Réponse au discours de réception de M. Michael Edwards

Le 22 mai 2014

Frédéric VITOUX

Réception de M. Michael Edwards

RÉPONSE

DE

M. Frédéric VITOUX
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Eh bien oui, c’est un bouleversement ! Que dis-je, une secousse, un séisme, voire une révolution ! En vous accueillant aujourd’hui parmi nous, Monsieur, nous mesurons la portée de l’évènement. Un Anglais sous la Coupole ! Un Anglais à l’Académie française ! Qui l’eût jamais soupçonné ?

Ne croyez pas un instant que notre stupeur trahisse un état d’esprit xénophobe ou frileusement métropolitain ! Nous nous sommes honorés de compter autrefois parmi nos confrères un poète, agrégé de grammaire, qui fut le premier président de la République du Sénégal et le premier Africain à prendre place parmi nous ; un romancier originaire du Sud des États-Unis, qui laissa à notre littérature des œuvres aussi mémorables que Léviathan ou Adrienne Mesurat, et qui ne renonça jamais à sa citoyenneté américaine ; pour ne rien dire de la première femme à venir nous rejoindre, et dont il serait tout aussi vain de souligner la place dans la littérature du xxsiècle, née à Bruxelles et devenue américaine… Mais à bon droit, nous pourrions tout de même souligner que le premier était né français, que le second avait combattu dans nos rang au cours de la Première Guerre mondiale, et que la troisième avait été détentrice d’un passeport français au cours de sa vie…

Dois-je insister ? Évoquer encore le nom d’Henri Troyat dont l’œuvre s’est nourrie de sa Russie natale, ou celui d’Hector Bianciotti qui n’oublia pas davantage l’Argentine de sa jeunesse ?

Vous allez retrouver dans notre Compagnie un écrivain venu de Chine à l’âge de dix-neuf ans, en 1948, et qui préféra rester chez nous, par passion pour la culture française, plutôt que de suivre ses proches aux États-Unis, un romancier et biographe dont l’enfance et la famille le rattachent étroitement au Liban, sans oublier un auteur canadien et natif d’Haïti qui, bientôt, sera reçu parmi nous…

Devrait-on cette fois souligner que le Liban a noué depuis près d’un siècle des liens culturels, linguistiques et historiques avec notre pays, qu’Haïti demeure aujourd’hui le seul pays francophone indépendant des Caraïbes, et que même la Chine, voyez-vous, nous paraît parfois si proche quand l’Angleterre nous demeure si lointaine ?

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Étrange Compagnie que la nôtre, où vous allez vivre désormais, Monsieur, non seulement auprès de vos confrères ici présents, heureux de vous y accueillir dans cette atmosphère de complicité intellectuelle et d’échanges parfois animés qui nous est propre, mais aussi avec les fantômes de nos prédécesseurs – ils sont près de huit cents ! – dont nous sentons si souvent la présence à nos côtés. Oui, vous allez devenir en quelque sorte le confrère de La Rochefoucauld, de Corneille, de Racine – votre cher Racine ! –, de Victor Hugo ou de Paul Valéry, mais aussi d’une cohorte de diplomates, d’hommes politiques, de prélats, de militaires, de penseurs, de romanciers ou de poètes dont la postérité – inégalement miséricordieuse – n’a pas toujours retenu les noms. Pourtant, il me semble les deviner là, parmi nous, tous, qui s’étonnent peut-être de votre présence ou se demandent du moins quel est l’enjeu d’une telle réception.

Soyez sans inquiétude ! Je n’aurai aucun mal à souligner vos mérites, à évoquer votre carrière, à éclairer ou justifier votre présence à nos côtés. Mais je m’y emploierai avec une conviction à la mesure du trouble que je crois deviner parmi certains d’entre eux.

Je pense d’abord à Colbert, au grand Colbert, au ministre de Louis XIV, qui déploya tant d’efforts pour relever la marine française et lui permettre d’affronter la thalassocratie britannique ; je pense au maréchal de Villars, au siècle suivant, au vainqueur de la bataille de Denain, qui combattit la coalition anglo-autrichienne lors de la guerre de Succession d’Espagne, qui fut en bref l’adversaire résolu du duc de Marlborough ; je pense à Marie-Joseph Chénier, à l’époque révolutionnaire, moins illustre que son frère André sans doute, mais qui écrivit tout de même le Chant du départ qu’entonnèrent les citoyens français enrôlés pour défendre leur patrie, cette France régicide en guerre contre les cours européennes, au premier rang desquelles l’Angleterre ; je pense encore à Gabriel Hanotaux, notre ministre des Affaires étrangères au moment de la crise de Fachoda, qui considérait la Grande-Bretagne comme l’ennemi numéro un de la France, et qui offrit à notre Compagnie le portrait de Richelieu sur son lit de mort, près duquel vous allez siéger chaque jeudi ; pour ne rien dire enfin de monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, qui se dépensa sans compter pour favoriser la canonisation de Jeanne d’Arc.

Ne me dites surtout pas, Monsieur, pour votre défense, que vous vivez désormais six mois de l’année en Bourgogne ! Pour trop de nos compatriotes qui ont pris la funeste habitude d’apercevoir l’Angleterre à travers les fumées du bûcher de Jeanne d’Arc, votre nouvelle qualité de Bourguignon ne semblerait guère une circonstance atténuante.

Bien entendu, j’aurais pu citer à décharge, parmi tant d’autres, Condillac, qui nous fit connaître la pensée de Locke, ou André Maurois, si passionnément anglophile, dont les biographies de Shelley, Byron ou Browning touchèrent à bon droit un si vaste public. Mais il ne m’est pas permis, avant de conclure cette malicieuse énumération, de ne pas convoquer un dernier académicien, si illustre que le siècle où il vécut lui emprunta son nom : Voltaire.

Dois-je vous citer les premiers vers qui figurent dans la dix-huitième de ses Lettres philosophiques, et qui n’ont certainement pas manqué de vous faire frémir ?

