Discours de réception d’Antoine-Léonard Thomas

Le 22 janvier 1767

Antoine-Léonard THOMAS

M. Thomas, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M.Hardion, y est venu prendre séance le jeudi 22 janvier 1767, et a prononcé le discours qui suit :

 

De l’homme de lettres considéré comme citoyen

 

Messieurs,

La plupart de ceux que vos suffrages ont appelés parmi vous, vous ont apporté des titres pour ainsi dire étrangers. En adoptant ces hommes célèbres, vous fixiez leur réputation, mais vous ne l’aviez pas fait naître. Pour moi, je m’honore de n’apporter ici que des titres que je vous dois. Je suis votre ouvrage, Messieurs. S’il m’étoit permis un jour d’aspirer à quelque gloire, c’est vous qui m’en avez ouvert la route. Mon œil reconnoît les lieux où vos suffrages ont encouragé ma jeunesse. Mon cœur, avec plus de transport, reconnoît parmi vous ceux qui m’ont dirigé par leurs conseils, et qui m’honorent de leur amitié. Vous récompensez donc en moi vos propres bienfaits, Messieurs ; et je ressemble à ces soldats romains, qui, pour obtenir un nouveau grade dans les armées, offroient aux généraux, pour gage de leur valeur, les javelots et les couronnes que ces généraux même leur avoient plus d’une fois donnés sur les champs de bataille.

Le premier devoir qu’imposent les bienfaits, c’est de s’en rendre digne. Mon zèle sera le garant de ma reconnoissance. Associé à vos assemblées, Messieurs, j’observerai de plus près votre génie. À votre exemple, je tâcherai de rendre mes travaux utiles ; car vous pensez que les talens ne sont rien, s’ils ne servent au bonheur de l’humanité. Permettez-moi de m’arrêter sur cet objet. Je vais considérer un moment avec vous l’homme de lettres comme citoyen. Dans un sujet si étendu, je ne choisirai que quelques idées. Je parle devant vous, Messieurs ; et le souvenir de tout ce que vous avez fait, suppléera à tout ce que je ne pourrai dire.

Au moment où l’homme est éclairé par la raison, quand ses lumières commencent à se joindre à ses forces, et que l’ouvrage de la nature est achevé, la patrie s’en empare ; elle demande à chaque citoyen, que feras-tu pour moi ? Le guerrier dit, je te donnerai mon sang ; le Magistrat, je défendrai tes lois ; le ministre de la religion, je veillerai sur tes autels ; un peuple nombreux, du milieu des ateliers et des campagnes, crie, je me dévoue à tes besoins, je te donne mes bras ; l’homme de lettres dit, je consacre ma vie à la vérité, j’oserai te la dire. La vérité est un besoin de l’homme ; elle est sur-tout un besoin des états. Tout abus naît d’une erreur. Tout crime, ou particulier ou public, n’est qu’un faux calcul de l’esprit. Il y a un degré de connoissances où le bien seroit inévitable. Pour hâter ce moment, il faut hâter les lumières. Ceux qui gouvernent les hommes, ne peuvent en même temps les éclairer. Occupés à agir, un grand mouvement les entraîne, et leur ame n’a pas le temps de s’arrêter sur elle-même. On a donc établi, on a protégé par-tout une classe d’hommes dont l’état est de jouir en paix de leur pensée, et le devoir, de la rendre active pour le bien public ; des hommes qui, séparés de la foule, ramassent les lumières des pays et des siècles, et dont les idées, doivent, sur tous les grands objets, représenter, pour ainsi dire, à la patrie les idées de l’espèce humaine entière. Voilà, Messieurs, la fonction de l’homme de lettres citoyen. L’utilité en fait la grandeur. Elle demande un génie profond, une ame élevée, un courage intrépide. Elle suppose un sentiment plus tendre et la vertu la plus digne de l’homme, le désir du bonheur des hommes. J’aime à me peindre le citoyen généreux méditant dans son cabinet solitaire. La patrie est à ses côtés. La justice et l’humanité sont devant lui. Les fantômes des malheureux l’environnent, la pitié l’agite, et des larmes coulent de ses yeux. Alors il aperçoit de loin le puissant et le riche. Dans son obscurité, il leur envie le privilége qu’ils ont de pouvoir diminuer les maux de la terre. Et moi, dit-il, je n’ai rien pour les soulager ; je n’ai que ma pensée ; ah ! du moins rendons-la utile aux malheureux. Aussitôt ses idées se précipitent en foule ; et son ame se répand au dehors.

