Centenaire d’Edmond About célébré à l’École normale supérieure

Le 25 février 1928

Abel HERMANT

CENTENAIRE D’EDMOND ABOUT
CÉLÉBRÉ A L’ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE

Le samedi 25 février 1928

DISCOURS

DE

M. ABEL HERMANT
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MADAME,
MESSIEURS LES MINISTRES,
MESSIEURS,

C’est de grand cœur, mais non pas sans mélancolie, que l’Académie française vient aujourd’hui enfin rendre à Edmond About un hommage qu’elle lui doit depuis plus de quarante-trois années.

Pour Monsieur le directeur de l’École, qui nous a fait un portrait si parlant du normalien de la grande promotion, About est sans doute l’un de ceux qui nous ont quittés ; mais c’est aussi l’une de ces ombres qui ont tant aimé vivre qu’elles s’attardent longtemps alentour de leur tombeau, et plus volontiers aux lieux où elles se plaisaient durant leur séjour terrestre. Nous avons cru le voir tout à l’heure errer dans cette bibliothèque et rechercher, parmi la foule de tant de livres qu’il avait lus, ceux qu’il ne se lassait jamais de relire.

M. Gaston Deschamps ne nous a pas montré moins vivant le jeune membre de l’École d’Athènes, qui était bien assez fort pour faire de l’épigraphie et de l’archéologie comme ses camarades, mais qui pratiquait les fouilles de façon un peu distraite, qui explorait de préférence la dernière couche du terrain, et de qui les « envois d’Athènes » furent la Grèce contemporaine et le Roi des Montagnes.

Pour notre Compagnie, Messieurs, Edmond About n’a jamais été ce vivant si tendre à la joie de vivre qu’on ne peut, dans le deuil même de l’avoir perdu, le concevoir que vivant, plus vivant que ceux qui survivent, et qu’il suffit, semble-t-il, de penser à lui pour le ressusciter.

Pour nous, hélas ! il est l’académicien mort sans baptême, je veux dire qu’il a été appelé parmi nous, mais qu’au moment qu’il s’avançait pour répondre à notre accueil la nuit est venue, et il a passé.

Dans le joli jardin où, tout en se promenant comme un flâneur, ce grand bûcheron travaillait sans s’en apercevoir, ou feignait qu’il ne s’en apercevait pas, il avait, nous dit-on, déjà beaucoup songé à son discours de réception. Il répétait souvent : « Il va falloir que je m’y mette. » Il y avait beau temps qu’il s’y était mis, sans prendre encore la plume. On hasarde peu à parier que ce discours eût été une page éblouissante, Edmond About n’en a pas écrit une seule ligne. II n’a pas subi l’épreuve de la Commission. Il n’avait pas encore été, selon l’usage, admis aux honneurs de la séance, quand la séance fut, en son honneur, levée en signe de deuil.

Mais, Messieurs, écartons ces tristes images : ce n’est pas un anniversaire funèbre que nous célébrons, c’est le centième anniversaire d’une naissance, l’aube d’une vie trop courte, mais que tous les feux de la plus aimable gloire ont constamment illuminée.

Si nous avons été privés du discours de réception d’Edmond About, nous l’avons été aussi de la réponse ; et j’ignore qui en devait être chargé, mais j’imagine assez bien ce qu’elle aurait pu être. Non pas, certes, sans quelques-unes de ces petites malices qui, en pareille circonstance, sont de style, et faute de quoi la réponse au récipiendaire manquerait trop de sel : avec un partenaire tel qu’Edmond About, ce n’était pas une chose à risquer. Les roses du Bengale, qui sont sans épines, sont sans parfum : depuis Alfred de Musset chacun le sait, sans avoir, comme About justement, de connaissances spéciales en horticulture ; mais il est des épines qui ne font guère que chatouiller presque agréablement, et il eût semblé téméraire d’en offrir de plus piquantes à celui qui était bien capable, si on l’égratignait, de riposter en mordant.