Demeure ; il faut choisir, et passer à l’instant
De la vie à la mort, ou de l’être au néant.
Dieux cruels ! s’il en est, éclairez mon courage.
Faut-il vieillir courbé sous la main qui m’outrage,
Supporter ou finir mon malheur et mon sort ?
Qui suis-je ? qui m’arrête ? et qu’est-ce que la mort ?

Parmi les lecteurs et auditeurs de ce passage, peu auront reconnu le monologue d’Hamlet, à commencer par ce premier vers, « To be or not to be », qui constitua le sujet même de votre mémorable première leçon de professeur au Collège de France.

Voltaire n’avait guère besoin de préciser : « Ne croyez pas que j’ai rendu ici l’anglais mot à mot ; malheur aux faiseurs de traductions littérales qui, en traduisant chaque parole, énervent le sens ! C’est bien là qu’on peut dire que la lettre tue, et que l’esprit vivifie. »

L’esprit ? Quel esprit ?

Celui de Shakespeare ?

Le mérite de Voltaire fut immense d’avoir été le premier traducteur de Shakespeare, d’avoir permis en somme de le faire connaître à nos compatriotes. Mais à quel prix ? En dénonçant sa violence, sa barbarie, sa sauvagerie, qui n’étaient pas propres au seul Shakespeare, soulignait-il, mais appartenaient de plein droit au théâtre élisabéthain, à son pays et à son temps. « Son génie était à lui, écrira-t-il à Horace Walpole en 1768, et ses fautes étaient à son siècle. »

Malgré tout, il n’hésitera pas, en d’autres occasions, à qualifier Shakespeare d’histrion barbare et son œuvre de « fumier où se trouvent quelques perles ». Comme il était tentant, pour lui, d’opposer Shakespeare à Racine, les inconvenances du premier à la mesure, à l’équilibre, à la violence des passions tempérée par la rigueur de l’alexandrin du second !

Racine et Shakespeare, nous y sommes !

Les voilà les deux pôles de votre vie, Monsieur, les axes, les repères de vos travaux, de vos œuvres, de vos réflexions, et que nous retrouvons déjà présents, avec Voltaire, au centre d’une querelle qui déchira le monde littéraire, au temps des Lumières.

D’un côté, les partisans du génie, et donc de Shakespeare, parmi lesquels figuraient Diderot, l’abbé Prévost ou Sébastien Mercier ; de l’autre, les défenseurs du goût, et donc du modèle racinien, où Voltaire trouva des alliés inattendus, à commencer par Rivarol.

Que penser, à ce propos, du poète et tragédien qui succéda à Voltaire au 33e fauteuil de l’Académie : Jean-François Ducis ? Sa méconnaissance de la langue anglaise – un simple détail sans doute – ne l’avait pas empêché d’adapter en vers les tragédies de Shakespeare.

Fort bien, mais selon quels principes ?

Ceux d’une énergique remise aux normes de la décence française, bien entendu. Adieu les scènes de violence ou la multiplicité des décors ! L’épisode du balcon disparaît de Roméo et Juliette, la bienséance sauve de la mort Polonius et Ophélie dans Hamlet, tandis qu’Othello affiche un visage jaune cuivré, car une teinte plus foncée eût été « choquante », pensait-il. Ce qui scandalisa Diderot s’écriant : « Je m’accommoderai encore mieux du monstre de Shakespeare que de l’épouvantail de M. Ducis. »

Les offenses contre Shakespeare n’ont guère cessé depuis lors. Beau joueur, vous reconnaissez le premier que vos propres compatriotes, dès la fin du xviisiècle, n’ont guère ménagé non plus un auteur qui commençait à paraître également barbare à leurs yeux, réécrivant la plupart de ses pièces. Pour ne rien dire de ce metteur en scène anglais qui, sur l’une de nos scènes nationales, a jugé pittoresque, il y a quelques mois à peine, de faire mourir Ophélie d’overdose sur le siège des toilettes d’un club sportif, avant de procéder à son inhumation parmi des tonneaux de Guinness – la mise en bière, je suppose… Mais broutilles que tout cela, que l’on oubliera vite !

Reste l’essentiel : le gouffre, l’abîme entre Racine et Shakespeare, entre nos deux pays, et que Stendhal, déjà, avait fort bien perçu dans son Racine et Shakespeare des années 1820, où il s’était enrôlé sans réserve, pour sa part, au service de Shakespeare, c’est-à-dire des passions tumultueuses et contradictoires – comprendre aussi, pour lui, au service du romantisme naissant – contre les canons traditionnels d’un classicisme désormais vidé, après Racine, de toute substance…

Mais laissons-là Stendhal au profit de vos propres travaux sur Shakespeare et Racine, qui sont dépourvus de tout esprit belliqueux et se contentent d’éclairer les deux dramaturges à la lumière l’un de l’autre.

Pour servir l’Entente cordiale, vous avez fait en somme mille fois mieux qu’un tunnel sous la Manche, vous avez creusé un patient, un savant, un décisif tunnel entre nos deux pays ou entre l’auteur de Macbeth et celui de Phèdre, afin de mieux les comprendre en ne cessant de les confronter.

À ce titre déjà, notre gratitude vous est acquise, et nos confrères, présents et passés, soupirent d’aise.

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Je vais sans tarder évoquer votre carrière – tel est l’étrange exercice rhétorique auquel je dois sacrifier : m’adresser à vous pour vous résumer les étapes significatives de votre vie, de vos travaux et de vos jours que vous connaissez mieux que personne – mais je voudrais tout de même, au préalable, vous citer cette réponse de Vladimir Nabokov, ce grand écrivain polyglotte qui fut aussi, comme vous, un éminent professeur de littérature, à un journaliste qui lui posait des questions indiscrètes sur sa vie : « La véritable biographie d’un écrivain, ce n’est pas le récit de ses aventures mais l’histoire de son style. »

Avec vous, Monsieur, nous sommes là au cœur du sujet. Votre véritable biographie, c’est l’histoire de votre style, ou mieux, si vous me permettez de le dire, de vos styles qui vous sont dictés par vos langues. Votre véritable biographie, c’est le passage, le balancement, la coexistence en vous de l’anglais et du français, le côté de Shakespeare et le côté de Racine, mettons.