Il peint les infortunés qui gémissent. Il attaque les erreurs, source de tous les maux. Il entreprend de diriger les opinions. Il s’élève contre les préjugés, non pas contre ces préjugés utiles qui ont fait quelquefois la grandeur des peuples, et qui sont un ressort pour la vertu, mais contre les préjugés honteux qui, sans élever l’ame, rétrécissent la raison, et asservissent l’esprit humain pendant des siècles à des erreurs héréditaires. Il remue ces ames indolentes et froides qui, gouvernées par l’habitude, n’ont jamais fait un pas qui n’ait été tracé ; qui ne connoissent que des usages et jamais des principes, pour qui c’est une raison de plus de faire le mal, lorsqu’il se fait depuis des siècles. Il combat cette prévention contre les nouveautés utiles, cette superstition politique qui s’attache invinciblerment à tout ce qui n’a que le mérite d’être ancien, et proscrit le bien même qui ne s’est pas encore fait. Citoyens, leur dit-il, tout se perfectionne par le temps : le temps soulève lentement le voile qui couvre les vérités. Il en laisse échaper une ou deux pour chaque siècle. Voulez-vous repousser les présens qu’il fait à l’homme ? Voulez-vous détruire le plan de la nature ? les mœurs changent. Les besoins d’un siècle ne sont pas ceux d’un autre. Osez donc admettre tout ce qui sera utile. Que parlez-vous de nouveauté ? Tout ce qui est bon est de tous les âges : tout ce qui est vrai est éternel.

Tels sont les sentimens et les vœux de l’homme de lettres citoyen. Tous ceux qui comme lui sont animés du même zèle, travailleront sur le même plan. Chaque partie des travaux littéraires correspondra à une partie des travaux politiques. L’homme d’état a besoin de l’expérience des siècles : que parmi les gens de lettres il y en ait donc qui s’appliquent à l’histoire, mais qu’ils vous invitent , Messieurs ; qu’ils ne se traînent pas sur des événemens stériles ; qu’ils offrent le tableau raisonné des gouvernemens et des nations ; qu’ils fixent les grandes époques qui sont comme des hauteurs d’où l’on découvre une vaste étendue de faits enchaînés l’un à l’autre ; qu’ils nous expliquent comment une seule idée d’un homme de génie a quelquefois changé un siècle. La législation occupe l’homme d’état : quel sera l’homme de lettres digne de le précéder ou de le suivre ? S’il en est un, qu’il se livre à l’étude des lois, qu’il y porte cet esprit étendu et libre qui ne voit rien par les préjugés, et cherche tout dans la nature, qui s’élève au dessus de tout ce qui est, pour voir tout ce qui doit être, qui dans chaque cause voit les effets, dans chaque partie l’ensemble, dans le bien même les abus. Qu’il cherche comment on peut rendre les lois simples à la fois et profondes, leur donner du poids contre la mobilité du temps, leur imprimer sur-tout ce caractère d’unité qui fait tout partir d’un principe, dirige tout à un but, de toutes les lois ne fait qu’une loi. Tandis qu’il méditera sur la législation, que d’autres creusent les fondemens de la morale, de la politique, de la science du commerce, de celle des finances ; qu’ils cherchent dans les sillons et les trésors des princes et la grandeur des peuples. Ainsi les idées se multiplient, et de toutes les lumières dispersées, il se forme une masse générale de lumières. Alors vient l’homme d’état : il descend de la hauteur où il est placé, et promène ses regards sur le vaste dépôt des connoissances publiques. C’est le génie qui éclaire, mais ce sont les ames fortes qui gouvernent. Le philosophe, par sa vie obscure, doit mieux juger les choses que les hommes. L’homme d’état exercé par les événemens, accoutumé à voir les projets se choquer contre les passions, à sentir les résistances, à trouver des grains de sable qui arrêtent les mouvemens d’une roue, occupé tantôt de résultats qu’on ne peut bien voir que d’où il est, tantôt de détails que l’homme qui médite ne devine point ; l’homme d’état seul choisira, dans la foule immense des idées, tout ce qui peut s’appliquer aux besoins du gouvernement et de la patrie.

