureux, est d’une famille de serviteurs de l’État, dans la diplomatie et la justice. Elle s’illustre surtout du nom d’Olivier d’Ormesson, le magistrat qui au xviie siècle eut le courage de défendre l’intendant Fouquet. Avocat du goût du luxe et de la dépense, de l’esthétisme et de la fantaisie, contre l’absolutisme de Louis XIV, il réussit à sauver la vie de Fouquet.

De par le métier de son père, Jean d’Ormesson a eu une jeunesse voyageuse. En Autriche (la langue allemande est quasi pour lui une langue maternelle), en Roumanie, au Brésil. L’adolescent découvre tardivement l’enseignement collectif. Jusque là, il a évolué dans une bulle dorée, dans cette marginalité propre aux ambassades. Il est inscrit à des cours par correspondance qui poursuivent et complètent l’enseignement premier, de cœur et d’esprit, que lui prodigue une mère avec laquelle il sera toute sa vie dans un rapport fusionnel.

Le savoir lui est offert comme un jouet dont il dispose. Il se mêle aux contes et légendes qui bercent son sommeil.

Et lorsque, chaque été, il quitte ce monde flottant, aux repères géographiques incertains, sur quoi pose-t-il les pieds ? Finalement, sur terre, mais une terre très particulière apparentée elle aussi aux contes de fées, puisqu’il s’agit du domaine de Saint-Fargeau, héritage de la famille de sa mère. Jean d’Ormesson a maintes fois écrit les murs roses, le toit noir, la chapelle, l’étang, les portraits des ancêtres, le salon, la bibliothèque, les chambres innombrables, le jardin, la forêt, la table de la salle à manger et la table de pierre sous les tilleuls. Un lieu ancré dans la possession et dans une histoire vieille de plusieurs siècles. L’inverse de l’existence déracinée des diplomates, de leur installation, à chaque nouveau poste, dans un contexte différent.

Le jeune Jean d’Ormesson passe aisément d’un pays à l’autre. Il est davantage troublé par le contraste entre un temps moderne horizontal et un temps féodal vertical, un temps géométrique sans rapport avec la ronde des saisons.

Il en éprouve stupeur et sidération.

D’où cette scène étonnante, dans Au plaisir de Dieu, où l’enfant suit pas à pas, quasi en extase, l’homme chargé de vérifier les horloges du château. L’homme qui remonte les horloges d’un temps qui ne se remonte pas. Le Temps énigme indépassable, personnage central de toute son œuvre à venir…

Au château, l’adolescent renoue avec sa parentèle, avec les joies de la bicyclette et les révélations de la bibliothèque. Les Étés immobiles débouchent sur des rêveries infinies. C’est par les livres qu’il pressent la séduction du monde.

Si le réel se signale par sa capacité d’opposition contre laquelle on peut se meurtrir, il est clair que la jeunesse de Jean d’Ormesson (les années de 1939 à 1945 comprises) se déroule loin de tels affrontements. Elle est insouciante et livresque, non travaillée par les tourments du sexe et encore moins par l’idée d’une carrière.

La voie diplomatique, également celle de son oncle Wladimir d’Ormesson, est toute tracée. Il la refuse. Il n’a pas envie d’un destin dicté par la famille.

