Réponse au discours de réception de Mme Danièle Sallenave

Le 29 mars 2012

Dominique FERNANDEZ

Réception de Mme Danièle Sallenave

 

 

Madame,

nous nous sommes connus dans un train. Nous avons parcouru ensemble, pendant trois semaines, 9 288 kilomètres, traversé l’Oural, la taïga et la steppe, relié l’Europe à l’Asie, franchi des fleuves larges de trois kilomètres, longé un lac long de huit cents kilomètres, nous arrêtant dans des gares en forme de palais russe, de château cosaque, de mosquée, de locomotive, sans nous douter que cette épopée ferroviaire, cette magnifique aventure du Transsibérien, aboutirait pour vous, Madame, à la plus prestigieuse de toutes les gares au monde, la Coupole que voici. Vous ne vous mettez pas, en rejoignant notre Compagnie, sur une voie de garage, vous entrez dans une gare où vous verrez se croiser les idées, les discussions, les disputes intellectuelles et linguistiques, dans un trafic incessant des choses de l’esprit.

La Loire au bord de laquelle vous êtes née, dans un petit village de l’Anjou, n’est pas très éloignée de la Seine, que vous apercevrez de vos nouvelles fenêtres. Et pourtant, quelle distance entre le lieu de votre origine et celui de votre consécration ! Les quelque dix mille kilomètres qui séparent Moscou de Vladivostok sont peu de chose auprès de la fracture sociale que vous avez eu à surmonter pour vous élever de l’obscurité paisible d’un milieu campagnard au premier rang de la vie littéraire. Vous n’êtes pas une héritière. Vous représentez un de ces cas d’ascension sociale due à la seule force de l’esprit, exemples qui ne sont pas exceptionnels dans l’histoire de France, tout en restant assez rares. Et c’est la beauté et le courage de ce parcours qui ont contribué, Madame, à toucher notre cœur autant qu’ils ont nourri notre admiration.

Dans ce village de l’Anjou, quelques rues en étoile autour d’un clocher, votre mère était institutrice. Et, toute petite encore, lorsque vous étiez assise au fond de sa classe, et que vous leviez la main pour lui demander la parole, vous vous adressiez à elle en lui disant « vous », et en l’appelant « Madame ». Elle, votre mère, avec laquelle vous habitiez, dans l’école elle-même, mais qui, en dehors du cadre domestique, dans l’enceinte sacrée de la salle de classe, n’aurait pu être ni tutoyée ni qualifiée de « maman ». Vous ne serez donc pas dépaysée ici. Vous avez remarqué que je m’adresse à vous sous le nom de « Madame » et que je vous voussoie, malgré trois semaines de camaraderie ferroviaire. Nous pratiquons l’égalité académique, comme le recommandait d’Alembert, et, dans cette égalité académique, où tout le monde mérite le même respect et la même appellation, vous retrouverez avec plaisir un des plus beaux usages de votre passé angevin. Vous ne serez pas étonnée d’entendre, dans nos séances plénières, les amis les plus intimes se donner du « vous », du « madame », du « monsieur ».

Quand nous pensons « Anjou », nous songeons à Joachim du Bellay et à la « douceur » dont, perdu dans les grandeurs et les intrigues de Rome, le poète avait la nostalgie. Vous, Madame, avez pris très tôt une autre idée de cette province, une idée moins utopique, moins endormeuse, plus réaliste, plus meurtrissante. Votre mère vous raconta que, lorsqu’elle était venue occuper son poste, à l’âge de vingt-cinq ans, le maire du village lui avait dit : « Je suis forcé de vous accueillir, mademoiselle, mais je ne vous serre pas la main. » Cette jeune fille représentait l’école publique, l’école laïque, en ces temps où la guerre religieuse faisait rage. Les bâtiments de l’école étaient en mauvais état : la municipalité refusa de financer les travaux nécessaires. Une de vos grands-mères était également institutrice, et, en 1905, après la séparation de l’Église et de l’État, on avait ôté le crucifix qui ornait la salle de classe. Aussitôt, la classe s’était vidée ; les parents retirèrent leurs enfants de ce qu’ils appelaient « l’école sans Dieu ». Sans Dieu, quel scandale ! Votre grand-mère se retrouva avec deux seuls élèves. L’un des deux était son fils, votre père.

