CÉRÉMONIE DE L’INAUGURATION DE LA STATUE DE
SAINT FRANÇOIS DE SALES
à Annecy, le 14 septembre 1924
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. HENRY BORDEAUX
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
MESSIEURS,
Aucune mission ne pouvait m’être plus agréable que celle que je remplis aujourd’hui au nom de l’Académie française. Né dans une maison qui appartint à Mme de Charmoisy, la Philothée de l’Introduction à la vie dévote, et que visitèrent l’évêque de Genève et Mme de Chantal, nourri dans le culte de notre grand écrivain savoyard et devenu l’un de ses apologistes, je reviens avec joie au pays de mon enfance où je retrouve partout son souvenir.
Mais l’Académie n’a pas cherché que mon plaisir en m’envoyant à vous. Elle a voulu apporter son hommage à l’un des maîtres les plus imagés et les plus purs ensemble de notre langue qui, à l’aurore du grand siècle, lui donna la limpidité de ces lacs de montagne où se mirent les sommets neigeux, où se mireront les Pascal, les Racine et les Bossuet. Elle a voulu aussi, n’en doutez pas, honorer un précurseur. Le grand cardinal qui la créa pour la gloire des lettres, la conservation de la langue et la permanence du sentiment social dans la littérature, avait été précédé dans son innovation par notre compatriote, saint François de Sales, qui, avec l’appui du président Favre, avait fondé à Annecy, en 1607, l’Académie florimontane. Annecy avait été le siège, au XVIe siècle, de la cour brillante des Nemours dont le château nous recouvre encore de son ombre et couronne la ville de ses murs gris et de ses tours violettes. Jacques de Savoie-Nemours, celui que Brantôme appelle le don Juan de la Cour des Valois, et dont Mme de Lafayette a pris le nom et la figure, sinon le caractère, pour les attribuer à l’amant réfléchi et passionné de la Princesse de Clèves, y avait conduit la rivale en beauté de Marie Stuart, cette Anne d’Este qui était veuve de François de Lorraine, duc de Guise, celle que Ronsard nommait Vénus la Sainte et dont la beauté blonde devait triompher de tous les malheurs et du temps lui-même : elle fut ensevelie à Annecy, où l’un de ses portraits est resté, et c’est François de Sales qui prononça son oraison funèbre. Or, inspirés par les petites cours policées d’Italie, l’évêque de Genève et le président du Sénat de Savoie désirèrent de former le goût et diriger la culture des belles-lettres en instituant cette Académie florimontane à qui, pour emblème, ils donnèrent un oranger chargé de fleurs et de fruits avec cette devise : Flores fructusque perennes. Elle comptait déjà quarante membres — chiffre fatidique — qui choisissaient dans leur nombre un président et un censeur parmi des gens habiles en tous genres et bien près de l’encyclopédie (il faut croire qu’il y en avait alors à Annecy) et aussi un secrétaire qui devait avoir des idées nettes et claires, un esprit fin et délié, des pensées nobles et être bien versé dans les-belles-lettres.
Quand l’Académie française, quelques années plus tard, vit le jour, elle n’oublia pas que notre langue était parlée avec toute sa pureté et son élégance, hors des frontières, dans ce duché de Savoie d’où lui vint le grammairien Vaugelas qu’elle plaça avec Chapelain à la tête de l’entreprise du Dictionnaire. Ce premier académicien savoyard fut un modèle, ne manquant pas une séance et emportant du travail à domicile. Zèle excessif : à sa mort, l’Académie dut plaider contre ses créanciers pour obtenir la remise des notes grammaticales qu’il avait rédigées.