La gloire de l’homme qui écrit, Messieurs, est donc de préparer des matériaux utiles à l’homme qui gouverne. Il fait plus, en rendant les peuples éclairés, il rend l’autorité plus sûre. Tous les temps d’ignorance ont été des temps de férocité. L’empire de celui qui commande n’est alors que celui de la force. Alors il se fait un choc continuel d’un seul contre tous. C’est alors que le sang coule, que les trônes se renversent, que des pouvoirs rivaux s’élèvent ; c’est alors le temps des grandes impostures qui trompent les nations et les siècles, des maximes qui arment les peuples contre les rois, et les rois contre les peuples. Alors on ne connoît ni les fondemens des lois, ni les rapports de la nation avec le Souverain, ni le bien, ni le mal, ni le remède, ni l’abus. Le peuple insensé et barbare est à chaque instant prêt à égorger l’homme d’état qui veut lui être utile, et qui ose lui présenter un bien qu’il ne conçoit pas. Ô vous qui calomniez les lumières, voilà le tableau de l’ignorance ! Mais chez un peuple éclairé, la force du pouvoir n’est pas dans le pouvoir même ; elle est dans l’ame de celui à qui l’on commande. Plus on connoît la source de l’autorité, et plus on la respecte. On adore dans la loi la volonté générale : on se soumet à des conventions d’où doit naître le bonheur. L’homme altier sait qu’en obéissant il sacrifie une portion de sa liberté pour conserver l’autre ; l’homme avare, que l’impôt qu’il paye est le garant de sa propriété ; l’homme robuste et méchant, qu’il ne seroit plus que foible et malheureux, s’il ne mettoit ses forces en dépôt dans la masse publique. Les lumières apprennent qu’il n’y a dans l’état qu’une loi, qu’une force, qu’un pouvoir ; elles adoucissent les mœurs, et ôtent aux ames cette activité inquiète et féroce, qui ose tout parce qu’elle ne prévoit rien.

