« Victor Hugo et l’Espagne ». Célébration du bicentenaire de la naissance de Victor Hugo

Le 28 février 2002

Florence DELAY

 

Victor Hugo et l’Espagne

 

 

     Que s’est-il passé entre Hugo et l’Espagne pour qu’ils deviennent inséparables, comme Stendhal et l’Italie, comme Nerval et l’Allemagne ? Que s’est-il joué là pour que son théâtre s’en ressente si vivement, que des airs espagnols soient signe de reconnaissance ou de bonheur retrouvé dans des romans aussi éloignés de Castille que Bug Jargal, Les Misérables ou L’Homme qui rit, pour que le poète, des Orientales à La Légende des siècles, n’ait jamais cessé de suivre au-delà des Pyrénées des images, des héros et des rythmes ? Pour que l’exilé enfin, ce citoyen universel, adresse à elle, l’Espagne, deux lettres où il lui dit son admiration et son vœu : qu’elle abandonne la monarchie et devienne république. Vœu qui se réalisa par deux fois un instant, en 1873 et en 1931. Le soulèvement de généraux rebelles à la République déclencherait la guerre d’Espagne.

     La guerre d’Espagne à laquelle participa le général Léopold Hugo était celle du peuple contre une invasion française. Volant au secours du roi Joseph, autrement dit Pepe Botellas parce qu’il aimait trop la bouteille, Hugo le père était arrivé en Espagne peu après la prise de Madrid décidée par Napoléon, autrement dit Napoladrón – voleur. Madame Hugo et ses trois jeunes fils, qui avaient précédemment cherché l’insaisissable en Italie, partirent de Paris, en mars 1811, pour tenter de le retrouver à Madrid.

     Le temps réel que Victor Hugo a passé en Espagne est sans commune mesure avec l’espace qu’elle occupe en lui. Moins d’une année en tout. Soit de longs mois entre neuf et dix ans, puis quelques jours quand il y retourna, en 1843, avec Juliette Drouet. La première chose qu’il nota alors : « Me voici dans le pays où l’on prononce b pour v ». Ainsi écrivait-il son nom, Bittor, avec un b, deux t, suivi de la particule, « Bittor de Hugo », à l’âge de neuf ans, sur la page de garde de son Tacite.

     Avant les choses vues par l’enfant, les décors, les scènes, les sensations, accordons la primauté à l’effet produit par la langue nouvelle, inouïe, non maternelle, dont les mots accentués, sur l’antépénultième ou la pénultième ou la dernière syllabe, rendent des sons inconnus. Les interjections de la langue nouvelle lui apportent une autre réalité et ses syllabes en cascades sonores lui plaisent au point qu’il ira parfois jusqu’à compter les siennes en espagnol :

Grands chapeaux, petits pieds, majos et manolas,
Et les Españoles et les Españolas.

     C’est que le e muet, fondateur de l’alexandrin classique français, ici n’existe pas. « Les e doivent se prononcer é », précise l’auteur de Ruy Blas à l’intention des régisseurs de théâtres de province où l’on pourrait monter sa pièce. « Quand on lit Teve, Camporeal, Oñate, il faut dire Tévé, Camporéal, Ognaté ». Mais c’est à un alexandrin qu’il livre le secret de sa liaison :

Beau pays dont la langue est faite pour ma voix.

     Si faite pour sa voix qu’il commença à oublier le français. « Étant enfant, assure-t-il, je parlais mieux espagnol que français ». Ce n’était pas mieux, c’était autre. « Si j’avais grandi et vécu en Espagne, poursuit-il, je serais devenu un poète espagnol, et mes œuvres étant écrites en espagnol dans une langue peu répandue (sic), n’auraient pas eu de portée. C’est par la chute de l’Empereur, et en conséquence de celle de Joseph, que mon père de général espagnol est devenu général français et que moi de futur poète espagnol, je suis devenu poète français ». (Journal d’Adèle H., 1854).

