Réponse au discours de réception de René Bazin

Le 28 avril 1904

Ferdinand BRUNETIÈRE

RÉPONSE

DE

M. Ferdinand BRUNETIÈRE

AU DISCOURS

DE

M. René BAZIN

Prononcé dans la séance du 28 avril 1904

 

Monsieur,

Je ne sais si, comme on l’a dit, nous ne mourons tous, ou presque tous, que de ne plus vouloir vivre, et j’hésiterais, pour ma part, à mettre cette superbe assurance dans le pouvoir de la volonté. Mais, que l’on ne résiste pas à l’assaut des années sans l’avoir un peu voulu, et que l’on ne devienne pas, sans s’y être un peu appliqué, le centenaire du Muséum ou le nonagénaire de l’institut de France, c’est ce que suffirait à nous faire croire, telle que vous venez de nous la retracer, avec infiniment d’esprit, et non pas sans quelque malice, la très longue et très heureuse carrière de votre prédécesseur, M. Ernest Legouvé. Il a beaucoup aimé la vie, et la vie, qui aime qu’on l’aime, le lui a généreusement rendu. Leur optimisme souriant a longtemps déconcerté la mort. Elle n’osait pas frapper ce vieillard, qui n’avait certes ni le mauvais goût ni l’imprudence de l’appeler, et encore moins de la défier, mais qui l’attendait de pied ferme, et la tête haute. Et quand enfin elle l’a surpris, dans un moment de distraction ou d’oubli, j’ignore ce qu’il en a pensé, mais nous en avons tous été plus étonnés que lui-même, tant, sous cette mince enveloppe, sèche et parcheminée, qui lui servait de corps, il y avait toujours, à quatre-vingt-seize ans, de jeunesse de cœur ; de continuelle activité d’esprit ; et d’intelligence attentive aux moindres manifestations de la vie !

 

Né à Paris, en plein Paris, rue Saint-Marc, à quatre pas du boulevard et de la plupart de ces théâtres qu’il devait tant aimer, dans la maison où il devait mourir, quatre-vingt-dix-sept ans plus tard, sans l’avoir presque jamais quittée, que de la longueur de quelques kilomètres, l’originalité d’Ernest Legouvé fut d’être un Parisien de Paris. Il y a, quoi qu’on en dise, beaucoup de Parisiens de Paris, et peut-être même, à les bien recenser, en trouverait-on plus que de Marseille ou de Lyon : mais ils ne sont pas tous également « représentatifs » ! Ernest Legouvé, lui, le fut, à la manière de Scribe ou d’Auber, ses amis et ses contemporains, et il l’est demeuré jusqu’à son dernier jour. Il avait, d’un Parisien de Paris, l’humeur indépendante, libérale et bourgeoise ; il en avait, et vous l’avez à bon droit remarqué, le ferme et lucide bon sens, le sens de la mesure ; il en avait l’éducation, l’agrément et l’esprit ; — il en avait aussi les admirations convenues...

 

Au second acte d’Adrienne Lecouvreur, Maurice de Saxe fait son entrée au foyer de la Comédie-Française, et il s’écrie : « C’est beau, le foyer de la Comédie-Française... beau de gloire et de souvenirs... Rien qu’en traversant ces longs corridors, où semblent errer tant d’ombres illustres... on sent là comme un certain respect, surtout quand on y vient, comme moi, pour la première fois. » Quand il me serait prouvé, Monsieur, que ce couplet est de la main de Scribe, j’y reconnaîtrais encore Ernest Legouvé. « C’est beau, le foyer de la Comédie-Française !... » Il ne s’agit pas, pour lui, de savoir si le fougueux et un peu brutal amant de la touchante Lecouvreur et de la spirituelle Favart n’a pas été beaucoup plus curieux de la personne des belles actrices, et de leurs charmes, que de leur talent, et du répertoire, ni quelles étaient, en 1730, les « ombres illustres » qui pouvaient errer dans « ces longs corridors », où il nous faut bien dire que ni Corneille, ni Molière, ni Racine, de leur vie, n’avaient mis les pieds ; — tous ces détails ne font rien à l’affaire ; — mais il était convenu, vers 1848, entre Parisiens de Paris, que le foyer de la Comédie-Française était un lieu sacré. On n’était même de Paris, on ne recevait son brevet ou son investiture de Parisien, qu’à la condition de fréquenter le foyer de la Comédie-Française. Et ne pensez-vous pas que ce trait, lui tout seul, est révélateur de toute une conception, je ne dis pas de l’art dramatique, mais de la littérature et de la vie même ?

 

Cette conception de la littérature, je la retrouve également dans les Souvenirs d’Ernest Legouvé. Dans ces Souvenirs, si intéressants et si vivants, la littérature occupe toute la place, — mêlée, par accident, d’un peu de musique ou de peinture, d’anecdotes sur Horace Vernet ou de dithyrambes en l’honneur de la Malibran ; — mais c’est une littérature dont l’objet n’a été, pour plusieurs générations de Parisiens, qu’une manière de divertissement, un jeu d’oisifs et de dilettantes, et jamais un labeur. Tous ici, à commencer par l’hôte du logis, sont des bourgeois à l’aise, qui vont dans le monde, qui ont du goût pour les plaisirs de l’esprit, et qui les apprécient en amateurs délicats, mais qui ne consentiraient pas que, sous prétexte de littérature, on leur fît une obligation d’observer, de réfléchir, ou de penser. La vie est une chose, et la littérature en est une autre ! Arrive-t-il par hasard qu’elles coïncident ou qu’elles se rencontrent ? Ernest Legouvé n’est pas homme à s’en effaroucher, et il admet, de loin en loin, s’il le faut absolument, quelque vague ressemblance du roman ou du théâtre avec la réalité. Mais il n’y voit rien de nécessaire, et, pas plus dans Louise de Lignerolles que dans Adrienne Lecouvreur, ou dans Bataille de Dames que dans les Contes de la Reine de Navarre, n’ayant cherché lui-même qu’à se divertir honnêtement, il n’a donc essayé de rien mettre qui nous intéresse ou qui nous émeuve en tant qu’hommes. Nous ne sommes pour lui que des « spectateurs » ou des « lecteurs » ; il n’est pour nous qu’un auteur ; et, comme tel, il ne nous doit rien de lui-même, du fond ou du secret de sa pensée, de ses idées personnelles, mais seulement une historiette ingénieusement compliquée, dont il y ait plaisir à suivre les complications ; un dialogue piquant ; des jeux de scène propres à faire valoir le talent, la beauté, les moyens d’une actrice ; et cinq actes enfin, bien et dûment conformes à l’esthétique traditionnelle du théâtre français. C’est une manière de concevoir la littérature... Et, à la vérité, je la trouve un peu étroite, un peu mondaine, un peu artificielle. Mais ce fut celle d’Ernest Legouvé ; et peut-être qu’après tout, c’est ainsi qu’il faut prendre la littérature quand on se propose d’en faire pendant quatre-vingts ans.