Région de vignobles fameux, l’Anjou est parsemé de petits châteaux, dont les propriétaires faisaient pression sur leurs employés pour qu’ils missent leurs enfants à l’école religieuse. Lors des fêtes dites Rogations, même ceux de ces ouvriers qui étaient agnostiques avaient l’obligation de suivre les processions et de s’incliner devant les autels dressés le long des rues. Chez les riches, jamais un domestique n’était appelé « Monsieur ». On l’appelait par son prénom, quand il était jeune, puis, lorsqu’il avait gagné de l’âge : « Père Untel ». La guerre religieuse n’était que le prolongement de la ségrégation sociale. De toutes ces pressions, de toutes ces discriminations, de cette collusion entre l’Église et l’argent, vous avez, Madame, pris une idée précoce de ce qu’est la lutte des classes. Vos options politiques futures ont planté leurs racines dans vos expériences d’enfant. Femme de caractère et de convictions, nous accueillons en vous quelqu’un qui eût obtenu les suffrages d’un Voltaire ou d’un Victor Hugo.

Votre père, prisonnier de guerre et que vous n’avez connu qu’à son retour de captivité, était aussi instituteur. Instituteur, institution des enfants, au sens que donnait Montaigne, instituer, c’est-à-dire instruire et former par l’éducation : vous êtes restée fidèle à ce vocabulaire et à cette idéologie. Vous regrettez à présent qu’une niaise démagogie ait remplacé, par une ronflante inflation, « instituteur » par « professeur des écoles ». Quant à vous, après être passée par le lycée d’Angers, par l’École normale supérieure, par l’agrégation de lettres classiques, par le doctorat, selon l’ascension républicaine rituelle, vous avez enseigné à la faculté de Nanterre, mais sans cesser de vous penser et de vous dire « instituteur d’université ». Votre thèse portait sur Le Neveu de Rameau, sujet qui ne nous étonne pas. Aujourd’hui, dans votre chronique hebdomadaire sur France Culture intitulée « Les Idées claires », vous continuez, fidèle à Montaigne et à Diderot, ce travail pédagogique. Idées claires, tête aussi bien faite que bien pleine.

Vous avez foi dans les livres, dans ce qu’ils nous transmettent, les livres que vous avez commencé à lire à l’école primaire et qui vous ont aidée à vous émanciper, les livres sans lesquels personne ne peut réussir à devenir lui-même, les livres que vous appelez, dans une belle formule dont vous avez fait un de vos titres, « le don des morts », legs qui vous paraît bien menacé aujourd’hui. « Que restera-t-il bientôt pour eux, vous demandez-vous, dans un univers où la poursuite du bonheur est devenue le rêve commun, quoique inégalement couronné de succès, d’une société en proie à la loi triplement féroce de l’argent, du profit et de la consommation ? Un monde où le temps de l’existence est cruellement, absurdement partagé entre le travail et le loisir ; un monde où l’art lui-même risque de devenir un “bien de consommation” parmi d’autres ? Un monde où le “tour organisé” remplace le voyage ; la “visite guidée”, l’approche personnelle du tableau ; l’abonnement en série, le choix d’un spectacle de théâtre ; le débat télévisé, le colloque singulier entre le livre et son lecteur ? Quel chemin pourront donc se frayer encore les livres dans un univers trépidant et morne où, sous la fébrilité de l’information et la futilité du divertissement, on voit se dissoudre jusqu’au nom d’œuvre ? » Ces lignes ont été publiées en 1991. Vingt ans après, il est encore plus nécessaire de les entendre. La pratique du livre recule, parce qu’elle demande un effort personnel, et que tout effort personnel est considéré comme une atteinte au droit de ne rien faire ; pis, comme un affreux symptôme d’élitisme. Prévaut le concept de « culture », vague notion qui comprend les devoirs rituels d’aller voir une exposition où l’on s’ennuie ou de lire un auteur à la mode, à la mode parce qu’il n’a rien à dire. Comme vous avez raison, Madame, de réclamer pour « l’œuvre » la primauté qu’elle a perdue ! « L’œuvre, dites-vous, est un commencement : il y a dans le monde grâce à elle quelque chose qui n’y était pas. L’œuvre s’enracine dans la conscience du temps perdu, de la vie qu’on perd en travaillant à la gagner. Ainsi l’œuvre est la réponse à la “misère de vivre”, qui n’est pas la misère tout court – celle-là demande d’autres réponses et d’autres solutions –, mais la misère terrible d’une existence circulaire, piégée par la nécessité, et dont toutes les forces sont consacrées à l’entretien de la vie. »