     Une langue où la solitude, par l’intercession de Nuestra Señora de la Soledad, crée le prénom Soledad, qui s’abrège en Sol, soleil, pour illuminer de l’intérieur doña Sol. Où petit et grand, cessant d’être adjectifs, se greffent sur le nom qu’ils rapetissent ou augmentent. Où un diminutif suffit pour rapprocher la femme qu’on aime. De Josefa, Josèphe au féminin, bondit Pepa, plus avenante. Toutes les petites amies de Hugo enfant s’appellent Pepa, et le voyageur troublé par une des filles de son hôtesse, à Pasajes, aura cette phrase admirable : « la cadette s’appelle Pepa comme toutes les espagnoles. » La diminuant encore, il la rapproche de lui : « Je parle basque et espagnol à Pepita ». C’est la même et une autre que celle évoquée dans « Les fredaines du grand-père enfant » :

Dans cette Espagne que j’aime,
Au point du jour, au printemps,
Quand je n’existais pas même,
Pepita – j’avais huit ans –

Me disait : – Fils, je me nomme
Pepa ; mon père est marquis. –
Moi, je me croyais un homme,
Étant en pays conquis.

L’Art d’être grand-père (1855).      

     La même et une autre que celle des « Nuits d’hiver » :

Enfance ! Madrid ! campagne
Où mon père nous quitta !
Et dans le soleil, l’Espagne,
Toi dans l’ombre, Pepita !

     Dans l’ombre n’est point l’ombre. L’ombre est dans la rime, « où mon père nous quitta ».

     L’enfant allait vers lui quand il découvrit Irún, qui l’étonna si fort – « avec ses maisons noires, ses rues étroites, ses balcons de bois et ses portes de forteresse, moi l’enfant français élevé dans l’acajou de l’Empire » – quand il fit halte à Hernani et à Torquemada – deux futurs drames –, quand il vit le gobe-mouches bonhomme « papamoscas » frappant les heures de la cathédrale de Burgos – couple qui ne le lâcherait plus du grotesque et du sublime ensemble –, et le tombeau du Cid profané par les Français, et à Valladolid, au théâtre, « un personnage qu’on tuait d’un coup de poignard et qui saignait pour de vrai ». Oui, tout ça, et au bout, Madrid, palais Massérano, une Pepa, fille de duc, mais toujours pas de père.

     Lequel se manifesta enfin, manu militari, en plaçant ses trois fils au collège-séminaire des nobles, calle de Hortaleza. La reine dans Ruy Blas ?

Elle va tous les soirs chez les sœurs du Rosaire
Tu sais ? En remontant la rue Ortaleza.     

     Les jeunes nobles du séminaire, où le futur Libertador du Chili et du Pérou, San Martín, avait fait ses classes, s’interpellent par leurs titres, comme les héros du Cid. Ils appellent Victor baron, « ce qui l’ébouriffait ». Pas de duel entre eux mais de fortes rancunes. Francisco Elespuro, que Victor déteste, deviendra dans Cromwell Elespuru le fou, et le jeune comte Frasco de Belverana, qui blessa Eugène, se retrouvera espion dans Lucrèce Borgia, sous le diminutif de Gubetta. Cet hiver-là, il fit très froid, le collège n’était pas chauffé, la disette régnait. De cette période, Hugo conservera l’usage, qui stupéfiait ses invités à Guernesey, de mélanger à midi tous les plats en pot-pourri, olla podrida, et de faire ses ablutions du matin à l’eau froide.

     Le retour en France, dès mars 1812, se fait sous la garde du maréchal Victor. Les pierres bondissent au passage des Français. Nous sommes haïs. Victor, le nôtre, à Burgos, voit son premier condamné à mort, hébété de terreur sur un âne, conduit à l’échafaud par une procession de pénitents. Et à l’entrée de Ségovie, un cadavre coupé en morceaux par les Français, reconstitué sur une croix de trois mètres de haut. L’Espagne de ses dix ans, nous dit Alain Decaux, restera peuplée de ces images à la Goya.

     Mais cette Espagne vue, sentie, parlée, n’aurait pas tenu tant de place si la lecture de ses chefs-d’œuvres et l’étude de son histoire n’avaient pris le relais. Grâce d’abord à l’hispaniste de la famille, l’aîné des fils Hugo, Abel, qui traduisit des romances historiques en prose que son frère s’empressa de reverser en poésie. Et en drames. D’Hernani, écrit-il, le Romancero general est la véritable clef. Abel préparait, par ailleurs, un ouvrage en trente volumes intitulé Le Génie du théâtre espagnol. Ouvrage qui ne verra pas le jour mais où le génie espagnol de Hugo puisera en pratique comme en théorie. La fameuse préface de Cromwell s’appuie explicitement sur El Arte nuevo de hacer comedias de Lope de Vega. « Quando he, dit Lope de Vega,

Quando he de escrivir una comedia,
Encierro los preceptos con seís llaves. »

     « Pour enfermer les préceptes, en effet, ce n’est pas trop de six clefs », commente le libérateur des trois unités.

