Réponse au discours de réception du maréchal Lyautey

Le 8 juillet 1920

Louis DUCHESNE

Réponse de M. Duchesne
au discours de M. Lyautey

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 8 juillet 1920

PARIS INSTITUT DE FRANCE

 

 

Monsieur,

Quand l’Académie vous élut, il y a huit ans, elle ne pouvait se flatter de vous recevoir sans délai, car vous aviez sur les bras de glorieuses et absorbantes besognes ; mais elle n’imaginait pas qu’un déluge effroyable allait pour longtemps vous séparer d’elle et vous détourner de ses cérémonies. Le déluge a cessé ; pas tout à fait cependant, ni partout : il en reste çà et là des torrents dont l’écoulement doit être surveillé. Vous en savez quelque chose : ce n’est pas sans difficulté que, sur le front où vous tenez le drapeau de la France, vous avez pu trouver les quelques instants que vous nous consacrez.

Huit ans, c’est un intervalle, surtout quand la vie s’incline vers le soir. Vous avez bien fait de ne pas prolonger l’attente : il aurait pu nous arriver, à l’un et à l’autre, de passer dans un monde meilleur et quelque malicieux journaliste aurait peut-être cédé à la tentation de faire dialoguer nos ombres sur les bords du Styx. Grâce à Dieu, nous échappons à ce danger. Le premier à s’en féliciter, ce sera sûrement Henry Houssaye, dont on s’est dit, en vous écoutant, qu’il n’a rien perdu pour attendre.

Il devait en être ainsi. Vous étiez fait pour le comprendre ; à certains égards vous lui ressembliez. Fils imprévu de l’enragé mondain et du parfait sceptique que fut Arsène Houssaye, Henri Houssaye naquit avec une âme sérieuse, enthousiaste, ouverte à toute la beauté. Vous aussi. De bonne heure son enthousiasme se prit à la Grèce, à son art, à sa grâce rayonnante, à son admirable simplicité. Le vôtre aussi. Pèlerin comme lui d’Olympie et d’Athènes, vous en revîntes avec des impressions contre lesquelles ne prévalurent ni le temps, ni l’éloignement, ni les splendeurs exotiques. Sans doute vous n’écrivîtes pas l’histoire d’Alcibiade : vous aviez autre chose à faire. Houssaye, lui, ne pouvait se détacher de la Grèce. S’il en fut distrait par la guerre de 1870, ce ne fut qu’un moment, le temps d’être héroïque lui-même ; le temps de montrer qu’Henry Alcibiade (ainsi l’appelait son père) était, comme son patron, propre à bien des choses.

Mais si belle que soit la Grèce de Périclès et de Phidias, si profondément qu’elle nous émeuve, il y a cependant, plus près de nous, des choses plus prenantes. Ces choses-là, en 1870, l’avaient remué jusqu’au fond de l’âme, non pourtant au point de l’induire en écritures. Sa plume semblait vouée à l’hellénisme à perpétuité, à tout l’hellénisme, même à celui d’arrière-saison. Alcibiade l’avait conduit chez Aspasie ; après Aspasie il s’éprit de Cléopâtre ; après Cléopâtre, de Théodora. Gynécées magnifiques ! Mais il valait mieux ne pas s’y éterniser. Le public apprécie la belle antiquité ; il l’admire même très volontiers, pourvu toutefois qu’on ne l’y retienne pas trop longtemps ; alors il crie à l’archéologie et commence à bâiller. Une circonstance inattendue tira Houssaye d’Athènes et le jeta brusquement dans l’histoire de Napoléon.

Il saisit le héros à cette heure tragique de 1814, alors que, sur le sol de la France envahie, il luttait, non plus pour son empire à lui, mais pour la vieille et commune patrie. Un volume sur 1814, trois sur 1815, tous attendus, acclamés, dévorés, multipliés à plus de soixante et soixante-dix éditions : un succès de roman, et c’était de l’histoire, de la plus consciencieuse histoire, documentée par les archives, les pièces originales, les témoignages pesés et classés.

Quel est donc ce miracle ? Pourquoi, sur ces récits lamentables, tant de fronts sont-ils penchés ? Pourquoi tant de lecteurs se complaisent-ils à cette tragédie ? Là encore, il est vrai, il y a de la gloire française ; et c’est d’un regard fier que nous suivons, en Champagne et dans l’Île-de-France, le sublime dévouement des jeunes Maries-Louises et des vieux grognards ; que nous voyons l’aigle blessé asséner encore de terribles coups de griffe à l’envahisseur étonné. Mais ces victoires sont, nous le savons, des victoires blessées à mort, elles aussi. Et puis, autour de l’héroïsme sans espoir, autour de la France pantelante, tombée aux mains d’ennemis implacables, dans le conflit des régimes et des dynasties, que de trahisons, que de désertions, que de rancunes, que de prétentions imbéciles ! Sans doute aussi, comme vous l’avez si bien rappelé, le Roi de France réapparaît au milieu de la catastrophe ; et de sa seule présence naît, pour la France en détresse, une appréciable autorité dans les conseils européens. Heureux si, dans son cortège d’exilés, il n’eût ramené que des gens raisonnables !