Fier plaidoyer en faveur d’une véritable connaissance du monde et de soi-même, apostrophe bienvenue contre le conformisme intellectuel paré des plumes de la culture. Gardons-nous, cependant, de voir en vous, Madame, une militante sèche et aride, une sorte de nonne laïque claquemurée dans ses principes. Comme tant d’autres Français, comme celui qui vous parle, c’est un pays étranger – où pourtant on ne lit guère ! –, un pays paresseux et émotif mais imbattable pour l’art de vivre, le pays le plus doué pour le bonheur, qui vous a sauvée du dogme, enivrée de ses parfums, bercée dans ses délices, assouplie, attendrie, recomposée selon d’autres modèles. L’Italie ! Oh ! cela ne s’est pas fait d’un seul coup. Lors de votre premier voyage à Rome, en 1961, vous n’eûtes d’yeux et de cœur que pour le Forum, le Palatin, le Colisée, les ruines antiques. Le poids de l’auguste Urbs vous empêcha d’admirer, de remarquer même, le décor baroque pourtant omniprésent, et si voluptueusement érotique. Vous pouviez traverser piazza Navona sans prêter attention, ni à la fontaine des Fleuves, ni à l’église Sant’Agnese de Borromini. Vous êtes tout excusée, puisque cette cécité était celle de votre génération, et de bien des générations avant la vôtre. Tel Stendhal ne trouvant à dire de Caravage que : « Ce peintre était un scélérat », vous avez négligé de regarder les tableaux de San Luigi dei Francesi et de Santa Maria del Popolo. Quand, à quelle occasion avez-vous découvert la merveilleuse vitalité du génie italien, qui rebondit de siècle en siècle, et, après avoir dressé les colonnes verticales de Trajan et de Marc Aurèle, a préféré se rouler dans les courbes et les contre-courbes de Bernini ? Vous êtes retournée à Rome, puis avez visité Venise, puis la Toscane et l’Ombrie, où vous avez puisé non le sujet mais le titre de votre roman le plus connu, Les Portes de Gubbio. Cependant le véritable déclic, je crois, est venu de la musique, et, si je vais m’attarder un peu sur cet épisode, c’est qu’il concentre et résume les deux faces de votre tempérament.

En 1965, vous avez vingt-cinq ans, et voici qu’à vos oreilles résonne une œuvre inouïe, une des plus belles jamais écrites, qui vous donne sur-le-champ l’envie d’apprendre la langue en laquelle elle est chantée. Quelle chance vous avez eue d’être conduite au cœur de la beauté italienne par Monteverdi ! Il Combattimento di Tancredi e Clorinda. Les paroles sont du Tasse. Le paladin Tancrède, qui prend Clorinde, habillée en chevalier, pour un homme, la provoque en duel. Bataille furieuse, écrite dans un nouveau style, stile concitato, « agité », propre à exprimer les tempêtes de l’âme. « Que viens-tu m’apporter ? » demande Clorinde à Tancrède. « E la guerra, e la morte », répond celui-ci. Et elle : « Guerre et mort, je te les donnerai, si c’est ce que tu veux. » Mais c’est Tancrède qui l’emporte, et découvre, épouvanté, qu’il a tué la femme qu’il aime. Il a le temps de lui donner le baptême, avant qu’elle ne meure sur ces mots : « Le ciel s’ouvre devant moi, et je m’en vais en paix. »

Cette œuvre exalte deux grandes passions, la colère et l’humilité. Sous ce double étendard, Madame, vous écrirez vos livres. Vous serez conquérante, mais sans arrogance, ferme, mais sans agressivité, décidée, mais sans sectarisme. Vous intitulerez Castor de guerre votre beau livre sur Simone de Beauvoir, sans cacher les erreurs de jugement, voire les forfaitures, de celle pour qui vous professez une si juste admiration. À l’autre Monteverdi, au Monteverdi lyrique et tendre, vous emprunterez le goût des sonorités italiennes, ce mélange de déclamation et de douceur qui vous séduira dans les textes de Pier Paolo Pasolini ou d’Italo Calvino dont vous nous donnerez des traductions sans défauts.

Et puis, de votre fréquentation de Venise sortira celui que je tiens pour votre meilleur roman, La Fraga. Étrange titre, italianisation hasardeuse de l’allemand die Frage, « la question ». Mot cosmopolite, en quelque sorte, qui montre votre désir d’interroger le monde, de sauter par-dessus les frontières, de savoir ce qu’il y a de l’autre côté. Votre héroïne, une Américaine de la fin du dix-neuvième siècle, fille d’un pasteur, arrive à Venise comme gouvernante d’une jeune demoiselle de Boston. D’abord engoncée dans des peurs et des pudeurs puritaines, elle s’émancipe peu à peu, découvre l’amour et l’art, devient elle-même peintre, accède à la liberté, mais à travers tant d’épreuves et de souffrances qu’il faut reconnaître que vous n’avez pas écrit ce roman à l’eau de rose, mais en trempant votre plume dans ce que Paul Morand appelait l’eau noire des canaux.