Il mise sur ses émois de lecture, sur la rime des poèmes qui le charment et décide de préparer le concours de l’École normale supérieure. Et il est reçu. C’est un acte de dissidence par rapport à son milieu (comment, votre fils veut être instituteur ? interrogent des amies de la famille). C’est aussi, enfin, la confrontation avec des condisciples, la première vraie rencontre avec ses contemporains. Elle s’effectue sans heurt. Rien ne lui est plus étranger que l’angoisse sartrienne d’être aliéné par le regard de l’autre. De même la fameuse formule de Sartre, « se poser en s’opposant », ne suscite en lui aucun écho. Ceci dans la logique d’une éducation solipsiste où la première maîtresse d’école est sa mère (pour Jean d’Ormesson, l’école maternelle s’entend au sens littéral) et où, ensuite, les professeurs, leurs remarques et notes, par la médiation d’un enseignement par correspondance, n’ont ni visage ni autorité physique. L’adolescent ignore la pulsion critique autant que la contestation. Il est enclin à se glisser dans la pensée des autres, à la faire sienne plus ou moins longtemps selon son degré d’enthousiasme. Jean d’Ormesson est un admirateur né, pour parodier l’Autrichien Thomas Bernhard qui était, lui, un destructeur né. Il est, écrira-t-il, « le ravi de la rue d’Ulm ». Ce ravissement global lui rend difficile de choisir une matière de prédilection. Après s’être successivement déclaré devant le directeur d’études, Louis Althusser, pour la littérature et l’histoire, il se déclare pour la philosophie. Althusser, rapporte Jean d’Ormesson, ne cache pas son accablement.

« Quelquefois, je m’assois et je pense ; et souvent je m’assois seulement. »

Tel est déjà, j’imagine, l’état d’esprit de l’étudiant d’Ormesson. S’il prend plaisir à se glisser dans les concepts des penseurs canoniques, aucun ne le retient. Il a la mentalité du disciple mais n’est le disciple de personne.

Les idées propagées par des maîtres lui donnent le vertige, il n’en garde pas moins une distance par rapport à deux philosophes avec lesquels il sera toujours en guerre : Freud et Marx.

Dans ses années étudiantes, Jean d’Ormesson se montre tranquillement schizophrène : en semaine, au Quartier latin, il entonne le Chant des partisans ; le week-end, il rejoint Saint-Fargeau, sa chapelle, et enchaîne Ave Maria et litanies à Marie, version religieuse de l’exclusive dédicace à Marie sous laquelle, devenu écrivain, il condensera son expérience amoureuse.

« Longtemps, je me suis demandé quoi faire », a-t-il écrit. Ou encore, en variante, « Longtemps, j’ai été jeune. » Et sur ces années de transition entre lire sa vie et écrire sa vie, il sera toujours merveilleusement inspiré.

Par exemple, ce passage (de Voyez comme on danse) : « Le soleil nous brûlait, nous louions des bicyclettes ou des motobécanes pour nous promener dans les îles à travers les champs de lavande et nous nagions dans la mer des héros et des dieux. »

« C’était les plus belles heures de ma vie – Je faisais provisions de bonheur. »

Une suite de moments parfaits, des « heures filées de soie » selon ses mots.

Mais la question « quoi faire ? » rôde. Elle se double dans la tête du jeune homme d’un désir de gloire. La figure du grand écrivain le hante. Victor Hugo, et d’abord Chateaubriand. Et parmi ses contemporains, l’obsession continue, profonde, est Louis Aragon, par ses poèmes comme par sa prose.

En 1954, Jean d’Ormesson entre à l’UNESCO où il va diriger la revue Diogène, et se lier d’une amitié profonde avec Roger Caillois.

Et la gloire ?

Elle tarde. Enfin, en 1971, La Gloire de l’Empire, qui obtient le grand prix du roman de l’Académie française, répond à son désir.

La publication de La Gloire de l’Empire opère un renversement. Elle met fin à l’engrenage de l’échec des cinq romans précédents. Jean d’Ormesson est lu, accède au grand public. Et comme il existe aussi un engrenage du bonheur, à partir du Prix de l’Académie, grâce à sa détermination, à son talent, et au soutien indéfectible de son épouse, Jean d’Ormesson multiplie les succès.