En somme, tout cela est triste, lugubre ! Mais c’est la France, la France malheureuse, la France en péril. Nous savons, pour l’avoir vue se dresser devant nous, ce que cette image peut dire à l’âme. Ne nous étonnons pas, si, traitant un tel sujet, Houssaye a trouvé une telle audience. Rendons-lui toutefois cette justice que le succès ne tient pas seulement au sujet et que l’historien y est pour beaucoup. Ce n’est pas en vain qu’il avait si longtemps fréquenté chez Périclès, reçu les leçons de Socrate, étudié Thucydide, conversé avec Alcibiade, Aristophane et Platon. En plein dix-neuvième siècle et sur le sujet de Napoléon, c’est un historien attique. Il sait contenir ses jugements, pour laisser parler faits et témoins. De là une exposition sobre, exacte, et pourtant frémissante, mais d’un frémissement intérieur, sans éclats de voix.

Rarement, bien rarement, il s’échappe. Mais il faut que cela soit décidément trop fort, il faut que l’on n’y tienne plus. Il vient de décrire la soirée de l’Opéra, le 2 avril 1814, cette soirée, où, dans Paris vaincu, le « monde parisien » acclama les souverains vainqueurs, où, sur l’air d’Henri IV, retentirent d’abjectes paroles :

Vive Alexandre !
Vive ce roi des rois !

Vive Guillaume
Et ses guerriers vaillants !

Houssaye suffoque ; il se déchaîne : « Écoutez, hurle-t-il, écoutez, paysans de France errants autour de vos villages en ruines ! Écoutez, femmes violées par les Prussiens et les Cosaques ! Écoutez, veuves, orphelins, mères vêtues de deuil ! Écoutez vétérans, Maries-Louises, gardes nationaux ! Écoutez, soldats mutilés ! Écoutez, soldats vaincus ! Et vous, cadavres de la Rothière, de Craonne, d’Arcis­sur-Aube, de Fère-Champenoise, entendez, sous la terre trempée de sang où vous a couchés la mitraille, entendez le chant triomphal de l’Opéra de Paris :

Vive Guillaume
Et ses guerriers vaillants. »

Consacré à de tels souvenirs, le livre a beau être magnifique et passionnant, c’est un livre triste. Il n’y est question que de nos malheurs et de nos défaillances. Houssaye ne voulut pas rester là-dessus : il sentit le besoin de nous transporter dans un air plus réconfortant. La campagne de 1806 s’offrait à son choix. Il s’attela avec ardeur à cette histoire extraordinaire où l’on voit l’armée prussienne, si fière depuis le grand Frédéric, brisée en deux coups d’épée ; ses tronçons poursuivis, traqués, de la Saale jusqu’à la mer Baltique, marquant par des capitulations successives toutes les étapes de leur déroute. Ils y venaient tous, ils étaient tous pris, tous, jusqu’au fameux Blücher, qui, de cette aventure, nous garda une rancune intense et, le moment venu, nous le fit bien voir. Mais quelle joie pour Houssaye de nous promener dans ces exploits sans ombres !

Hélas ! Il s’y était mis trop tard. Il eut encore le temps de gagner avec Napoléon la bataille d’Iéna, avec Davout celle d’Auerstaedt ; mais ses forces déclinaient ; il lui fallut laisser à une main amie le soin de la poursuite et l’entrée triomphale à Berlin. Son livre sur Iéna est une œuvre de collaboration, de collaboration promettante : Houssaye y passe le flambeau.

Aujourd’hui, sur son fauteuil académique, l’historien de Napoléon installe un autre grand soldat.

Vous êtes né, général, en 1854, à Nancy. Votre enfance s’écoula dans cette aimable ville. Vous n’étiez encore que collégien quand éclata l’autre guerre, celle dont nos régions de l’Est virent les débuts terribles. Peu après, votre vocation se décida. À l’École polytechnique et à la carrière des Ponts et Chaussées, où vous auriez retrouvé la trace de votre père et de votre grand-père, vous préférâtes Saint-Cyr, porte plus décidément ouverte sur l’état militaire.