S’il y a un passage que je citerais, c’est celui où vous soutenez qu’il y a pour toute femme un moment où elle n’est jamais laide. « Marie Gordon n’était pas une “femme laide” tant s’en faut. Mais si belle que soit une femme, une chose lui manque toujours, lorsqu’elle n’a pas été désirée par un homme pour qui il n’y a pas de femme laide. Paradoxe ? Non. Ce qui compte n’est pas d’être reconnue, et désirée “pour sa beauté”, c’est d’être reconnue, et désirée, dans une absolue égalité avec toutes les autres femmes, objets de ce même désir. » Tel est, Madame, votre credo féministe : sur la beauté, donnée passive, vous donnez la priorité au désir, force active. Credo énoncé dans une langue simple, claire, écho de la loyauté qui est au fond de votre pensée, reflet de l’énergie qui la gouverne.

Votre Venise est sans clichés, ce qui est un tour de force. J’ai seulement été surpris de voir un de vos personnages découper « de larges tranches de San Daniele ». On peut tailler dans un jambon des tranches minces ou épaisses, mais larges ? ce me semble impossible, le jambon n’ayant qu’une largeur à l’endroit où on le coupe. En revanche, j’ai relevé, dans ce vocabulaire démocratique que vous privilégiez, deux mots rares qui seront vos billets d’entrée pour notre Commission du dictionnaire. Nous sommes, comme vous le savez, des maniaques de la langue, nous traquons les mots oubliés, comme les cochons déterrent les truffes. Quel bonheur de passer près d’une trattoria d’où s’échappent des odeurs « alliciantes », mot ignoré de tous les dictionnaires, y compris du nôtre, puis de se promener le long d’un canal et d’admirer, dans ce lent enfoncement des eaux, « la brusque surrection des palais ».

Cependant, l’Italie n’aura été qu’une étape. Le farniente sous les treilles, l’hédonisme en gondoles, le tourisme en savates : très peu pour vous, au fond. De là où il n’y a pas à témoigner, à combattre, vous vous éloignez vite. À la fin des années 1970, vous découvrez une autre Europe : non seulement des villes et des paysages nouveaux, mais une autre façon de concevoir les choses, un sens de la vie radicalement différent de celui qui prévaut à Paris comme à Rome. Vous découvrez l’Est, la Russie, les pays communistes, Moscou avec Antoine Vitez, envers lequel vous avez toujours reconnu votre dette et dont vous ne parlez jamais sans émotion, Prague, Brno, la ville de Janacek, qui deviendra votre musicien préféré, avec Chostakovitch, deux immenses compositeurs, dont le premier est alors ignoré en France et le second, calomnié. On stigmatise sous l’épithète injurieuse de « stalinien » celui qui a été persécuté par Staline. Le Huitième Quatuor de Chostakovitch vous impressionne tellement que vous envisagez la possibilité d’écrire l’histoire de l’esprit européen sous l’angle de la musique.

Un premier aperçu de la Russie, vous l’aviez eu tout enfant, lorsque, à la fin de l’Occupation, vous voyiez les soldats allemands rescapés de Stalingrad et envoyés en permission, efflanqués et hâves, acheter dans l’épicerie de votre village du beurre qu’ils léchaient et avalaient en pleine rue comme du gâteau. En 1975, après la publication de votre premier livre, Aragon vous avait dit : « Ma petite fille, vous êtes maintenant un écrivain. Peut-être pensez-vous que les écrivains ont besoin des éditeurs : détrompez-vous, ce sont eux qui ont besoin de nous. » Sous cette boutade, vous deviniez qu’il y avait peut-être une contrée utopique où l’écriture était autre chose qu’une marchandise.

Enfin, vous allez voir par vos yeux ce qui se passe de l’autre côté du rideau de fer, et vous êtes, parmi tous les visiteurs occidentaux, un des rares à qui le préjugé n’impose pas une image exclusivement négative de la vie à l’Est. Vous découvrez des gens qui lisent, qui écoutent de la musique uniquement par amour et besoin de la musique et jamais par snobisme, qui ont foi dans la culture, qui s’arrachent en quelques heures une édition d’Apollinaire, qui prennent au sérieux la littérature et ne la réduisent pas à un laboratoire de recherches formelles, des gens que la littérature aide à vivre. Le contraire de ce qui avait lieu en France, où dominait le nouveau roman, et où le public se reconnaissait de moins en moins dans des livres qui avaient renié l’idéal stendhalien d’être des miroirs promenés le long de la route. À l’Est, la littérature avait gardé sa fonction primordiale, qui est d’être là où se produisent les choses importantes, de témoigner, de se battre, d’opposer une résistance au pouvoir, à toutes les formes d’étouffement de la pensée, mission de fronde et de dissidence, but oublié, trahi, là où l’existence est plus facile, l’esprit moins éveillé, et la littérature entraînée sur la pente savonneuse de l’écriture pour l’écriture.

