Réponse aux discours de réception du duc de Richelieu et de l’abbé de Roquette

Le 12 décembre 1720

Nicolas GÉDOYN

RÉPONSE DE MONSIEUR L’ABBÉ GEDOYN, Chancelier de l’Académie, aux Difcours prononcés par Monfieur l’Abbé de Roquette, & Monfieur le DUC DE RICHELIEU, le jour de leur reception.

 

MONSIEUR,

DANS un tems, où le foin des affaires domeftiques femble exclure tout autre foin, où l’efprit d’intérêt, ce vice bas & roturier, eft devenu le vice dominant, où la Littérature & les beaux Arts font fi négligés, où la France n’a gueres l’œil & la lumiére de l’Europe ; la rivale de Rome & d’Athénes, fi diftinguée par le bon goût qui y regnoit, fi fertile en excellens Écrivains de tout genre, commence à craindre avec raifon de voir bientôt l’ignorance & la groffiereté fucceder au fçavoir & à la politeffe ; quel bonheur pour nous de trouver encore deux hommes fenfibles à la gloire, capables de foûtenir l’éclat & la réputation de cette compagnie ! Deux hommes, qui au milieu de la contagion prefque générale, refpirent un air pur, ofent encore penfer noblement, & venir ici faire un aveu public & folemnel de l’amour & du goût qu’ils ont pour les Lettres ! Car, MESSIEURS, telle eft l’idée que l’on a conçue de vous, au moment que vous avez pris féance parmi nous ; & les difcours que vous avez prononcez l’un & l’autre fi éloquens, mais en même-tems fi judicieux & fi modeftes, ont parfaitement juftifié cette idée.

 

A dire le vrai, il ne falloit pas moins que deux Perfonnes comme Vous, pour remplir le vuide qu’ont laiffé ici les deux illuftres Académiciens que nous avons perdus.

 

D’un côté un Sçavant, utile à la Religion à l’État, qui joignant à un genre fingulier d’érudition, tout ce que l’Hiftoire Ecclefiaftique & Prophane, la Geographie ancienne & moderne, la Chronologie, la Politique ont de plus curieux, s’étoit fait à la Cour & à la Ville, en France & dans les Pays étrangers un grand Nom ; qui étant à Rome parut encore plus grand que fa réputation, & remporta des marques d’eftime & du Pape, & de tout le facré College ; qui parlant bien fa langue, & mettant à tout une capacité judicieufe, donnoit du poids & de l’autorité jufques aux moindres écrits qui fortoient de fes mains.

 

Un Scavant dont la fcience n’étoit point comme dans la plûpart des autres un tréfor caché, mais qui toûjours prêt à en faire ufage, avoit un entretien charmant, foit par la variété dont il l’affaifonnoit, foit par le naturel & la chaleur qu’il mêloit au récit d’une infinité de particularités & de faits, qui n’étoient prefque plus connus que de lui ; homme de cabinet & homme du monde tout enfemble, fe livrant à l’étude par goût, & fe prêtant à la focieté par amour qui bien public ; Académicien affidu, fidéle à fes devoirs, irréprochable dans fes mœurs & infenfible à tout autre plaifir qu’à celui de converfer avec d’illuftres amis que fon mérite lui avoit faits, & de fe préparer un digne fucceffeur[1] dans la perfonne d’un neveu qu’il aimoit tendrement.

 

Tel a été Monfieur l’Abbé Renaudot, s’il m’eft permis d’ajoûter quelque chofe à l’éloge que vous en avez fait, MONSIEUR, & que l’eftime dont vous l’honoriez, vous a dicté autant que la juftice qui eft dûe à fa Mémoire.