Aussi, les grands hommes d’état ont-ils toujours protégé la philosophie et les lettres. Ils ont regardé comme le bienfaiteur de la patrie, le citoyen qui contribuoit à étendre les connoissances. Mais, je ne puis le dissimuler, Messieurs, cet état si noble a ses dangers. La vérité ressemble à cet élément utile et terrible, qu’il faut manier avec prudence, qui éclaire, mais qui embrase, et qui peut dévorer celui même qui ne s’en sert que pour le bien public. Le jeune homme vertueux et simple, et dont le cœur honnête conserve encore toutes les illusions du premier âge, croit imprudemment qu’il est toujours permis d’être utile, et se livre sans défiance au doux sentiment qui l’entraîne. Souvent la vérité même lui inspire une ardeur généreuse. Alors l’enthousiasme s’empare de son ame, ses idées s’élèvent, ses expressions s’animent ; il croit pouvoir mener la vérité en triomphe, et briser les barrières qui se trouvent sur son passage. Vaine erreur d’un cœur séduit ! Tout s’arme ; les passions s’irritent, l’orgueil menace, l’intérêt combat, l’envie s’éveille, la calomnie accourt ; alors la vérité s’enfuit et ne laisse dans le cœur flétri de celui qui l’annonçoit, que le sentiment triste et profond de son imprudence et du malheur des hommes. Pour l’intérêt de la vérité même, il faut l’annoncer sans fanatisme comme sans foiblesse. Que son langage soit donc simple et touchant comme elle ; qu’elle ne cherche point à étonner, qu’elle ne parle point aux hommes avec empire ; qu’elle n’insulte pas avec dédain aux erreurs même qu’elle combat. Elle a déjà assez de tort d’être la vérité ; qu’à force de douceur elle mérite qu’on lui pardonne. Qu’elle se défende sur-tout de cette impatience du bien, qui en est la plus dangereuse ennemie. Regardons la nature : rien ne s’y fait par secousses, ni par des fermentations précipitées ; tout se prépare en silence ; tout se mûrit par des progrès insensibles et lents. Ainsi la vérité agit. Jetée au milieu du peuple, elle y travaille d’abord en secret ; elle mine sourdement les opinions ; elle se glisse à travers les préjugés ; elle s’insinue comme les eaux qui se filtrent sans être aperçues, et déposent lentement à travers le limon les germes de fécondité qu’elles portent. Un jour viendra que toutes ces eaux éparses et souterraines pourront enfin se rassembler et rouleront avec bruit sur la terre. Que dis-je ! Un jour viendra peut-être, où de tous les points de l’univers les hommes réuniront leurs travaux, et où toute la force de l’entendement humain développé, sera par-tout appliquée au grand art des sociétés. Quel spectacle présenteroit alors le globe de la terre ! L’Amérique, l’Afrique et l’Asie éclairées comme l’Europe, toutes les villes florissantes, toutes les campagnes fécondes, les déserts peuplés, les Gouvernemens sages, les peuples libres, les chefs heureux du bonheur de tous, le concert et l’harmonie admirables de tout le genre humain, et la terre digne enfin des regards de Dieu. Ô douce et sublime espérance ! Ô la plus touchante des illusions ! Quoi, cette idée consolante ne seroit-elle qu’un vain songe ! Quoi, seroit-il donc vrai que par une loi éternelle, l’ignorance dût toujours couvrir une partie de la terre, semblable à la mer qui fait lentement le tour du globe et qui, à mesure qu’elle se retire et découvre à l’œil de nouveaux pays, inonde et engloutit successivement les anciens ! Si tel est le malheur de l’humanité ; si l’écrivain dans ses travaux, ne peut se proposer un but si vaste, il en est un du moins qu’il ne perdra jamais de vue, c’est le bonheur de sa nation ; c’est la gloire d’étendre les lumières dans son pays, en perfectionnant les mœurs.

Différentes causes, Messieurs, agissent continuellement sur les mœurs des peuples ; le Gouvernement, qui donne une impulsion générale, les lois qui, en servant de frein, dirigent les habitudes ; l’exemple des chefs, espèce de législation fondée sur la foiblesse et l’intérêt ; le commerce, qui mêle les nations et les vices ; le climat, force toujours active et toujours cachée ; enfin, le plus puissant des ressorts, la religion, qui pénètre où les lois ne vont pas, juge la pensée, éternise dans l’idée de Dieu le bien comme le mal ; mais chez une nation où le goût des lettres est répandu, l’esprit général de ceux qui l’éclairent, peut et doit aussi influer sur la partie morale.