Ces expériences de l’Est sont pour vous capitales. Elles vont vous aider à réorienter vos devoirs et votre vie d’écrivain. En repassant de Berlin-Est à Berlin-Ouest, vous êtes soulagée, bien sûr, de retrouver la liberté, mais non sans éprouver « un bizarre sentiment d’oppression », comme vous l’avez écrit dans Passages de l’Est. Partout où règnent sans partage l’économie libérale, la course à l’argent, l’abondance, quelque chose a été perdu. On vit bien mieux à l’Ouest, c’est certain, mais en même temps bien plus mal, si l’on songe à une certaine dimension de l’être rognée par le bien-être. Où sont les valeurs qui comptent vraiment ? Dans l’opulence scintillante des supermarchés, ou au fond des cafés miteux de Prague où les poètes se réunissent pour se lire leurs vers ? Dans la profusion du superflu, ou dans la frugalité du nécessaire ? La frénésie et la futilité de la consommation peuvent-elles tenir lieu d’idéal ? Au malheur socialiste a succédé le malheur capitaliste.

La victoire sur le despotisme rouge eût été plus convaincante si ce que l’Occident proposait en échange avait été de meilleure qualité. Mais, comme vous le dites encore, dans le même livre : « Souvent il m’a semblé, devant le spectacle de l’Europe divisée en deux, que cette double Europe incarnait la double caricature du rêve ancestral des pauvres gens. Et lorsque, durant les années quatre-vingt, dans Budapest mieux fournie en gadgets occidentaux, on voyait des groupes de garçons et filles, le visage crispé de convoitise, devant des jupes ou des jeans blanchis à la pierre ponce vendus pour le prix quasiment d’un salaire mensuel, ce n’est pas leur misérable folie qui me serrait le cœur, c’était la nôtre surtout, et la pauvreté du modèle que nous offrions. »

Les voyages dans les pays de l’Est n’auraient pas compté autant pour vous, Madame, s’ils n’avaient recoupé, en quelque sorte, les souvenirs de votre enfance. Revenons à votre village natal, où vos parents et les parents de vos parents étaient pauvres et rêvaient d’une société moins injuste. En allant visiter la Tchécoslovaquie, la Russie, vous espériez secrètement, sans doute, leur procurer comme une revanche posthume – quitte à déchanter aussitôt. Devant l’échec de la société communiste, votre sentiment de frustration, votre douleur ont été doubles. Pourquoi cette brutalité dans le désenchantement ? Réponse : « Ce n’est pas seulement que le socialisme s’effondre et avec lui la croyance dans un “monde nouveau” qui n’a montré que l’horreur de son visage. C’est aussi le retour à ce que nous avons haï : le cynisme marchand, l’effronterie de la “liberté” retrouvée, la cruauté du marché. “Qu’est-ce que le socialisme ?” dit une blague polonaise. “La voie la plus longue et la plus sanglante du capitalisme au capitalisme”. » Une blague, oui, il n’y a pas d’autre moyen qu’une blague pour exprimer l’horrible désillusion qui a suivi la chute de la tyrannie. « Car nous pouvions déjà entrevoir une Europe réunifiée dans une euphorie triste : comme une galerie marchande s’étendant de l’Atlantique à l’Oural, parcourue en tous sens par des familles en survêtement, l’air fébrile et déjà vaincu. » Peu d’écrivains, je crois, ont été sensibles comme vous à ce drame d’une victoire nécessaire, mais aussitôt confisquée, volée, détournée, avilie.