À Saint-Cyr et aux alentours, et dès la préparation de la rue des Postes, vous fîtes rencontre de quelques belles âmes, avec lesquelles votre nature généreuse sympathisa tout de suite : le Père du Lac, noble et séduisante figure, sottement déformée par la passion antireligieuse, et l’illustre Albert de Mun, alors dans le premier feu de sa chevalerie sociale. À ce feu, votre jeune enthousiasme s’échauffa ; vous vécûtes des pensées de vos amis, même de leurs rêves. Avec eux vous sentiez combien il est juste de travailler, non seulement pour sa carrière, mais aussi pour le bien des autres ; vous commenciez à réfléchir sur les possibilités qu’en ce genre de choses on rencontre dans l’état militaire et dans les rapports qu’il crée entre les hommes.

Puis vint l’École d’État-major, puis la série des garnisons, Châteaudun, Sézanne, Teniet-el-Had, Épinal, Commercy, Tours, Saint-Germain, Gray, Meaux, quinze années d’exercices, de déplacements, de manœuvres, parfois sous des chefs de grande valeur, comme le général L’Hotte. Mais les chefs n’étaient pas toujours de grande valeur ; le métier faisait sentir sa monotonie ; l’ennui vous assiégeait, et Dieu sait si vous êtes de tempérament à supporter l’ennui ! Du reste, en ces années-là, vers 1890, bien d’autres que vous s’en allaient répétant : « Que suis-je venu faire dans cette carrière ? À quoi d’utile aboutira-t-elle ? On apprend toujours à se battre et l’on ne se bat jamais ; on ne se battra plus. » Deux voyages, en Italie et en Grèce, votre séjour en Algérie, vous offrirent quelque distraction. En Algérie le pittoresque arabe vous séduisit. Vous sentiez profondément ce monde nouveau pour vous. Afin de le mieux comprendre vous vous empressâtes d’apprendre sa langue. Votre intérêt s’éveillait sur les grandes questions africaines, la pénétration du Sud, le transsaharien ; il est difficile de croire que vous n’ayez pas dès lors songé au Maroc. À ce pays, comme à certains autres, on pensait souvent, encore que l’on en parlât fort peu.

Plus agréable et aussi plus utile fut pour vous le séjour à Saint-Germain. C’était Paris, non celui des distractions banales, qui n’avaient guère prise sur vous, mais celui de la haute culture, des bibliothèques, des relations choisies. C’est alors que vous fîtes la connaissance d’Eugène-Melchior de Vogüé, avec lequel devait vous lier une étroite amitié. Vogüé vous assista dans votre ennui. Il vous montra que d’autres avec vous s’impatientaient de n’avoir rien à faire ; que la jeunesse française cherchait de l’ouvrage, sentait le besoin d’une direction, d’une éducation, appropriées aux nécessités nouvelles, à celles surtout que créait la transformation sociale. Des hommes comme de Mun, Lavisse, Vogüé lui-même, se voyaient assaillis par mille bonnes volontés et requis d’en faire quelque chose. L’un s’efforçait d’agir sur les ouvriers, en créant au milieu d’eux des groupes sérieusement chrétiens ; l’autre se faisait accepter comme directeur moral de la jeunesse universitaire. Leur action, très sentie, ne s’exerçait cependant qu’en des champs limités. L’idée vous vint qu’on pourrait élargir le cercle. Le service dans l’armée venait d’être déclaré obligatoire pour tous. Toute la jeunesse française allait passer par la caserne et recevoir une éducation militaire. À cette éducation notre corps d’officiers présiderait ; ne serait-il pas possible de lui en confier une autre, de l’employer à former des caractères et des consciences, à renforcer dans les âmes l’hygiène morale, les sentiments d’union patriotique et de coordination sociale déjà menacés par les propagandes les plus malsaines ?

Ces idées, vous les confiâtes à la Revue des Deux Mondes en un article intitulé : Le rôle social de l’officier dans le service universel. Publié ensuite en brochure, mais toujours sans nom d’auteur, l’écrit fit sensation. Il suscita, bien entendu, l’opposition que les idées nouvelles éveillent toujours chez les représentants des anciennes. Mais beaucoup vous comprirent. La situation que vous décriviez était trop évidente pour que votre voix ne rencontrât que les échos du désert.

Votre programme, du reste, était déjà réalisé, en grande partie, dans cette admirable armée coloniale à laquelle vous rendiez tout à l’heure un hommage si émouvant. Là, dans les dures fatigues supportées ensemble, dans la commune misère, dans l’habitude de manquer de tout, dans les dangers quotidiennement partagés, soldats et officiers se voient à l’œuvre, s’apprécient, se comprennent, s’éduquent mutuellement. L’école est rude, mais efficace.

Vous alliez voir cela de près. En 1894, à votre grande satisfaction, on vous tira de l’ennui et des garnisons pour vous envoyer au Tonkin. « Vie nouvelle ! » disiez-vous en partant. Après avoir bien longtemps médité, vous passiez à l’action : vous mettiez le pied dans cette carrière magnifiquement occupée, dont les étapes sont marquées au Tonkin, à Madagascar, au Maroc.