Vos érudits, cependant, messieurs, n’ont pu retrouver les noms des quarante membres de la première Société florimontane. Ils ont fait mieux : ils l’ont ressuscitée elle-même. J’apporte aussi le salut de l’Académie française à nos Académies provinciales dont la renaissance est aujourd’hui l’un des plus heureux symptômes de notre vie intellectuelle. Hier, l’Académie de Mâcon glorifiait Lamartine, celle de Dijon Bossuet, celle de Savoie Joseph de Maistre. Hier, les Jeux floraux de Toulouse, pour commémorer leur sixième centenaire, organisaient des fêtes qui, sous les traits de Clémence Isaure, ont distribué à la France entière une image de sagesse, de raison et de beauté. Hier, l’Académie de Marseille faisait apposer une plaque sur la façade de l’hôtel Beauvau, afin de rappeler le nom de Lamartine qui s’y arrêta avant de s’embarquer pour son voyage en Orient. Hier, l’Académie delphinale prenait à Grenoble l’initiative de célébrer le quatrième centenaire de la mort de Bayard qu’elle proposait à la jeunesse comme le type achevé de l’homme de sports, modeste, loyal, chevaleresque, apte à servir et à commander. Aujourd’hui, votre Société florimontane offre à la ville d’Annecy cette statue qui lui manquait et qui achèvera de donner toute sa vertu de plaire et toute sa force d’émouvoir à notre Venise du Nord à demi penchée sur les eaux.
Dans la Grande pitié des églises de France, Maurice Barrès assurait que nos campagnes n’auraient plus le même aspect et que nos paysages seraient transformés le jour où disparaîtraient, de village en village, ces clochers qui sont des symboles de spiritualité et qui font lever les yeux au retour du travail des champs. Ne peut-on affirmer, dans un autre ordre de pensées, que nos villes, grandes ou petites, seraient atteintes le jour où elles perdraient ces Sociétés littéraires et scientifiques, expertes à libérer les esprits des soucis pratiques et des tâches quotidiennes et à leur proposer des buts désintéressés, quand elles ne fixent pas, comme aujourd’hui, les regards sur un génie et sur une vie exemplaire ? Redoutons les temps où il n’y aurait plus, dans la cité, que des cafés, des gymnases et des banques, et réjouissons-nous de la bienfaisante activité de nos Académies.
Nous devons à la vôtre, nous devons à la bonne école, méthodique et disciplinée, des érudits savoyards, — un abbé Gonthier, un chanoine Lavorel, un Mgr Piccard, pour n’en citer que trois parmi tant d’archéologues et d’historiens de mérite, — une autre statue de saint François de Sales, celle qu’élèvent à la mémoire d’un grand homme ses disciples, ses biographes, ses commentateurs. Depuis un demi-siècle, les travaux se sont multipliés sur celui qui est, avec Joseph de Maistre, la plus haute gloire littéraire de la Savoie : travaux sur ses origines et sur sa famille, sur sa mission en Chablais, sur ses randonnées épiscopales, sur ses innombrables correspondants et correspondantes ; et par dessus tout merveilleuse édition des œuvres complètes par les soins de la Visitation, que l’Académie française a fleurie de l’une de ses plus belles récompenses et qui, avec la publication des onze volumes de lettres classées, a rapproché de nous, pour nous permettre de le mieux connaître et, partant, de le mieux admirer, un directeur d’âmes incomparable, tirant au jour nos pensées et nos désirs les plus chargés de tristesse humaine et les mieux cachés dans les recoins ténébreux de la conscience, pour les faire servir, en les changeant d’objet et non de nature, à l’élargissement et à la paix divine de notre cœur.
« Les saints ? — dit un personnage de l’une des plus profondes comédies contemporaines, la Journée des aveux de M. Georges Duhamel, — les saints ? laissez donc ce grand mot. Il n’y a point ici de saints, mais seulement de misérables créatures qui cherchent le bonheur, à tâtons... » Parmi ces misérables créatures, dont nous sommes, qui cherchent le bonheur à tâtons, il en est tout de même quelques-unes, privilégiées, qui l’ont rencontré. Elles ne l’ont rencontré que dans l’oubli de soi et la totale offrande à Dieu. Ce sont les saints précisément. Mais de mauvaises habitudes hagiographiques, trop longtemps, les avaient séparés de nous. On nous les montrait en plein ciel, ils n’appartenaient plus à la terre et dès lors ne nous intéressaient plus. Ils ne peuvent nous retenir que si nous sentons en eux des hommes. Nous les voulons voir dans la plaine avant de suivre leur ascension, comme nos yeux accompagnent ces avions qui glissent sur la pelouse avant de se détacher du sol ; pour employer un néologisme un peu familier, nous voulons les voir décoller.