Les souvenirs de votre enfance, la loyauté envers vos origines, ajoutés à vos expériences politiques et au double constat que vous avez fait du malheur social dans l’un et l’autre camp, ont déterminé, forgé, votre conception de l’écriture. La plus grande souffrance des hommes est qu’ils sont privés de la parole. Au mutisme des foules, seul l’écrivain peut remédier. À condition qu’il s’attache à des sujets qui en valent la peine, qu’il ne se perde ni en expériences de laboratoire ni en narcissisme stérile, mais qu’il exprime, lui qui en a les moyens, ce que les autres sont condamnés à taire. « Au fond – dites-vous de vous-même dans un livre d’entretiens, au titre proustien, La Vie éclaircie –, je pensais que j’étais juste une espèce de maillon, d’étape, d’intermédiaire dans le grand processus d’objectivation du monde qui, pour exister, doit passer par des consciences qui le réfléchissent, le traduisent, lui donnent forme. » Cette idée à la fois fière et humble de votre métier vous a tenue éloignée à la fois du minimalisme chic du nouveau roman et de l’incontinence débraillée de l’autofiction. Vous citez volontiers ce mot de Brecht : « Si le monde n’a plus sa place dans le théâtre, le théâtre n’a plus sa place dans le monde. » Vous, de votre côté, affichez ce credo : « Écrire, ce n’était pas devenir écrivain, ou alors comme l’écrivain public qui prête sa plume à qui ne l’a pas. Moi, c’est aux choses du monde que je voulais “prêter ma plume”, au mouvement du monde, aux histoires vécues ou imaginées, qui restent inachevées tant qu’elles n’ont pas été traduites dans le langage. »

Des histoires imaginées, comme celle que vous racontez dans Viol, récit d’un fait divers criminel en milieu ouvrier, construit en une suite de dialogues entre une enquêteuse et une femme dont le mari est en prison pour avoir violé sa belle-fille. Si fin et délicat que soit ce roman – car c’est une œuvre de pure fiction et non un reportage – sur un argument aussi périlleux, si habilement que vous fassiez remonter les évènements à la lumière, je crois que vous êtes plus à l’aise dans l’essai que dans le roman. Les histoires « vécues » conviennent mieux à votre nature combattante et à votre désir de « communiquer » ce qui vous tient à cœur : ainsi, dans ce qui est à ce jour votre ouvrage le plus considérable, dans les deux sens, par les six cents pages du volume et par l’ampleur du sujet traité, vous nous racontez la vie et la pensée de Simone de Beauvoir.

Ce qui est très fort dans ce Castor de guerre, c’est que vous n’y dévoilez jamais votre véritable propos, qui ressort de lui-même après lecture. Il eût été très maladroit de dire tout de go : « Simone de Beauvoir est beaucoup plus intéressante que Jean-Paul Sartre, elle a beaucoup plus de choses intéressantes et vraies à nous dire. » C’eût été une levée de boucliers, un tollé. Vous, Madame, tranquillement, nous montrez comment Simone de Beauvoir, lorsqu’elle prenait la parole, savait de quoi elle parlait. Son combat féministe était appuyé sur une solide expérience personnelle et une sérieuse étude du problème. Sartre lui, tranchait à tort et à travers : sur la nature du roman, sur la Russie de Staline, sur Pasternak, sur Cuba. Au sujet du roman, permettez-moi de vous corriger sur un point. Ayant cité le verdict tapageur de Sartre : « Dieu n’est pas un artiste ; M. Mauriac non plus », vous dites que l’auteur de Thérèse Desqueyroux « ne s’est jamais remis » de cette condamnation. Je vous assure qu’il n’en est rien. S’il a reçu sur le moment un knock-down sérieux, Mauriac s’en est vite relevé et il a gagné aux points, tout le monde le sait, sur le romancier pâteux des Chemins de la liberté.

Bien plus graves, évidemment, ont été les irresponsables divagations de Sartre sur le communisme et sur l’U.R.S.S. Là, vous êtes intraitable, sensible comme vous l’êtes à tout ce qui touche à l’Europe de l’Est. Sartre ne voyait pas, ou ne voulait pas voir ce qui se passait derrière le rideau de fer, sa seule passion étant de juger, de prononcer des arrêts. Et quels arrêts ! Par exemple, revenir de Moscou en 1954, et déclarer à la presse : « La liberté de critique est totale en U.R.S.S., et le citoyen soviétique améliore sans cesse sa condition au sein d’une société en progression continuelle », n’était-ce pas avaliser, avec son prestige alors immense, un mensonge criminel ? Sans doute ne lui avait-on présenté, de la Russie, qu’une façade présentable. Ce n’est pas une excuse. André Gide, seize ans plus tôt, invité officiel, lui aussi, avait montré une autre lucidité. Vous le dites. Vous auriez pu ajouter que Gide avait fait preuve aussi de beaucoup de courage : toute la gauche lui tomba sur le dos, alors qu’elle entoura d’un murmure flagorneur les boniments de Sartre. On regrette que Simone de Beauvoir, par solidarité conjugale, n’ait pas tenté de dessiller les yeux de son compagnon.