Au Tonkin, la guerre de première installation était terminée ; il ne restait plus que des pirates, mais des pirates redoutables, les fameux Pavillons Noirs, soutenus plus ou moins ouvertement par l’hostilité chinoise. Contre ces ravageurs, il fallait protéger la population paisible et remettre en train le travail de la terre. Le long de la dangereuse frontière, des postes s’échelonnaient ; secondé par une poignée de soldats français, un officier y commandait quelques troupes indigènes. Ensemble on s’adonnait à l’agriculture, on soignait potagers et rizières, l’œil toujours ouvert sur la montagne inquiétante d’où venaient trop souvent le pillage, l’incendie et le massacre. Quand les pirates arrivaient en force, on s’armait, on marchait, on combattait, on mourait au besoin ensemble, indigènes et Français, officiers et soldats. Quelle école de solidarité !

Et, si vous aviez besoin d’un initiateur à ce nouveau genre d’apostolat pratique, vous le trouviez dans la personne de l’un de vos chefs, Gallieni, nom cher à la France, cher surtout à Paris, qui, dans le cortège légendaire de ses sauveurs, lui ménage une place à la suite de la vierge de Nanterre et de l’évêque Gauzlin. Vous l’admiriez, il vous appréciait, et tellement que, quand on le nomma gouverneur de Madagascar, il voulut vous avoir parmi ses lieutenants.

Sur votre vie d’alors nous sommes édifiés par vos lettres, inédites encore, mais que le public ne tardera pas à connaître. Vous avez beau dire que vos titres littéraires sont nuls ; pour nous le faire croire il faudrait supprimer cette correspondance et, justement, vous la publiez. Sans doute ce sont des lettres de soldat (on ne vous demande pas d’écrire comme un évêque), des lettres de soldat, mais d’un soldat qui a vu, qui a compris Athènes, Constantinople et Rome ; qui a ses cantines remplies des meilleurs livres du jour ; qui, du fond de l’Extrême-Orient, entretient, sur le ton le plus élevé, des conversations parisiennes. Dans ces lettres vous vous livrez, vous êtes tout entier : le Lyautey des jours de victoire, le Lyautey qui se morfond dans les bureaux, le Lyautey des heures de découragement. Car il y a quelquefois des heures de découragement.

Vous vous dites, en vos lettres, « un être assoiffé d’action, un animal d’action ». À cette action, hélas, on met parfois des bâtons dans les roues et vous voilà décontenancé : « J’ai cru que peut-être j’allais être un de ceux auxquels des hommes croient, dans les yeux duquel des milliers d’yeux cherchent l’ordre, à la voix et à la plume duquel des routes se rouvrent, des pays se repeuplent, des villes surgissent. Je me suis bercé de tout cela ; et si cela m’échappe, c’est tout de même une rude déception. »

Allons, allons, ne pleurez pas. Tout cela, vous l’aurez, vous le serez ; il ne s’agit que d’attendre. Ce rêve que vous décrivez en 1896, au Tonkin, en un moment où il semble s’évanouir, ce rêve, dans seize ans, vous le réaliserez au Maroc.

Peu tendre à l’obstacle, vous vous irritez avec une rare verdeur contre la routine, la paperasserie, les bureaux. Ah ! ces malheureux bureaux ! ils en entendent de toutes les couleurs. « Il faut, dites-vous, à une colonie naissante un proconsul qui puisse envoyer coucher la métropole. » Nous connaissons ce proconsul ; nous savons qu’en 1914 il fit au Maroc comme il disait au Tonkin dix-huit ans plus tôt ; qu’il envoya coucher la métropole. Empressons-nous d’ajouter que la métropole ne lui en voulut pas, loin de là.

Quant aux bureaux, ils m’ont rappelé une histoire que j’ai lue autrefois dans la vie des Pères du désert et que je vais vous raconter. Il y avait entre Jérusalem et Jéricho un solitaire appelé Théodose, si dur à son corps qu’il ne se nourrissait que de légumes crus. Un de ses voisins, craignant pour lui les conséquences d’un tel régime, arriva un jour avec une marmite dont il voulait lui faire cadeau. Il fut mal reçu. Le solitaire lui fit sentir qu’il n’admettait pas de tels adoucissements et qu’il laissait aux raffinés l’usage de faire cuire les légumes avant de les manger. « Tu es bien fier, répliqua le brave homme ; moi, je te prédis qu’un jour venant il faudra beaucoup de monde pour transporter ta batterie de cuisine. » Et, en effet, des disciples fort nombreux s’étant réunis autour de Théodose, il fallut organiser un monastère, avec des services de plus en plus compliqués. Un beau jour on annonça une invasion de Sarrasins. Les moines, Théodose en tête, durent décamper et se réfugier à Jérusalem. Dans leur déménagement ils emportèrent naturellement leurs ustensiles. On y employa plusieurs chameaux.