Non, vous n’êtes pas pour autant un homme partagé – ou déchiré – entre deux langues, deux cultures et des admirations inconciliables. Vous demeurez totalement, rigoureusement et hyperboliquement anglais, comme vous êtes devenu totalement, rigoureusement et hyperboliquement français. Vous me l’avez dit du reste, lors de notre première rencontre : « Je ne considère pas ma familiarité avec le français comme une dépossession. »

L’un de nos confrères, dans un ouvrage récent, évoquait ses années d’enseignement, outre-Atlantique, dans des conditions professionnelles qu’il n’aurait jamais pu espérer en France. Mais un jour, ou plutôt une nuit, écrivit-il, il s’était surpris à rêver en anglais. Allait-il être précisément dépossédé de sa langue ? Il préféra regagner son pays. Je vous ai demandé, Monsieur, en quelle langue vous rêviez, et vous m’avez répondu que vous rêviez indifféremment dans les deux langues. Peut-on mieux le souligner ? Vous êtes l’Anglais rêvé et le Français rêvé puisque vous êtes un Anglais rêveur aussi bien qu’un Français rêveur.

Jeune étudiant, vous vous étiez tout naturellement inscrit à la bibliothèque du British Museum… mais nombreux étaient les Edwards à y être recensés. Sur votre fiche, vous avez pu lire un jour la façon dont les employés de la bibliothèque vous avaient identifié : Michael Edwards of Cambridge and Paris. Cette double localisation ou cette double appartenance vous a mis au comble du bonheur. En une autre occasion, du reste, vous avez déclaré : « Paris m’a toujours paru l’autre site, avec Cambridge, du paradis terrestre, tant pour la beauté du lieu que pour la vie de l’esprit qui s’y déploie. »

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Mais venons-en – enfin ! – à une brève évocation chronologique de votre vie !

Elle commence le 29 avril 1938 dans une petite ville de l’ouest de Londres, Kingston, près de Richmond, au bord de la Tamise. Votre père est gérant d’un garage, votre mère originaire d’une famille rurale de l’East Anglia. Il n’est pas indifférent de retenir le nom de l’un et de l’autre. Edwards tout d’abord. Existe-t-il un patronyme plus saxon que celui-ci ? Votre mère est née Dalliston, un nom peu courant d’origine normande, Dalliston qui vient de d’Alençon, un compagnon d’armes de Guillaume le Conquérant. La voilà d’emblée, dans vos gènes comme dans votre état-civil, votre double appartenance normande et saxonne ou, pour le dire autrement, française et anglaise !

Vos parents, par leur milieu social, n’ont pas eu la chance de poursuivre de longues études. Dans sa jeunesse, tout de même, votre mère s’était amusée à écrire une pièce de théâtre. Sans doute celle-ci n’était-elle pas « jouable », mais elle fut cependant appréciée par les animateurs du théâtre de Richmond. Aux yeux de sa propre mère, quelle horreur ! Miss Dalliston allait-elle se fourvoyer dans un monde de perdition ? Non, elle ne s’y égara pas, elle se contentera bientôt d’être une irréprochable mère de famille et d’encourager vos études littéraires.

Vous êtes encore un enfant quand elle vous fait visiter Cambridge. Vous en garderez un souvenir inoubliable. Était-ce une façon pour elle de vous suggérer qu’un jour, peut-être, vous seriez digne de prendre votre place dans l’un des illustres collèges gothiques ou néo-classiques de cette université ?

Déjà, dans votre grammar school fondée au temps de Shakespeare et d’Elizabeth I, et où vous découvrez avec trouble et émerveillement, direz-vous, dès l’âge de onze ans, la langue française, vous êtes un excellent élève, comme vous le serez à Cambridge en effet, étudiant modèle au Christ’s College dont vous demeurez aujourd’hui professeur honoraire, ou plutôt Honorary Fellow, et où vous publierez sans tarder vos premiers articles et vos premiers poèmes. Premier vous êtes, premier en tout.

Qui songerait donc à s’étonner que vous ayez été le premier Britannique élu au Collège de France, en 2002, avec une chaire intitulée « Étude de la création littéraire en langue anglaise » mais plus proche en vérité d’une chaire de poétique ou de littérature comparée ; et puis, aujourd’hui, le premier Britannique élu à l’Académie française ?

Mesurez-vous cet exploit ?

Le premier à être élu aux deux plus vieilles institutions françaises encore en exercice : le Collège de France, fondé par François Ier en 1530, et notre Académie, en 1635 par le cardinal de Richelieu !

Mais reprenons !

Pour mener à bien votre thèse sur Racine, vous séjournerez quatre années en France, de 1961 à 1965, et voici qu’intervient le premier accident de votre vie – un accident prévisible et heureux, sans aucun doute, pour le jeune et brillant universitaire que vous êtes : vous y rencontrez une jeune fille française, Danielle, ou Dani, qui termine une licence à la faculté des sciences d’Orsay avant d’entreprendre un diplôme de thermodynamique et d’enseigner à cette même faculté. Était-ce le meilleur choix, lors de votre première sortie avec elle, de l’entraîner à une représentation du Roi Lear en anglais, mis en scène par Peter Brooks ? Dani était loin alors de maîtriser l’anglais, et vous n’aviez pas choisi, mettons, Roméo et Juliette. Qu’importe ! Dani, que vous épousez en 1964, et que je salue ici même, sous cette Coupole, vous donnera deux enfants : Paul, qui est aujourd’hui photographe et enseigne à Paris, et Catherine, qui est peintre et réside en Bourgogne. Votre mariage avec la France, si je puis dire, est désormais consommé.

Pourquoi avez-vous été naturalisé si tard, en 2003 ? Vous m’avez répondu que vous aviez cru trop longtemps qu’il vous fallait renoncer, par là même, à votre citoyenneté britannique, ce qui, pour vous, aurait été inacceptable. Dès que vous avez été détrompé, vous n’avez pas hésité un instant. Quand je vous disais, Monsieur, que vous êtes resté totalement anglais avant de devenir de surcroît totalement français et d’écrire pour l’essentiel dans notre langue.