Le 18 octobre 1973, à l’âge de quarante-huit ans, il est élu à l’Académie française dont il sera longtemps le benjamin (puis le doyen d’élection). Il s’est présenté souvent comme détaché de ces « hochets » que seraient pour lui les médailles et récompenses diverses, et s’est exprimé parfois avec ironie sur cette Compagnie « brodée », « ses rites, ses discours, ses mensonges » (Je dirai malgré tout que cette vie fut belle), mais c’est pour conclure par un éloge de l’amitié : « Ce que j’ai trouvé Quai de Conti, c’est d’abord des amis [comme Paul Morand, Marc Fumaroli ou Michel Mohrt… ?] – et peut-être presque une famille. »

Plus gravement, il a pu qualifier sa quête d’honneurs comme « autant de fleurs déposées sur la tombe de [son] père. »

Situation inverse de celle du marquis de Sade, dont le père, Jean-Baptiste de Sade, également diplomate, déclare dans une lettre : « Si mon fils allait être constant, je serais outré. J’aimerais autant qu’il fût de l’Académie. »

De ce point de vue, Sade, non moins que Jean d’Ormesson, s’efforcera d’obéir à son père.

En février 1974, Jean d’Ormesson est élu directeur du Figaro : « Je me suis donc installé dans l’immense bureau du Rond-Point, tout à fait grisé, un peu inconscient », se souvient-il. Il y reste trois ans, le temps que sa griserie se modère, de devoir admettre qu’il n’est pas exactement l’homme de la situation.

De toute façon, diriger un journal et même tout simplement diriger n’est pas ce qui lui convient le mieux. Il n’a pas un penchant affirmé pour les responsabilités ni d’ailleurs pour le travail en équipe. Il a trop de bonheur à n’écouter que son humeur, à suivre ses pulsions, à partir pour Rome, la Suisse, le ski de printemps, naviguer en Méditerranée et s’adonner à sa passion pour la nage… Simplement partir.

Alors il retourne à l’UNESCO, et va se vouer sans restriction à l’écriture. Et c’est par une collaboration régulière que se poursuit son histoire avec le Figaro, sur un mode qui lui permet de donner pleine mesure à son talent. De ses articles politiques il dira lui-même qu’on peut les oublier, tandis que ceux qui témoignent de sa vivacité, de sa façon de répondre à la séduction des voyages, des rencontres, par une curiosité toujours neuve se lisent dans rapport d’échos, de rappels réciproques avec ses romans, leur singularité. Laquelle s’est confirmée avec la publication d’Au plaisir de Dieu, vrai point de départ, à mes yeux, de son aventure d’écrivain, de sa conquête d’un talent de narrateur de plus en plus souple et joueur, détaché des distinctions habituelles entre les genres, entre essais, romans, poésie.

À la place du château de Saint-Fargeau (qui a été vendu), il invente et construit Plessis-lez-Vaudreuil. Contre un château de pierres un édifice de papier, contre un monument solide une fantasmagorie fragile, mais par ce geste fondateur ou re-fondateur, Jean d’Ormesson non seulement réunit les traits d’une mythologie familiale, et plus largement d’un credo caractéristique de l’aristocratie d’Ancien Régime, mais il trouve sa voix et décide de sa place dans le paysage littéraire français de l’après 1968.

C’est-à-dire : « Être le premier parmi les derniers des Mohicans », s’inscrire du côté d’une civilisation orale.

En dressant l’état des lieux d’une société disparue et surtout le portrait du personnage du grand-père, Jean d’Ormesson signe son appartenance à la tribu d’une certaine mythologie du château, celle qui en parle de l’intérieur. Sur un ton où se juxtaposent humour et émotion il en relève les convictions fondamentales :

– Avoir foi en son nom.

– Opter pour le parti de Dieu, de l’Église, du Roi.

– Être tourné vers une gloire passée.

– Mépriser l’argent, la dépense ostentatoire.

– Faire assez peu de cas de l’intelligence, et encore moins du règne des idées (on pense au Contre Sainte-Beuve de Proust et à la question du passage de l’essai au roman).

– Placer très haut les règles du savoir-vivre et le sentiment d’affiliation à un milieu.