À Rabat aussi, il y a des bureaux et qui paperassent, les uns en français, les autres en arabe. On n’échappe pas aux bureaux. Vous reconnaissez vous-même quelque part, que, pour en avoir raison, il faudrait une grande évolution de l’humanité. Nous n’y sommes pas.

À Madagascar vous vous trouvâtes sur un tout autre terrain qu’au Tonkin. Dans l’ouest de la grande île, de vastes territoires demeuraient insoumis. On vous les confia. Tout en remplissant vos devoirs de pacificateur et d’organisateur, vous réfléchissiez sur votre action, comme, peu d’années auparavant, vous aviez médité sur vos ennuis. « Que font si loin ces troupes françaises ? Des conquêtes, oui, au commencement. Et après ? Doivent-elles se confiner en des postes stratégiques, s’appliquer à faire l’exercice aux heures réglementaires, à se conformer en tout aux prévoyantes circulaires des ministres parisiens ? » Que non pas ! Vous pensiez naguère au rôle social de l’officier ; maintenant, avec Gallieni., vous envisagez le rôle de toute l’armée coloniale, soldats et gradés. La conquête n’est considérée par vous que comme le prélude nécessaire de l’installation économique. Dans chaque unité territoriale, dans chaque secteur, un groupe militaire déterminé, une compagnie, est chargé de débarrasser le pays des bandes qui le ruinent ; une fois assise la paix française, cette même compagnie s’établit sur le territoire pacifié pour le mettre en valeur, ou plutôt pour aider la population indigène à l’exploiter elle-même. Le chef militaire devient un gouverneur local. Dès le début des opérations, on lui a dit que le pays qu’il conquiert aujourd’hui, il aura demain à l’administrer ; et ceci est un grand point, car dans un territoire que l’on aura bientôt à gouverner pacifiquement, on ne mène pas la guerre comme quand on ne doit plus y revenir. En ce pays destiné aux travaux de la paix, il faut ouvrir des routes, des marchés, des écoles, introduire l’agriculture. Nos soldats sont là. Ils accrochent quelque part, pas trop loin, leurs fusils de combattants ; puis ils se font conducteurs de travaux, contremaîtres, agriculteurs, instituteurs, selon, l’expérience qu’ils apportent et les nécessités qui se présentent. Quand viendra le terme de leur temps de service, on leur offrira des concessions de terrain. Plusieurs s’y fixeront ; on peut même espérer qu’ils prendront femme, femme française, et fonderont, dans les régions les plus saines, de solides et respectables colonies.

Ainsi pensiez--vous dans les rares loisirs d’Ankazobé, votre première capitale malgache. Telles sont les idées que vous exposiez vers 1900, dans un nouvel article de la Revue des Deux Mondes : Du rôle colonial de l’armée. C’était la théorie de votre action. Vous alliez avoir une nouvelle occasion de l’appliquer.

En cette année 1900, la partie méridionale de Madagascar, un bon tiers de la grande île, restait, soit à organiser, soit même à conquérir. Gallieni vous confia ces régions, difficiles d’accès, habitées par, des peuplades sauvages et hostiles, réfractaires non seulement à notre civilisation, mais même à la pénétration de leurs voisins plus avancés, Hovas et Sakalaves. La conquête, selon la formule de Gallieni, c’est l’organisation en marche. Comment elle marcha dans le sud de Madagascar, nous pouvons le savoir dans le détail, en compulsant le dossier que vous avez fait imprimer sous ce titre : Dans le sud de Madagascar, pénétration militaire, situation politique et économique. C’est une lecture austère, fortement technique, rarement abordable au commun des lecteurs. Quelques traits, cependant, s’y relèvent par endroits. J’y vois, au cours d’un rapport officiel, que les indigènes voisins de Fort Dauphin vont tout nus ou avec des pagnes d’écorce ; que, d’autre part, ils importent beaucoup de toile. Au train dont la civilisation progresse quand vous vous en mêlez, on peut prévoir que la toile remplacera largement l’écorce et même que, d’étoffe en étoffe, on atteindra le frac en drap fin, sous lequel on fera les beaux dans les soirées officielles de Tananarive.

Ce dernier progrès n’était pas encore en vue au moment où, déchargé de votre mission, vous dûtes quitter Fianarantsoa, une autre de vos capitales, et rentrer en France, avec le grade de colonel.

Commander à Alençon un régiment de hussards, c’est très beau ; mais il ne faut pas avoir commencé par être conquérant et gouverneur ; autrement on s’ennuie et l’on ronge son frein. C’est ce que vous faisiez lorsque, en 1903, on vous lâcha sur le Sud-Oranais.