Pourquoi, d’ailleurs, se fût-on attardé à ces jeux — innocents — quand on avait tant de choses plus sérieuses et plus utiles à dire au nouvel académicien ? Mais ce que signifiait son élection, ce qu’il allait représenter à l’Académie, s’il rompait comme parle Virgile, ou s’il tournait l’âpre fatalité, le savait-on bien alors ? Il me paraît, Messieurs, qu’avec le recul des ans, et le triste avenir qui s’annonce pour les choses de l’intelligence, nous en jugeons mieux aujourd’hui.

Qui, par exemple, en ces années quatre-vingt où les humanités déjà étaient suspectes et menacées, se fût avisé de le complimenter parce qu’il avait fait de fortes études classiques, parce qu’il savait du latin et du grec autant qu’homme de France, et même du français, du bon français, celui de Voltaire, dont on a voulu l’appeler le petit-fils ou, au moins, le petit-neveu ?

Ce compliment-là, Messieurs, adressé il y a quarante ans à un homme de cette classe et de cette qualité, aurait semblé encore plus mal à propos que celui de mettre l’orthographe adressé de nos jours à un homme du meilleur monde, à la réplique de l’honnête homme d’autrefois ; car l’orthographe d’un homme du monde est aujourd’hui un sujet d’étonnement, d’admiration (au sens latin du mot), au lieu que nul ne s’étonnait, en ce passé si proche et si lointain, que le fils d’un petit commerçant, quand son père s’était saigné aux quatre veines pour l’instruire, eût acquis une haute culture, j’emploie encore ce dernier mot au sens latin et au sens français.

À quoi bon tant de munitions, pour ne faire, en fin de compte, que du journalisme et pour écrire des romans légers ? Voilà ce que ne manqueront pas de dire, en haussant les épaules, ceux qui ont mis à la mode cette nouvelle espèce : l’homme de lettres illettré. On eût songé si peu à dire cette niaiserie, sous l’Empire, qu’à plus forte raison l’on n’eût pas songé à y répondre. Plaignons le malheur des temps, qui nous force de prendre garde qu’on n’écrit pas Candide ou l’Ingénu — comme ils sont écrits — ni le Nez d’un Notaire ou le Cas de M. Guérin, si l’on n’a eu depuis l’enfance un commerce familier avec tout ce que notre littérature compte de plus solide et de plus noble.

On eût peut-être, il y a quarante-trois ans, aux beaux jours du naturalisme, remarqué aussi que l’esprit, dont Edmond About était, du consentement universel, le plus brillant chevalier, subissait une éclipse alarmante, et que, notamment au grenier de Goncourt, il n’était pas en odeur de sainteté. Mais eût-on démêlé ce qu’il y avait, en un certain sens, de légitime dans cette animadversion, dont il faut rendre responsable l’esprit dit du Boulevard ; car il compromettait l’esprit tout court par des traits d’une fausse ressemblance ? Eût-on déclaré net, comme c’était justice, qu’avec les boulevardiers les plus fameux, — les plus surfaits — Edmond About n’avait absolument rien de commun, que son esprit était l’esprit français d’origine, l’esprit de France, de Paris à la rigueur, mais point de Tortoni, encore moins de Montmartre ?

Nous avons acquis une expérience, dont au surplus nous ne sommes pas autrement fiers et dont nous nous passerions bien : nous n’avons vu que trop comme depuis ce temps-là l’esprit authentique de France, qui est notre patrimoine, l’esprit de La Rochefoucauld, de Chamfort, voire de Rivarol, s’est encanaillé de toutes les manières. La pierre de touche de la comparaison nous permet de vérifier le titre du métal dont l’esprit d’Edmond About était fait. Peut-être échappait-il à quelques-uns de ses contemporains, il ne saurait échapper à ses cadets, mieux placés, qu’entre tous ses autres mérites éclatants celui-ci était le plus valable, qui devait lui assurer, à cette date précisément, pour en bien marquer la portée et le sens, la consécration académique.