Il est sur-tout, il est un pouvoir qui distingue l’homme de génie et le grand écrivain, c’est celui d’attacher son ame à ses écrits, de peindre sa pensée avec les expressions brûlantes, qui sont le langage de la persuasion et le cri de la vérité : alors le sentiment qu’il a se communique, il pénètre, il embrasse, le cœur palpite, les traits changent, les larmes coulent ; l’ame, portée hors d’elle-même, ne sent, ne vit, n’existe plus que dans l’ame de l’écrivain qui l’anime et qui lui dicte avec empire tous ses mouvemens. Quel usage, Messieurs, fera-t-il d’un pouvoir si noble et presque divin ? La vertu le réclame ; elle parle à son cœur, elle lui dit : ton génie m’appartient ; c’est pour moi que la nature te fit ce présent immortel. Étends mon empire sur la terre. Que l’homme coupable ne puisse te lire sans être tourmenté ; que tes ouvrages le fatiguent, qu’ils aillent dans son cœur remuer le remords ; mais que l’homme vertueux, en te lisant, éprouve un charme secret qui le console ; que Caton, prêt à mourir, que Socrate, buvant la cigüe, te lisent, et pardonnent à l’injustice des hommes.

Docile à cette voix, Messieurs, son cœur enflammé tracera tous les devoirs que la nature et la morale nous imposent. Heureux qui, pour les peindre, n’a qu’à descendre dans son cœur ! Heureux l’écrivain qui, dans la douceur de la vie domestique, peut épurer son ame, dont la maison est le sanctuaire de la nature ; qui tous les jours peut aimer ce qu’il honore ; qui tous les jours peut serrer dans ses bras une mère qui répond à ses caresses, et dont la vieillesse adorée n’offre aux yeux du fils qui la contemple, que l’image des vertus et le souvenir attendrissant des bienfaits ! C’est parmi des devoirs si tendres que son ame se forme aux devoirs sublimes du citoyen ; c’est là qu’il apprend à écrire pour son pays. Malheur aux écrivains mercenaires qui trahiroient la cause de la patrie et de l’humanité ! Malheur sur-tout à ceux qui aviliroient les ames ! ils seroient les lâches complices de la corruption de leur siècle. L’amour des lois, la sainteté de la justice, le zèle éclairé dans les magistrats, les dévouemens généreux dans la noblesse ; voilà les objets dignes d’être présentés à la nation. Ainsi, Démosthènes troublant le sommeil de ses concitoyens, les rappeloit sans cesse à leur ancienne grandeur. Il est vrai que le poison fut sa récompense, mais il n’eût point mérité la gloire d’avoir retardé la chute de sa patrie, si en mourant il n’eût remercié les Dieux.

Parmi nous, Messieurs, et par la constitution de l’état, l’homme de lettres n’est point appelé à discuter de grands intérêts en présence des peuples. Il ne parle point aux citoyens assemblés. Il ne peut confier son ame qu’à des écrits, interpêtes muets de ses sentimens. Il faut donc qu’un but moral anime tous ses ouvrages. Il faut que ceux même qui paroissent n’avoir d’autre objet que l’agrément, parlent encore à la raison, et que le plaisir même paie un tribut à l’utilité publique. C’est par-là, Messieurs, que le théâtre bien dirigé pourroit avoir la plus grande influence sur le caractère moral des nations. C’est là que le sentiment se communique par des secousses promptes et rapides et que les impressions profondes qu’on reçoit se fortifient encore par le nombre de ceux qui les partagent ; semblables aux flots de la mer, qui, précipités par l’orage, pèsent les uns sur les autres.