Une sainte qui sait bien tout le respect dû à la vérité humaine va nous montrer saint François de Sales quittant doucement la terre, si doucement qu’on le croit encore de plain-pied quand déjà il nous oblige à lever le regard. Sainte Chantal, dans sa déposition au procès de béatification, nous le peint dans son amour du prochain, recevant tout le monde, et les plus petites gens ; supportant les niaiseries sans jamais manifester de l’humeur ; ne refusant l’aumône à personne, — un jour il quitta ses souliers pour les donner, une autre fois en plein hiver son gilet de laine ; — secourant avec pitié et mansuétude jusqu’aux femmes débauchées qui retombaient sans cesse dans leur péché ; serein devant les menaces, indifférent, comme il disait, à la bonace et à tempête ; si sobre et tempérant qu’il voulait une nourriture de pauvre, souffrant avec joie toutes les incommodités corporelles, mais, comme il ne se plaignait jamais, on ne s’en apercevait qu’à la longue. D’une chasteté absolue, « il a été, déclare encore la sainte avec cette rudesse dans la vertu qui déroute les timides et les renchéris, souvent tenté, et rudement, par diverses personnes. » Mais il a dit lui-même « qu’il n’envisagea jamais personne pour en savoir discerner ce qui était de beau ou de laid, et quand il n’avait plus les personnes présentes, il n’eût su dire comment leur visage était fait. » Son humilité attirait ceux que sa majesté naturelle eût risqué d’écarter. Il savait parler aux rois et des rois (qu’on lise sa lettre sur la mort de Henri IV) et aux plus petites gens. L’ambition lui fut inconnue, et il tenait pour rien les honneurs et la Cour. Il prêchait avec une égale affection aux petites chaires comme aux grandes. Son amour des pauvres était si complet qu’allant visiter un vieillard le plus repoussant du monde, à sa fille qui l’avertissait : « Monseigneur, il est à craindre que vous ne sentiez quelque mauvaise odeur », il répondit : « Ce sont des roses pour moi. » Sa patience était sans bornes : il supporta le prochain jusqu’à l’extrémité, et la maladie et la mort. Car sa paix, dit Mgr de Bérulle, était « imperturbable ». Elle lui venait de son acquiescement à la volonté divine qui lui en faisait recevoir la vie et la mort du même cœur. Il voyait les âmes comme au travers d’un cristal, et les plus fermées s’ouvraient pour lui. Il lui en venait tant que cette charge eût accablé tout autre : mais il accueillait toute confidence, comme il répondait à toute lettre et, soulageant toutes les infortunes qui lui étaient apportées, il mourut, sous le poids des soucis et non sous celui des jours, en pleine force, à cinquante-cinq ans. Au demeurant, on le voit, un homme tout ordinaire. Car, d’être calme, accueillant, patient, généreux, sobre, tempérant, chaste, prudent, aumônier, clairvoyant, n’est-ce point là pratiquer des vertus sans éclat ?
Seulement, il les pratiqua toutes, et chaque jour, à un degré surhumain. Il introduisit le miracle dans la vie quotidienne, dont il utilisa chaque seconde pour le service de Dieu. Au fond de cette vie, de cette pensée, de ce cœur, il y eut l’unité d’un seul amour. « Ces cœurs demi-morts, à quoi sont-ils bons ? » a-t-il écrit un jour de ceux qui ne savent pas aimer. Pour lui, une vie ne doit être qu’amour. La sienne ne fut qu’une grande passion de Dieu. Voilà, parmi les misérables créatures qui cherchent le bonheur à tâtons, ce que peut être un saint.