 

D’un autre côté un homme diftingué par fa naiffance, par fes fervices, par fes emplois, par une fuite continuelle de graces, de bienfaits & d’honneurs, dont le meilleur Maître du monde & le plus grand Roi n’avoir ceffé de le combler ; un homme qui ne parut pas plûtôt à la Cour, qu’il y brilla fans s’y laiffer corrompre ; qui compta pour rien tout ce que la fortune & la faveur ont de plus riant, s’il n’étoit foûtenu par le mérite que donnent les Lettres & la vertu. Auffi peut-on dire que Monfieur le Marquis de Dangeau fut un exemple fenfible de la différence qu’il y a entre un Courtifan qui joint du fçavoir & de la lecture à l’ufage du monde, & un Courtifan oifif qui ne s’occupe que de chofe frivole, auffi fujet à ennuyer les autres qu’à s’ennuyer lui-même.

 

Il n’avoit gueres plus d’âge que vous MONSIEUR, lorfque plein d’eftime pour l’Académie Françoife, il souhaita d’y être admis, & l’Académie Françoife, toûjours prête à rendre juftice au mérite, crut s’honorer elle-même en le recevant.[2] Succeffeur de M. de Vaugelas, de ce grand Homme qui a fi bien mérité de notre langue, & dont les remarques devroient être fans ceffe entre les Mains de quiconque afpire à bien parler, & à écrire en honnête homme ; fucceffeur de Monfieur de Vaugelas, il fe trouva animé du même efprit. Il étudia la langue à fond, il voulut en connoître toutes les beautez, les fineffes, & rehauffa ce mérite par celui de ne rien ignorer de tout ce que devoit fçavoir un homme de fa naiffance & de fon rang. L’Hiftoire, la Géographie, les mœurs des Peuples, les intérêts des princes, la grandeur & l’ancienneté de toutes les Maifons fouveraines de l’Europe, l’art du Théatre, la Poëfie, Monfieur le Marquis de Dangeau poffédoit tout cela, & en parloit mieux qu’un autre. Il n’eft pas étonnant qu’avec un efprit naturellement aimable, comme il l’avoit, d’ailleurs orné de tant de belles connoiffances, il fe foit rendu fi agréable & au Roi, & à deux grandes Princeffes, aufquelles il fut attaché fucceffîvement, en qualité de Chevalier d’honneur, & dans les Cours étrangeres, où il fut envoyé plufieurs fois pour des négociations très-importantes.

 

Académicien plus de cinquante ans durant, il ne crut pas l’être pour fe parer d’un vain titre, mais pour en remplir les fonctions ; & devenu Doyen de l’Académie, comme ces excellens hommes, qui à mefure qu’ils vieilliffent, fentent redoubler leur amour & leur zele pour une profeffion qu’ils ont ennoblie par leurs travaux, il eut plus de goût que jamais pour nos exercices. Vous fcavez, MESSIEURS avec quel plaifir il y venoit prendre part, tantôt comme un autre Neftor, vous racontant les différens âges de l’Académie, la gloire & les diverfes fortunes de vos prédeceffeurs & de leurs Ouvrages ; tantôt vous communiquant des vers qu’il avoit faits, & que vous reconnoiffiez toûjours à cet air aifé, à ce tour fin & délicat, qui diftingue le galant homme du poëte de profeffion ; tantôt vous propofant fes doutes avec une politeffe & une modeftie, qui lui attiroient d’autant plus de refpects, qu’ils n’étoient point gênez, qu’ils partoient de l’inclination que nous avions tous à l’honorer, feuls refpects après tout dont les Grands devroient être jaloux.

 

Mais ce que nous regrettons plus que tout cela dans Monfieur le Marquis de Dangeau, ce font fes vertus & fes mœurs. Car la Compagnie ne me défavouera pas, fi je dis qu’elle fait gloire d’appliquer à l’Académicien la célébre définition qu’un Ancien donnoit de l’Orateur, Un pointe de probité, fçavant en l’art de parler.