 

Aussi, Monsieur, notre vénérable et aimable confrère en a-t-il fait jusqu’à son dernier jour. Il a gardé très vif et très présent, jusqu’à son dernier jour, le goût, et même la passion du théâtre. Il est resté fidèle, obstinément, à la mémoire de Casimir Delavigne et de Népomucène Lemercier. Lorsqu’il a senti sa verve se refroidir, il n’a plus fait de pièces, et, se changeant en moraliste, ou même en féministe, c’est alors qu’on a bien vu qu’il était le fils de son père. « Les femmes, chez tous les peuples, avait dit l’auteur du Mérite des Femmes, reçurent les hommages de la poésie et de l’éloquence » : l’éloge que Gabriel avait fait d’elles en vers, Ernest Legouvé tint à honneur de le faire en prose, dans son Histoire morale des Femmes. Il travaillait en même temps à répandre l’art de la lecture, ou de la récitation, qu’il tenait pour un grand arcane, et que je définirais, sans tant de mystère, l’art de comprendre ce que l’on lit et de le faire sentir aux autres. La voix venait-elle à lui faire défaut, et, avec la voix, le moyen de joindre, en lisant, l’exemple à la leçon ? Il entreprenait de rédiger ses Soixante ans de Souvenirs. C’est sans doute celui de tous ses livres qui prolongera le plus longtemps sa mémoire, et elle n’y perdra rien, si c’est assurément celui qui lui ressemble le plus. Et quand il avait terminé de revivre ses Souvenirs, incapable de rester oisif, on le voyait recommencer en quelque sorte ses études, relire La Fontaine ou Boileau et, du trésor de son expérience de nonagénaire, enrichir ce qu’un demi-siècle auparavant il avait pensé des Satires et des Fables. Voilà une existence bien remplie ! et, — vous avez raison, — si nous osions lui envier quelque chose, ce serait moins le nombre de ses ans que d’avoir ainsi conservé, jusqu’à la dernière heure, l’imperturbable possession de soi-même, l’amour du travail, et la confiance au lendemain.

 

Votre existence, Monsieur, quoique n’étant pas encore, ou à peine, la moitié de la sienne, n’a guère été moins remplie, et, en moins d’un quart de siècle, vous avez élevé votre monument. Nous vivons aujourd’hui plus vite qu’autrefois... Vous nous avez conté vous-même, dans une des rares Préfaces que vous ayez écrites, la très simple histoire de vos troisièmes débuts. Je dis : vos troisièmes débuts, comme au théâtre, pour honorer d’un dernier hommage le souvenir de votre prédécesseur ; et puis, parce qu’en effet, vous aviez écrit et publié déjà votre premier roman, Stéphanette, quand un de nos confrères, M. Ludovic Halévy, découvrit le second, Ma tante Giron, et s’empressa de signaler cette maîtresse femme au directeur du Journal des Débats : c’était alors Georges Patinot. Georges Patinot lut Ma tante Giron, et, comme il était expéditif, vous demanda tout de suite un roman. Vous écrivîtes Une tache d’encre, qui, de tous vos récits n’est peut-être pas celui que je préfère, mais dont le succès éveillait l’attention du directeur du Correspondant et du directeur de la Revue des Deux Mondes, — ce n’était pas moi ! je le regrette ; — et en moins de trois ans, coup sur coup, Les Noëllet, À l’aventure et La Sarcelle bleue apprenaient au public le nom de René Bazin.

 

Nous étions alors en pleine bataille littéraire, et, s’il vous en souvient, le naturalisme faisait rage. On n’a pas encore écrit l’histoire du naturalisme. Comme nous étions quelques-uns qui lui résistions, — et, au premier rang d’entre nous l’élégant et aristocratique romancier de Thaïs et du Crime de Sylvestre Bonnard, — le naturalisme feignait de croire, il croyait peut-être que nous l’attaquions ! mais au contraire, et en réalité, c’était nous qui le défendions, contre lui-même, contre ses excès, contre les courtisans de son propre succès. Nous n’avions garde, en effet, de lui reprocher, ni la juste préoccupation qu’il avait d’étudier de plus près la nature, plus attentivement et plus consciencieusement qu’on ne l’avait fait dans l’école des Scribe ou des Dumas ; ni le souci qu’il affectait de la vie obscurément douloureuse ou tristement monotone des humbles, Germinie Lacerteux ou Charles Bovary ; ni surtout son louable dédain de ces intrigues invraisemblables où se complaisait, du temps d’Ernest Legouvé, l’imagination perverse de cet Eugène Sue, que notre indulgent confrère a essayé de réhabiliter dans ses Souvenirs. Non, Monsieur, ce n’était rien de tout cela que nous reprochions aux plus bruyants de nos naturalistes ; et, en particulier, s’ils eussent voulu nous faire convenir qu’il n’y a rien, dans le roman, au-dessous du Juif Errant ou des Mystères de Paris, nous l’eussions dit !

 

Mais de quoi nous lui en voulions, c’était, avant tout, de la vulgarité des rencontres où il fourvoyait la bonne renommée d’une grande doctrine d’art, qui fut, avant d’être la sienne, celle des peintres hollandais et des grands romanciers anglais du XVIIIe siècle ; et, ce que nous lui reprochions encore plus vivement, c’était, dans ses récits, l’air de supériorité que les auteurs y prenaient sur leurs personnages.