Les innombrables travaux historiques de vos Académies locales, en fouillant sa vie dont ils ont pu, quelquefois, nous donner les occupations jour par jour, nous ont restitué cet homme, — cet homme de Dieu. Nous croyons en Savoie, où il a laissé par tous les chemins sa trace, l’avoir connu tout enfant, dans ce château de Thorens, à l’ombre du Parmelan, où les paysans entraient comme chez eux, pour régler à l’amiable les contrats passés sur le mur du cimetière, près de la Croix. Une famille nombreuse, un père autoritaire, remplissant de grandes charges publiques et apportant dans la vie quotidienne le reflet des intérêts supérieurs et l’habitude de la subordination au bien du pays ; une mère charitable, accoutumée à l’administration d’une vaste maison et dont l’activité ménagère tempère la tendresse naturelle ; un château à la campagne, les allées et venues des fermiers, tenanciers, vassaux, clients, serviteurs ; un contact étroit avec la terre, avec les occupations et les préoccupations rurales ; de la rudesse paysanne et une éducation soignée, un goût affiné et beaucoup d’exercices physiques, les bons conseils de la réalité vue par des yeux d’enfant, voilà les racines qui transmettront leur sève à ce grand châtaignier de chez nous.
Nous ne suivrons pas le jeune François de Sales à Paris et à Padoue où il va perfectionner ses études. Mais nous l’accueillerons à son retour avec les vivats qui, dans un célèbre proverbe d’Alfred de Musset, accueillent le jeune Perdican. Son père attend de lui l’avenir de sa race et l’éclat de sa maison. Le fils lui apportera tout cela, et bien autrement que le pauvre homme le peut concevoir. Mais c’est un avenir tout terrestre, c’est un éclat tout doré que le vieillard convoite. Il le veut faire entrer au Sénat de Savoie et le marier à une fille unique, à une riche héritière, la charmante Françoise de Veigy.
Un drame tout pareil s’était déroulé, six cents ans auparavant, au château de Menthon. Ceux qui, sur la terrasse, au pied du donjon millénaire, ont vu représenter le vieux mystère rajeuni par M. Henri Ghéon, se souviendront en m’entendant de la surprise qui les guettait, quand ils rencontrèrent, au lieu d’une féerie mystique et démodée, l’éternel combat de l’amour sacré et de l’amour profane. Bernard de Menthon a entendu l’appel de Dieu ; mais son père, qui n’a que ce fils, exige son mariage. Il est mis en présence de la plus belle et de la plus noble jeune fille, Marguerite de Miolans, sa fiancée. Et son trouble est tel qu’il attend le dernier moment pour s’évader. Elle aura l’âme assez haute pour le comprendre, lui pardonner, le suivre au cloître. François de Sales, moins romantique, se contentera, pour obéir à son père, d’aller à Sallanches voir la demoiselle, mais il oubliera de la regarder. « Elle mérite un meilleur parti que le mien, » assure-t-il en revenant. Puis, certain de sa vocation, il affronte le courroux paternel. C’était pour son père un rude coup et il fallait en ce temps-là du courage pour le lui asséner en face. Il eut ce courage, il eut toujours tous les courages, mais il avait aussi la manière. Le père s’inclina devant la volonté du fils, et même il le bénit. Quant à la mère, elle lui avait déjà préparé une soutane en secret.
À peine ordonné, il sollicite la périlleuse mission du Chablais, alors ravagé par les guerres de religion et pour une bonne part aux mains des protestants. Le Chablais est encore aujourd’hui tout chaud de sa miraculeuse épopée. La légende n’y a-t-elle pas fait de lui une sorte d’Orphée apprivoisant à la musique de sa voix les animaux et les hommes plus rudes que les animaux ? À Saint-Cergues, une croix de pierre marque l’emplacement où il s’agenouilla au seuil du pays qu’il allait convertir. Sur la colline des Allinges on cherche l’empreinte de ses pas. Le gouverneur de la forteresse, raconte Charles-Auguste de Sales, lui dit en lui montrant ses canons : « Nous n’avons plus besoin de toutes ces pièces, pourvu qu’il plaise à Dieu que les huguenots de là-bas veuillent vous ouyr. » De la terrasse il pouvait voir « la misérable face de cette province », les croix abattues des clochers, les églises détruites, les presbytères changés en réduits de chats-huants, les châteaux brûlés, et des fourches et potences au bord des chemins. Il ne s’alarma pas. Sa parole, au lieu de la guerre, apportait la paix. Elle valait des canons en effet. Ainsi Thonon fut-il conquis. Il eût donné sa vie pour Genève qui, du moins, connut sa courtoisie.