 

Les vertus qui nous font tranfmifes, avec le fang, font prefque les feules fur lefquelles on puiffe compter ; elles nous deviennent naturelles, & un homme bien né fe trouve vertueux en même tems qu’il fe trouve raifonnable. Telle étoit la probité de Monfieur de Dangeau. Auffi durant le cours d’une longue vie, & dans les occafions les plus délicates, ne s’eft-il jamais démenti. Toûjours plein de droiture, toûjours bienfaifant, genereux, d’une douceur & d’une facilité de mœurs qui le faifoit aimer de tout le monde ; ennemi de la médifance, quoiqu’il vécût à la Cour, qui eft à proprement parler, le theatre de la médifance ; & ce caractére de probité étoit fi univerfellement reconnu en lui, qu’avec une facilité furprenante à bien faire des vers, jamais il ne fut foupçonné d’en avoir fait contre qui que ce foit ; dans les maux les plus aigus, dans les opérations les plus périlleufes, d’une fermeté qui alloit jufqu’au prodige dans la vie civile & domeftique tout égal ; bon mari, bon pere, bon ami ; ête là pour ne pas coûter encore des larmes à un frere qui eft fon image, & dont la tendre amitié fit toute la douceur de fa vie.

 

Voilà, MESSIEURS, quels étoient les hommes à qui vous fuccedez l’un & l’autre. Nous ne vous diffimulons pas nos pertes, fûrs que vous avez tout ce qu’il faut pour les réparer.

 

En effet, deftinés que nous fommes à procurer l’avancement de l’Eloquence Françoife, que ne pouvons-nous point attendre de vous, MONSIEUR, qui l’avez cultivée avec un fuccès tant de fois applaudi ? foit lorfqu’à la tête de la Députation des Etats de Bourgogne, vous aviez l’honneur de haranguer le Roi, ou que de retour dans la Province, vous parliez aux uns avec force, aux autres avec douceur, toujours perfuafif, toujours maître des efprits & des cœurs ; foit lorfqu’en Orateur Chrétien vous annonciez les veritez éternelles, ou qu’également verfé dans tous les genres d’éloquence, vous prononciez l’Eloge funebre d’un Roi, réduit à vivre & à mourir[3] dans une terre étrangére, mais plus grand par fes malheurs, que les autres ne le font par toutes leurs profpéritez.

 

Vous n’avez pû faire, MONSIEUR, des progrès fi confiderables dans un art fi difficile, fans étudier les grands modéles de l’Antiquité, & fans beaucoup de réflexions ; vous nous les communiquerez ; vous nous direz par quelle fatalité l’éloquence n’a fait encore parmi nous que la moitié du chemin qu’elle devoit faire ; pourquoi nous n’avons encore eu ni de Demofthenes, ni de Cicerons ; pourquoi des piéces d’une beauté médiocre coûtent tant de peine à nos Orateurs ; & pourquoi d’autres que l’on avoit admirées dans leur bouche ne le foutiennent pas quand on les lit, & nous font rougir de l’approbation que nous leur avions donnée.

 

Ne feroit-ce point, MONSIEUR, que nous n’aurions encore ni le goût ni la vraie idée du beau, & que nous le cherchons bien loin lorfqu’il eft peut-être tout près de nous ? Car en tout genre les grandes beautés doivent être fimples & naturelles. Peut-être que nous raffinons trop, & que ce raffinement ennemi de la noble fimplicité dans les Ouvrages d’efprit, comme dans la morale, nuit au grand & au beau que nous cherchons. Vous nous donnerez des leçons là-deffus ; vous y mêlerez ces maniéres aimables & polies que l’on prend dans le commerce des Grands, & fur-tout auprès du Prince & des Princeffes qui vous honorent d’une protection fi déclarée. Ainfi, MONSIEUR, vous voyez qu’il ne tiendra qu’à vous de répandre beaucoup de lumiére & d’agrément dans nos Entretiens Académiques.