Vous voilà enfin chez vous, ou, pour être plus précis, à côté de chez vous. Le paysan normand ne demande pas à Dieu qu’il lui donne du bien, mais seulement qu’il le mette à côté d’un autre qui en ait. Avec l’empire chérifien, notre voisin, les frottements ne manquaient pas. Ce n’était assurément pas votre faute. Tout ce qu’on peut dire, tout ce qu’on disait en ces temps-là, c’est que les quartiers-généraux d’Aïn-Sefra et d’Oran, successivement occupés par vous, vous apparurent successivement comme les meilleurs points de départ pour le cas où l’on aurait eu quelque chose à faire au Maroc.

Cependant ce n’est ni d’Aïn-Sefra ni d’Oran que vous partîtes quand sonna l’heure marquée par les destins : c’est de Marseille. Le 13 mai 1912 on vous vit débarquer à Rabat, monter en automobile et filer pacifiquement vers la cité sainte de Fez. Dans quel guêpier vous tombiez ! Divisé, affaibli par les rivalités et les folies de deux sultans, le gouvernement du Maroc n’existait plus guère. Autour de ce moribond s’agitaient des intrigues. Après des démonstrations insolentes, l’Allemagne, trop bien payée pour cela, avait fini par nous laisser prendre pied dans le pays, mais en nous enlaçant de filets pernicieux. Nous y avions quelques troupes, mais notre action, diplomatiquement incertaine, contrecarrée par la faiblesse du maghzen, combattue par les marabouts et autres inspirateurs de l’opinion, ne se faisait guère sentir. Ici et là, des massacres témoignaient de la malveillance et de l’excitation du peuple. Le 17 avril 1912, soixante-six Français avaient été égorgés à Fez sous les veux du sultan Hafid, sans doute avec sa connivence.

Cette goutte d’eau, je veux dire ce ruisseau de sang, avait fait déborder le vase. La France en avait assez : elle vous chargea d’aller là-bas voir, parler et agir en son nom. Votre nom à vous, était déjà grand en ces contrées. On vous avait eu pour voisin : vous parliez la langue et vous aviez le style. Sur la route de Fez, une troupe de cavaliers se présente, sans armes. Ce sont les Zemmours qui viennent faire leur soumission : « Je suis heureux, Zemmours, leur dites-vous, de vous avoir vus sur vos beaux chevaux, car je suis, moi aussi, un homme de cheval et de poudre. On vous a ôté vos armes et votre poudre mais, quand je reviendrai ici, nous serons amis, vous aurez vos armes et vous ferez parler la poudre. »

Vous les connaissiez bien, les guerriers de l’Islam. Sur la frontière oranaise vous aviez fréquenté leurs grands chefs ; vous aviez constaté qu’avec eux il faut être, comme ils sont eux-mêmes, très grands seigneurs. Le bachaga des Ouled Sidi Cheik apprécie le grand air du général de Ganay et de sa femme, qui, dit-il, « doit être de grande tente ». Du reste, toi aussi, ajoutait-il en vous parlant, « toi aussi tu es fils de chef. J’ai demandé à un officier quel était le sabre que tu as à ta selle et qui n’est pas comme les autres ; et il m’a dit que c’était le sabre de ton grand-père, qui était général et qui avait fait la guerre avec Napoléon. Voilà les hommes par qui nous aimons à être commandés. »

Ces propos ne sont peut-être pas très corrects au point de vue de la rue Grange-aux-Belles : mais il y a loin de cet établissement aux hauts plateaux algériens et à la route de Fez, où je vous ai laissé.

Vous arrivez ; vous trouvez un sultan ahuri, incertain, propre à rien, ne demandant qu’à s’en aller. Pendant qu’on se consulte pour savoir ce qu’on va pouvoir en tirer, le lendemain même de votre arrivée, Fez est envahie par des Berbères, évidemment invités, et toute une nuit se passe dans les angoisses d’une bataille de rues. Une petite troupe française, heureusement, se trouvait campée aux environs : elle arrive, on respire. Du reste Gouraud est venu avec vous ; la défense s’organise sous son commandement et, les Berbères s’avisant de revenir, ils sont battus en deux rencontres et la ville décidément dégagée.

Pendant que, rentré à Rabat, vous liquidez le lamentable et toujours intrigant Hafid, pendant que vous faites acclamer le sage et honnête sultan Mouley Youssef, un compétiteur, El Hiba, s’annonce dans le Sud, où, comme indice de ses dispositions, il met la main sur nos compatriotes établis là-bas. Mangin va se charger de régler ce compte ; car, non seulement Gouraud, mais Mangin aussi est avec vous : ce ne sont pas leurs premières armes, ni leurs dernières, car quand il s’agit de « bellement besogner », on les trouve toujours là.