Le voici appelé au siège épiscopal d’Annecy. Aucun évêque n’est plus actif, plus charitable, plus accessible. L’hiver comme l’été, il se met en route pour visiter ses plus chétives paroisses, celles mêmes qui, dans la vallée de Chamonix, avoisinent les glaces et, dans un temps où les solitudes de neige et de roc étaient considérées comme des horreurs, il est le premier à leur trouver du charme, car il les peuple d’une présence divine rapprochée. Il précède les romantiques et les alpinistes. Cependant il est souvent appelé hors de son diocèse par une réputation de prédicateur qu’il n’a pas cherchée, et même pour des ambassades extraordinaires. La cour de Henri IV lui fait l’accueil le plus flatteur. Le roi veut même le garder, le donner pour coadjuteur à l’archevêque de Paris avec succession future. En souriant, François de Sales écarte les honneurs. N’a-t-il pas épousé une pauvre femme, son Église de Savoie, et ne serait-il pas déshonorant de lui en préférer une plus riche ?
Une autre entreprise, plus modeste en apparence et dans la réalité d’un rayonnement prodigieux, l’attire. Avec Mme de Chantal, qu’il a élue entre toutes, ayant deviné sa ferveur et son élan, il fonde ce monastère de la Visitation que la prière transformera, au-dessus de la mêlée humaine, en un buisson ardent et qui bientôt essaimera comme une ruche d’abeilles à travers la France, à travers le monde. Lui, le laborieux qui n’a pas un jour pour ses chers livres, qui donne à tous et à toutes ce qu’il a de plus précieux, son temps et sa pensée, lui l’homme des directions et des missions, des chaires et des lettres, lui, le chef accaparé par le travaux, il sait bien que l’agitation n’est pas l’action, et que la véritable action s’exerce par le dedans, par l’exaltation de la vie intérieure dont la plus haute forme est la méditation, la contemplation, la prière.
Mais cette action perpétuelle que fut sa vie est multipliée par son génie d’écrivain. Nous sommes ici rassemblés, trois siècles après sa mort, par notre admiration commune pour ce génie d’écrivain. Serait-il possible, serait-il équitable de le séparer d’un cœur et d’un caractère dont il n’est que l’émanation visible ? Tous ses livres, comme d’ailleurs tous les grands livres du XVIIe siècle, ont été composés, non dans un but d’art, ni même de théorie abstraite, mais dans un but déterminé : les Controverses et l’Étendard de la Sainte-Croix, pour ses missions en pays protestant : les Serinons, pour enseigner et répandre la foi ; Introduction à la vie dévote pour la direction des âmes dans le mariage et la vie du monde ; le Traité de l’amour de Dieu pour les âmes qui aspirent à une vie supérieure. Et ils ont été écrits au jour le jour, en marchant, à dos de mulet, le soir, au retour dans son évêché où l’on entrait et d’où l’on sortait comme dans un moulin, et par pièces et morceaux juxtaposés où l’unité de sa pensée cousait l’un à l’autre les chapitres. Jamais écrivain ne ressembla si peu à un homme de cabinet. Mais il connaissait le latin et tous les secrets de sa langue maternelle qu’on parlait très bien en Savoie. « La Savoie, constatera Sainte-Beuve plus de deux siècles plus tard, est un des pays voisins de la France où l’on parle le mieux le français, où on le parle avec le plus de simplicité, de clarté et de naturel. » Le patois avait révélé à notre saint le goût des expressions savoureuses et colorées. La pureté et le pittoresque, c’est tout le secret de son parler. Ajoutez-y la clarté et la bonne humeur. Quand il définit la beauté dans son Traité de l’amour de Dieu, il met au nombre de ses attributs la splendeur et la clarté, mais il y ajoute la bonne grâce, « laquelle, dit-il, outre la convenance des parties parfaites qui fait la beauté, ajoute la convenance des mouvements, gestes et actions, qui est comme l’âme de la beauté des choses vivantes ». Cette bonne grâce, âme de la beauté des choses vivantes, donne précisément à son style cette souplesse qui le fait paraître comme en perpétuel mouvement. Il s’est rendu compte de très bonne heure