 

Et de fait, Monsieur, pour ne parler que du chef, et du maître, et du guide, l’une des choses les plus pénibles qu’il y ait au monde, n’est-ce pas, à votre avis, d’être un personnage de Flaubert : le curé Bournisien, le percepteur Binet, le suffète Hannon, Bouvard ou Pécuchet ? Ah ! ce n’est pas eux qui ont connu la joie d’être les « enfants gâtés » de leur auteur ; et certes, jamais père, se faisant moins d’illusions, ne traita plus cruellement son impuissante progéniture. Comme il vous les arrange ! Comme il leur fait payer le tort qu’ils ont de n’être pas « artistes » ! et — sans songer que la faute en est peut-être un peu à lui, — comme il les méprise de les avoir mis au monde ! Ç’aura été la grande erreur de notre école naturaliste ! Elle n’a pas aimé les créatures de son talent ! Elle n’a su voir en elles que des maniaques, des ridicules, des grotesques, des « bourgeois » ! Elle n’a pas essayé de saisir, pour le mettre en son jour, ce qu’il y a si souvent de bonté de cœur sous une enveloppe épaisse et commune ; de souffrance réelle dans la gaucherie d’un geste ; et de sincérité profonde ou de caressante affection dans une phrase mal tournée. Naturalistes ou réalistes français, peintres ou romanciers, dramaturges, poètes même, tous ou presque tous, ils ont été sans pitié pour le « petit monde » qu’ils nous représentaient. On dirait qu’ils ne l’ont étudié que pour s’en moquer, ou l’insulter. Leur doctrine d’art n’a été que l’expression de leur orgueil de privilégiés du style. Et qu’en est-il résulté ? Il en est résulté qu’ils n’ont, généralement, exprimé ou représenté que des apparences. La vérité, — qui, pour être trouvée, ne veut pas tant être cherchée qu’aimée, — s’est refusée à eux ; et tout en voyant bien le but qu’il s’agissait d’atteindre, loin, très loin devant eux, ils ne l’ont pas touché, pour n’avoir pas compris que, de toutes les conditions qui s’imposent à l’œuvre d’art, la première, sans laquelle même peut-être il n’y a pas de vraie beauté, c’est d’être toute pleine et, selon le mot du plus grand des poètes, comme gonflée du « lait de l’humaine tendresse ».

 

Cette veine de tendresse et d’humanité, Monsieur, c’est ce qu’on aimait déjà sentir dans vos premiers récits : les Noëllet, la Sarcelle bleue ; et déjà, par ce caractère, ils faisaient contraste avec des œuvres d’un art plus savant peut-être, mais plus dur et souvent si dur ! Que leur manquait-il cependant pour achever de prendre possession du public et de la renommée ? Vous me permettrez ici de m’en expliquer avec franchise : il y manquait, dans tous les sens, pour ainsi parler, un certain degré de profondeur et de force. On ne rencontrait pas assez de loups dans vos bergeries, ou, si l’on y en rencontrait, c’était de bons loups, des loups qui finissaient toujours, au dénouement, par se changer en espèces de moutons. Pareillement vos paysages, qui avaient la finesse, le charme et la légèreté de l’aquarelle, semblaient en avoir aussi l’inconsistance et la fragilité ; les teintes en étaient « plates, » comme il convient à ce genre de peindre, et le tableau « ne se creusait pas. » Toute peinture hollandaise, a-t-on dit, est concave : votre peinture n’était pas concave([1]). Enfin, Monsieur, s’il faut tout dire, l’intrigue de ces premiers récits était, non pas certes banale, ni décousue, mais cependant plus flottante, moins logique, plus arbitraire qu’on ne l’eût voulue ; et, naturellement, l’impression de conformité ou de ressemblance avec la vie que nous demandons au roman, en était un peu altérée. Personne, au surplus, ne le savait mieux que vous ; et c’est alors que, pour vous rendre tout à fait maître des moyens de votre art, vous entrepreniez vos voyages en Sicile, en Italie, en Espagne, en France aussi, à travers la province, et vous nous en rapportiez quatre ou cinq volumes : Sicile, Terre d’Espagne, En Province, les Italiens d’aujourd’hui, sur lesquels j’aimerais insister.

 

C’est en s’opposant qu’on se pose, disent les philosophes ; et nous ne prenons de nous une connaissance entière qu’en nous distinguant de nos semblables. « La campagne, nous dites-vous quelque part, je l’ai connue tout enfant, à l’âge où les petits qui seront toucheurs de bœufs commencent à prendre l’aiguillon, portent la soupe aux hommes qui fauchent, et reviennent si fiers le soir dans le silence des brumes tombantes, à califourchon sur la vieille jument blanche qui a l’air de les bercer... » Vous disiez vrai, Monsieur, et on voyait bien que vous n’aviez pas « appris » la campagne, en sortant du collège, à Clamart ou à Montmorency ; mais, touriste et voyageur, n’avez-vous pas mieux connu le paysage de France quand vous en avez eu comparé la douceur apaisante avec la désolation majestueuse de la campagne romaine ou avec l’aride sévérité des hauts plateaux de la Castille et de l’Estrémadure ?

 

Vous avez mieux senti, à parcourir la province française, non seulement la force du lien qui vous attachait à la terre natale, mais encore que, si d’autres aspects de la nature vous tentaient peut-être un jour davantage, un décret nominatif de la Providence vous avait cependant destiné pour être le peintre du Bocage ou du Marais Vendéens. Vous observiez en même temps ce qui survit encore, ce qui survit toujours des mœurs provinciales, et, grâce à Dieu, ce que n’en ont tout à fait aboli ni les chemins de fer, ni la fureur de l’automobilisme.