Le suivant même, lors de l’affaire Pasternak, dans l’affreuse partialité des sectaires. Le couple commit cette faute impardonnable d’emboîter le pas à Khrouchtchev. Réduire Le Docteur Jivago à « une aubaine pour la bourgeoisie et son antisoviétisme », c’était céder aux slogans de la plus basse propagande. Qualifier ce roman de « pavé de brumes compactes », c’était un tel déni de justice, qu’on souffre de voir une femme si intelligente méconnaître à ce point la grandeur d’un livre. Vous la reprenez durement lorsque, à ces jugements primaires, elle ose ajouter : « Pasternak ne m’apprenait rien sur un monde auquel il semblait s’être fait délibérément aveugle et sourd. » « Mais si, Castor – ainsi l’apostrophez-vous –, ce livre vous apprenait beaucoup. Car ce n’est pas le livre d’un homme qui refuse de voir, c’est le livre d’un homme qui a vu. » Voilà le point important : il vaut mieux voir avant de juger, et Sartre, resté un éternel normalien, enfermé dans un système qu’il se gardait de vérifier, a mené en bateau toute une génération.

Vous, Madame, vous voulez voir et vous savez voir. J’en arrive à l’étape la plus cruciale de votre parcours. En 1997, vous êtes invitée par les cinq centres culturels français de Palestine implantés dans cinq villes de la Cisjordanie, villes confiées à l’Autorité palestinienne tout en restant isolées l’une de l’autre au milieu d’un territoire contrôlé par l’armée israélienne. Vous étiez partie en sympathisante d’Israël. Tout vous portait à vous ranger du côté de l’État qui avait recueilli ce qui restait du peuple juif. Vous étiez, avant de partir, la première à condamner l’aveugle violence terroriste. Mais, à peine arrivée dans le quartier palestinien de Jérusalem, vous découvrez – ou redécouvrez – la réalité de l’occupation militaire. Celle-ci est semblable à toutes les occupations : brutale, abusive, inique pour les vaincus. Des souvenirs de la guerre d’Algérie, et, en remontant plus haut, de l’occupation allemande en France vous reviennent à l’esprit. Dans une rue du quartier arabe, vous voyez des soldats israéliens pousser du pied le panier d’oranges d’une vieille femme : les fruits roulent dans le caniveau, toute la marchandise est perdue. Vous êtes offensée dans votre sens de la justice, mais vous êtes aussi blessée dans votre amour pour Israël. Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’on voit ses amis se déshonorer. Vous relatez, parmi d’autres, ce témoignage, dans le Carnet de route en Palestine occupée, livre de colère mais aussi de douleur. Douleur pour la politique d’Israël si contraire à ce qu’on attendait d’une nation née du sang des martyrs, douleur pour les souffrances du peuple palestinien opprimé, douleur pour la désinformation dans les médias occidentaux, douleur pour la version unilatérale des faits. « Pourquoi avons-nous nié le peuple palestinien, nous qui avions soutenu partout le droit des peuples à l’indépendance et à l’autodétermination ? » Ce cri parcourt tout le livre, qui n’est nullement un acte de militantisme politique, mais la voix d’une conscience outragée par un déni de justice.

Que de chemin parcouru en vous-même depuis vos voyages en Italie ! Devant le spectacle des villages arabes rasés, des milliers de maisons détruites, des populations acculées à des conditions de vie misérables, impossible de profiter en touriste de la douceur du climat, de la beauté du paysage, de la splendeur des sites : « Oh ! vous écriez-vous. Où est l’époque où je n’avais vu d’autres ruines que celles de la Grèce et de Rome ? » Le livre paraît en juin 1998. Pierre Vidal-Naquet en fait un compte rendu élogieux, mais le journal Le Monde en retarde la publication jusqu’à la fin du mois d’août : c’est dire le courage qu’il vous avait fallu pour braver le politiquement correct en vigueur.

En avril 2002, le camp palestinien de Jénine est attaqué et détruit par les forces d’Israël. On estime à quelque cinq cents les victimes. Le dirigeant travailliste Shimon Peres qualifie l’opération de « massacre », et l’organisation humanitaire internationale Human Rights Watch la dénonce comme « un crime de guerre ».

À la suite de l’émotion soulevée, vous décidez de cosigner, avec Edgar Morin et Sami Naïr, un manifeste publié par Le Monde en juin 2002, texte retentissant qui commence par les mots fameux de Victor Hugo : « Dans l’opprimé d’hier, l’oppresseur de demain. » Cette philippique intrépide ne plaira pas à tout le monde. Deux passages surtout motivent une assignation à comparaître devant le tribunal d’instance de Nanterre, pour apologie du terrorisme et incitation à la haine raciale. Je cite ces deux passages, car ils donnent la mesure, à la fois de la droiture de votre jugement, et de l’erreur de ceux qui vous l’ont reprochée.