que bien écrire est un des plus sûrs moyens d’action, puisqu’on écrit pour être lu. Ce n’est pas autre chose pour lui que le perfectionnement des moyens d’agir. Mais il est arrivé à écrire naturellement bien, aussi vite que d’autres écrivent naturellement mal quoi qu’ils fassent. Sa phrase n’est ni travaillée ni surveillée. Elle est la même dans ses lettres et dans ses ouvrages, et passe d’ailleurs des unes aux autres. L’élégance peut être si habituelle qu’elle cesse d’être acquise et fait partie de notre nature. Il exerçait son influence pour la gloire de Dieu, mais il n’y a pas trace chez lui de vanité littéraire. Prêchant à Paris, au cours de sa carrière, il eut à prononcer un panégyrique de saint Martin et beaucoup de monde y était venu, non pour saint Martin mais pour la réputation du prédicateur II s’en aperçut et se borna à une énumération des mérites du saint, où il s’appliqua à ne rien mettre de sa manière. Quand il distinguait un effet dans la phrase qu’il allait prononcer, il le coupait, afin que ses auditeurs ne fussent pas tentés de substituer le sermonnaire au sermon. Et dans ses missions en Chablais, il prêchait pour deux ou trois paysans avec le soin qu’il aurait mis à enseigner une foule. Un ministre protestant fut même converti par cette humilité. Il rapporta au saint « qu’étant venu à l’église dès qu’il avait entendu sonner le sermon, et n’ayant trouvé que quelques pauvres paysans, il avait dit dans son cœur : « Si monsieur le prévôt ne prêche que pour Dieu, il fera tout de même une instruction ; mais, s’il prêche pour sa propre gloire, il dédaignera un si petit auditoire, il ne prêchera point, et ce me sera une preuve qu’il n’est qu’un charlatan qui débile des mensonges » ; qu’en conséquence il avait été très édifié de le voir prêcher avec le même zèle que s’il avait eu le plus brillant auditoire... »
Vous voyez, messieurs, à quel point il est impossible de séparer l’écrivain de l’homme. Ils sont unis comme la chair et le sang. Parmi les livres de saint François de Sales, il en est deux qui n’ont pas cessé d’être lus, l’un plus que l’autre et cependant inférieur à l’autre : je veux parler de l’Introduction à la vie dévote et du Traité de l’amour de Dieu. L’Introduction, parue en 1609, connut d’emblée un succès prodigieux. Un tel ouvrage, cent fois ébauché auparavant par d’autres auteurs ecclésiastiques, ainsi que nous le montre M. Henri Bremond dans son Histoire du sentiment religieux, manquait encore. Ce petit traité de vie pratique, avec ses images familières, sa bonne grâce et sa belle humeur qui en cachent la rudesse et l’âpre vertu mortifiante, montre que la perfection de la vie chrétienne, de la vie peut être aussi bien poursuivie dans le monde que dans les monastères, et contient un règlement de la femme dans toutes les conditions. Jeune fille, mariée, veuve, chacune v peut trouver son compte. La bouquetière Glycéra faisait avec les mêmes fleurs des bouquets variés. Ainsi les circonstances diffèrent, mais la femme ne change pas, et l’Introduction à la vie dévote a gardé son actualité.
Du Traité de l’amour de Dieu, je ne crains pas d’affirmer qu’il est un des plus beaux livres de notre littérature. Il faisait entendre, au seuil du XVIIe siècle, un accent nouveau et jaillir une source nouvelle de sensibilité. Le grouillant et formidable XVIe siècle s’était complaisamment étalé dans l’épopée burlesque de Rabelais, dans la savoureuse critique morale de Montaigne, dans le lyrisme ardent et voluptueux de Ronsard. Voici que l’évêque de Genève invitait les âmes à la vie intérieure. Toutes celles qui avaient soif d’un amour si difficilement, si rarement satisfait par les passions terrestres, s’y vinrent désaltérer comme le cerf, après la chasse, court se plonger au torrent. La source de saint François de Sales est à demi cachée par les buissons et les graminées : elle glisse sans bruit sur les mousses, mais elle est d’une pureté où le ciel qui s’y regarde retrouve sa couleur et sa profondeur. Les psychologues du grand siècle se sont penchés sur elle.