– Ne pas travailler : la transmission des héritages en évite l’effort. Résultat : un mode de vie détaché du poids du quotidien.

« Nous menions une existence rêvée et proprement poétique. Nous vivions très loin de vous dans l’espace et dans le temps. Et nous n’étions pas seuls, le soir, dans le grand salon mal éclairé, parmi nos meubles sans prix, sous les regards du maréchal qui avait sauvé deux rois et de l’arrière-grand-mère qui en avait déniaisé trois autres. La vieille maison était toute pleine des ombres de ceux qui n’étaient plus là ».

Au plaisir de Dieu est publié en 1974, un an après Le Plaisir du texte de Roland Barthes. À cette époque, je suis à fond pour Le Plaisir du texte et fermée au Plaisir de Dieu. J’ai choisi le plaisir du découpage et du déchiffrement, de l’attention à la nuance et du contrôle par l’intelligence, bref un point de vue analytique et l’idée d’une écriture intransitive. À l’opposé du Plaisir de Dieu où Jean d’Ormesson déclare sans ambages : « Je ne suis pas ici pour discuter, je suis ici pour raconter. » Avec les années, précisément lorsque j’ai été saisie moi aussi par une mythologie du château, en l’occurrence le château de Versailles, mythologie vécue non de l’intérieur mais de l’extérieur, j’ai cédé à l’envie de raconter, au charme puissant de ressusciter des ombres. Et j’ai compris l’absurdité de se priver d’un plaisir au prétexte d’un autre qui lui serait supérieur, et combien la sagesse ne consiste pas à mettre dos à dos deux systèmes mais à prendre en chacun ce qui nous ouvre le champ des possibles, nous permet de n’éliminer a priori aucun genre littéraire, bref à ne pas se laisser enfermer et surtout pas au nom du plaisir – qu’il soit de Dieu, du sexe ou du texte.

En décidant de raconter la saga des Plessis-Vaudreuil depuis l’ancêtre Éléazar ou la nuit des temps jusqu’aux années 1970 (et il est amusant de noter que Jean d’Ormesson reprendra dans Casimir mène la grande vie [1997] le projet révolutionnaire et utopiste du jeune gauchiste Alain, et ce sera le grand-père lui-même qui sera le chef d’équipées vengeresses contre les fortunes scandaleuses), Jean d’Ormesson à la fois s’inclut dans le nous familial sujet du roman et s’en exclut : il se réclame héritier d’une lignée mais s’accorde l’indépendance du témoin.

C’est avec le livre suivant, Le Vagabond qui passe sous une ombrelle trouée (1978), qu’il nous révèle (et peut-être se révèle à lui-même) à quel point le milieu dont il est issu, l’immense et inhabitable château de pierres, où de siècle en siècle il était d’usage de naître et de mourir, n’existe plus. Transmué par lui en mots, matière de son style, instrument de sa verve de conteur, il en a désormais la légèreté. Il continue d’abriter des ombres mais elles vont valoir à Jean d’Ormesson une réserve inépuisable d’anecdotes, d’aventures et ne cesser d’enrichir son travail d’écrivain également requis par la mémoire et par l’invention.

« Je suis le maître de ma chronologie », note Paul Claudel dans son journal. Rejeton d’une longue histoire de famille et de la France, Jean d’Ormesson, sans rien renier du passé, va se faire le maître de sa mythologie. Une mythologie qu’il élargit à son gré aux dimensions d’une histoire de la terre, du monde, de l’Éternité.

Il est l’enfant de Saint-Fargeau, le témoin ou visionnaire d’une épopée séculaire, ça ne l’empêche pas, au contraire, de devenir le vagabond qui passe sous une ombrelle trouée.