Mais demeurons encore un instant en Angleterre où vous enseignerez successivement, après votre thèse soutenue à Cambridge, dans les départements de français puis d’anglais de l’université nouvelle de Warwick, et le département de littérature de l’université d’Essex. Où vous fonderez une revue littéraire, Prospice, tout en collaborant pendant des années au prestigieux Times Literary Supplement.

La suite de votre carrière professorale donne un peu le tournis et je renoncerai à vous suivre méthodiquement, entre vos leçons de professeur associé ou invité à Paris XII, à l’École normale supérieure, à Belfast, à Johannesburg, à Budapest et j’en passe.

Reste vos travaux, vos leçons, vos conférences, vos réflexions philosophiques, vos traductions et vos poèmes, tantôt dans une langue et tantôt dans une autre.

Reste votre œuvre étoilée en multiples directions, où se trahit aussi votre goût immodéré pour la peinture ou la musique, que vous n’hésitez pas à solliciter au fil de vos réflexions. Mieux, quand vous vous ennuyez en société, m’avez-vous avoué, vous n’hésitez pas à vous « jouer » dans votre tête, mine de rien, des sonates de Beethoven ou des cantates de Bach.

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Parmi tous ces Michael Edwards, lequel choisir ? Par lequel commencer ?

Le poète ?

« C’était ma vraie vocation ; si j’avais pu gagner ma vie en tant que poète, je l’aurais fait. » Voilà ce que vous m’avez aussi confié un jour. Mais faut-il vous croire sans réserve ?

N’êtes-vous pas d’abord un enseignant-né ?

« J’aime beaucoup faire des cours », je vous cite, « même si je ne me considère pas comme un universitaire ; je m’intéresse à la langue et à la poésie parce que cela fait partie de moi. » Vous insistez même là-dessus : c’est enseigner qui entraîne une relation privilégiée avec la vie, prolonge votre activité de poète.

En vérité, tout se mêle étroitement chez vous en une surprenante unité. Le poète n’est jamais loin du philosophe, l’écrivain explore la création littéraire dans les œuvres qu’il réalise et l’écrivain élégiaque, qu’émeut un crépuscule sur un paysage de Bourgogne ou une vue de Paris à travers une fenêtre, perce sous le critique. Allez donc vous y reconnaître !

Le critique précisément ! Quel système critique avez-vous adopté ?

Les Français, vous le savez, n’aiment rien tant que les classements, les étiquettes et les catégories : la critique historique, la critique structurale, la critique textuelle, sociologique, marxiste, psychanalytique, j’en passe ! Ces dénominations vous font horreur. Je vous cite une nouvelle fois : « J’essaye d’écouter les textes avant de les soumettre à une grille de lecture. Le mot de grille, du reste, me donne de l’urticaire. »

Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention de vous mettre en grille, ou, pour reprendre votre image, de vous infliger d’insupportables démangeaisons ! Ni davantage l’ambition de reprendre et de commenter, en de fastidieuses paraphrases, chacun de vos ouvrages, au bas mot douze recueils de poèmes, une vingtaine d’essais et un nombre respectable de copieuses préfaces. Je me contenterai d’évoquer ou de développer certains des mots clés susceptibles d’ouvrir à mon sens la plupart de vos œuvres, pour mieux éclairer par là même les facettes de votre personnalité.

Je pense au mot « émerveillement », au mot « rire », au mot « répétition » et, pour commencer, cela va de soi, au mot « langue » ou « langage ».

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À chaque instant, dans votre œuvre, vous ne cessez d’interroger le génie propre aux langues que vous abordez, que vous citez. Devant le même spectacle, dites-vous, un Anglais et un Français ne voient pas les mêmes choses. Le réel, en quelque sorte, est polyglotte. Toutes les langues modifient le monde. Une chance pour vous, bilingue en esprit, et donc doué d’un double regard.

Shakespeare et Racine, le dramaturge aux vingt mille mots et le dramaturge aux deux mille mots, vous donnent donc l’occasion d’explorer, si je puis dire, cette vision stéréoscopique du réel.

Il y a chez Racine un sublime de la simplicité qui s’oppose à la profusion, à l’abondance, à la trivialité shakespearienne. Faudrait-il parler chez lui d’un goût de l’abstraction, propre au français classique, opposé au trivial et à l’excentrique shakespeariens, conformes à une langue anglaise avant tout pragmatique et hybride ?

Jamais, dites-vous, un poète anglais n’écrirait « à l’ombre des forêts » comme Racine dans Phèdre ; il serait assis au pied d’un chêne ou d’un cèdre, et cela suffirait à son bonheur.

Dans le même ordre d’esprit, vous admirez, dans les Fables de La Fontaine, des expressions où le monde tangible semble se retirer au profit de somptueuses métaphores. Ainsi dans Le Chêne et le Roseau, quand le premier dit au second :

Je vous défendrais de l’orage
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords des royaumes du vent.

Comme ils vous enchantent, ces « humides bords des royaumes du vent » ! Comme ils vous paraissent étrangers à la littérature anglaise où le poète, cette fois, prendrait plaisir à évoquer des marais putrides nauséabonds, où se décomposent toutes choses.

À chaque instant, à chaque ligne de chacun de vos ouvrages – essais ou poèmes, qu’importe ! – vous ne cessez d’interroger ainsi, avec délectation, les ressources et les caractéristiques de vos langues : le français qui vous paraît centripète et l’anglais centrifuge ; le français, avec Racine, qui « aspire à la plénitude et à la pureté de l’un » et l’anglais, avec Shakespeare, à « la foison inépuisable du multiple » ; le français qui gallicise les mots étrangers pour qu’ils rejoignent les formes et sonorités senties par nous comme familières, et l’anglais qui va continuellement chercher des mots étrangers sans se soucier de leur faire endosser des habits convenables.

Laissez-vous entendre aussi que le vocabulaire anglais, riche de sa double filiation latine et germaine comme de sa souplesse dans la création de néologismes, par simple agglutination de mots, serait beaucoup plus riche que le français – d’où cette « foison inépuisable du multiple » ?