Marrakech est repris : Mangin, comme vous le lui aviez demandé, y est « allé carrément ». Deux jours après, par une matinée radieuse, vous entriez triomphant dans la capitale du Sud. Luxe des cavaliers, grands étendards déployés, cortèges, fanfares de victoire et d’allégresse, réception des officiers en un palais noyé dans la verdure, évocation de l’armée d’Égypte ; le campement de la colonne victorieuse dans les jardins du Sultan ; au fond du tableau, le grand Atlas couvert de neige. Ah ! la belle journée !

Vous teniez le Maroc. Restait à l’organiser. Ici l’organisation n’était pas à importer du dehors ; elle existait ; mais il fallait la remettre en mouvement, car elle s’était arrêtée. Au gouvernement du sultan, fort désemparé, il importait de rendre vigueur, de le rétablir dans son autorité sur la population marocaine, tout en l’adaptant discrètement aux exigences du protectorat. Tâche difficile ! À force de tact, de fermeté douce, souriante même, vous eûtes bientôt créé tout un régime. Autour de vous se groupèrent non seulement des lieutenants, mais des administrateurs de choix. Ajouterai-je que, marié depuis peu, vous aviez pu vous décharger sur le plus gracieux auxiliaire de tout ce qu’un gouvernement de fondateur peut comporter de maternel ? Bref, un an ne s’était pas écoulé depuis les affaires de Fez et de Marrakech, et le Maroc se sentait revivre. Les érudits commençaient à rappeler qu’il avait été jadis le Jardin des Hespérides.

Dans le paradis de la Bible il n’y avait, pour donner de mauvais conseils, qu’un serpent, un seul ; dans le vôtre ces reptiles pullulaient. Ils s’insinuaient partout ; ils trouvaient des connivences sur certaines frontières, trop perméables, se réclamant d’accords diplomatiques assez compliqués, qu’ils interprétaient dans un perpétuel esprit de chicane. Ils intriguaient dans la plaine ; ils péroraient aux palabres de la montagne insoumise ; par leur éloquence, et celle de leurs douros, ils se conciliaient les bonnes grâces des marabouts les plus vénérés ; dans la population, tant étrangère qu’indigène, il n’est sorte de calomnies qui ne fussent répandues par eux. Vous n’aviez plus à redouter les sabres ; mais vous sentiez la pointe des stylets.

Vint le 1er août 1914, le décret de mobilisation, l’appel de la France menacée. Dans l’armée que vous commandiez, dans la population française déjà établie, ce ne fut qu’un cri : « À la frontière ! » Tel était aussi l’avis du gouvernement : celui-ci pensait même qu’il fallait se replier sur la côte et attendre, pour continuer l’entreprise marocaine, que la patrie fût hors de danger. Vous fûtes d’un autre avis, et votre avis prévalut. Selon vous, il était possible, et, par suite, commandé, de fournir à la France les hommes qu’elle réclamait et, en même temps, de maintenir son drapeau là où il avait été planté, sur les lignes du Rif et dans l’Atlas. Les jeunes troupes s’embarquèrent ; mais déjà tout ce qui, dans la colonie, était en âge de servir, avait, au grand étonnement des Marocains, endossé l’uniforme ; des régiments territoriaux arrivaient remplacer les partants ; entre temps on arrêtait les tentateurs d’hier, devenus des ennemis manifestes ; enfin, et ce fut une grande impression, 8 000 prisonniers allemands venaient montrer la vanité des espérances fondées sur nos rivaux.

La sécurité rétablie, pendant que vos lieutenants, Henrys, Lamothe et les autres, s’employaient à la défendre, on se remit au travail. On semait, on récoltait, on traçait des routes, on ouvrait des voies ferrées ; on réalisait chaque jour quelque perfectionnement dans l’administration du pays : le progrès, sous votre proconsulat, n’était pas interrompu par la guerre. Pour le mieux constater, pour l’accélérer encore, il vous vint l’idée bien inattendue, d’ouvrir à Casablanca, à Rabat, à Fez, des foires et des expositions. Oui, des foires, la foire de Fez, dans la ville sainte où naguère on nous massacrait avec tant d’entrain ; une vraie foire, avec des étalages de marchandises françaises et de produits marocains, avec aussi les attractions sans lesquelles une foire ne se conçoit pas, montagnes russes, cinématographes, chevaux de bois. Ceux-ci, dit-on, étaient fort courus. On y vit même des Berbères insoumis : descendus des hautes vallées de l’Atlas, ils déposaient leurs fusils en lieu sûr, franchissaient sous des dehors pacifiques les lignes de surveillance, enfourchaient les coursiers de bois et tournaient allègrement au son de la Marseillaise.