 

« Celui qui se jette dans le peuple ou dans la province, écrivait La Bruyère, y fait bientôt, s’il a des yeux, d’étranges découvertes, y voit des choses qui lui sont nouvelles, dont il ne se doutait pas, dont il ne pouvait avoir le moindre soupçon ; il avance, par des expériences continuelles, dans la connaissance de l’humanité ([2]). » Vous avez éprouvé la vérité du mot de La Bruyère. Vous vous êtes jeté dans la province et dans le peuple. « Études de plein air » : avez-vous dit vous-même de vos récits de province ! et en effet, je n’en connais guère dont l’éclairage diffère plus du jour factice de l’atelier. Et vous avez découvert des choses qui vous étaient nouvelles ; et en même temps que votre œil en était, non surpris, mais intéressé, votre main s’appliquait plus diligemment à les peindre ; et votre connaissance de l’humanité s’élargissait ; et votre talent s’assouplissait ; et votre personnalité s’affermissait. Et quand vous reveniez au roman, vous nous donniez successivement : De toute son âme, 1897 ; La Terre qui meurt, 1899 ; Les Oberlé, 1901 ; et Donatienne, 1902. Je parlerai des Oberlé quand j’aurai loué, si je le puis, ce qu’il y a dans les trois autres, de vérité, de « naturalisme » hardi, et de nouveauté.

 

Comme l’on se trompe, de leur vivant même, sur le caractère des écrivains, et davantage encore sur le sens exact de ces mots de nouveauté, de hardiesse, et de vérité ! Parce qu’il y a donc dans ces beaux romans d’incomparables paysages, d’une solidité de construction, et d’une justesse d’effet auxquelles je ne vois d’égale que l’intensité du frisson de vie qui les anime, et le charme qui s’en dégage ; parce que vous n’avez jamais confondu la force avec la violence ni surtout avec la grossièreté ; parce qu’en abordant quelques-unes des plus graves questions que puisse traiter aujourd’hui le moraliste, et même le sociologue, vous n’avez pas enflé la voix, ni jamais usé de mots plus simples que quand.vous dénonciez des misères plus profondes, combien n’ai-je pas entendu de gens, qui aimaient cependant vos romans, les prendre pour des idylles, et, de toutes les qualités qui les caractérisent, n’en retenir ainsi qu’une seule, et peut-être la moindre. Idylles, soit ! si ce sont des idylles que tous les récits, — et au fond c’est peut-être cela qu’on veut dire, —dont la scène ne s’encadre pas dans le décor d’une grande ville, mais quelles idylles émouvantes, et tragiques, et navrantes, que Donatienne ou La Terre qui meurt ; — et quelles idylles audacieuses !

 

De toute son âme, la Terre qui meurt, Donatienne, a-t-on fait attention, que, dans ces romans si « distingués », et qui méritent certainement ce nom, c’était à peine si l’on voyait passer, à l’arrière-plan, et à peine esquissés, quelques héros bourgeois ? mais les vrais, ceux que vous aimez, les préférés de votre cœur et de votre talent, Henriette Madiot, l’oncle Éloi, Étienne Loutrel, les Lumineau, les Michelonne, Donatienne et Jean Louarn, ils sont tous du « peuple », et du vrai peuple, celui qui travaille de ses mains, cultivateurs, ouvriers d’usine, hommes d’équipe, simples soldats, couturières ou modistes. C’est dans le cercle étroit de leur profession que vous avez enfermé le drame de leur existence. On ne voit pas même paraître, dans La Terre qui meurt, le propriétaire de la ferme que les Lumineau font valoir ; et ce n’est point un fils de famille qui séduit Donatienne, mais un de ses compagnons de domesticité. Le langage que vous leur prêtez est le leur, simple et court, parfois rude, mais toujours sans affectation de grossièreté. En vérité, Monsieur, si l’on ne regarde qu’à la qualité des personnages, à leur condition, à leurs mœurs, je ne sache guère, dans la littérature contemporaine, d’œuvre moins aristocratique et moins bourgeoise, plus populaire que la vôtre. Pas un des maîtres du théâtre ou du roman contemporain ne s’est penché plus complaisamment vers les humbles, avec une curiosité plus inquiète ou plus passionnée de leurs maux ; et, dans ces récits d’une si belle tenue littéraire, d’une honnêteté si profonde, et d’une distinction si rare, ce n’est pas votre moindre originalité que d’avoir substitué des images vraies du paysan ou de l’ouvrier de France, aux caricatures calomnieuses que l’école naturaliste nous en avait données.

 

Que dirai-je maintenant de la hardiesse de vos sujets ? De toute son âme ! le vrai sujet en est comment on devient religieuse, et non pas à seize ans, dans un ardent élan de piété mystique, ou par un puéril effroi des complications de la vie, mais dans l’éclat de sa jeunesse et, si je l’ose dire, dans l’orgueil de sa beauté, pour avoir connu soi-même la misère ; pour avoir, durant toute une longue et laborieuse enfance, côtoyé le vice et la débauche ; pour avoir appris l’indulgence à l’école de la vie quotidienne et de l’existence ouvrière ; pour avoir sondé la profondeur des plaies qui seront toujours celles de l’humanité ; pour avoir senti, comme un appel et comme une prière, monter vers soi la plainte confuse de tous ceux qui souffrent dans leur chair, dans leur esprit, et dans leur cœur.

 

« Ô vous, dont les mains légères ont déjà pansé tant de blessures, et le sourire consolé tant de souffrances ; vous, dont la seule apparition ranime dans les désespérés la volonté de vivre ; vous, qui partout où vous passez laissez derrière vous comme un sillage d’apaisement et de joie, enfant très chère et très aimée, ne quittez pas ceux qui vous aiment, ou, si vous les quittez, que ce soit pour de plus malheureux ! Gracieuse et charmante Henriette, que nous avons vue toute petite partager nos chagrins, nos travaux et nos peines, ce n’est pas pour vous, ni pour un seul, ce n’est pas pour « le grand Étienne », que Dieu a mis en vous ce pouvoir de consolation, mais pour tous ceux qui souffrent ; et le bien que vous pouvez leur faire, c’est ce qui se nomme, parmi les hommes, du nom de vocation. Les joies communes, les joies ordinaires de la vie ne sont pas faites pour vous ; elles n’en sont pas dignes ; il vous en est réservé quelque part de plus pures ; et pour les goûter un jour, quand il faudrait vous broyer le cœur, ayez, si nous vous fûmes chers, le courage de vous y résigner... »