Avec ce livre, il reprend des éléments du château et inaugure cette forme littéraire singulière, qui mêle réflexion et récit, essai et rêverie, érudition et épopée, factualité et imagination, autobiographie et roman, mais une sorte d’autobiographie qui n’est pas le dévoilement de sa vie, mais la sélection d’un certain nombre d’épisodes, fixes, dont il va, de livre en livre, nous proposer des variations. Les épisodes comme les personnages sont en nombre limité mais leurs caractéristiques sont changeantes. Et aussi les rythmes, un même fait peut se réduire à quelques mots, ou se développer sur des pages et des pages. Il est bien le maître de sa mythologie, un virtuose de la répétition, il s’en moque lui-même : « Je n’avais pas la moindre intention de raconter une fois de plus mes enfances en forêt ni mon passage dans les Bérets rouges, ni mes études sur la montagne Sainte-Geneviève, ni mes voyages en Grèce ou en Italie. »

Dans Une fête en larmes, mise en scène de l’entretien d’un vieil écrivain, comblé d’honneurs, avec une jeune journaliste, Jean d’Ormesson dialogue avec lui-même, un être à la fois répétitif et imprévisible, conservateur et ouvert aux jeux du hasard, porteur d’une tradition, formé par elle, et prodigieusement adapté aux nouveautés et bouleversement actuels, et même joyeux de les provoquer.

Un homme d’ordre et de désordre, scrutateur des ombres du passé mais s’avançant léger dans la lumière du matin, accroché à son ombrelle, accroché surtout aux trous de son ombrelle :

« Il passe. Comme il est gai ! Il passe. Le voyez-vous ? C’est un petit bonhomme qui serait insignifiant s’il ne semblait traîner dans son ombrelle trouée un peu de l’histoire du monde et de ce temps qui s’enfuit. On dirait que ses trous attrapent un peu du ciel. La nuit va tomber sur lui, et elle va l’engloutir. Mais il y aura une aube. Il y aura un printemps. Peut-être n’y sera-t-il plus. Mais d’autres y seront pour lui. Il a rêvé d’être les autres. Les autres seront un peu lui. »

Le vagabond marche sans se soucier du lendemain, il va le nez au vent en chantonnant et récitant des poèmes, il peut sembler faible et démuni mais il a plus d’un tour dans son sac…

Avec cette légèreté (apparente) qui vous permet, cher Jean d’Ormesson, au gré de votre crayon, d’aligner ce qui vous passe par la tête, ou plutôt ce qui vous fait tourner la tête, vous avez noté : « La mort dure longtemps. » Nous avons, c’est vrai, l’impression qu’elle a une fâcheuse tendance à s’éterniser. Mais peut-être est-ce parce que, de notre côté, nous demeurons inconsolables de la disparition de certains êtres, et que, du vôtre, ce serait l’effet d’un terrible ennui, d’une oisiveté imposée.

En tout cas, sachez-le, mais je pense que vous l’avez deviné, si par quelque ruse géniale dont nous vous savons capable, vous réussissiez à raccourcir ce long temps de la mort, la disponibilité du fauteuil 12 vous est de ma part assurée. Je m’y pose en attendant, sans « faire tresse » avec ce siège, selon la géniale formule de Rimbaud dans son poème Les Assis. Je vais continuer de vous lire, de vous relire, de revenir sur les pages, nombreuses, qui inspirent et communiquent une ardeur, réveillent en chacun un soleil intérieur, réenchantent nos vies.

« Entre le monde et moi, avez-vous écrit, il se nouait quelque chose : presque rien : un lien d’amour et de gaieté. »

En ce 16 juin 2022, 97e anniversaire de votre naissance, c’est sur ce presque rien que je voudrais conclure. Il semble modeste, mais en ces temps de haine et de tristesse, où les ravages d’une pandémie, les violences partout disséminées et notre proximité quotidienne avec les images d’horreur de l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne rendent pas possibles d’autres fêtes que des « fêtes en larmes », il sonne comme le rappel du lien le plus précieux à nouer avec le monde.