     Au fait, est-ce du Romancero ou du théâtre français que lui vint l’amour du Cid ? L’écrivain Azorín rapportait ces quelques vers adressés par Hugo à un visiteur espagnol :

Échangeons nos grandeurs ! Du même laurier d’or
Couronnons, vous Corneille et nous Campeador
Car vous avez l’Achille et nous avons l’Homère.

     De tout le théâtre français, la pièce qu’il admirait le plus était Le Cid. Il enrageait de la Querelle qu’on lui fit ici même et dont nous sommes encore honteux. « Il n’y a peut-être que Corneille au monde, s’exclame-t-il, qui puisse rester grand et sublime, au moment même où il fait mettre une préface à genoux devant Scudéri ou Chapelain. » Lui-même ne mettra ses préfaces à genoux devant personne. Et dans celle de Cromwell, il avance la thèse audacieuse qu’après la Querelle, Corneille ne fut plus jamais vrai :

     « Voici maintenant le côté douloureux de ce drame grotesque : c’est après avoir été ainsi rompu, dès son premier jet, que ce génie, tout moderne, tout nourri du Moyen Âge et de l’Espagne, forcé de mentir à lui-même et de se jeter dans l’antiquité, nous donna cette Rome castillane, sublime sans contredit, mais où [...] on ne retrouve ni la Rome véritable, ni le vrai Corneille. »

     En clair, la fin de l’heure espagnole a sonné le glas de Corneille romantique... ce dont Hugo ne se console pas. Tout moderne il est aussi tout nourri de Moyen Âge et d’Espagne, et il entend le rester.

     La fermeté de Hugo sur ses positions esthétiques n’a d’égale que la fermeté de ses changements politiques. Si, après la mort de sa mère, il se rapproche du général Hugo, son père, et à travers lui du mythe napoléonien, jusqu’à rêver saisir son glaive et « suivre au pays du Cid nos glorieux soldats », si, dans une ode monarchiste de 1823, il réveille l’ombre de Roland pour soutenir l’expédition conçue par Chateaubriand des « cent mille fils de saint Louis », qui va replacer sur le trône d’Espagne un souverain abject, au fur et à mesure que le temps passe et que Hugo voit plus loin, c’est le peuple espagnol qui grandit à ses yeux.

     Alors, reconsidérant les envahisseurs, Napoléon, Chateaubriand, deux hommes qu’il aima dans l’ordre inverse, il frémit. L’invasion napoléonienne faite par les fils de la Révolution ? L’invasion des Bourbons conduite par les généraux de Napoléon ? « L’esprit de liberté mis à la raison par les baïonnettes ; les principes matés à coup de canon ; la France défaisant par les armes ce qu’elle avait fait par son esprit... Contresens hideux. La France est faite pour réveiller l’âme des peuples et non pour l’étouffer. » Ces additions aux Misérables datent de l’exil.

     Quand la Gloriosa de 68 mit fin au règne discrédité d’Isabel II, le républicain Emilio Castelar demanda à Hugo son soutien moral. C’est alors que Hugo fit le portrait épique du peuple espagnol sans lequel « Corneille n’aurait pas créé la tragédie et Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique » – les deux dans son esprit se valent. Ce peuple qui « naissant, a tenu en échec Charlemagne, et, mourant, Napoléon », il le voit renaître de ses cendres, du bûcher où le papisme et l’absolutisme ligués l’avaient condamné, il voit renaître grand, républicain, et, dans ses colonies appelées à disparaître, abolir dès maintenant l’esclavage : « Ô noble peuple espagnol ! Vous vous êtes délivré du despote, maintenant délivrez-vous de l’esclave. » On dirait qu’il revoit tous ses combats, tout le chemin, l’Espagne au cœur.