L’histoire, par des moyens différens, produira encore les mêmes effets. L’histoire est trop souvent un appel que la vertu fait à la postérité. L’historien prononce les jugemens de l’univers, non plus de l’univers foible et corrompu, de l’univers esclave, mais de l’univers libre et juste, pour qui tout disparoît, hors la vérité. Qu’après avoir flétri les vices, son cœur vienne se reposer sur la touchante image des vertus : ainsi Tacite peignoit Burrhus à côté de Néron ; ainsi, fatigué de malheurs et de crimes, las de peindre ou des tyrans, ou des esclaves, il réservoit pour le charme et la consolation de sa vieillesse, l’heureux tableau des vertus de Trajan. Ainsi, parmi vous, Messieurs, ceux qui transmettront à la postérité les événemens de ce règne, aimeront à s’arrêter sur l’ame de votre auguste protecteur. Dans un Roi ils peindront un homme ; ils peindront la sensibilité dans la grandeur, l’humanité dans la toute puissance, l’amitié même sur le trône. Ils peindront cette bonté qui repousse la crainte et ne laisse approcher que l’amour ; ces détails de bienfaisance pour tous ceux qui l’entourent, besoins toujours nouveaux d’un cœur toujours sensible. Ils feront voir cette humanité appliquée aux peuples dans ces crises violentes où les états se heurtent et se choquent ; le chef d’une nation guerrière, ami de la paix, un Roi ennemi de cette fausse gloire qui séduit tous les Rois ; dans les guerres nécessaires, le calcul du sang des hommes mis à côté des espérances et des projets ; dans un jour de triomphe, les larmes d’un vainqueur sur le champ de bataille ; dans la paix, l’agriculture encouragée, le laboureur levant sa tête affoiblie, osant enfin regarder la richesse, et l’or englouti trop long-temps par les artisans du luxe, refluant, par le commerce des grains, vers la cabane et les sillons du pauvre.

Ces détails de la bonté des Rois intéresseront toujours l’homme de lettres citoyen qui aura le bonheur de les peindre. Quel état, Messieurs, que celui où, par devoir, on doit être toujours l’interprète de la morale et de la vertu ! Mais pour être digne de la peindre, il faut la sentir. Le véritable homme de lettres est donc vertueux : son ame est pure, sa probité austère : tout ce qui agite les autres hommes, n’a point d’empire sur lui : il ne court point après les récompenses, la sienne est dans son cœur. Si les richesses s’offrent à lui, il s’honore par leur usage : si elles s’éloignent, il s’honore par sa pauvreté ; souvent même il dédaigne la fortune qui le cherche. Un Roi1 appelle Socrate à sa Cour, et Socrate reste pauvre dans Athènes. Dans le monde, simple et sans faste, il parlera aux hommes sans les flatter, comme sans les craindre. Il ne séparera point le respect qu’il doit aux titres, du respect que tout homme se doit. Il sait que la dignité des rangs est à un petit nombre de citoyens, mais que la dignité de l’ame est à tout le monde ; que la première dégrade l’homme qui n’a qu’elle ; que la seconde élève l’homme à qui tout le reste manque. Si la fortune lui donne un bienfaiteur, il remerciera le ciel d’avoir un devoir de plus à remplir. À ses ennemis il opposera le courage et la douceur ; à l’envie, le développement de ses talens ; à la satire, le silence ; aux calomniateurs, sa vertu. La vertu dans un cœur noble, se nourrit par la liberté : il sera donc libre ; et sa liberté sera de n’obéir qu’à l’honneur, de ne craindre que les lois.

Ces sentimens sont les vôtres, Messieurs, c’étoient ceux de l’Académicien estimable à qui j’ai l’honneur de succéder. À la Cour, où l’homme de lettres est quelquefois si déplacé, il fut toujours ce qu’il dut être. Renfermé dans ses travaux, il vécut sans intrigue ; il se tint à une égale distance et de la fierté qui peut nuire, et de la bassesse, qui avilit. Il crut, comme vous, que les connoissances ne devoient servir qu’à orner la probité ; que la gloire des mœurs est encore préférable à celle des talens ; que le génie, peut-être, a droit d’étonner les hommes ; mais que la vertu seule a droit à leurs hommages. Nourri de la lecture des anciens, il avoit puisé ce goût moral, aussi nécessaire à l’écrivain qu’à l’homme, et cette simplicité antique, si louée de nos pères, dont nous parlons encore, mais que nous ne sentons plus, et que notre luxe, peut-être, n’a pas moins éloignée de nos écrits, que de nos mœurs. Ce fut cette sagesse de caractère qui lui mérita l’honneur d’instruire des personnes royales, en achevant de cultiver leur esprit par le goût, et leur raison par l’histoire. Par cet honorable emploi, Messieurs, l’homme de lettres s’acquitta, envers la patrie, des devoirs de citoyen ; car si les lumières sont utiles aux États, c’est servir la patrie que de répandre le goût des connoissances autour des trônes. Peut-être même l’exemple des augustes Princesses auxquelles il eut le bonheur de rendre ses travaux utiles, a contribué parmi nous à dissiper, en partie, ce préjugé barbare qui défendoit à la plus belle moitié du genre humain de s’éclairer. Peut-être c’est à elles que nous devons, en partie, l’usage qui commence à s’établir, de rapprocher, par l’éducation, des ames qui se ressemblent par leur nature ; usage que le préjugé combat encore, mais que la raison autorise, et qui multipliera parmi nous le nombre de ces femmes instruites, sans vanité, comme sans faste, qui font aimer la raison qu’elles embellissent, et joignent le doux empire des lumières, à l’empire non moins touchant de la beauté et des mœurs.