 

Me pardonnerez-vous ce bref et sec résumé de l’un des plus beaux sujets qui aient tenté jamais le talent d’un psychologue ? Oh ! oui, « de toute son âme », c’est de toute son âme qu’elle se donne, Henriette Madiot., la « première » de Mme Clémence, la nièce de l’oncle Éloi, la sœur de son frère Auguste, l’ouvrier gouapeur et toujours révolté... Vous avez dû, Monsieur, la connaître, et sans doute vous pourriez nous dire son nom ! Vous pourriez aussi nous dire, quelle est, au moment où je parle, dans quel exil et sous quels cieux lointains, la récompense de son dévouement !... Mais je ne veux pas pousser l’indiscrétion plus avant, et, de cet admirable sujet, je ne songeais aujourd’hui qu’à louer la hardiesse, pour l’instruction et l’édification de tous ceux qui ne verraient encore qu’une innocente idylle dans l’histoire de la jeunesse, et de la vocation d’Henriette Madiot.

 

Non moins hardi, dans un autre genre, — et je veux dire à la fois non moins neuf ni moins fait pour donner à penser, — le sujet de la Terre qui meurt. « Le Vendéen tient plus fortement qu’un autre au sol qui l’a vu naître » : c’est à un document officiel que j’emprunte cette courte phrase, à un rapport adressé par les députés des départements de l’Ouest à la Convention nationale, et daté du 1er décembre 1794. Vous avez donc placé en Vendée, du côté de Sallertaine et de Challans, dans ce « marais mouillé » qui est une des régions les plus pittoresques de notre France, et qu’à plus d’une reprise vous avez si bien décrit, l’action de la Terre qui meurt. La dépopulation de nos campagnes et la désorganisation de la famille, sous l’influence des formes actuelles du progrès ; le lent abandon de la terre par ceux qui jadis en tiraient, avec notre subsistance, et leur force et leur dignité ; la transformation du cultivateur libre en employé de chemin de fer, en homme d’équipe, en graisseur de roues, et de la ménagère en fille d’auberge ou en patronne d’estaminet, voilà, Monsieur, le sujet ou le problème, économique et social, moral et tragique aussi, à sa manière, que vous avez étudié dans la Terre qui meurt. Vous l’avez traité en poète et en romancier. Qu’ils sont vrais, vos paysans, et combien ils diffèrent des bergers idéalisés de la Petite Fadette, ou des intrigants et des chemineaux du roman fameux de Balzac ! Hommes et femmes, — Toussaint Lumineau, Mathurin, François, André, femmes surtout, Bousille, Éléonore, et la « fille de la Saulière », la belle Félicité Gauvrit, et le couple des Michelonne, Adélaïde et Marie-Rose, « avec leurs yeux luisant d’une lumière bleue et enfantine, comme d’un rire perpétuel », si pures et pourtant si curieuses d’histoires d’amour, — de quels traits, toutes et tous, vous les avez marqués, inoubliables de précision, de justesse et d’originalité. Mais ce qu’ils étaient hier encore, quand, sans le savoir, ils posaient devant leur peintre, ils ne le seront plus demain. Un courant plus fort qu’eux les emporte Le milieu change qui, pendant tant d’années, les avait, eux et leurs ancêtres, façonnés à son image ! De nouvelles inquiétudes les agitent, par où s’exprime en eux, si je puis ainsi dire, la sourde protestation de la terre qui ne voudrait pas mourir. Et nous nous demandons, en fermant le livre, s’il faut donc vraiment qu’elle meure ; si nous briserons un jour, sans espoir de le renouer jamais, le lien sacré qui nous unit à elle ; et si nous perdrons peut-être, avec la piété du sol natal, le souvenir, le respect, et la religion de ces morts obscurs qui ont fait la patrie.

 

Ceux qui ne vous connaissent qu’à moitié veulent-ils cependant mieux vous connaître encore ? Veulent-ils savoir de quelle audace est parfois capable un romancier qui ne s’inspire, dans le choix de ses sujets, que de sa seule conscience d’honnête homme, et du sentiment du bien ou du mal qu’on peut faire en mettant du noir sur du blanc ? Qu’ils lisent donc ou qu’ils relisent l’histoire de Donatienne. Ô la douloureuse, et pourtant bien vulgaire aventure que celle de cette petite Bretonne, que « des gens » qu’elle ne connaît pas, « ont demandée pour être nourrice » ; qui rougit, le soir, à l’office, parmi la valetaille, d’avoir « bêché la terre » et d’avoir ce qu’ils appellent un rustre pour mari ; qui s’oublie, un jour, aux bras d’un valet de pied joli homme,— dans la promiscuité de ce sixième étage où, sans doute, une civilisation plus humaine verra, dans l’avenir, une des hontes de la nôtre ; — qui devient ensuite tenancière d’une crémerie dans un faubourg, et que tourmente confusément, derrière son comptoir, à l’heure indécise où le client est plus rare, le souvenir de sa Bretagne lointaine, de son mari et de ses enfants...

 

Mais l’aînée de ceux-ci, une fillette d’une quinzaine d’années, a pu se procurer l’adresse de sa mère, et elle a formé le projet de lui écrire. Elle le réalise, un jour que le père est tombé victime d’un horrible accident, qui l’a couché pour longtemps sur un lit de douleur, et dont l’un des premiers effets a été de mettre en fuite la maîtresse qu’il avait rencontrée naguère sur sa route, et qu’il avait, sans trop savoir comment, associée depuis des années à son existence vagabonde et désemparée. Et Donatienne revient à l’appel de sa fille, et elle s’installe au chevet du blessé, et, quand le soir tombe :

— Noémi, dit-elle, il est l’heure de préparer la soupe ?

— Oui, maman.

— Donatienne s’arrêta un instant, comme si les mots qu’elle avait à ajouter étaient difficiles à dire.

— Donne-moi les sabots de celle qui est partie.

— Oui, maman.

