Cinquantenaire des funérailles de Chateaubriand, célébré à Saint-Malo

Le 7 août 1898

Melchior de VOGÜÉ

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

LE CINQUANTENAIRE DES FUNÉRAILLES

DE

CHATEAUBRIAND

CÉLÉBRÉ À SAINT-MALO
Le Dimanche 7 Août 1898.

DISCOURS

DE

M. LE VICOMTE DE VOGUÉ

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Vous célébrez aujourd’hui l’anniversaire d’un deuil domestique. Plusieurs de ceux qui m’écoutent ont accompagné, tout enfants, les restes du grand revenant qu’on rapportait à son berceau. Ceux-là s’inclinent déjà sous le poids de l’âge ; ils ne verront pas le jubilé du centenaire des funérailles. C’est pourquoi ils ont voulu commémorer leur souvenir demi-séculaire.

Il est vôtre, le petit Breton né sous votre rempart pendant une nuit de tempête ; il vous appartient par tout son génie, par toute sa vie aventureuse, offerte aux orages, fidèle et fière comme un pavillon malouin qu’on n’amène jamais. Enfant, il a prié dans vos églises, il a joué sur vos grèves avec Gesril et Hervine Magon, avec les grands-parents des enfants qui y jouaient ce matin. Jeune homme, il a rencontré sur votre sillon celle qui devait être sa compagne ; ce fut dans votre port qu’il s’embarqua pour aller découvrir au Nouveau Monde des passages ignorés. Il l’espérait, du moins ; il y devait faire d’autres découvertes, y inventer un monde nouveau de sentiments et d’idées. Par la suite, son grand vol d’oiseau de mer l’éloigna de vos murs ; mais sa pensée y revenait toujours, aile inquiète, aile triste de goéland, fouettée par le souci qu’il avait puisé dans la fuyante immensité de ces vagues. Chateaubriand l’a proclamé : « Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né. » Loin de vous, au faite de sa fortune, portant encore toutes ses voiles enflées d’espérances, il songeait déjà à élire chez vous le lieu de son repos ; il y songeait entre ces tombeaux romains qui exaltaient son goût passionné pour les magnificences du néant ; il vous demandait à plusieurs reprises de recueillir sa pauvre épave. Le voyage achevé, votre concitoyen vous a tenu parole : il est revenu à son port d’attache, sur ce brisant où il a désiré, avec les habituelles contradictions de son cœur, dormir solitaire et pourtant dans une sépulture de famille.

Vous vous étonneriez d’entendre ici une voix étrangère, si elle n’avait l’excuse d’apporter le salut d’une autre famille. L’Académie française ne pouvait rester inattentive à ce rappel d’une de ses plus hautes gloires. Notre Compagnie vit de l’esprit des grands morts : elle prend une de ses raisons d’être dans l’entretien de leur culte ; nous venons en son nom, mon confrère et moi, joindre l’hommage de l’Académie aux couronnes filiales que vous déposez sur cette tombe.

Ma mission accomplie, je voudrais n’ajouter que très peu de paroles. Ce qu’il fallait dire a été dit dans le seul lieu où un homme ait qualité pour juger ses frères, dans cette chaire chrétienne où l’orateur tient entre ses mains sacerdotales une mesure supérieure. Votre premier magistrat nous a parlé, au nom de la cité, du droit qu’elle a sur ses enfants. Je sens combien toute autre voix est ici débile et indiscrète, dès qu’elle ne se borne pas à relire les pages où Chateaubriand s’est révélé. Je sens combien elle lui serait importune, la parole qui viendrait troubler, autrement que par une pieuse salutation, l’entretien éternel qu’il a voulu avoir ici avec la mer et les vents.

Que pourrais-je vous apprendre, d’ailleurs, sur l’homme dont l’histoire, et même la légende, font partie de votre vie intime ? Lapides clamabunt ! ce rocher a parlé ! Actes et pensées, tout nous a été dit par la confession qui sortait de ce tombeau. Le poète s’est raconté dans le plus éloquent de ses poèmes : il a raconté par surcroît son siècle, alors qu’il regardait passer les images des événements dans le puissant miroir de son cœur. On ne montre pas la lumière aux yeux qui la reçoivent naturellement d’un foyer tout proche.