Enfin l’auteur du Traité de l’amour de Dieu n’apportait pas qu’une analyse renouvelée de la vie intérieure. Sachant que les ouvrages abstraits découragent les esprits faibles qu’il souhaitait d’attirer, il en facilitait la lecture à plaisir par l’abondance des images et des comparaisons. Chateaubriand, deux siècles plus tard, devait déployer une pareille richesse dans le Génie du Christianisme, avec cette différence essentielle que Chateaubriand la déploie en artiste qui tire le premier sa joie de son étalage, tandis que saint François de Sales n’y voyait que l’occasion d’une agréable aumône à distribuer aux pèlerins qui vont à Dieu. Dans l’Introduction à la vie dévote, il avait contracté trop d’emprunts chez Pline et les auteurs anciens, et son goût n’était pas suffisamment épuré : dans le Traité de l’amour de Dieu, il tire presque toutes ses images de la nature dont il est un des premiers poètes, et aussi de la vie sentimentale, de la vie quotidienne d’où il nous élève à la vie mystique.
À ces deux grands livres il convient d’ajouter la correspondance. Avec Montaigne saint François de Sales précède la grande lignée des moralistes français, de ces moralistes français à qui nous devons l’essence même de notre littérature faite de réalisme intelligent, d’observation judicieuse, d’expression polie et surtout de vérité psychologique. Il annonce les La Bruyère et les La Rochefoucauld, et même, tant il va loin dans l’étude du cœur humain, il prépare les analyses raffinées d’une Mme de La Fayette et de ce Jean Racine qui demeure le plus grand poète de l’amour. Nul n’a poussé plus loin l’étude de ces maladies que nous croyons nouvelles et qui sont vieilles comme le cœur humain : l’inquiétude, la mélancolie, la complaisance dans la douleur morale, l’abandon de la volonté. Et je souhaite qu’un choix judicieux des lettres, extraites de la grande édition de la Visitation, vienne bientôt compléter, pour la conduite de la vie, le traité de l’Introduction. Monseigneur, si votre patience n’était pas inaltérable, ne vous lèveriez-vous pas de la place où vous êtes assis pour mettre un terme à nos louanges ? Mais pouvez-vous les éviter dans une ville où votre souvenir est partout présent ? Qui ne vous a rencontré, rue de la Cathédrale ou rue Sainte-Claire, rentrant à cet évêché qui fut tour à tour la maison Lambert et la maison Favre ? Le portail brisé de l’hôtel Charmoisy nous rappelle que la femme que vous avez dirigée ressemblait à tant d’autres femmes que toutes ont pu se reconnaître dans le miroir que vous tendiez non à leur visage, mais à leur âme. D’ici même ne voyons-nous pas cette maison de la Galerie qui fut le berceau de la Visitation, — de la Visitation aujourd’hui agrandie, qui veille, comme une lampe sacrée dans le sanctuaire, sur vos restes mortels et sur ceux de sainte Chantal ? Mme de Chantal vous garde, Mme de La Fléchère ou Mme de Charmoisy vous cherchent, tandis que vous prient humblement cette villageoise, Pernette Boutey, dont vous ne pûtes apprendre la mort sans vous torcher les yeux, comme vous dites, tant vous la saviez grande devant Dieu, et cette pauvre veuve d’Annecy que vous aperçûtes à la suite du Saint-Sacrement, et « où les autres portaient de grands flambeaux de cire blanche, elle ne portait qu’une petite chandelle qu’elle avait faite ; encore le vent l’éteignit... » Entendez leurs appels et leurs prières. Saint François de Sales, restez parmi nous, dans votre ville, dans votre Savoie, au bord de ce lac aussi pur et limpide que votre style et dans ce cadre de montagnes qui, silencieuses et mystérieuses, connurent votre enfance, votre activité et votre ascension.