À vrai dire, la comparaison entre l’Oxford English Dictionary, riche de près de cinq cent mille entrées, et les grands dictionnaires français, qui en comptent quatre fois moins, n’est guère pertinente. Le dictionnaire d’Oxford recense le lexique de l’anglais, depuis la seconde moitié du xiie siècle jusqu’à nos jours. Les dictionnaires français n’ont conservé que les termes en usage dans le français de leur temps. L’Oxford intègre les termes propres à la botanique, la zoologie, aux techniques et aux sciences en général. Les français, généralistes, renvoient ces mots aux encyclopédies spécialisées.

En vérité, l’évaluation chiffrée de l’ensemble lexical d’une langue est, de fait, impossible à établir. Pour le français et l’anglais, elle serait à peu près égale et dépasserait deux cent mille mots, cinq cent mille peut-être en englobant les nomenclatures techniques.

Pour en revenir à nos littératures, Shakespeare en effet, avec son génie, son regard et ses sujets si vastes, emploie dix fois plus de mots que Racine, mais Victor Hugo et les romantiques français plus de mots que Shakespeare. Non, je ne crois pas que le caractère de nos deux langues, et toutes les conséquences que l’on peut en tirer sur nos visions respectives du monde et, partant, de nos littératures, tiennent à la quantité de mots dont nous pouvons disposer, mais bien davantage à la structure de l’anglais et du français.

Comment, sur ce point, ne pas vous approuver sans réserve ? Je pense à cette image qui vous est chère : « La syntaxe française est une montgolfière qui permet d’embrasser le paysage, l’anglais un lane, un chemin creux qui invite à s’engager dans les dispositions du terrain. »

Peut-être, Monsieur, avez-vous tendance, pour justifier vos observations linguistiques, à accuser immodérément l’imaginaire anglais d’être différent et démesuré, et l’imaginaire littéraire ou poétique français de se réduire à un jeu savant d’équilibre entre les impressions et les abstractions, à une expérience simultanée du sensible et de l’intelligible au profit du second. Certes, on ne soulignera jamais assez la netteté avec laquelle la syntaxe française organise une phrase. Pour les besoins de votre démonstration, n’êtes-vous pas trop enclin, tout de même, à ne vous intéresser prioritairement qu’à nos écrivains respectueux du français classique ?

Il ne faut pourtant pas oublier que les règles, nos règles, sont faites pour être violées, comme les interdits pour être transgressés. Là réside souvent, pour un auteur, la jouissance ou, si je puis dire, l’érotisme du style, l’abandon à la démesure. Oui, il existe une grande tradition de la littérature française qui ne s’embarque pas sur une montgolfière mais plonge avec ivresse dans tous les chemins creux, s’enchante de ses inventions lexicales, de sa syntaxe syncopée et de ses outrances satiriques ou indignées. Certes, Racine est exactement au cœur du français, de l’esprit de notre pays et de notre langue, mais la tradition que j’évoque et qui va, mettons, de Rabelais à Céline, ne l’est pas moins.

Et vous-même, Monsieur, qui êtes si peu rabelaisien et si peu célinien, je vous l’accorde volontiers, avec quelle joie ne manipulez-vous pas, en tant qu’écrivain français, des vocables inhabituels ou des néologismes, comme des friandises interdites, au goût exquis, et qui vous semblent si bien traduire, soudain, vos pensées et vos réflexions !

Aucun ou presque de vos ouvrages ne fait ainsi l’économie du mot « numineux », qui ne figure même pas – honte à nous ! – dans la neuvième édition, encore en chantier, de notre Dictionnaire. Ce mot, inspiré du latin numen, a été forgé, au début du xxe siècle, par le philosophe et historien des religions Rudolf Otto pour désigner la divinité agissante, le sacré. Peu de paysages, peu d’apparitions, chez vous, ne sont pas numineux, ou porteurs d’une révélation sacrée… Soit ! Et que dire de votre chère « thaumasie », absente, elle, de tous nos dictionnaires, inspirée du grec thauma, merveille, objet d’étonnement et d’admiration, et que vous n’hésitez pas à enrôler pour traduire le fait d’admirer ou de s’émerveiller.

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Le voilà donc, le deuxième mot, après celui de langage, sur lequel je vais m’attarder un instant afin de mieux vous comprendre : la thaumasie ou, plutôt, en français courant, l’émerveillement, votre faculté à vous émerveiller et à faire de cet émerveillement un outil de connaissance aussi bien qu’une aptitude à la poésie considérée comme une ouverture sur le monde et non pas un chemin vers la seule intériorité.

C’est cet émerveillement ou, mieux, cette grâce ou cette expérience spirituelle de l’émerveillement, qui inspire et éclaire votre œuvre poétique que vous aimeriez situer sous le haut patronage de Wordsworth et de T. S. Eliot que vous chérissez tout particulièrement, au même titre que Baudelaire : cette façon pour vous de vivre le monde – le monde actuel, présent autour de vous, présent comme un cadeau, comme un présent, le mot est bien nommé – au moment même où vous l’écrivez.

Il m’est difficile de vous parler de vos poèmes. On ne peut les résumer. Il faut les écouter. Se laisser entraîner par leur musique, c’est-à-dire aussi par leurs silences, leurs vagabondages. Vous êtes parfois un piéton de Paris émerveillé par ce qu’il observe : le parc Montsouris, le Champs-de-Mars, les Buttes-Chaumont, le quartier de la Bastille au petit matin, avec ses habitants qui s’avancent. Des « choses vues » en quelque sorte, dans leur simplicité et leur mystère, et qui éclairent votre recueil Paris Aubaine.

On ne les voit pas, qui s’aventurent
Vers l’autre trottoir, on voit leurs ombres
Qui sur la chaussée, démesurément
S’allongent, avancent tremblantes.

Le soleil levant, au-dessus du Génie
De la Bastille, crée à leur insu
Ces hommes fictifs, obscurs et justes.

Et j’aime aussi, dans Rivage mobile, votre façon de parler des animaux qui

Trouvent leur chemin dans la nuit du non-savoir,

avant que vous n’écriviez cette phrase qui me touche infiniment :

Leur âme est dans leurs sens.