— J’irai tirer de l’eau, et je ferai la soupe pour vous tous quatre. Et ayant mis les sabots de l’autre, elle commença de travailler.

 

C’est la fin de Donatienne... Je ne crois pas, Monsieur, que la philosophie, instinctive, comme inconsciente, et cependant divine, du repentir et du pardon, se soit jamais mieux exprimée, en termes plus simples ni plus forts, dans aucun récit de Dickens ou de Guy de Maupassant ; et quelle vérité, quel souci des moindres détails ! qui n’ont pour objet ni de faire éclater votre remarquable habileté d’artiste, ni de nous apitoyer par des moyens trop faciles, mais uniquement de situer chaque chose en sa place, et de lui donner ainsi toute sa valeur d’art, de représentation, et de vie.

 

Car, c’est ce que je ne saurais omettre de signaler dans ces récits, je veux dire la simplicité, la probité, la loyauté des moyens. Et ceci encore, dans le vrai sens du mot, n’est-ce pas du « naturalisme, » et du meilleur ? Il n’y a point d’intrigue, ou presque point, dans Donatienne ou dans la Terre qui meurt, point d’aventures ni de péripéties, mais, des caractères qui se développent, sous l’influence des circonstances ; mais, des actions et des réactions, qui vont des âmes aux choses et des choses aux âmes ; mais, des incidents familiers qui sont à vos personnages une occasion de se produire, et à vous de voir clair dans leurs cœurs.

 

Certes, Monsieur, ce n’est pas moi qui médirai du « romanesque » en général, et j’avouerai même qu’en particulier, je l’aime assez dans le roman. Le romanesque a sa place dans l’art, puisqu’il l’a dans la vie. Je ne le confonds pas toutefois avec la vérité, ni surtout avec la poésie. De très grands poètes, et de très grands peintres de la vie, n’ont été nullement romanesques. Vous êtes de leur famille. Vous n’avez pas besoin d’embellir ou d’orner la réalité pour la représenter, et vous ne commencez point par la défigurer pour la peindre. Vous n’avez jamais travaillé qu’avec le modèle sous les yeux. Seulement vous avez choisi quelquefois vos modèles, et, dans les modèles que vous avez choisis, que d’autres auraient pu choisir comme vous, ou avant vous, vous avez vu, Monsieur, ce que d’autres n’y avaient pas su voir. « C’est la même balle, disait Pascal, dont on joue l’un et l’autre, mais l’un la place mieux. » Et ainsi, vous avez rendu ce grand service au naturalisme, en votre temps, de lui avoir appris ce qu’il avait le plus ignoré : les ressources de son esthétique ; la fécondité de sa doctrine ; et — je ne craindrai pas d’user de cette expression familière, — la manière de s’en servir.

 

Il vous restait à montrer que, si vous n’aviez pas abordé la peinture des grandes passions et de ce que les conflits en ont de tragique dans le roman, c’est que vous ne l’aviez pas jusqu’alors voulu ; et bien sûr d’avoir votre heure, jeune encore, et désormais en pleine possession des moyens de votre art, vous attendiez, sans inutile impatience, que le drame de la vie vînt à vous. Il est venu et il s’est appelé Les Oberlé.

 

J’ai toujours pensé, pour ma part, que la vraie matière de l’action tragique, c’était le « cas de conscience ». Non pas, assurément, qu’il n’y ait d’autres manières de nous émouvoir et, comme on dit, de « nous tirer des larmes ». On en connaît plusieurs, et je n’en veux aujourd’hui condamner aucune. Regrettons seulement qu’elles relèvent toutes du mélodrame ! Aristote faisait grand état de la « reconnaissance » : — le père qui « reconnaît » son fils au moment de l’assassiner, ou la sœur qui « reconnaît » son frère au moment de l’épouser. C’est une des erreurs d’Aristote ; et on remarquera qu’il n’y a pas une « reconnaissance » dans le théâtre entier de Racine. Mais le drame, le vrai drame, la tragédie ne commencent qu’avec l’opposition des passions ou le conflit des devoirs. La scène française, depuis Le Cid jusqu’à... mettons jusqu’à Hernani,... n’est remplie, et, si je puis ainsi dire, agitée que de « cas de conscience » : pareillement, chez nous encore, le roman de Balzac, ou en Angleterre, celui de George Eliot. Ils sont d’ailleurs tantôt plus simples et tantôt plus complexes ; il y en a de plus particuliers et de plus généraux ; il y en a de moins douloureux, il y en a de plus angoissants. Mais, quand ils surgissent à la fois dans plusieurs consciences ; quand, là même où la nature avait voulu que régnât la paix et l’union des cœurs, comme entre parents ou concitoyens, l’apparition de ces cas de conscience déchaîne brusquement la guerre ; et quand les volontés, transformées par eux, se tendent ou s’exaltent jusqu’à la méconnaissance du droit de la famille, ou de la patrie, ou de la société, c’est alors que le poète, en s’en emparant, dérive l’émotion de ses sources les plus hautes ; — et c’est ce qui vous est arrivé, Monsieur, en écrivant Les Oberlé.

 

