Dire, ne pas dire

Rêver le mot « rêve »

Le 1 décembre 2011

Bloc-notes

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Flâner le long des pages d’un dictionnaire et vagabonder dans un jardin botanique relèvent pour moi d’un plaisir comparable. Tant d’espèces rares, de mots nouveaux, d’efflorescences insoupçonnées ! Le mimosa serait donc de la famille des acacias (ou plutôt le contraire) ! Le bedeau de nos églises d’antan, bedel en ancien français, avec sa canne à pommeau d’argent, chargé de veiller au déroulement des cérémonies, descendrait du bas-francique bidil, bref de l’indo-européen, et entretiendrait par conséquent des liens de parenté avec le bouddha, littéralement « l’éveillé » ? Quel est le parcours le plus surprenant, celui de l’eucalyptus débarqué d’Australie, et de la famille des Myrtacées s’il vous plaît, ou du pedigree, qui a franchi la Manche, c’est entendu, mais qui s’était d’abord installé en Angleterre, transcription phonétique de l’expression française « pié (ou pied)-de grue », au prétexte que l’empreinte de cet échassier sur un sol meuble ressemblerait aux trois traits rectilignes dont les généalogistes se servaient autrefois pour indiquer les degrés d’une parenté ?
Il est des fleurs, il est des plantes, il est des mots, plus rares, qui semblent s’épanouir et fleurir par hasard, sans que l’on sache encore leur origine ou leur famille. On les admire, on les hume, on s’en délecte avec un respect mêlé de craintes. Des sans-papiers, mon Dieu, devrait-on s’en méfier ? Ce sont des apparitions. Des mirages. Des rêves. Eh bien, oui ! le mot rêver, précisément, qui, dans son sens commun d’avoir une activité onirique, a supplanté songer à partir du xviiie siècle, d’où vient-il ? De quelle famille linguistique est-il issu ? On l’ignore. Les lexicologues s’impatientent. Ils débusquent des étymologies pour le moins douteuses. Ils braconnent du côté du gallo-romain. Leur butin est maigre. Oserais-je dire (cela est peu scientifique, mais tant pis !) que je m’en réjouis ?
J’aime ces mots venus de nulle part. J’aime ce rêve qui anime, qui hante notre inconscient, et qui est lui-même un mot rêvé, impalpable, un fantôme, une chimère – quel symbole ! Oui, il faut s’émerveiller des mots, des ombres portées du passé qu’ils véhiculent par leur musique, leur orthographe, leurs racines, mais qui parfois cadenassent leurs secrets jusqu’au silence… ou jusqu’au rêve.

Frédéric Vitoux
de l’Académie française