« Garder le sourire ! » Telle était la consigne. Malgré l’inclémence du temps, on vous obéissait, et amplement. Depuis lors, et jusqu’à la présente année, la huitième de votre gouvernement, le Maroc ne s’est pas attristé. Il renaît, il est heureux de renaître. Ce grand empire, vaste comme la France, connaît une magnifique prospérité et voit s’ouvrir devant lui les plus rassurantes perspectives. Il vit de sa vie propre, traditionnelle, dirigée par son légitime sultan, dont l’autorité religieuse, partout reconnue, s’exerce sans la moindre entrave ; dont l’autorité temporelle, raffermie par vos conseils et, en certaines choses, par votre contrôle, se fait sentir avec une efficacité dont elle était déshabituée, et cela jusqu’en des régions qui l’avaient toujours ignorée. Vous présidez aux relations extérieures du souverain ; vous êtes aussi le chef de son armée. Et ce n’est pas une armée pour rire : nous en savons quelque chose, pour l’avoir vue combattre à nos côtés, de l’Yser à Verdun, pour avoir vu naître, dans le sang versé en commun, une fraternité d’armes fondée sur l’estime et le dévouement.

Il y a donc une armée marocaine ; il y a une marine marocaine, une administration, des ministères, des bureaux, tous les biens, jusqu’à des dettes, car on vous prête de l’argent, bon signe de considération. Toute cette vie est par vous sortie du tombeau : c’est sous votre main qu’elle s’épanouit, qu’elle fructifie. Tant qu’il y aura un Maroc français on y célébrera le nom du général Lyautey. Depuis Hercule, le vieil Atlas n’avait pas vu un si grand chef. Encore les célèbres colonnes marquaient-elles un terme : c’étaient des bornes au delà desquelles on ne devait pas aller. Vous, vous avez façade sur l’Atlantique, et cette façade, elle vous sert à autre chose qu’à épauler des rêves sur les mystères de l’Océan.

Quelle splendide carrière ! quelle régularité dans votre ascension ! Au début, l’attente, l’âme tendue vers l’action en des désirs intenses, aiguisés, exaspérés par la placidité des garnisons, enfin assouvis au Tonkin, plus encore à Madagascar. Puis, comme si une Providence spéciale vous conduisait par la main, votre installation dans l’ouest algérien, d’où vous voyez votre Maroc et intervenez déjà dans ses affaires ; enfin la mission à vous confiée par le gouvernement de la République, la mission de faire valoir la protection française dans l’empire chérifien. Moïse avait vu de loin la Terre Promise ; il ne lui avait pas été donné d’y pénétrer. Plus heureux que lui, vous tenez l’objet de vos rêves.

Je ne sais si les fées de Lorraine ont prophétisé sur vos débuts et vous ont dit : « Tu seras roi ! » Mais le fait est que vous avez, sans le titre, la réalité du pouvoir souverain, et du souverain fondateur d’empire ; que vous êtes là-bas, pour vous citer à vous-même, « celui dans les yeux duquel des milliers d’yeux cherchent l’ordre, .celui à la voix duquel des routes se rouvrent, des pays se repeuplent, des villes surgissent ! »

Ah ! sans doute, il vous reste un regret, celui de n’avoir pas combattu sur le grand front. Ce regret, quand il se fait trop cuisant, vous avez de quoi l’apaiser dans les exhortations cent fois adressées par vous-même à ceux qui, près de vous, souffraient de la même tristesse. Répétez-vous, répétez-leur, que, depuis huit ans, vous menez, comme l’a dit un de nos confrères, la bataille du Maroc, et ce n’est pas une mince bataille, ni pauvre de résultats.

Mais trêve à ces propos ! Nous n’avons pas qualité pour estimer et classer les mérites des généraux vainqueurs, ni pour leur décerner des triomphes : ce n’est pas ici le Capitole. Dans le bois sacré que nous cultivons il se trouve qu’au milieu de frondaisons plus modestes une place puisse être faite à vos lauriers. Avec quelle fierté nous les accueillons ! En vous voyant vous intéresser à nos travaux littéraires, nous nous disons tout bas : « Par ces hommes, la France a été sauvée de la mort ; par eux la vieille France d’Europe a retrouvé ses frontières et ses provinces perdues, son Alsace et sa Lorraine ; par eux la France africaine s’est accrue d’un immense et magnifique empire, qui l’achève et la consolide tout entière, depuis Carthage et Gabès jusqu’aux rivages de l’Océan. La vue de vos uniformes évoque en nous le souvenir de vos soldats, de tous vos soldats, quelle que soit la nuance de leur teint, de quelque région française qu’ils soient accourus à la défense de la commune patrie, sur quelque front qu’ils aient combattu ; nous les saluons, le cœur ému et reconnaissant. Et comme, dans ce temple des lettres, la France est représentée tout entière, une et indivisible, sans distinction d’autrefois et de maintenant, d’anciens régimes et de nouveaux, c’est à toute son histoire que nous prêtons notre voix pour vous acclamer : Soyez les bienvenus !