Premier passage incriminé :

« Ce qu’on a peine à imaginer, c’est qu’une nation de fugitifs, issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l’histoire de l’humanité, ayant subi les pires humiliations et le pire mépris, soit capable de se transformer en deux générations non seulement en “peuple dominateur et sûr de lui”, mais, à l’exception d’une admirable minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à humilier. Les médias rendent mal les multiples et incessantes humiliations subies aux contrôles, dans les maisons, dans les rues. Cette logique du mépris et de l’humiliation, elle n’est pas le propre des Israéliens, elle est le propre de toutes les occupations où le conquérant se voit supérieur face à un peuple de sous-humains. »

Second passage :

« Et nous voici à l’incroyable paradoxe. Les Juifs d’Israël, descendants des victimes d’un apartheid nommé ghetto, ghettoïsent les Palestiniens. Les Juifs, qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les Juifs, qui furent victimes d’un ordre impitoyable, imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les Juifs, victimes de l’inhumanité, montrent une terrible inhumanité. Les Juifs, bouc émissaire de tous les maux, “bouc-émissarisent” Arafat et l’Autorité palestinienne, rendus responsables d’attentats qu’on les empêche d’empêcher. »

Ce jugement, fondé sur l’observation, était d’ordre historique et politique, et n’impliquait aucun présupposé idéologique, comme le reconnut le tribunal de Nanterre. Vous fûtes relaxés tous les trois, mais condamnés ensuite par la cour d’appel de Versailles. Vous n’eûtes, alors, pas de meilleur garant de la justesse et de la nécessité de votre combat, qu’un communiqué de l’Union juive française pour la paix, qui estima l’arrêt de cette cour d’appel « absurde et scandaleux » et vous apporta le plein soutien de ceux des Juifs qu’exaspère l’amalgame entre critique de la politique israélienne et antisémitisme. Voici les mots exacts de l’Union juive française pour la paix : « Les textes incriminés portent un jugement sur une politique qui engage les citoyens d’un État et non les Juifs du monde ; aucune instance judiciaire ne peut décider que l’État d’Israël est l’État de tous les Juifs. On peut alors penser que le procès intenté par des organisations juives à Edgar Morin, Sami Naïr et Danièle Sallenave est un acte de confiscation des Juifs au profit de l’État d’Israël et par cela même un acte antijuif. »

La protestation était forte : retourner l’accusation, c’était innocenter ceux qui réfléchissaient sérieusement aux moyens de guérir ce que le manifeste du Monde appelait le « cancer » israélo-palestinien. La Cour de cassation intervint à son tour. Elle vous lava de tout soupçon de diffamation raciale et vous donna pleinement raison : vous n’aviez fait qu’exprimer une « opinion » dans un débat où chacun a le droit de donner la sienne. Le Carnet de route en Palestine occupée, comme le manifeste du Monde, vous ont valu de fortes inimitiés. Que ceux qui n’étaient pas d’accord avec vous me permettent de saluer votre lucidité, votre honnêteté, votre courage.

Apaisons-nous. Constatons que ceux qui vous ont cherché noise vous connaissaient mal. Car dès vos premiers textes, que ce fussent des essais ou des romans, vous avez toujours combattu dans le camp de la justice. L’héroïne de La Fraga, qui conquiert peu à peu sa liberté en se dégageant du carcan de l’éducation puritaine ; Simone de Beauvoir, que vous admirez en particulier pour Le Deuxième Sexe et son engagement féministe ; Boris Pasternak, dont la condamnation vous indigne ; les Palestiniens, forcés de recourir à des moyens illégitimes qui vous révoltent mais qui sont la conséquence d’une oppression illégitime qui ne vous révolte pas moins : autant de figures qui vous dépeignent vous-même, dans votre intraitable souci de vous tenir là où se tiennent l’indépendance, la dignité, la vérité. Vous avez subi, ici même, des avanies pour votre hardiesse, un camouflet pour votre cran, chacun s’en souvient. En vous accueillant aujourd’hui, Madame, dans cette Compagnie qui n’est pas spécialement fière d’avoir repoussé à vingt-quatre reprises la candidature d’Émile Zola, je vous invite à ne jamais baisser les bras. Vous êtes d’abord un écrivain, vous avez à votre disposition la meilleure arme possible contre le découragement. Vous avez cité vous-même, dans Passages de l’Est, l’admirable phrase de Thomas Mann, que je citerai à mon tour pour finir, tant elle me semble pouvoir servir de devise à chacun d’entre nous : « Tonio Kröger avait coutume de dire que la connaissance de l’âme mènerait infailliblement à la mélancolie, si le plaisir que donne la recherche de l’expression ne nous maintenait alerte et gai. »