Les Oberlé, c’est d’abord, dans ce petit village d’Alsheim, et dans cette province d’Alsace où vous avez placé la scène de votre récit, la famille divisée contre elle-même, le mari contre la femme, le fils contre le père, la fille contre la mère, le frère contre la sœur, s’opposant les uns aux autres par toutes leurs manières de sentir, toutes leurs ambitions et tous leur rêves d’avenir ; se portant les uns aux autres, comme sans le vouloir, et rien que par l’effort qu’ils font pour persévérer dans leur être ou s’affirmer dans leur autonomie, des blessures mortelles ; n’ayant bientôt plus entre eux de commun que le nom, la façade ou la face, et finalement, ne trouvant plus de moyen d’échapper à la fatalité sous laquelle ils se débattent que dans la rupture des liens qui les unissaient et le reniement de leur propre sang. Séparée du lieutenant von Farnow, qu’elle aime, par la désertion de Jean Oberlé, Lucienne a cessé pour toujours d’être la sœur de son frère, et son père n’a plus de fils, mais leur mère n’a plus de fille. — Les Oberlé, c’est l’amour du sol natal, de la terre maternelle et nourricière, celle qu’on ne saurait abandonner sans un déchirement de toutes ses fibres, l’amour local, presque physique, entrant brusquement en conflit avec l’amour de la plus grande patrie, celle qui nous dépasse, et nous déborde, en quelque sorte, par toutes ses traditions ; ou encore, c’est le sentiment du devoir héréditaire, engageant la lutte quotidienne avec les sourdes insinuations de l’intérêt matériel, avec les prévenances du vainqueur, avec je ne sais quelle inquiétante admiration de sa force qu’il inspire aux vaincus. « Redoutable, dit à demi-voix M. Ulrich Biehler, redoutable adversaire, qui s’exerce jour et nuit, » comme s’il voulait encore, après tant d’années écoulées, mériter sa victoire ! ou plutôt, comme s’il savait bien que l’on n’en a jamais remporté, contre le vœu des populations, que de passagères et de toujours inachevées ! — Les Oberlé, c’est encore, Monsieur, sur cette frontière arrosée de tant de sang, la rencontre ou le heurt de deux grandes civilisations, qui n’étaient point faites, que ni Dieu ni la nature n’avaient faites pour être ennemies, mais au contraire pour se pénétrer pacifiquement, se compléter, se perfectionner l’une l’autre, et qui depuis trente ans, sur cette héroïque terre d’Alsace, n’avancent, ni sans doute n’avanceront jamais à rien l’une contre l’autre, parce que ni l’on n’exile ni l’on ne transplante les mœurs, et on peut bien défaire, mais on ne refait pas l’œuvre séculaire de l’histoire !

 

C’est tout cela, Monsieur, que nous avons admiré dans Les Oberlé ; et c’est ce qui en fait la force dramatique. Le roman n’est pas le théâtre, et le théâtre n’est pas le roman : je me suis moi-même efforcé plus d’une fois d’en dire et d’en préciser les raisons. Ce qui pourtant n’est pas douteux, c’est qu’il n’y a ni drame ni roman sans intrigue, et sans nœud. Moins heureux en ceci que le peintre et le poète, le dramaturge et le romancier ne peuvent pas se passer de « sujet ». Il y a un « sujet » dans Les Oberlé, et ce sujet est une tragédie. Les raisons qui séparent à jamais Lucienne Oberlé du lieutenant von Farnow, et Odile Bastian de Jean Oberlé, sont des raisons du même ordre que celles qui séparaient Chimène de Rodrigue, ou Titus de Bérénice. Invitas invitam ! Ils ne l’ont voulue ni les uns ni les autres, cette séparation douloureuse, et, ni les uns ni les autres, ils n’ont rien fait pour la mériter. Disons quelque chose de plus ! ils n’en éprouvent précisément l’amertume, — et nous-mêmes avec eux, — que pour avoir mis quelque chose de plus noble au-dessus de l’union qu’ils avaient rêvée. C’est ce qui rend leur aventure tragique ; — cela, et ce que nous sentons bien qu’elle a d’irréparable dans l’avenir, parce que, de cette crise ils sortiront transformés en d’autres êtres qu’eux-mêmes. Ils ne seront plus eux, mais vraiment d’autres créatures. La résolution du seul Jean Oberlé aura fait ce miracle ; et n’est-ce pas le triomphe de l’action tragique, lorsque, les choses étant amenées au point où plusieurs destinées ne dépendent plus que d’un geste ou d’un mot, quelqu’un fait ce geste, ou laisse échapper ce mot, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, l’inévitable transformation s’accomplit ?

 

Si maintenant, Monsieur, depuis vingt ans, chacun de vos récits nous a ainsi donné de vous, et de la souplesse, de la richesse, de la hardiesse de votre talent une plus haute idée, je crois en savoir la raison. Quand vous avez commencé d’écrire, une opinion se faisait jour, parmi les excès du naturalisme, et s’en dégageait presque malgré lui, qui est que la littérature n’est pas un divertissement de mandarins. Cette opinion est la vôtre, — et je la partage. Qui que nous soyons, nous n’écrivons ni par passe-temps, et à défaut de quelque autre occupation plus sérieuse ; ni pour exprimer notre personnalité, dont nos semblables, en général, sont moins curieux que nous ne le croyons ; ni pour faire étalage de notre virtuosité, ou du moins, quand nous le faisons, nous manquons à la première obligation de l’écrivain. C’est ce que le XIXe siècle finissant a compris, et, de ce jour, c’en était fait de la doctrine de « l’art pour l’art ». L’art pour l’art ! trois mots vides de sens ! disait dédaigneusement Alexandre Dumas. Non ! pas vides, mais au contraire pleins de sens, et d’un mauvais sens, d’un sens équivoque et dangereux ! Car on peut bien n’assigner à la science d’autre objet qu’elle-même, parce que l’objet de la science ne dépend pas de nous, et que, si nous n’existions pas, le monde de la science ne cesserait pas pour cela d’être tout ce qu’il est. Nous pouvons du moins le supposer ! Nous pouvons, tout nous invite à croire que, si nous n’existions pas, les planètes n’en décriraient pas moins leurs orbites à travers l’espace ; et il ne paraît pas probable, que, si nous disparaissions quelque jour de la surface de notre globe, la nature et la vie dussent s’anéantir et disparaître avec nous. Mais qu’est-ce que l’art en dehors de l’homme ? à quoi répondrait-il ? et quelle en serait seulement la matière ? L’art n’a proprement d’existence et de réalité que pour l’homme et par l’homme, dans l’humanité, pour les sens qu’il réjouit, pour les esprits qu’il éclaire, pour les cœurs qu’il console, ou qu’il exalte, ou qu’il raffermit. C’est pourquoi la première condition de l’art est d’être humain, même avant que d’être de l’art ; et si la remarque est vraie dans tous les temps, et de tous les genres, combien ne l’est-elle pas davantage quand on se propose, comme au théâtre et dans le roman, d’imiter, ou de représenter, ou d’interpréter la vie !