Il y a dans vos écrits poétiques, j’insiste, un « bonheur d’être ici » – l’expression est de Paul Claudel – qui a tout à voir, encore une fois, avec l’émerveillement.

Du reste, c’est ce « bonheur d’être ici » qui donne son titre à un essai que vous avez publié il y a trois ans, où vous vous interrogez, par l’intercession de Claudel donc, mais aussi de Vermeer, de Whitman, de Rousseau, de Haendel et même des écrits bibliques, sur notre présence sur terre. Faudrait-il reporter ce bonheur à un au-delà de la vie, comme nous y invite une vision – mal comprise à vos yeux – du christianisme ? Assurément pas. Pour vous, l’artiste n’est pas seulement enfermé dans son univers intime, il entend la musique du monde, tout autour de lui, proche de lui, et il s’en enchante.

Bien entendu, vous n’ignorez rien de la souffrance et du malheur. Votre aptitude à l’émerveillement n’est pas le produit d’une niaise cécité. À Claudel, vous opposez Baudelaire, au « bonheur d’être ici » le « spectacle ennuyeux de l’immortel péché » qui entraîne l’auteur des Fleurs du Mal au fond du gouffre « pour trouver du nouveau ». Mais vous assumez cette contradiction, vous la dépassez pour puiser en vous, je vous cite, « des ressources de vie et de survie ». Vous voulez rester un spectateur étonné de la vie, jamais rassasié de ses nuances et de ses murmures.

L’émerveillement, c’est aussi le thème d’un essai que vous avez publié en 2008. Cette notion d’émerveillement, vous la situez, avec Socrate, au commencement de la philosophie. Elle n’a rien à voir, par conséquent, avec cet émerveillement synonyme d’ignorance, qui est le propre de l’enfance : un leurre, une tromperie liés à l’inexpérience et à l’ignorance, une forme d’admiration qui s’achève dès que l’on sait, dès que se dissipent les mirages, ainsi que le pensaient Aristote et Descartes. Pour vous, au contraire, c’est le savoir qui engendre l’émerveillement. Vous l’écrivez sans ambiguïté : « Le bonheur consiste à s’émerveiller constamment […] à s’émerveiller toujours davantage à mesure que l’on découvre des choses, que l’on avance dans le savoir. »

Comme vous vous méfiez des grincheux qui ne savent pas s’émerveiller, qui semblent se prémunir de toute révélation, de toute surprise, qui tentent en quelque sorte, je vous cite, « de protéger le moi et la vision du monde que le moi a construite » ! Et vous précisez votre pensée : « L’anti-émerveillement, c’est au fond la peur du mystère, de la rencontre d’un être numineux au cœur du réel. » Eh bien le voilà à sa juste place, ce mot « numineux » que vous chérissez tant !

Vos réflexions sur l’émerveillement vous conduisent, avec Saul, sur le chemin de Damas, mais aussi auprès de Dante, Shakespeare, Vermeer, Baudelaire ou des poètes anglais. Et nous sommes émerveillés à notre tour par votre culture, et votre aptitude à l’émerveillement, qui est au cœur de votre personnalité.

Cet émerveillement est joyeux, le plus souvent. Le Conte d’hiver, de Shakespeare, à ce titre, figure vraiment comme la comédie pure de l’émerveillement. On peut lui opposer pourtant la tragédie de l’admiration qui ouvre vers le haut ou le bas, la plus haute vertu ou la noirceur la plus résolue de l’âme, et vous recrutez alors la Rodogune de Corneille pour illustrer vos propos.

Je ne développerai pas ici toutes vos thèses sur l’émerveillement et les différentes formes que cet émerveillement peut prendre. Reste cette constante, au cœur de votre réflexion : s’émerveiller c’est voir.

Dans cet ordre d’idées, permettez-moi de vous trouver bien indulgent à l’égard d’André Breton encombré de sa panoplie surréaliste et de ses admirations attendues. La fameuse controverse de 1934 entre lui et Roger Caillois, à propos des haricots sauteurs, et qui valut à ce dernier son exclusion du mouvement surréaliste, aurait dû tout de même tempérer votre admiration pour le premier.

Dois-je vous la rappeler ?

Caillois montre à Breton, à la terrasse d’un café, des petites graines qu’il a rapportées du Mexique, et qui sont agitées de soubresauts mystérieux. Breton s’extasie. Pour comprendre le phénomène, Caillois s’apprête à briser ces graines. Non, lui interdit Breton, il faut en rester à ce merveilleux surréaliste, irrationnel, à ces petites graines végétales qui s’agitent comme si elles étaient animées. Caillois passe outre, brise les graines et découvre des larves qui ont germé en leur cœur et qui tressaillent.

Eh bien, Monsieur, je ne pense pas que vous reprendriez à votre compte le mot si sévère de Claudel à l’encontre des surréalistes qui ne l’avaient guère ménagé, il est vrai, et qu’il qualifiait en retour « d’imbéciles qui voulaient se faire passer pour des fous » – mais je ne doute pas, en revanche, que vous demeureriez du côté de Caillois qui voulait voir et comprendre pour mieux s’émerveiller ensuite.

En vous parlant de Caillois et Claudel, j’évoque bien entendu deux académiciens français dont les ombres sont aussi présentes, en ce jour, sous notre Coupole.

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De l’émerveillement au rire, il n’y a qu’un pas, un petit pas, avec toujours, en musique de fond, ce rire joyeux, profond, existentiel, ce « rire de l’être » du Conte d’hiver de Shakespeare.

Chez vous, ce rire est généreux. Il peut se moquer des pédants et des cuistres alourdis par leur esprit de sérieux, il n’est pas étranger non plus à votre sens de l’humour que vous devez sans doute à votre Angleterre natale, et qui contribue à vous mettre en mesure d’observer toutes les petites absurdités de la vie. Mais votre ironie n’est jamais blessante. Pour reprendre le mot de Jules Renard, « elle ne dessèche pas mais ne brûle que les mauvaises herbes ».