L’œuvre de l’écrivain ne vous est pas moins connue, Tout à l’heure, un juge littéraire dont vous savez la compétence exprimera la substance de cette œuvre ; il en caractérisera la beauté, l’originalité ; il en montrera l’influence prodigieuse, les conséquences lointaines. Autour de nous et en nous-mêmes, tout nous rappelle la force et la durée des créations de Chateaubriand. Les cloches tintent aux beffrois de nos églises, c’est la persuasion de son génie qui les a remises en branle. Nos ravissements et nos mélancolies devant la nature, nous les tenons de lui. Il a inventé de nouvelles façons de jouir et de souffrir ; et comme l’ombre des nuages du ciel qui court sur ces flots, nos rêves ne sont que les ombres de ceux qu’il a rêvés pour tout son siècle.

Voulons-nous comprendre combien fut large et profonde la marque de sa griffe sur notre langue, sur notre tour de pensée ? Supposons un historien, dans la suite des âges, arrêté devant un livre sans nom, sans date, où rien ne préciserait l’époque de la composition ; pour peu qu’il ait quelque habitude de notre littérature, cet historien dira sans hésiter, à l’inspection des premières pages : « Ce livre a été écrit avant ou après Chateaubriand. »

Père et maître de nos pensées, vous n’avez nul souci de nos éloges ; lassé comme vous l’étiez des hommes et de leurs paroles, vous n’avez que faire des bruits humains qui interrompent votre colloque avec l’Océan. Nous vous demanderons pourtant, avant de vous quitter, les enseignements salutaires qu’il faut demander aux morts.

Chateaubriand nous a légué entre autres deux leçons particulièrement appropriées aux besoins de notre temps.

Arrivé à l’âge d’homme au moment d’un grand schisme historique, alors que la France enfantait un avenir qui rendait les fils inintelligibles à leurs pères, rattaché au passé par ses origines, son éducation, ses sentiments, porté vers cet avenir par sa courageuse intelligence, par son intuition des horizons nouveaux, il a aimé d’une même chaleur de cœur, il a uni dans une même largeur de compréhension la France de ses pieuses traditions et la France de ses généreux espoirs. « Je me suis rencontré entre les deux siècles, disait-il, comme au confluent de deux fleuves, j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où j’étais né, et nageant avec espérance vers la rive inconnue où vont aborder les générations nouvelles. L’angoisse de ce passage s’est prolongée plus longtemps qu’il ne prévoyait, nous la subissons encore. Apprenons de lui à ne renier aucun des legs du cher passé, à ne décourager aucune des hardiesses de l’avenir. La mesure est difficile à trouver clans le détail des problèmes ; tel s’attarde inutile dans les chemins où l’histoire ne repassera plus, tel autre se précipite imprudemment dans les fondrières où elle ne conduira jamais. On souffre, on se trompe, en cherchant cette conciliation ; n’importe, l’essentiel est de tenir fermement les deux bouts de la chaîne, selon le mot du grand orateur sacré, selon l’exemple pratique de Chateaubriand.

Un malaise plus spécial étreint nos intelligences, depuis que d’autres races ont grandi à nos dépens. L’esprit français s’est formé, ceux qui connaissent son histoire s’en souviennent, par une communion libérale avec toute l’humanité pensante, par une appropriation rapide, incessante, de toutes les idées qui naissaient en dehors de lui. Il ne tarderait pas à se dessécher, à s’appauvrir, s’il renonçait à ce contact perpétuel avec l’univers, s’il se retranchait craintivement derrière je ne sais quelque muraille de Chine. Nous ne l’ignorons pas ; et pourtant, comme nous nous sentons envahis, submergés sur certains points par les courants extérieurs qui menacent l’intégrité de cet esprit, nous sommes parfois tentés de nous replier sur nous-mêmes, de nous boucher les yeux et les oreilles. D’un mouvement instinctif, pour mieux défendre la pureté native de notre génie, nous nous efforçons de l’isoler, de l’épurer de tout alliage, comme si nous n’avions plus confiance dans sa puissance d’assimilation. De là des oscillations brusques dans l’un ou l’autre sens, des fuites inconsidérées hors de la tradition nationale, des retraites timides dans la routine et l’ignorance. Ici encore, Chateaubriand nous a prémunis contre ces extrêmes. Précurseur de toutes les audaces du romantisme, il a jeté hardiment dans notre âme, dans la littérature qui traduit cette âme, un monde de formes et d’idées empruntées partout, ignorées de ses devanciers classiques ; il les a refrappées au meilleur coin de France. Quelle intelligence, quelle figure plus française que la sienne, jusque dans ses tics, si j’ose dire, jusque dans ses verrues. Sachons imiter sa vaillante confiance dans la force de notre génie national ; comme ce conquérant qui ne craignit jamais d’être l’esclave de ses conquêtes, sachons prendre aux autres ; apprendre des autres, pour transformer tout en notre propre substance française.