C’est dans ces vues si sages, Messieurs, c’est en même-temps pour obéir à des Princesses dignes de s’instruire, que mon prédécesseur a composé le plus grand nombre de ses ouvrages. C’est pour elles qu’il a tracé ce tableau de la mythologie ancienne ; objet intéressant pour la philosophie même, parce que, sous le voile des allégories et des fictions, il y retrouve le berceau du monde, l’invention des Arts, l’origine des opinions, l’esquisse, pour ainsi dire, des premiers traits gravés dans les ames humaines, et dont plusieurs ne sont pas encore effacés par les siècles. C’est dans les mêmes vues qu’il entreprit de tracer un tableau plus étendu et plus vaste, celui d’une histoire universelle qui devoit embrasser toute la suite du genre humain, depuis la naissance du monde jusqu’à nous ; tableau immense, où tout ce qui a existé dans tous les points de l’espace, se presse sous un seul de nos regards, où nous tenons à-la-fois dans nos mains les deux extrémités de la chaîne du temps, où un seul homme voit d’un clin d’œil les états s’élever, se choquer, et tomber, où l’on ne marche qu’au bruit de la chute des empires. M. Hardion, Messieurs, dans tous ces ouvrages utiles, se défendit avec sévérité tout ornement. Il vouloit que les mots ne fussent que l’expression et jamais la parure de la pensée. Son style eut la modestie de sa personne. Il sut se défendre, et de cette espèce de force qui trop souvent touche à l’excès, et de cette rapidité qui, en pressant les objets, les confond, et de cette finesse qui supprime trop d’idées intermédiaires, pour en faire deviner d’autres, et de cette profondeur pénible qui affecte d’enfermer dans une pensée le germe de vingt pensées. Il s’élevoit sur-tout contre ce luxe de l’esprit qui n’aime à jouir de ses richesses, qu’en les prodiguant. Dans ce siècle, il eut le courage de la simplicité. Il fut sage, voilà son caractère ; il voulut être utile, voilà sa gloire.

C’est cette idée d’utilité, Messieurs, que ne perdront jamais de vue tous ceux qui auront l’honneur d’être admis parmi vous. C’est elle qui présida à votre établissement. Votre institution fut presque une institution politique. Richelieu, après avoir resserré l’Espagne, abaissé l’Autriche, ébranlé l’Angleterre, raffermi la France, vit qu’il ne manquoit plus à la grandeur de sa nation que les lumières : il vous fonda, Messieurs. Peut-être cette ame altière et grande et qui avoit le besoin de commander aux hommes, sentant que le fardeau de l’état échappoit à ses mains affoiblies, fut-elle flattée en secret de l’idée de diriger encore les esprits, quand il ne seroit plus. Après lui, c’est le chef de la magistrature qui vous adopte, et qui place les lettres à côté des lois, tout près du sanctuaire de la justice. Enfin, je vous vois adoptés par le chef suprême de l’état, par ce Roi dont toutes les vues furent élevées, qui à de grands événemens mêla toujours un grand caractère, qui par ses succès fit la gloire de son pays, qui par ses revers, fit la sienne ; plus grand sans doute, lorsqu’en mourant il avouoit ses fautes, que lorsque ses flatteurs et son siècle l’enivroient d’éloges qu’il eût tous mérités peut-être, s’il n’avoit eu le malheur de les entendre. Ces noms fameux nous rappèlent nos devoirs. Un grand homme d’état pour fondateur, nous avertit que les lettres doivent être utiles à l’état ; le souvenir du chancelier Séguier, que l’harmonie doit régner entre les lettres et les lois ; le nom des Rois pour protecteurs, que, distingués comme citoyens, nous devons l’exemple du zèle à la patrie.