Ce rire, c’est aussi, c’est d’abord celui de Molière, qui vous a inspiré il y a deux ans un essai subtil et même courageux, puisqu’il s’en prend aux tenants, majoritaires hélas, d’un Molière « sérieux », celui de la « haute comédie », le Molière de Tartuffe ou du Misanthrope, qu’il faut soigneusement distinguer du Molière de la farce, du Molière du début, du vulgaire amuseur en un mot.

Ce n’est pas tout. Vous guerroyez contre tous ceux qui assombrissent Molière. Anouilh ne disait-il pas que le théâtre de Molière était « le plus noir de la littérature de tous les temps » ? Lui-même, il est vrai, dans le regard qu’il jetait sur ses contemporains, ne péchait guère par excès d’optimisme. Mais vous pensez surtout à ces metteurs en scène innombrables qui n’ont d’autres ambitions que de ralentir Molière, qui rougiraient de faire rire avec lui mais insistent sur la cruauté de ses personnages ou des situations dans lesquelles ils sont plongés, voire sur le tragique de leurs conditions psychiques ou sociales.

C’est un beau combat que vous menez ainsi, un combat qui vous révèle totalement, car il faut être, j’insiste, singulièrement intrépide pour braver tant d’idées reçues, de mises en scène reçues, de commentaires reçus. Pour trouver suspecte la hiérarchie des formes comiques, au théâtre en général et chez Molière en particulier. Pour souligner que l’esprit de la farce n’abandonnera jamais, jusqu’au bout, l’auteur du Malade imaginaire, que Le Médecin malgré lui succède de deux mois au Misanthrope et que Les Fourberies de Scapin compte parmi ses dernières pièces. Ou, pour résumer votre pensée en nos temps de morosité triomphante, pour affirmer qu’on « écoute mieux le théâtre de Molière si l’on admet qu’il est comique parce qu’il vise le bonheur au-delà du malheur ».

En somme, pour rien au monde, vous ne reprendriez à votre compte ces deux vers si connus de Boileau, qui opposait, parmi les premiers, le Molière sérieux au Molière burlesque :

Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe
Je ne reconnais plus l’auteur du
Misanthrope.

Certes, la violence et même la mort sont présents chez Molière. Mais quoi de mieux, pour faire face à la mort, que de la désamorcer par le rire ? Oui, même Le Misanthrope, écrivez-vous, cette pièce ô combien haute et sérieuse, il faut la jouer avec entrain, afin que la gaieté continue qui en émane serve d’appui à la mise en œuvre plus profonde de la comédie.

Dès sa première scène avec Philinte, Alceste est comique. « Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre. » Ou, plus précisément, Alceste est un héros tragique égaré dans une comédie. Il ne faut surtout pas le voir ni l’interpréter comme un homme sérieux et ridicule qui l’entraînerait dans le drame. Pas davantage comme un personnage entièrement ridicule, ce qui le diminuerait. Non, c’est parce qu’il est un « clown sincère », l’expression est de vous, et qu’il accumule certes les erreurs comiques et se laisse entraîner par un tempérament étranger à son idéal, qu’il parvient, je vous cite encore, à « la profondeur libératrice du rire ».

Bien sûr, vous en convenez volontiers, Dom Juan, en dépit de Sganarelle, est une œuvre limite où la comédie peine à s’imposer, mais vous n’en dites pas autant de Tartuffe. La farce y demeure présente. La répétition savoureuse des répliques « – Et Tartuffe ? » « – Le pauvre homme ! » n’est guère différente, dans sa vis comica, du « Que diable allait-il faire dans cette galère ? » de Scapin. Mieux même, c’est par la farce, la pure mécanique de la farce, que Tartuffe est démasqué. Orgon est caché sous la table quand Elvire feint de céder aux avances de leur hôte. Après tout, si Tartuffe joue à être dévot, Elvire peut bien jouer à être amoureuse. À trompeur, trompeur et demi ! Vieux procédé burlesque, encore une fois !

« La comédie, écrivez-vous encore, admet le mal, le laisse même proliférer afin que le triomphe de l’élan comique soit convaincant et sérieux. »

Un nom n’apparaît pas dans votre essai. Il n’avait rien à y faire, il est vrai. C’est celui de Beaumarchais, que je prends tout de même la liberté d’évoquer un instant. Après tout, d’une certaine manière, son Barbier de Séville de 1775 rend hommage à L’École des femmes, mais surtout son ultime création de 1792, L’Autre Tartuffe ou la Mère coupable, troisième volet des aventures de Figaro, de Rosine et d’Almaviva (où l’on apprend que la comtesse, autrefois, a mis au monde une petite fille dont le père était Chérubin), s’affiche comme une nouvelle référence – ou révérence – à Molière.

Péguy tenait ce nouveau Tartuffe pour un chef-d’œuvre. Beaumarchais avait eu en effet, selon lui, l’intuition géniale, phénoménale même, qu’au vieux Tartuffe, au Tartuffe de Molière, au Tartuffe clérical de l’Ancien Régime, succédait un Tartuffe propre aux temps révolutionnaires et bientôt républicains, et que ce Tartuffe se drapait désormais dans l’humanitarisme. Oui, le mot était avancé par Péguy : la nouvelle tartufferie, la tartufferie moderne, c’était la tartufferie humanitaire ! Beaumarchais l’avait compris dès 1792 !

Il écrivit cela dans Clio – dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, à la veille de la Première Guerre mondiale, en observant la façon dont le nouveau Tartuffe de Beaumarchais s’efforce de prendre le pouvoir au sein de la famille Almaviva, au nom des valeurs de compréhension, de bon sens et de respect de l’homme. Qu’aurait-il écrit aujourd’hui où cet humanitarisme déferle et sert trop souvent d’alibi à de douteuses entreprises ?

Reste, en dépit des louanges de Péguy, que le Tartuffe de Beaumarchais est une pièce médiocre, mélodramatique. Les temps révolutionnaires étaient grandiloquents. On y pleurait et on y tuait beaucoup, en invoquant les droits de l’homme. La comédie y devenait impossible. L’humour n’est jamais la vertu première des révolutionnaires. Il ne s’agissait plus de se moquer des uns ou des autres mais de les exalter ou de les exécuter.

Pour le dire autrement, incompréhensible devenait le sage principe d’Ariste dans L’École des maris :

Je tiens sans cesse
Qu’il nous faut en riant instruire la jeunesse.