 

Pour vous, MONSIEUR, j’ofe le dire & perfonne ne m’en défavouera, vous vous deviez à l’Académie Françoife, & l’Académie Françoife fe devoit à vous. Mais dans un âge naturellement ennemi de toutes les chofes férieufes, il vous eft bien glorieux d’avoir fenti cette obligation. Il vous le fera encore plus, MONSIEUR, de tenir les engagemens que vous venez de prendre avec nous.

 

Vous y ferez animé par un puiffant exemple, celui de ce grand homme qui en vous tranfmettant fon nom & fes biens, vous a donné tout le poids de fa gloire & de fes vertus à foûtenir. Vous fçavez que durant fon miniftére le plus mémorable, mais en même tems le plus orageux qui fut jamais, au milieu de l’embarras des affaires, il trouvoit le terms de cultiver les Lettres ; qu’après avoir pefé ces grands projets, qui devoient décider de la deftinée des États, converfant familiérement avec les célébres Ecrivains de fon tems, il ne dédaignoit pas de pefer avec eux des vers, même des mots & des fyllabes ; & que rapportant toutes fes vûes à la gloire de la Monarchie & à l’utilité publique, il crut ne pouvoir rien faire de plus avantageux, que de former dans la Capitale un corps de gens de Lettres, qui pût fervir éternellement d’azyle au bon goût, & de rempart à la France, contre la barbarie qui l’avoit fi long-rems deshonorée.

 

Graces au génie tutelaire de l’Académie Françoife, nous n’avons point encore dégeneré, & après un fiécle, ou peu s’en faut, Monfieur le Cardinal de RICHELIEU ne méconnoîtroit point fon Ouvrage. C’eft à vous, MONSIEUR, déformais à contribuer de vos foins pour le maintenir.

 

Avec les avantages que vous donnent votre naiffance, votre dignité, votre nom, avec les heureufes difpofitions que vous apportez ici, ces graces naturelles que vous avez en partage, cette politeffe fi noble & fi douce en même tems, ce goût pour l’Hiftoire, pour la Poëfie, pour la Mufique, pour tous les Ouvrages dont vous jugez déja fi bien, eu un mot ce mérite aimable qui fait votre caractere ; avec ces avantages que ne pourrez-vous point pour l’honneur de l’Académie ?

 

Vous la regarderez, MONSIEUR, & avec juftice, comme l’ouvrage de votre Maifon, comme une portion de votre patrimoine, qui vous eft fubftituée, à vous & à vos defcendans, & comme le plus beau monument qu’ait laiffé Monfieur le Cardinal de RICHELIEU. Déja fon tombeau, chef-d’œuvre de l’art fe reffent de l’injure du tems ; il n’en fera pas plus épargné que tant d’autres qui ont fait l’admiration des fiecles paffés. Les Lettres feules feront vivre fon grand nom. Cultivez-les, MONSIEUR, vous connoîtrez de quelle reffource elles font dans tous les terms de la vie ; elles rendront vos plaifirs plus délicieux, vos peines plus légéres, votre réputation plus éclatante, & votre gloire plus complete.

 

Un jeune Roi l’objet de nos efpérances, & bientôt celui de nos éloges, eft encore un puiffant attrait pour vous, MONSIEUR. Inftruit par des hommes fi fages, fi dévouez à fa perfonne & à fon éducation ; formé au travail par le grand Prince, dont l’application infatigable vient enfin de pacifier l’Eglife, n’en doutons point, il fera bientôt éclorre les grandes qualités dont il a déja le principe dans l’ame, & fe montrera digne de tout notre amour. Vous le fervirez, MONSIEUR, comme votre naiffance vous y engage, & digne neveu du Cardinal de RICHELIEU vous protégerez les beaux Arts, pour les faire concourir tous à la gloire d’un Maître dont vous fçaurez mériter la faveur.

 

[1] M. de Verneuil Secrétaire du Cabinet.

[2] Après M. de Scudery.

[3] Jacques II Roi d’Angleterre.