 

Les naturalistes avaient fini par l’entendre, — à l’exception du seul Flaubert ; — et en France, comme dans l’Angleterre de George Eliot et de Dickens, comme dans la Russie de Tolstoï et de Dostoïewski, ils se sont rendu compte que le roman naturaliste, libéré de ses anciennes contraintes, ne pouvait manquer de tendre tôt ou tard au roman social. Et comment en effet, sortirions-nous de nous-mêmes et de notre condition pour observer autour de nous les mœurs de nos semblables, sans nous intéresser, d’une manière qui ne saurait être uniquement d’un artiste ou d’un dilettante, à leurs misères, à leurs souffrances, et à leurs besoins ? Nous ne rions bien souvent que de ce que nous ne comprenons pas, et l’indifférence au fond des choses n’est souvent qu’une excuse qu’on se donne pour ne pas les approfondir. « En se jetant dans le peuple », selon le mot de La Bruyère, il était donc inévitable que le naturalisme y fît des « découvertes ». Heureux, si seulement il en avait senti l’importance ! mais peut-être, en ce cas, vous eût-il ravi la joie de les faire à votre tour, et à moi, Monsieur, celle de vous en adresser aujourd’hui mon sincère compliment.

 

Vous nous donnerez d’autres chefs-d’œuvre, d’autres Donatienne et d’autres Oberlé, mais déjà l’honneur vous est acquis, d’avoir, depuis vingt ans, autant ou plus que personne, aidé à préciser les caractères du « roman social ». Balzac, seul, avant vous, s’y était vraiment essayé, car je n’appelle de ce nom de « roman social » ni Les Mystères de Paris, ni Le Compagnon du tour de France, ni Les Misérables. Vous avez repris l’œuvre au point où il l’avait laissée. Vous avez été frappé de l’ignorance de leurs semblables où vivaient beaucoup de nos auteurs parisiens, et, naturellement, la foule qui faisait avec eux ses délices de leur éternelle histoire d’amour. Vous vous êtes rendu compte que la curiosité du plaisir ou de la souffrance des autres n’était que de l’indiscrétion, et même de la perversité, si nous n’y cherchions pas des raisons et des moyens de nouer ou de resserrer les liens de la solidarité qui nous attache à eux. Vous avez vu que, sans confondre ni brouiller ensemble ces deux choses distinctes, l’art et la morale, il ne fallait pas cependant les opposer l’une à l’autre ni subordonner la réalité de la seconde, et son rôle dans la vie commune, aux exigences prétendues supérieures et souveraines du premier. Ce n’est pas notre faute, s’il y a des consciences délicates, s’il y en a même de subtiles, qui ne prennent pas légèrement la vie, et pour qui la grande affaire est justement de savoir comment on doit la vivre ! Telle Henriette Madiot et tel Jean Oberlé. Leur existence pose la question morale, si je puis ainsi dire, et vous avez prouvé victorieusement, Monsieur, que leur « moralité » ne les excluait pas du domaine de l’art. Je dirais volontiers que d’autres existences, parmi celles que vous nous avez retracées, celle de Donatienne, par exemple, et celle du fermier de la Fromentière, posent la question sociale... Mais vous trouveriez certainement l’expression trop ambitieuse. Je me borne donc à dire que vous n’avez point fait l’inutile gageure d’écrire des romans sans amour, mais l’amour ou ses contrefaçons n’occupent dans vos récits ni toute la place, ni toujours la première. Votre conception du roman est plus large. Vous savez que d’autres sentiments concourent à la complication et, par suite, au drame de la vie. Il y a aussi d’autres souffrances, et qui ne sont pas moins dignes de pitié. Et quand on a ainsi fait le tour des misères de l’humanité, si l’on n’a pas toujours, en touchant la source du mal, indiqué le remède, on a du moins éveillé l’attention paresseuse de quelques-uns de ses lecteurs ; inquiété dans sa sécurité l’égoïsme satisfait des autres ; ému, dans ce qu’elle a de plus généreux, la sensibilité de tous et accru le domaine de son art. C’est ce que j’appelle du nom de roman social.

 

On n’a point d’ailleurs à craindre avec vous, Monsieur, qu’il dégénère ou qu’il se dénature en prédication de morale. Vous êtes pour cela trop artiste ! Vous n’inventez pas des personnages ou des « sujets » pour les faire servir à la démonstration de vos idées, et, au contraire, visiblement, ce sont vos sujets et vos personnages qui s’imposent à vous. C’est le drame inaperçu de leur vie qui vous attire d’abord ; c’est ensuite ce que vous découvrez d’émotion cachée dans le secret de ce drame ; et enfin c’est le désir de nous communiquer cette émotion. Vous aimez encore en eux ce que vous y savez voir d’affinités secrètes avec le sol ou le ciel natal, et c’est de vos paysages qu’on pourrait dire, en détournant de son sens un mot célèbre, et d’ailleurs généralement mal compris, qu’ils sont vraiment des « états d’âme ». Si quelqu’un en doutait, ou ne m’entendait pas, qu’il gravisse avec vous la colline de Sainte-Odile, et, de là, qu’il contemple le panorama de l’Alsace. « Trois cents villages de leur patrie étaient au-dessous d’eux, dispersés dans le vert des moissons jeunes. Ils s’endormaient au son des cloches. Chacun d’eux n’était qu’un point rose. Le fleuve presque à l’horizon mettait sa barre d’argent bruni([3])... » Vous êtes peintre et vous êtes poète : vous resterez peintre et poète. Ce sont les choses qui parleront pour vous, dans leur langage à elles, précis et concret, vivant et coloré, tantôt plus doux et tantôt plus âpre, mais toujours éloquent de sa seule fidélité. Et c’est pourquoi, Monsieur, j’ai la confiance, nous l’avons tous ici, qu’entre vos mains le roman social ne cessera jamais d’être du roman, et de l’art. Je crois connaître assez vos idées pour être assuré que je ne saurais mieux vous souhaiter, qu’en exprimant cette confiance, votre bienvenue parmi nous.


[1] Eugène FROMENTIN.

[2] LA BRUYÈRE, De l’homme.

[3] Les Oberlé.