Désormais, cette jeunesse, on l’instruisait à l’ombre de la guillotine, avec l’emphase humanitaire propre au nouveau Tartuffe de Beaumarchais.

Pardonnez-moi cette longue parenthèse, Monsieur, mais elle n’avait pour but que de mieux vous donner raison ! Comme il faut déplorer en effet, chez Beaumarchais, l’oubli de ces vertus comiques qui lui avaient permis de toucher sa cible dans Le Barbier et, plus encore, nous le savons, dans Le Mariage de Figaro. En 1792, il avait préféré sacrifier désormais avec opportunisme au nouvel esprit de sérieux. Du coup, son Autre Tartuffe – ou la Mère coupable serait vite relégué au rang des simples curiosités littéraires.

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Encore un mot, le dernier, pour achever votre portrait et mieux cerner votre œuvre, après ceux de « langue », d’« émerveillement » et de « rire », et c’est celui de « répétition ». Un mot curieux en apparence mais qui est riche chez vous d’insoupçonnables harmoniques – un mot qui vous a inspiré une série de cours à l’École normale supérieure en novembre 1998, et puis un livre, un essai, intitulé Un monde même et autre.

J’ai déjà eu l’occasion de le souligner : chez vous, tout se répète, se métamorphose, évolue, se répond. Vos livres reprennent et étoffent vos leçons professorales, vos traductions votre œuvre poétique, vos poèmes vos réflexions sur les langues et leur façon d’appréhender et de sentir le réel. Rien ne change en somme, et tout est différent. Au gré de votre vie et de vos entreprises, vous êtes le même et vous êtes un autre, comme ce monde auquel vous faites allusion par le titre de votre essai.

Mais qu’entendez-vous au juste par ce mot clé de « répétition » autour duquel s’organise votre réflexion ?

En guise d’illustration, tout pourrait commencer par l’exemple de ces enfants qui veulent sans cesse qu’on leur raconte la même histoire qu’ils connaissent pourtant par cœur mais ne se lassent jamais d’entendre, soir après soir, avant de s’endormir. Cet « état répétitif et invulnérable les protège des inquiétudes ordinaires », écrivez-vous.

Mais vous allez plus loin. N’y a-t-il pas là comme une aspiration à un paradis perdu, la félicité d’une répétition première, qui pourrait être le retour de l’éternel printemps de l’Éden ?

Cet Éden, cet âge d’or, il faut le chercher bien sûr dans la Bible, mais vous le traquez aussi chez Hésiode ou Ovide. Mieux, cette répétition à laquelle aspirent les enfants, n’est-elle pas aussi la répétition de l’art, qui est le propre des adultes, pour, je vous cite encore, « retrouver la félicité d’une répétition première » ?

Face aux répétitions heureuses, vous en êtes parfaitement conscient, il existe des répétitions qui relèvent d’un malheur sans limite : la routine du monde, l’horreur d’une réitération sans fin, Sisyphe et son rocher… L’Ecclésiaste se plaît à souligner la vaine répétition de la condition de l’homme – la naissance, le travail et la mort – pour mieux s’en affliger.

L’Enfer de Dante est aussi celui de la répétition.

« Plus on avance dans la gravité du péché, soulignez-vous, et plus les mouvements des damnés sont restreints. Les derniers sont immobiles, et au fond même où tout le poids d’une terre malheureuse l’écrase, Satan est pris par la fixité où s’achève la répétition mauvaise. » N’est-ce pas une façon de dire que l’enfer comme le paradis triomphent là où la répétition s’achève, où le temps s’abolit, et que la répétition n’est que l’avant-goût des malheurs redoutés ou de la pure félicité inaccessibles aux mortels ?

Le temps nous manque pour dégager de votre ouvrage ses richesses, ses échappées. Vous interrogez la répétition en musique, l’art de la variation, en littérature, en poésie. Bien entendu, il n’existe pas, il ne peut exister de répétitions parfaites. L’œuvre créatrice crée un monde même et autre, ce que vous appelez une « répétition novatrice ». Le langage lui-même dit le monde, le répète, et chaque langue le fait différemment. Vous l’écrivez : « Dans la phrase la plus humble, je trouve le signe d’un monde refait, de l’ancien devenu nouveau. »

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Ai-je assez souligné à quel point vous étiez un homme heureux, un écrivain, un essayiste, un professeur et un poète heureux ? Dans ce dernier ouvrage que je viens d’évoquer, vous témoignez incidemment du bonheur que vous avez éprouvé, un jour, devant une fenêtre de la bibliothèque de Cambridge, face au spectacle qui vous était offert, après une averse, alors que revenait le soleil, que la nature semblait revivre. Comme une répétition, une répétition novatrice, une nouvelle création de la terre après l’orage. Ce n’est qu’un exemple entre mille.

Et cet homme heureux dont vous donnez l’image est un homme uni. La répétition rime chez vous avec l’émerveillement, l’émerveillement avec le rire. Vous n’en revenez pas des trésors que vous prodiguent la nature, mais aussi bien les œuvres d’art qui sont là, à votre disposition, à l’affût de vos curiosités multiples, et que vous savez si bien éclairer dans vos poèmes, vos essais, vos leçons, vos écrits, avec une jubilation communicative.

Tant de bienfaits dont vous êtes comblé !

Je conclurai par l’évocation d’un dernier trésor que m’inspire tout naturellement votre patronyme : Edwards, dont vous m’avez expliqué l’étymologie.

Ed est une vieille racine saxonne qui signifie « trésor », précisément, ward, « gardien » et le s final précise « le fils de ». Qui êtes-vous en somme ? Le gardien du trésor, le fils du gardien du trésor. Ce qui est une façon de vous rappeler aussi votre mission parmi nous, avec nous, et dans la filiation de nos prédécesseurs : veiller à préserver et enrichir le trésor de la langue française, cette mission qui nous avait été assignée par le cardinal de Richelieu.

Dans cette attente, je me dois de vous dire, avec ce bonheur que vous savez rendre contagieux : soyez donc, Monsieur, le bienvenu parmi nous !