Si je jette les yeux sur vos fastes, Messieurs, je retrouve dans tous les temps parmi vous, cet esprit de vos fondateurs. Je vois que tous vos grands hommes ont été utiles. À leur tête je vois ce Corneille qui ouvrit au génie une école de politique, et à l’ame une école de grandeur ; Bossuet qui instruisoit les Rois et qui en étoit digne ; Fénélon qui le premier à la Cour osa parler des peuples. Plus près de vous, Messieurs, je vois cet homme célèbre, qui fut votre confrère et votre ami, le législateur des nations, et dont le livre bien médité peut-être, pourroit retarder la chute des États. Au milieu de vous, et dans cette assemblée, je trouve le même usage des mêmes talens : l’histoire qui parle encore aux peuples et aux Rois ; la philosophie tranquille et sage qui fait le dénombrement des vérités et qui en crée de nouvelles ; les orages des grandes passions mis sur le théâtre à côté de nos ridicules ; nos mœurs peintes ; nos devoirs ou discutés avec profondeur, ou déguisés sous des fictions riantes ; les Arts embellis par le charme des vers ; les principes du goût analysés ; le tableau immense de la nature, tracé ; l’art de communiquer la pensée par la parole, perfectionné ; l’éloquence aux pieds des autels et dans les tribunaux ; les lettres consacrées à la politique, à la guerre, aux intérêts d’état, à l’éducation des Princes ; et sur votre liste, Messieurs, un homme qui du fond de sa retraite, sera toujours par son grand nom, présent parmi vous, qui le premier a mis sur notre théâtre la morale sensible, comme Corneille y avoit mis la morale raisonnée, qui n’a employé l’art des Homères que pour combattre la tyrannie et la révolte, et dont presque tous les ouvrages ne sont que le cri d’une ame sensible et forte qui réclame par-tout, pour le bonheur des hommes, la sureté des Rois, et la tranquillité des états.

Attirés par votre gloire, Messieurs, les titres viennent se placer parmi vous à côté des lettres. Je vois les premiers hommes de l’état et de l’église satisfaits ici de l’honneur d’être vos égaux. Je vois dans ce moment l’héritier d’un grand nom, et dont l’éloge est dans le cœur de tous ceux qui m’environnent.

Pour moi, Messieurs, dernier citoyen de cette illustre république, je n’apporte ici aucun de ces grands talens qui vous honorent. Je n’ai à me vanter à vos yeux d’aucun ouvrage qui ait influé sur mon pays et sur mon siècle. Je ne songerai même jamais à vous disputer cette gloire ; elle est trop au-dessus de ma foiblesse. Mais il en est une que j’oserai partager avec vous ; c ’est celle de la vertu et des mœurs ; c’est de ne rien faire, c’est de ne rien écrire dans le cours de ma vie, qui ne puisse m’honorer à vos yeux et à ceux de mes compatriotes. Voilà mon premier serment, Messieurs, en entrant dans cette illustre compagnie ; si j’y manque un instant, puisse ce discours que je viens de prononcer devant vous, et qui est l’interprète le plus fidèle des sentimens de mon ame, s’élever contre moi, et m’accuser aux yeux de mon siècle et de la postérité.

 

  1. Archélaüs, roi de Macédoine.