Rappellerai-je enfin la suprême leçon qui se dégage de cette noble existence, le sacrifice constant de tous les biens aux exigences chevaleresques de l’honneur ? Je lisais naguère dans une lettre inédite de Chateaubriand cette belle parole, qui eût pu lui servir de devise : « Je n’ai pas placé mes champs de bataille dans l’ombre. » Leçon profitable à tous les hommes, à tous les temps, pour toutes les difficultés de la vie humaine. Mais il est bien superflu d’in­sister sur le prix de l’honneur quand on parle devant un auditoire de Bretons.

Ah ! comme il était bien de chez vous, comme il doit dormir en sécurité chez vous, ce fils d’élection du vieil Armor ! Nul n’a mieux représenté devant l’univers l’intransigeance de vos fiertés, les peines sans nom de vos âmes songeuses, ces aspirations sans limites qui gémissent sur la lande, fuient sur la mer, montent dans le ciel, et ne s’arrêtent qu’à Dieu. Terre de Bretagne, qui finis le vieux monde et d’où il regarde vers le nouveau, marche mystérieuse placée au seuil de l’infini, quel est donc ton secret pour former des enfants qui, plus que tous les autres, brament vers cet infini ? Tes fils ont fait entendre les plus grandes plaintes que la passion et la détresse intérieure aient inspirées, la plainte de Tristan, la plainte d’Yseult, la plainte de René, et, hier encore, l’appel décevant, mais toujours idéal et enchanteur, du Breton qui faisait sonner sur sa foi morte les cloches plaintives de la ville d’Ys.

Messieurs de Bretagne, messieurs de Saint-Malo, vous nous garderez avec votre fidélité et votre ténacité proverbiale ce précieux dépôt qui est vôtre, qui est nôtre, à nous tous Français. Vous avez fait aujourd’hui ce que font les gardiens de vos autres phares, allumés sur ces autres écueils, quand ils montent, la nuit, s’assurer que leur lampe tutélaire continue de jeter ses feux dans les ténèbres marines. S’il y eut pour la gloire de Chateaubriand une courte éclipse, — cet oubli momentané où conspirent la lassitude et l’ingratitude des contemporains qui ont trop admiré, — la résurrection ne s’est pas fait attendre. Elle brille et ne s’éteindra plus, la lampe funéraire du Grand-Bé. Aussi longtemps que des navires partiront de votre port et y rentreront, aussi longtemps que d’aventureux esprits tenteront le combat avec l’idée, ce magnifique feu de France les guidera au départ, leur donnera des directions dans l’inconnu, leur annoncera au retour qu’ils sont bien dans la route du génie de la patrie.

Au nom de ceux qui ont chargé de veiller sur les monuments de ce génie, je salue le grand ancêtre ! Abandonnons le poète au concert des éléments qu’il aimait, aux rudes caresses des vagues, aux baisers légers des vents, aux rayons de l’astre ami qui tisseront cette nuit un suaire lumineux sur sa pierre. Abandonnons le chevalier, le chrétien, sous la protection de la croix qu’il a relevée. Nulle sépulture n’a plus de droits à l’ombrage de l’arbre auguste. Comme l’épée de bataille qu’on sculptait entre les mains de ses aïeux, sur la dalle tumulaire où ils avaient désarmé, cette croix témoigne pour Chateaubriand : arme de ses combats, récompense de ses victoires, signe de l’espérance où ce cœur incontesté s’est enfin apaisé pour toujours.